HISTOIRE GRECQUE

TOME DEUXIÈME

LIVRE TROISIÈME. — DU DÉBUT DES GUERRES MÉDIQUES À LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE.

CHAPITRE TROISIÈME. — LES ANNÉES DE PAIX.

 

 

§ I. — ATHÈNES ET L’ESPRIT NOUVEAU.

La vie de Périclès coïncide avec une période décisive de l’évolution hellénique ; et la situation exceptionnelle qu’il a occupée à Athènes ne se comprend pas, si on ne se représente exactement le mouvement intellectuel qui, de son temps, s’est transmis de l’Ionie à l’Attique, et a produit graduellement un changement complet dans les vieilles mœurs et les vieilles idées.

La civilisation attique avait gardé, depuis Solon, son empreinte particulière. Car une constitution qui, inspirée par la sagesse la plus élevée, reposait sur la participation de tous les citoyens à la vie publique devait bientôt devenir, en elle-même et par elle-même, dans le sens le plus étendu du mot, l’école du peuple. En outre, l’obligation où se trouvaient les parents et les tuteurs de veiller sur l’éducation de la jeunesse devenait un devoir civique, dont l’abandon était puni par l’Aréopage et entraînait une flétrissure publique.

Cependant, le cercle des moyens d’instruction ne s’était pas élargi essentiellement ; on était resté fidèle à l’ancienne méthode, par laquelle on se préoccupait non pas d’entasser chez les jeunes gens des notions scientifiques de toute sorte, mais d’éveiller et d’exercer leurs forces natives ; de les habituer, dès la première heure du jour, à tendre, par un effort bien réglé, vers un but digne d’être poursuivi, tous les ressorts du corps et de l’âme. La grammaire, la musique et la gymnastique formaient à elles seules tout le domaine de l’éducation ; et les deux premières de ces disciplines étaient unies par un lion étroit. En effet, dès que l’enfant savait lire et écrire, il prenait en main les poètes ; il apprenait à les réciter, et, par le moyen des mots, il s’appropriait la richesse du fonds. La raison et le sentiment, le goût et le jugement se développaient en lui à mesure qu’il vivait dans ce commerce intime avec les pensées des maîtres : sans qu’il en eût conscience, les principes de la sagesse hellénique se gravaient dans son âme et les exemples des héros allumaient en lui la flamme de la plus noble émulation. Outre sa langue maternelle, il apprenait les autres dialectes dans lesquels la poésie nationale avait trouvé une expression achevée. Avec la poésie, il pratiquait aussi la lyre et le chant. Cette culture musicale exerçait sur lui une influence salutaire[1] ; elle exigeait, en effet, l’étude précise des tonalités traditionnelles, le sentiment exact de la mesure, et l’observation rigoureuse des modes populaires. La cithare à sept cordes servait principalement à l’enseignement de la musique ; après les guerres médiques, on lui adjoignit, comme complément de l’éducation de la jeunesse, l’usage de la flûte, déjà adoptée par les Béotiens[2].

Nous trouvons une image fidèle de l’instruction quo recevaient les écoliers d’Athènes à l’époque de Périclès, sur une coupe en terre cuite du peintre Douris, où nous voyons les enfants, accompagnés des esclaves familiers qui font l’office de pédagogues, sévèrement drapés dans leurs petits manteaux, assis dans la salle de classe, soit chez le maître de lecture et d’écriture, soit chez le musicien qui leur enseigne la cithare et la flûte[3].

Cette culture intellectuelle, si simple en apparence et si unie, n’en saisissait pas moins l’homme tout entier, d’autant plus profondément et énergiquement que ces jeunes esprits, n’étant pas distraits par une application multiple, pouvaient profiter plus librement de ce qu’on leur offrait ainsi comme nourriture spirituelle. Et que ne donnait-on pas, en somme, à un enfant athénien ! L’épopée homérique, avec cette magnifique peinture du monde qui excite le sentiment héroïque et la passion des hauts faits ; les hymnes liturgiques, avec leur riche trésor de légendes sacrées sorties des temples ; la sagesse pratique des gnomiques qui, dans des sentences concises, donnaient une expression à la conscience même des meilleurs parmi le peuple : puis, tout le chœur des lyriques, c’est-à-dire la gravité solennelle d’un Alcman, les pensées audacieuses d’un Archiloque, la passion brûlante et la grâce des Éoliens ; enfin l’élégie dans sa diversité infinie, l’élégie ionienne comme l’élégie attique, qui exprimait avec une clarté saisissante tout ce qu’il convenait à un brave citoyen d’Athènes de savoir et de tenter ! Ainsi l’enfant, pour arriver à la maturité et devenir un homme, pouvait passer par tous les degrés de développement qu’avait suivis la civilisation hellénique et s’approprier toutes les formes de l’art national, tel qu’il avait été pratiqué dans les diverses tribus ou les diverses contrées ; en un mot, tout le patrimoine intellectuel de sa race.

