HISTOIRE GRECQUE

TOME TROISIÈME

LIVRE QUATRIÈME. — LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE.

CHAPITRE PREMIER. — LA GUERRE JUSQU’À LA MORT DE PÉRICLÈS.

 

 

§ III. — LES BELLIGÉRANTS AVANT LES HOSTILITÉS.

Après que la proposition des Spartiates relative aux armements eut acquis force de loi en devenant un décret de la ligue, Sparte, en sa qualité de chef-lieu de la confédération, entra en négociations avec Athènes. Le fait de les avoir commencées lorsque la guerre était déjà décidée suffirait à prouver qu’on n’avait aucun désir sincère de maintenir la paix ;ces négociations n’avaient donc été entamées que parce qu’il fallait un prétexte pour commencer les hostilités. On tacha d’irriter Athènes, qui maintenait sa position avec un calme parait ; on lui cherchait querelle sans cependant désirer une rupture immédiate, ; Sparte voulait gagner du temps pour se préparer. C’est pour cela qu’on envoya des ambassadeurs dans toutes les directions, qu’on éleva des prétentions et qu’on formula des plaintes dont un certain nombre n’avaient aucun rapport entre elles ni avec les griefs précédemment exposés ; toutes cependant avaient ceci de commun que Sparte fît de nouveau valoir vis-à-vis d’Athènes des prétentions à des droits de préséance qu’on ne lui reconnaissait même pas vis-à-vis des États du Péloponnèse, prétentions en tout cas surannées, prescrites depuis longtemps et complètement annulées par des conventions ultérieures.

Les premiers ambassadeurs envoyés de Sparte devaient se plaindre qu’à Athènes le droit sacré eût été violé, et que cette ville se fût souillée en tolérant dans son sein la famille des Alcméonides qui avaient osé attenter à la vie de citoyens suppliants. En effet, Athènes se trouvant Emplir au pouvoir du roi Cléomène, ce dernier avait expulsé les Alcméonides ; on partit de là pour exiger qu’on les expulsât de nouveau, sous prétexte que Sparte était responsable du maintien du droit sacré dans toute la Grèce[1]. Ce zèle religieux allait fort mal aux Spartiates, car eux-mêmes s’étaient rendus bien plus coupables à l’égard des protégés de Poséidon, tandis que le crime des Alcméonides était depuis longtemps expié. Au fond de l’arrogante prétention de Sparte, il y avait une intention personnelle qu’il n’était pas difficile de reconnaître. L’homme sur lequel reposait avant tout la puissance d’Athènes était un Alcméonide par sa mère, et les admirateurs les plus fervents de Périclès ne pouvaient rendre à sa grandeur un témoignage plus éclatant que ne le firent les Spartiates en dirigeant contre lui leurs premières attaques, et en montrant ainsi qu’ils ne craindraient pas Athènes si le gouvernail de la république était arraché aux mains de Périclès. Ces exigences cachaient une autre intention pleine de perfidie : il s’agissait d’exciter les ennemis du grand homme d’État, et surtout le parti des prêtres, en leur fournissant l’occasion de l’attaquer comme perturbateur de la paix publique.

Après qu’on eut répondu aux exigences des Spartiates en les invitant à expier d’abord les crimes commis par eux dans leur propre pays contre les pilotes[2], et contre Pausanias dans le temple d’Athéna[3], de nouveaux ambassadeurs arrivèrent et demandèrent qu’on levât le blocus de Potidée, qu’on rendît la liberté à Égine, et aux Mégariens le droit de trafiquer en Attique[4]. Si l’on ajoutait à ce dernier point- assez d’importance pour en faire dépendre la paix ou la guerre, c’était encore uniquement pour perdre Périclès. Car la révocation du plébiscite mégarien dit été un échec pour sa politique, et, d’autre part, il assumerait un rôle bien odieux si, pour une affaire aussi insignifiante, toute la Grèce était jetée dans la guerre civile. Ces prétentions aussi furent repoussées avec calme : on justifia les procédés employés contre Mégare en s’appuyant sur les violations de territoire dont cette dernière s’était rendue coupable. Enfin survint une ambassade qui s’annonça comme étant la dernière ; trois hommes considérables remirent l’ultimatum de Sparte. Après une entrée en matière conciliante, dans laquelle on parlait d’un sérieux amour de la paix, on demanda sans détour qu’Athènes rendit l’autonomie à ses alliés[5]. C’était là la réclamation pour laquelle les Spartiates espéraient trouver chez les Hellènes le plus de sympathie, celle qui devait paraître la plus désintéressée et la plus généreuse ; c’est pour cette raison qu’ils l’avaient choisie au dernier moment comme le coup qui allait amener la guerre.

Le moment décisif approchait donc, et, cette fois, inévitable. Les citoyens furent convoqués ; on voulait discuter encore une fois en pleine assemblée les opinions contraires, afin que tous les Athéniens se rendissent bien compte de l’état des choses[6]. Certes, Athènes, alors en pleine jouissance de toute sa prospérité, connaissait le prix de la paix. On sentait bien qu’on ne pouvait tout d’abord que perdre au change ; tous les ennemis de Périclès étaient pour la paix, car sa puissance ne pouvait que grandir si, au moment de la détresse et du danger, l’unité de direction devenait pour l’État plus nécessaire que jamais. C’est pour cette raison que les opinions dans l’assemblée des citoyens étaient partagées ; le parti de la paix eut aussi ses orateurs, qui étaient d’avis qu’on pouvait bien sacrifier le plébiscite mégarien pour éviter les horreurs de la guerre civile, et qu’il fallait une fois encore essayer d’arriver à une entente sur cette base. Périclès se présenta le dernier devant ses concitoyens.

Je sais bien, dit-il, apprécier la gravité de notre situation ; il ne faut pas, à la légère, nous lancer dans une guerre dont les vicissitudes sont en dehors de toute prévision humaine. Mais il ne faut pas s’imaginer non plus qu’il s’agit ici tout au plus de quelques règlements. Lorsque nous aurons cédé sur un point, nous verrons surgir une nouvelle exigence, tout aussi injuste, mais plus dure et nous n’aurons fait que renoncer à notre droit. Et pourquoi céderions-nous ? Par crainte ou par faiblesse ? A quoi bon alors notre Trésor, notre flotte et nos murailles ? Certes, les Péloponnésiens n’ont pas affaire à un adversaire méprisable, et jamais ils n’ont été capables de mener à bonne fin une longue guerre au delà des mers. Les contributions de guerre qu’ils lèvent pour leurs diverses campagnes sont bientôt épuisées ; la constitution de leur Ligne est complètement défectueuse et les rend incapables d’agir avec énergie. Les membres en sont nombreux : mais chacun d’eux s’imagine qu’on pourrait au besoin se passer de ses efforts, et il en résulte que l’ensemble est paralysé. A la guerre. le succès dépend ton« jours de la promptitude avec laquelle on sait profiter du moment. La mer est à nous, et, dans l’Hellade, c’est beaucoup dire ; si les Corinthiens font croire à leurs alliés qu’il est facile de nous tenir tète sur mer, ils attendront longtemps avant qu’ils aient transformé en marins les Péloponnésiens, dont la plupart sont des paysans et des bergers ; on ne crée pas ainsi une marine en un tour de main. Ils pourront dévaster vos terres ; vous n’en avez pas besoin ! elles sont même un obstacle à votre sécurité complète, et, si vous m’en croyiez, vous les dévasteriez vous-mêmes pour leur montrer que vous ne renoncez pas à votre indépendance pour des champs et des métairies. C’est pourquoi la flotte, votre arme de guerre, est bien plus dangereuse pour vos ennemis que ne l’est pour vous leur armée de terre. Car leur principale richesse, leur sol, est exposé à vos attaques, tandis qu’ils ne peuvent atteindre que ce qui nous importe peu. Or, si notre situation est si favorable, que gagnerons-nous en retardant avec pusillanimité une guerre inévitable ? Il s’agit de savoir si nous nous soumettrons de bon gré ou si nous affronterons avec courage les dangers de la guerre pour conserver notre indépendance. Nous déclarons une fois de plus que nous sommes prêts à nous soumettre, pour tous les points en litige, à un jugement arbitral, selon la lettre des traités. Nous n’avons pas d’ordres à recevoir. Nous opposerons une prétention à une autre, comme c’est l’usage entre États qui ont des droits égaux. Si les Péloponnésiens nous accordent le passage de leurs frontières et lèvent le blocus de leurs ports, nous admettrons chez nous les habitants de Mégare. Nous sommes aussi disposés à rendre leur liberté à tous ceux de nos alliés qui, au temps de la paix de Trente ans, étaient indépendants ; mais alors, aucun État du Péloponnèse ne sera non plus tenu de s’accommoder aux principes en vigueur à Sparte. Que ce soit là notre réponse. Nous ne commençons pas la guerre ; mais nous repousserons quiconque nous attaque. Nous ne devons pas avoir d’autre ambition que de transmettre dans son intégrité à nos descendants la puissance de cet État dont nos pères ont fait la grandeur[7].

Personne n’eut rien à objecter à la sagesse et à la force persuasive de ce discours. On se décida à répondre de point en point comme Périclès l’avait proposé[8] C’était une réponse définitive ; toute relation diplomatique entre Sparte et Athènes cessa, selon la volonté de Périclès. Les relations entre particuliers continuèrent encore pendant quelque temps, mais avec une prudence pleine d’inquiétude. On considérait les traités comme annulés ; il n’y avait plus de droit fédéral dans l’Hellade.

Les Spartiates, grâce à toutes ces allées et venues, avaient pu tranquillement achever leurs préparatifs, et on est tenté de demander pourquoi les Athéniens, prêts depuis longtemps, laissèrent cet avantage à leurs adversaires, pourquoi ils n’exigèrent pas plus tôt des déclarations catégoriques, et, si la guerre était inévitable, pourquoi ils n’agirent pas plus promptement. Périclès attachait la plus grande importance à ce que l’on dit bien que le droit était du côté d’Athènes. Foute la Grèce devait être témoin que ces Athéniens qu’on qualifiait partout de novateurs et de perturbateurs étaient restés jusqu’au bout fidèles aux traités ; ils voulaient attendre qu’ils fussent attaqués, au risque de perdre des chances de succès. Ce n’était point là une obstination pédantesque, mais bien la politique la plus efficace et la plus sage : les événements le prouvèrent. Car si au puissant effort que fit Sparte pour réparer le temps perdu, pour renouer avec la plus glorieuse époque de son passé et pour renverser, comme autrefois elle avait renversé les tyrans, la tyrannie d’un État qui écrasait de sa prépondérance tant de cités grecques, si à cet effort énergique la manière dont Sparte fit la guerre dans la suite ne répondit que très peu, si ses vastes projets ne se réalisèrent pas, la cause principale en est dans l’attitude prudente de Périclès. Si les Athéniens s’étaient trop hâtés de manifester leur colère et de prendre des mesures hostiles, ils auraient rendu le plus grand service aux partisans de la guerre à Sparte, que rien n’embarrassait comme l’attitude sereine des Athéniens et le calme imperturbable avec lequel ils se maintenaient sur le terrain du droit et des traités. C’est ainsi qu’on obligea les adversaires à prendre sur eux la responsabilité d’une rupture ; et le parti des prudents, toujours très nombreux à Sparte, ce parti dirigé par le roi Archidamos qui, en face de l’ardeur bouillante des éphores, avait demandé qu’on ne s’éloignât pas du chemin du droit et des traités, ne pouvait se consoler à l’idée que la guerre entreprise par Sparte était injuste. C’est ce qui paralysa dès le début le zèle, quand il s’agit de mettre à exécution les plans de campagne. L’assurance que donne une bonne conscience faisait défaut.

Les Lacédémoniens, qui attaquaient, devaient depuis longtemps s’être fait un plan de campagne. Ils avaient le choix entre deux manières d’agir ; ou ils se contenteraient des ressources dont ils disposaient et de leur tactique traditionnelle, ou ils essaieraient d’une méthode toute nouvelle. C’est ce dernier parti que conseillaient les Corinthiens, les seuls d’entre les Péloponnésiens qui se lissent une idée juste de la puissance d’Athènes. Ils savaient qu’on ne pouvait lutter avec succès contre les Athéniens que sur mer ; c’est pourquoi, même au risque d’essuyer d’abord des défaites, il fallait se mesurer avec eux sur mer ; car ce n’est qu’ainsi qu’on pourrait encourager leurs alliés à la défection et empêcher d’arriver jusqu’à eux tout convoi d’argent ou de provisions. Peu à peu, on verrait se former une flotte en état de tenir tète à l’ennemi. Dans ce but, il fallait mettre tout en mouvement, avoir recours aux trésors des temples et ne dédaigner aucun secours. Le roi Archidamos n’avait-il pas lui-même dit ouvertement à Sparte que, pour réduire un État comme Athènes, il ne fallait pas craindre de rechercher l’appui des Perses ? C’était bien là pourtant un expédient en contradiction singulière avec le programme national de Sparte et les principes politiques d’un État dorien. Mais, avant tout, il fallait tenter d’agrandir la Ligue et l’étendre au delà des limites qu’elle avait depuis les derniers traités, c’est-à-dire depuis la paix de Trente ans. On renouvela les rapports fondés sur d’antiques liens de parenté ; on provoqua l’adhésion des colonies d’outre-mer ; on conclut des traités avec les villes de la Sicile et de la Grande-Grèce ; on compta sur leurs subsides, et on pensa sérieusement à réunir une Hotte fédérale de 500 trirèmes, dont 200 devaient être équipées par les colonies d’Italie et de Sicile[9] ; toutefois ces dernières ne devaient pas, jusqu’à nouvel ordre, prendre part à la lutte, mais laisser tranquillement aborder chez eux les Athéniens s’ils se présentaient avec des vaisseaux isolés.

Une autre manière d’attaquer, dont il y avait lieu d’attendre quelque succès, était la construction d’une place forte dans l’Attique. De là, on pourrait harceler sans relâche l’ennemi, attirer à soi les esclaves fugitifs, et entrer en rapport avec le parti des mécontents de la capitale. Cette manière de faire la guerre n’était pas étrangère aux Doriens ; car c’est ainsi que leurs ancêtres eux-mêmes avaient soumis les États primitifs de la péninsule. Mais les Lacédémoniens ne se montrèrent pas assez résolus, même pour de semblables entreprises, et, comme d’un autre côté les traités avec les alliés d’outre-mer restèrent sans effet, les Spartiates, après que l’ardeur belliqueuse du premier n’ornent se fut dissipée, après leurs nombreux préparatifs et leurs plans ambitieux, en vinrent, au bout du compte, à se lier principalement à leur propre armée de terre, en caressant l’espoir de parvenir, au moyen de campagnes d’été renouvelées tous les ans, à briser la force de résistance des Athéniens. On ne pouvait pas se figurer que ceux-ci abandonneraient avec indifférence leur récolte de chaque année, et se renfermeraient tranquillement dans leurs murs ; on comptait bien les battre s’ils sortaient pour repousser l’invasion, et l’on espérait qu’une défaite des Athéniens dans leurs propre pays aurait pour résultat inévitable la défection de leurs alliés.

D’un autre côté, Périclès avait jugé la situation d’un regard assuré ; il était bien éloigné de cette vanité qui fait qu’on s’exagère la valeur de ses ressources, et, sans aucun doute, il considérait la situation d’Athènes comme plus grave qu’il ne le disait dans ses discours, parce que, quand il parlait aux citoyens, il cherchait avant tout à leur inspirer courage et confiance en eux-mêmes. Malgré toute sa lenteur et les défauts évidents de sa constitution fédérale, Sparte était un ennemi formidable. Elle avait pour elle tout le Péloponnèse, à l’exception d’Argos et de l’Achaïe : et même, parmi les villes achéennes, Pellène, la voisine de Sicyone, avec ses vaillants habitants, était l’alliée de Sparte. La Grèce entière continuait à considérer les Spartiates comme des héros, toujours animés de l’esprit de Léonidas, et une longue habitude avait fait du nom de Péloponnésien un titre d’honneur. En dehors de lit péninsule, les Béotiens étaient les ennemis irréconciliables d’Athènes ; les Athéniens estimaient peu et tournaient en ridicule ces voisins moins cultivés qu’eux et d’une intelligence moins vive ; mais c’était une race solide, d’une grande énergie et ayant les qualités du soldat, un peuple qui avait à commencer son histoire ; car, dans les guerres contre les Perses, il n’avait eu que malheurs et déshonneur. Dans ce but, Thèbes cherchait à rassembler les forces du pays, et les hardis projets du parti oligarchique trouvèrent un solide appui dans l’irritation générale qui régnait dans toute la contrée à cause de Platée, de l’occupation d’Oropos et de l’Eubée par les Athéniens, et de leurs tentatives antérieures de conquête : ce sentiment était particulièrement fort dans les villes de Tanagra, Orchomène, Copaïs et autres lieux, où une noblesse énergique était restée au pouvoir. Les Béotiens n’avaient pas, il est vrai, d’organisation militaire commune, mais les contingents des diverses villes faisaient merveille quand ils combattaient en rangées compactes les gymnases développaient admirablement l’agilité du corps, et les familles nobles fournissaient des troupes d’élite où des guerriers unis par les liens de l’amitié combattaient deux à deux, en couples inséparables. Comme les Béotiens, les Locriens Opontiens s’étaient décidés dès l’abord à faire cause commune avec les Péloponnésiens ; car ils avaient conservé un souvenir vivant de la tyrannie d’Athènes, dont ils avaient souffert eux-mêmes, et de l’occupation de Naupacte, qui leur faisait du tort. Les Locriens menaçaient l’Attique par derrière, et l’Eubée non moins que l’Attique ; ils étaient en outre en état de compléter l’armée spartiate avec leur cavalerie. La Phocide aussi, bien qu’elle Mt l’ennemie de Delphes, était pour les Péloponnésiens, probablement parce qu’elle haïssait les Thessaliens, alliés d’Athènes, et à cause des constitutions aristocratiques qui, depuis la paix de Trente ans, étaient en majorité en Phocide comme en Béotie. Enfin, le matériel nécessaire à l’organisation d’une marine ne faisait pas non plus défaut aux Péloponnésiens : d’abord, Corinthe avec ses colonies, Ambracie, Leucade, puis, Mégare, Sicyone, Pellène, Élis, Épidaure, Trœzène, Hermione, pouvaient fournir des vaisseaux et des équipages ; les Spartiates eux-mêmes rétablirent leurs chantiers et se remirent à construire des vaisseaux de guerre, après avoir renoncé à toute domination sur mer depuis la trahison de Pausanias, et s’être abstenus de toute immixtion dans les affaires d’outre-mer, conformément aux principes d’Hétœmaridas.

Mais la supériorité de leur armée de terre faisait leur véritable force. Le Péloponnèse, pris dans son ensemble, était plus peuplé que jamais et pouvait, malgré la neutralité d’Argos et de l’Achaïe, mettre en campagne 60.000 hoplites, en comprenant les troupes alliées[10]. Les Péloponnésiens avaient en outre l’avantage de posséder aux portes même de la péninsule, comme place d’armes de premier rang, un des États principaux de la ligue, Corinthe, ville puissante et active entre toutes, et d’avoir entre leurs mains les défilés qui donnent accès sur le continent.

Mais Athènes n’était pas seulement entourée de tous côtés d’ennemis déclarés ; la trahison et la défection la menaçaient dans son propre camp ; c’est lit qu’était pour elle le plus grand danger. Les États du Péloponnèse avaient pour centre unique Sparte ; la nature elle-même les poussait à ne point se séparer, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune ; un long passé et des intérêts communs, les mœurs et la communauté d’origine les unissaient par des liens indissolubles. Les alliés d’Athènes, au contraire, n’épiaient qu’une occasion favorable pour secouer un joug importun ; incapables de défendre leur liberté, ils ne -voulaient pas obéir à un plus puissant. qu’eux. Leur fierté d’Hellènes ne leur permettait pas de se résigner à la perte de leur indépendance, et des menées malveillantes avaient changé leur mécontentement en une ardeur fiévreuse. Les uns voulaient se séparer d’Athènes ; les autres croyaient devoir sauvegarder au dernier moment leur indépendance menacée. Nulle nation n’appréciait les circonstances avec justice et indulgence. Personne ne songeait plus à ce qu’Athènes, en guerre comme en pais, avait fait pour la gloire du nom grec ; on ignorait désormais ses services, et la reconnaissance s’était changée en haine. La splendeur de la capitale, au lieu d’alléger le poids de la servitude, était qu’un sujet de colère, et l’aversion générale qu’on éprouvait était d’autant plus difficile à combattre qu’on s’en rendait moins compte et qu’elle était plus capricieuse. L’ancienne antipathie des Doriens contre les Ioniens, la haine des aristocrates contre la démocratie, la jalousie des pauvres contre les riches, des esprits peu cultivés contre une culture intellectuelle très avancée et des mérites éminents, toutes ces passions agissaient de concert.

Ce fut donc pour Sparte un grand avantage, et même le plus grand de tous, que l’opinion publique, dans le monde des Hellènes, se prononçât ainsi en sa faveur[11]. On espérait qu’elle serait victorieuse. Tout succès de ses armes, tout insuccès des Athéniens devait lui amener de nouveaux alliés parmi ceux que la crainte empêchait encore de prendre ouvertement un parti. Partout une foule versatile se berçait de l’espoir que Sparte allait faire revivre pour tous les Hellènes les temps heureux de la liberté.

La plupart des Hellènes étaient, en ce qui concerne Sparte, dans l’erreur la plus complète ; on ne la connaissait point. On ne savait pas comment l’État de Lycurgue était devenu de plus en plus une aristocratie égoïste, dans laquelle &mesquins intérêts de famille faisaient la loi ; on ne voyait pas ou on ne voulait pas voir que Sparte, dans sa sphère, se montrait aussi despotique qu’Athènes, qu’elle ne dirigeait les affaires de la Ligue que dans son intérêt, et qu’elle entravait le libre développement de la vie politique, telle qu’elle était garantie par la constitution. Seuls, le courage et l’intelligence lui avaient fait défaut pour fonder une puissance semblable à celle d’Athènes. Mais le fait que les Spartiates ne se faisaient pas payer de tribut suffisait pour les faire considérer comme les défenseurs de la liberté, en face du despotisme athénien. On exploita cette erreur h leur profit, de la façon la plus efficace, Il n’était pas du tout question d’une guerre dans laquelle deux États entrent en lice avec des droits égaux : la cause de Sparte, disait-on, était la cause de la nation, la cause sacrée du droit ; Athènes était la puissance révolutionnaire qui avait bouleversé le droit public. Sparte pouvait donc considérer le soutien de sa cause comme un devoir ; celui qui en entravait le succès se rendait coupable d’un crime public et assumait sa part de culpabilité dans l’anéantissement des droits de la nation. Ce n’était pas Sparte, mais l’Hellade, conduite par Sparte, qui faisait la guerre à Athènes.

C’est ainsi qu’on établit des antithèses en tout semblables à celles des guerres de l’Indépendance ; il y eut de nouveau un parti national ou patriotique et un parti adverse. Mais les positions étaient renversées. Les chefs des nationaux d’autrefois étaient maintenant les traîtres, et les États qui avaient livré le sol grec aux Barbares étaient à présent du côté des libérateurs, des représentants du droit national, sans avoir modifié leurs convictions. Car, partout on les familles nobles avaient conservé leur puissance, à Mégare, en Béotie, en Thessalie, en Locride, en Phocide, etc., elles s’unirent le plus étroitement possible à Sparte parce qu’elles haïssaient Athènes comme le foyer de la démocratie, et c’est ainsi que les Péloponnésiens eurent pour alliés tout aussi bien le vertige irréfléchi qui attirait vers la liberté les républiques opprimées, que l’ambition des aristocrates et leur désir de régner en maître.

Malgré cela, il était évident pour Périclès qu’Athènes ne devait pas acheter la paix par de liches concessions. Car si la ville ne consentait pas de hou gré à descendre du faîte de sa grandeur, la guerre était inévitable de toutes manières, et il n’y avait pas apparence qu’Athènes pût jamais disposer de plus de ressources et de forces militaires. Trois cents trirèmes à marche rapide étaient prêtes ; divisées en plusieurs escadres, elles suffisaient à protéger les approvisionnements par mer, à surveiller les alliés et à inquiéter les côtes ennemies ; on avait un nombre proportionné de bateaux de transport et de chaloupes. 29.000 fantassins étaient tout prêts pour le combat : sur ce nombre, 16.000 étaient destinés au service de la place, pour lequel on enrôlait aussi les plus riches parmi les métèques ou étrangers domiciliés ; 13.000 formaient l’armée d’opérations. Tous ces soldats étaient pesamment armés. Il faut y ajouter 1.200 cavaliers et un corps de 1.600 archers, composé des citoyens les plus pauvres et de mercenaires. L’armée était habituée à la guerre et dans le meilleur état ; l’effectif de la flotte ne consistait pas, comme les Corinthiens se plaisaient à le dire, en vils mercenaires ; c’étaient des citoyens qui conduisaient les trirèmes, et ils défendaient le bord de chaque vaisseau comme un morceau du sol de la patrie[12]. Les métèques aussi qui partageaient l’honneur de porter les armes étaient des hommes sûrs et intéressés au salut de l’État. Athènes comptait un grand nombre de citoyens capables de commander, tandis que Sparte n’avait eu aucune occasion de former des généraux. Les finances étaient dans un ordre parfait. Sur les piliers de marbre qui entouraient le temple de l’acropole, on pouvait se rendre un compte exact de l’état du Trésor et du montant du tribut annuel. Le gouvernement athénien avait compris, dans sa sagesse, qu’en fait de finances il faut avant tout un contrôle sévère ; et, depuis quelques années, Périclès, en prévision d’une guerre prochaine, s’était efforcé de mettre toujours plus complètement les ressources métalliques du pays au service de l’État.

Déduction faite de ce qu’avaient conté les Propylées, plus d’autres constructions et le siège de Potidée, le fonds de réserve contenait 6.000 talents[13], sur lesquels 1.000 talents étaient mis à part comme constituant la ressource suprême ; l’or et l’argent non monnayé, consistant eu objets de toute espèce, se montait à 500 talents le manteau d’or de la Vierge avait une valeur égale, dont on pouvait disposer au besoin. Qu’on ajoute à cela les 600 talents que rapportait le tribut annuel. Dans cette énumération ne figurent ni les revenus réguliers que la ville tirait de ses domaines, des octrois, de divers impôts, etc., parce qu’on ne peut en déterminer le montant exact, ni les trésors sacrés qui n’étaient pas encore réunis dans l’acropole[14]. Aucun autre État de la Grèce n’avait encore en des finances aussi prospères. Cette prospérité était essentiellement l’œuvre de Périclès, et c’est avec une conscience tranquille qu’il pouvait appeler sur elle l’attention de ses concitoyens, pour leur inspirer du courage si la guerre devenait inévitable.

Périclès avait inauguré une régime de paix, mais non pas d’indolence il avait au contraire, tout préparé pour la guerre, avec une prévoyance infinie. Athènes et le Pirée étaient imprenables ; il y avait des munitions de toute espèce ; les arsenaux étaient remplis d’armes, de projectiles et de machines ; la flotte, qui depuis la soumission de Samos inspirait plus de crainte que jamais, se montrait dans tous les parages. inspectait tous les détroits et mouillait dans toutes les rades. A nombre égal, elle était supérieure à tontes les autres escadres par la construction et le gréement des vaisseaux, par l’habileté de ses équipages. Grâce à des stations maritimes, des garnisons et des clérouchies, le domaine fédéral était devenu un empire, dans la vaste étendue duquel on levait au besoin des matelots et des soldats. Lesbos et la fidèle Chios étaient indépendantes, mais alliées d’Athènes. En dehors du territoire fédéral proprement dit, sa domination s’était étendue vers l’ouest. Elle commandait le golfe de Corinthe par Naupacte ; et les États maritimes les plus puissants de la mer occidentale, Corcyre et Zacynthe, étaient, comme ennemis de Corinthe, alliés d’Athènes. Athènes entretenait des relations d’amitié avec les belliqueuses tribus d’Acarnanie et avec Céphallénie, de sorte qu’elle pouvait aussi se considérer comme maîtresse de la mer Ionienne et qu’elle avait en son pouvoir les places de guerre les plus importantes en face de la côte occidentale du Péloponnèse. Au nord enfin, sur la terre ferme, elle avait renouvelé son ancienne alliance avec les Thessaliens,. qui pouvaient l’aider de leur cavalerie[15].

Des ressources aussi imposantes, confiées par la confiance unanime et le patriotisme des citoyens è la sagesse d’un homme d’État et d’un général comme Périclès, permettaient certes d’envisager l’avenir avec calme, même en face d’un ennemi formidable. Les Péloponnésiens ne pouvaient se présenter avec une petite armée et une grande ne pouvait subsister longtemps en Attique, une fois qu’on aurait mis en sûreté les troupeaux et les provisions. Athènes s’était arrangée de façon à pouvoir se passer de son territoire. Quant à en faire le siège, il n’y fallait pas songer, les Péloponnésiens étant hors d’état de lui couper les vivres. Les frontières étaient défendues par des forteresses qui pouvaient recevoir les habitants de la campagne. Périclès avait terminé ses travaux pacifiques aussi bien que ses préparatifs de guerre ; on ne pouvait que perdre à attendre. Car, d’abord, il ne pouvait se présenter de meilleure occasion pour commencer une guerre juste sur le pied de la défensive ; et puis, tout symptôme de crainte était une défaite et un encouragement pour les ennemis.

On ne manquait pas non plus d’indices qui faisaient paraître dangereux tout retard, même s’il avait été possible d’obtenir un délai sans léser l’honneur de la cité. Périclès, en effet, pouvait et devait se dire que le succès de la guerre dépendait en grande partie du degré de confiance que lui accorderaient les citoyens, et de la force physique et intellectuelle qu’il conserverait pour les diriger à son gré.

Quant au premier point, jamais l’opposition contre Périclès n’avait complètement abdiqué : elle avait simplement battu en retraite. Les propriétaires fonciers se voyaient lésés dans leurs intérêts par la protection exclusive qu’il accordait à la marine et au commerce ; le parti des prêtres haïssait le libre-penseur : la vieille aristocratie était restée irréconciliable, et les amis zélés de la démocratie pouvaient tout aussi peu être satisfaits d’un homme qui, en fait, abolissait ses principes. Les uns espéraient en silence qu’avec la chute de Périclès tomberait aussi le système démocratique sur lequel il avait fondé son pouvoir ; les autres, qu’alors seulement il deviendrait une réalité. Or, si ces deux partis s’unissaient pour atteindre leur but immédiat, cette coalition pouvait avoir des conséquences graves. Périclès était encore en possession de tout sou prestige. Son activité couronnée d’un si plein succès au dedans et au dehors, la fermeté, le coup d’o,i1 et l’esprit de suite qu’il apportait dans sa politique, étaient au-dessus de toute attaque. On l’estimait à sa valeur ; même de nouveaux honneurs, qu’on n’avait accordés à aucun autre ayant lui, comme la couronne d’olivier que l’État, lui avait décernée[16], ornaient son front. C’était la récompense des victoires que le glorieux homme d’État, le héros de la paix avait remportées ami service de la déesse Poliade.

Mais ce même homme était calomnié et tourné en ridicule. Ses propres fils se moquaient de l’intérêt qu’il prenait aux exercices intellectuels selon la nié’ houle sophistique ; sa fierté blessait ses concitoyens ; la considération dont il jouissait leur était à charge. Moins on osait l’attaquer ouvertement, plus on blâmait ses mesures, et ses intentions les plus pures étaient odieusement travesties. C’est ainsi par exemple que, dans l’affaire de Corcyre, on tourna en ridicule la flotte de dix vaisseaux : on chercha à expliquer cette demi-mesure en disant qu’elle n’avait eu d’autre but que de jouer un tour à Lacédæmonios et de le faire tomber en discrédit, lui et ses partisans[17]. Les insinuations perfides semées par Sparte trouvèrent à Athènes un sol fécond ; on ne s’explique pas autrement que, vers cette époque, Hérodote ait cru devoir ajouter à son ouvrage une défense des Alcméonides et rappeler aux Athéniens les services éminents rendus par cette famille à la liberté. On voit donc que non seulement on essayait de faire revivre un crime des temps passés, mais qu’on était disposé à accueillir favorablement les soupçons répandus contre la loyauté politique de cette maison et de ceux qui en faisaient partie.

Périclès, personnellement, était au-dessus de tout atteinte, mais malheureusement son entourage n’était pas toujours irréprochable. Il était à un tel degré le premier dans Athènes que les hommes de caractère indépendant n’étaient pas toujours disposés à se faire ses instruments. C’était une raison de plus pour qu’on vit se presser autour de lui les gens médiocres, désireux d’obtenir, en renonçant à toute initiative, toute sorte d’avantages personne Is c’est à cette catégorie qu’appartenait ce Métiochos ou Métichos, rhéteur et architecte qui avait partagé avec Périclès les fonctions de stratège et qui, contrairement à un principe fondamental de la démocratie, cumulait plusieurs fonctions peu élevées, il est vrai, mais donnant une grande influence : aussi chantait-on dans les rues ces vers satiriques :

Métichos est stratège ; Métichos construit les routes ;

Métichos surveille les pains ; Métichos inspecte les farines ;

Métichos fait tout : Métichos s’en repentira ![18]

A cet entourage de Périclès appartenait aussi Charinos, le rédacteur du plébiscite de Mégare, et Ménippos, dont Périclès fit plusieurs fois son lieutenant. Le riche et voluptueux Pyrilampe avait une réputation pire encore : la volière qu’il s’était fait construire était une des curiosités d’Athènes ; le premier de chaque mois, on la montrait aux habitants et aux étrangers. Il était surtout fier de ses paons, alors inconnus en Grèce ; il en donnait, disait-on, à Périclès, qui en faisait présent à ses maîtresses[19].

La comédie s’emparait de ces histoires qui couraient la ville ti elle aimait surtout, pour satisfaire le goût railleur des Athéniens, à leur montrer le sublime Olympien marchant dans les voies de l’humaine faiblesse. Aussi donnait-elle du piquant à ses pièces en les parsemant d’allusions plus ou moins transparentes à la basse-cour de Pyrilampe, à la femme de Ménippos, qui, dit-on, avait aidé son mari à devenir stratège, aux belles Athéniennes qui fréquentaient les ateliers de Phidias[20] et y faisaient à l’occasion la connaissance du chef de l’État, bon appréciateur des objets d’art. Hermippos appelait Périclès le prince des Satyres[21], en faisant allusion aux personnages indignes et sans caractère qui l’entouraient ; le sobriquet de nouveaux Pisistratides[22] était aussi une invention de la comédie, qui comparait ainsi les fidèles de Périclès aux courtisans d’un tyran, Cratinos, qui était du parti de Cimon, ne le ménageait pas non plus. Les attaques devinrent si audacieuses, qu’on ne voulut pas abandonner la sauvegarde des intérêts de l’État aux fonctionnaires responsables préposés aux fêtes, mais qu’on crut devoir faire une loi spéciale pour mettre un frein à la licence de la scène. Elle devait surtout protéger certains citoyens et empêcher de les livrer à la risée publique sous leur véritable nom, ou en les faisant reconnaître par un masque ressemblant. La loi fut faite sous l’archontat de Murychide (440 : Ol. LXXXV, 1), lorsque Périclès, après la soumission de Samos, était à l’apogée de sa puissance[23]. Il est donc probable que cette mesure a surtout été provoquée par lui ; mais elle ne dura qu’environ trois ans[24]

Bien plus sérieuses que ces froissements avec le public et la scène furent les attaques que dirigèrent contre Périclès les anciens et les nouveaux ennemis de sa politique. Les vieilles accusations se tirent entendre de nouveau : gaspillage des deniers publics, protection accordée à la libre pensée et à d’antres tendances pernicieuses en opposition avec les traditions. Ces attaques ne furent pas dirigées tout d’abord contre Périclès en personne. mais contre ceux de son entourage immédiat que l’on considérait comme les représentants les plus éminents de ces tendances, contre Phidias, Anaxagore et Aspasie.

Qui pourrait croire que, sur un homme comme Phidias, dont la vie était si connue et si incomparablement glorieuse, il n’y ait pas une tradition certaine qui nous mette en état de le suivre pas à pas jusqu’à sa fin ? Et pourtant, il en est ainsi. L’antiquité vit déjà se former deux relations bien distinctes, et même contradictoires, des derniers événements de la vie du maître. Selon l’une de ces traditions, Phidias, déjà fugitif, serait venu à Élis, y aurait été de nouveau accusé de détournement après avoir terminé la statue de Zens, condamné et finalement mis à mort par les Éléens[25]. D’après l’autre, il quitte Olympie, où quelques-uns de ses parents vivaient comme φαιδρυνταί de Zeus, et revient sain et sauf à Athènes, où il est aussitôt en butte aux attaques qu’on dirigeait alors coutre Périclès et ses amis[26].

Nous suivrons la dernière tradition. Une fois que l’achèvement des Propylées eut mis lin aux constructions, Périclès, à ce qu’il parait, rendit compte, dans un exposé général, des travaux exécutés dans l’acropole, et ses ennemis profitèrent de cette circonstance pour l’attaquer sournoisement. Un artiste peu connu, du nom de Ménon, fut invité à s’asseoir au pied des autels de l’agora, comme faisaient ceux qui se mettaient sous la protection de la république pour pouvoir porter sans danger une accusation contre des personnages considérables dans l’État. La protection qu’il demandait lui fut promise : il accusa alors Phidias d’avoir gardé pour lui une partie de l’or dont il avait fait le manteau de la Vierge. Le complot était Mal ourdi, car le manteau d’or, sur l’avis de Périclès, avait été fait de manière à pouvoir être enlevé ; on le pesa et le poids fut trouvé juste.

Mais les adversaires de Périclès ne perdirent pas courage. Phidias fut accusé une seconde fois, et, cette fois, d’impiété. On avait découvert, en effet, dans la bataille des Amazones représentée sur le bouclier de la déesse, deux ligures qui avaient les traits de Périclès et de Phidias[27]. L’artiste s’était représenté lui-même sous les traits d’un vieillard chauve qui soulevait des deux mains un fragment de rocher ; Périclès, dans la noble altitude d’un guerrier lançant le javelot et posté de telle sorte que sa main couvrait le milieu de sa ligure : pourtant, même dans ces conditions, la ressemblance était frappante. On vit lit de l’égoïsme et une insulte faite à la sainteté du temple. Les Athéniens demandèrent que Phidias kit mis en prison, ce qui prouve qu’on voulait le faire passer comme coupable de menées dangereuses pour la sécurité de l’État et, tandis que l’auteur de cette dénonciation calomnieuse était récompensé par des privilèges comme bienfaiteur de la ville et recommandé à la protection spéciale des stratèges, et par conséquent aussi à Périclès, comme martyr de la liberté, Phidias, qui avait contribué à la gloire de sa ville natale avec plus d’éclat et un succès plus incontesté qu’aucun de ses contemporains, fut conduit en prison comme un criminel. D’après la tradition la plus généralement acceptée[28], il y mourut, brisé par l’âge et le chagrin, et, même après sa mort, l’envie ne cessa pas de répandre son venin : on fit courir le bruit que Périclès lui-même avait fait disparaître son ami pour empêcher l’instruction de suivre son cours et pour éviter de fâcheuses révélations.

On attaqua ensuite Anaxagore qui, pendant de longues années, avait vécu tranquille à Athènes, dans la retraite, sans reproche et sans ambition, adonné tout entier à l’étude de la philosophie et des mathématiques, et sans tenter même de fonder une école. Mais il était le plus intime ami de Périclès, et on ne pouvait blesser plus cruellement ce dernier qu’en persécutant son cher Anaxagore. Dans ce but, on vit s’unir des hommes des partis les plus divers ; d’un côté, des partisans convaincus de la religion et des mœurs de leurs pères, comme Thucydide fils de Mélésias, qui, revenu de l’exil et fidèle à ses anciennes opinions, se posait de nouveau en adversaire de Périclès, et de l’autre, les champions delà démocratie absolue, comme Cléon, qui n’avaient d’autre but que de renverser la puissance de Périclès. L’organe principal du fanatisme religieux était Diopithe, prêtre et orateur populaire passionné qui, contrefaisant la folie d’un inspiré, attirait les regards de la foule, prononçait des oracles d’une voix tonnante et excitait les masses. Il fit passer un décret en vertu duquel tous ceux qui renieraient la religion du pays et se permettraient de philosopher sur les choses divines seraient poursuivis connue criminels d’État[29]. On avait maintenant en main une arme contre les philosophes amis de Périclès. Damon fut banni[30], et Anaxagore se vit intenter un procès criminel de telle nature que Périclès reconnut l’impossibilité de le faire absoudre. Il lui prêta loyalement assistance, mais dut s’estimer heureux de pouvoir lui sauver la vie : il finit par lui conseiller lui-même de quitter Athènes. et ce fut avec un profond chagrin qu’il vit le vieux philosophe partir pour Lampsaque.

Encouragé par ce succès, le parti ennemi attaqua Périclès avec plus d’audace et dirigea ses coups contre Aspasie, qui vivait sous son toit, et dont la comédie s’était souvent moquée en l’appelant la Héra du Zeus Olympien, la nouvelle Omphale ou la nouvelle Déjanire qui avait dompté le puissant Héraclès. La plaisanterie devenait sérieuse. Le comique Hermippos se porta accusateur public et cita la fière Milésienne devant la barre des jurés ; il l’accusait d’impiété et aussi d’outrage aux bonnes mœurs, car il prétendait qu’elle attirait dans sa maison, pour les employer à un métier bon feux, des femmes de condition libre. Périclès ne pouvait céder ; il jeta dans la balance tout le poids de son nom et de son prestige, décidé à sauver. Aspasie ou à périr avec elle. Il la défendit devant le peuple ; mais ce n’était plus l’homme d’État plein de fierté, calme et sûr de la victoire ; c’est avec larmes qu’il conjura les juges de lui épargner cette humiliation, et ce n’est qu’ainsi qu’il obtint que son amie fût absoute d’une accusation qui n’avait été formulée que par inimitié contre lui, et qu’on avait traitée pour cette raison comme une question de parti[31].

Enfin, on s’en prit directement à Périclès. Ses adversaires l’accusèrent d’avoir détourné des fonds publics. Sur la proposition de Dracontidès, — c’était sans doute le même qui conduisit l’escadre à Corcyre, on décida que Périclès rendrait. compte aux Prytanes des fonds publics qui lui avaient passé par les mains, et qu’on jugerait solennellement de son innocence ou de sa culpabilité à l’acropole, devant l’autel d’Athéna, afin que les juges se sentissent d’autant plus tenus d’écarter toute considération personnelle et de ne songer qu’à lu sainteté de leur serment. Ce procédé toutefois fut modifié sur la proposition de Hagnon : on décida que la cause serait jugée par un tribunal de quinze cents jurés ; ils devaient en même temps se prononcer sur la question de savoir si la cause serait jugée sous forme de procès pour détournement, ou bien au point, de vue général du tort causé à la République[32].

Si. cette fois encore, les attaques des ennemis de Périclès n’eurent point de succès, ces faits prouvent assez combien sa position était devenue difficile depuis que le parti conservateur des vieux aristocrates avait fait cause commune contre lui avec le nouveau parti démocratique qui s’était formé durant les années de paix, et depuis que le fanatisme des prêtres était sans cesse occupé à attiser les haines. Ces assauts ne restèrent pus sans effet, car, malgré toute sa prudence, Périclès n’avait pas pu empêcher que sa position dans l’État, et surtout sa vie avec les artistes, les philosophes et les femmes ioniennes, ne rappelât la tyrannie et ne l’eût par conséquent vue de mauvais œil par bien des gens.

Ces luttes que Périclès eut à soutenir pour lui et ses amis eurent lieu en 431 (Ol. LXXXVII, 1/2) ; à l’époque par conséquent où les Lacédémoniens envoyèrent leurs ambassades. Nous ne pouvons douter qu’il Sparte on ne fût bien instruit du changement de l’opinion publique à Athènes, et il est probable que ce n’est pas sans la coopération du parti aristocratique qu’on avait demandé l’expulsion des Alcméonides.

Périclès sortit victorieux de toutes ces attaques personnelles, mais il ne pouvait se dissimuler le péril de sa situation. Car les partis adverses avaient fait l’essai de leurs forces et pouvaient s’unir à tout moment pour une nouvelle attaque. Aussi était-il d’avis, en ce qui concernait sa personne, que la guerre, puisqu’elle était inévitable, ne pouvait commencer à un moment plus opportun. Il pouvait espérer que le danger commun détournerait l’attention des affaires intérieures, rendrait inoffensive la puissance de ses ennemis, fortifierait l’esprit de concorde et rendrait évident aux Athéniens qu’ils ne pouvaient se passer de lui. Quelque injuste que fût donc l’accusation des poètes comiques, qui mettaient toute la guerre sur le compte de Périclès, attendu que, dans le but de sortir d’embarras, il avait, disaient-ils, lancé le plébiscite mégarien comme une étincelle dans la Grèce remplie de matières inflammables[33], on ne saurait nier le rapport qui existe entre la guerre et les procès politiques dont nous venons de parler ; car ces derniers non-seulement encouragèrent ses ennemis à Sparte, mais le confirmèrent lui-même dans la résolution d’accepter une lutte qu’il espérait voir bientôt et heureusement terminée. L’atmosphère lourde qui pesait sur Athènes ne pouvait être mieux purifiée que par une juste guerre. Cependant, Périclès ne put se dissimuler un instant que, en ce qui concernait sa personne, la guerre lui préparait de nouveaux dangers. Il voyait parfaitement, comme ses discours le prouvent, que chaque malheur inattendu pouvait causer sa perte ; il connaissait l’inconstance et l’impatience des Athéniens ; il savait qu’il ne pouvait appliquer son système, sa manière de faire la guerre, qu’en imposant les plus grands sacrifices à ses concitoyens. Il fallait qu’ils eussent assez de désintéressement pour abandonner sans regret leurs champs aux ennemis ; car ce n’est qu’à ce prix qu’on pouvait forcer les Péloponnésiens à se consumer en vains efforts et à demander la paix. Pour réaliser ce plan de campagne, il fallait un homme d’un calme inébranlable et jouissant d’une considération éprouvée, un politique, un général qui fût sans contestation le premier de ses concitoyens. Périclès pouvait se dire que le succès était lié à sa personne. Il devait donc désirer, non par égoïsme, mais sous l’inspiration du patriotisme le plus pur, que la guerre éclate tandis qu’il avait encore assez de force pour gouverner Athènes.

 

 

 



[1] THUCYDIDE, I, 126-127.

[2] THUCYDIDE, I, 128.

[3] THUCYDIDE, I, 128. Le sacrilège commis sur la personne de Pausanias est reconnu par l’oracle de Delphes, qui exige deux statues de bronze élevées en l’honneur du défunt (PAUSANIAS, III, 17, 7. 9). C’est pour la même raison que l’on avait érigé sur l’acropole d’Athènes des statues de Cylon (A. SCHÄFER ap. Archäol. Zeitung, XXIV, p. 183).

[4] THUCYDIDE, I, 139, 1.

[5] THUCYDIDE, I, 139, 3.

[6] D’après les expressions de Thucydide, on pourrait admettre que Périclès n’a convoqué l'assemblée du peuple que pour la délibération finale.

[7] THUCYDIDE, I, 140-144.

[8] THUCYDIDE, I, 145.

[9] Sur la marine de Sparte, cf. THUCYDIDE, II, 7. 2 et les notes de Classen au passage indiqué. DIODORE, XII, 41. HOLM, Geschichte Siciliens, II, 3.

[10] PLUTARQUE, Pericl., 33, Cf. SINTENIS, p. 226 sqq.

[11] THUCYDIDE, II, 8, 4.

[12] Sur les forces de terre et de mer des Athéniens, voyez THUCYDIDE, II, 13, 6-8. WACHSMUTH, Athen, I, p. 365.

[13] Environ 7.072.500 francs.

[14] THUCYDIDE, II, 13, 2-5. DIODORE, XII, 40. XÉNOPHON, Anab., VII, 1, 27. KIRCHHOFF (Gesch. d. athen. Staatsschatzes, p. 25) donne un aperçu des ressources financières d’Athènes.

[15] Énumération des alliés d’Athènes, dans THUCYDIDE, II, 9, 4.

[16] VALÈRE MAXIME, II, 6, 5.

[17] PLUTARQUE, Pericl., 29.

[18] BERCK, Rel. Com. Att., p. 11. Bergk attribue ces vers à Cratinos.

[19] Sur Ménippos et Pyrilampe, voyez SINTENIS, ad Plut. Pericl., p. 142.

[20] PLUTARQUE, Pericl., 13.

[21] PLUTARQUE, Pericl., 33.

[22] PLUTARQUE, Pericl., 16.

[23] Sur la loi d’Antimachos, voyez BERGK, Rel. Com. Att., p. 142 et ap. Schmidts, Zeitschr. f. Geschichtw., II, p. 2Ol. Les raisons alléguées par Bergk pour prouver que Périclès n’a point coopéré cette mesure me paraissent insuffisantes.

[24] C’est probablement sous l’empire de cette loi que Cratinos a composé ses Όδοσσεις sans parabase (MEINEKE, Fragm. Com. Græc., I, p. 93).

[25] PHILOCHOR. ap. SCHOL. ARISTOPH., Pac., 605.

[26] EPHOR. ap. DIOD. XII, 39. PLUT., Pericl., 31.

[27] Sur le procès de Phidias, voyez BRUNN, Gesch. d. griech. Künstler, I, p. 167. Cf. CONZE, ap. Gerhards, Archäol. Zeitung, 1865, p. 33, à propos des imitations du bas-relief exécuté sur le bouclier, imitations dans lesquelles on peut reconnaître deux figures répondant à peu près aux portraits de Phidias et de Périclès, tels que les décrit Plutarque (Pericl., 31).

[28] Le scoliaste d’Aristophane (Pac., 603) s’en réfère, pour ce qui concerne les vicissitudes éprouvées par Phidias à la fin de sa vie, au témoignage de Philochore. Le tout est de savoir jusqu’on va ce témoignage. D’après SAUPPE (Tod des Pheidias ap. Götting. Nachrichten, 1867, p. 173), il prouve que Phidias s’est échappé d’Athènes en 438, s’est rendu à Élis, y a été accusé de détournement et mis à mort par les Éléens. L’ingratitude des Éléens, qui mettent Phidias à mort pour le remercier d’avoir achevé le Zeus d’Olympie, était un thème favori pour les rhéteurs de la décadence (SAUPPE, ibid., p. 171). MICHAELIS (Parthenon, p. 39 : et, depuis, dans l’Archäol. Zeitung, 1875, p. 158) admet aussi que Phidias est mort à Élis. E. PETERSEN (ap. Archäol. Zeitung, 1867, p. 22) propose de corriger le texte de Philochore et de lire ύπ' Άθηναίων au lieu de ύπ' Ήλείων. J’ai répondu à Michaëlis dans l'Archäol Zeitung, 1877, p. 134. Il m’est impossible de croire que la citation de Philochore aille plus loin que le mot ποιήσαντος, et j’admets que la suite, à partir de καί Φειδίας ό ποιήσας, est une addition postérieure. L’exécution de Phidias à Élis aurait laissé quelque trace dans les traditions locales d’Olympie. Le témoignage de Philochore une fois écarté, la tradition que Diodore et Plutarque ont empruntée à Éphore reprend ses droits.

[29] PLUTARQUE, Pericl., 32. Satyros (ap. DIOG. LAËRCE, II, 3, 9) cite comme accusateurs Thucydide, Sotion et Cléon. Cf. ZELLER, Philosophie der Griechen, I3, p. 785.

[30] MEIER, Ostrakismos, p. 186.

[31] PLUTARQUE, Pericl., 32.

[32] PLUT., Pericl., 32. Il est difficile de préciser dans quel sens les propositions de Dracontidès et de Hagnon influent sur le procès. En tout cas, Hagnon est bien évidemment un adversaire de Périclès, et c’est à dessein que dans sa motion il laisse dans le vague l’objet de l’accusation.

[33] ARISTOPHANE, Pac., 604-610. Ce passage est déjà cité par Diodore (XII, 40). Cf. SAUPPE, Götting. Nachrichten, 1867, p. 186.