Tandis qu’on laissait plutôt aux parents le soin de former l’esprit de leurs enfants, les gymnases publics avaient charge de façonner des corps vigoureux ; car, au point de vue de l’intérêt public, le but le plus important de l’éducation était d’assurer à l’État de saines recrues dans ces éphèbes à la fois robustes et beaux, braves et adroits.

Le principe fondamental sur lequel reposait toute l’instruction de la jeunesse était l’effort vers un développement libre et complet. Car aucun des exercices traditionnels n’avait pour effet de préparer à des fonctions déterminées, à des actes spéciaux de la vie civique. Comme le jeune homme avait heureusement grandi en s’appropriant ce qu’il y avait de meilleur, au jugement de tous, dans la richesse intellectuelle du peuple, la participation à la vie publique devenait vraiment pour lui une école supérieure où il se perfectionnait et donnait sa mesure. Par le service militaire et dans les rangs de l’armée nationale, on montrait cc qu’on avait appris à la palestre ; dans les assemblées publiques, on prouvait qu’on savait juger et parler avec sens ; dans les sociétés d’amis, on redisait encore les chœurs chantés à l’école. La lyre, dans les festins, circulait autour de la table ; elle conservait et ravivait par le souvenir les maximes des sages poètes d’autrefois ; elle provoquait l’essor de poèmes nouveaux. De doctes entretiens se tenaient sous les ombrages des gymnases ; et l’amitié, dont aucun peuple n’a compris aussi bien que les Grecs la valeur morale, enflammait les âmes et les excitait à rivaliser de vertu et de science.

A ces pratiques s’ajoutaient les fêtes civiques, qui favorisaient la culture nationale en la maintenant sur les fondements déjà établis. C’est là qu’on admit la récitation des rapsodies homériques, des hymnes, des dithyrambes, telle que Lasos d’Hermione l’avait introduite à Athènes. C’est là surtout qu’on célébrait les jeux Dionysiaques, qui étaient, depuis Pisistrate, la partie la plus brillante de ces solennités.

Chaque progrès nouveau de la poésie était en même temps une extension de l’éducation populaire ; car les poètes étaient les maîtres véritables du peuple. Le genre lyrique avait aussi, comme la musique, ses règles sévères : là, rien d’irrégulier, rien qui fin l’explosion spontanée de sentiments émus ; toute bonne poésie, au contraire, était plutôt la marque d’un art consommé, fruit d’une application sérieuse et réfléchie. C’est pourquoi les poètes exerçaient l’imagination et affinaient le jugement du peuple ; ils purifiaient et développaient sa conscience ; ils lui montraient, comme firent notamment Archiloque, Terpandre et Solon, dans les fables de la mythologie le noyau solide de la tradition religieuse, Zeus qui régit le monde et qui protège l’éternité des lois morales ; et toutes les circonstances de la vie présente, le bonheur et l’infortune, les hauts faits et les actions vertueuses aussi bien que les fautes et les erreurs des individus comme des cités, ils savaient les rattacher au passé, aux actes et aux souffrances des héros de la race avec lesquels les générations vivantes se sentaient ainsi en communion continue. Par là, leur regard s’étendait au delà de l’horizon étroit du présent ; par là, elles étaient portées à reconnaître, au lieu de l’accident et de l’arbitraire, un ordre divin et une loi morale dans les vicissitudes de l’histoire. Enfin, les Mystères répondaient aux aspirations plus intimes de ceux que le culte public ne satisfaisait pas complètement ; et la sagesse d’Orphée, qu’on vénérait comme le fondateur des initiations saintes, jetait sur la vie de l’Athénien la lumière sereine d’une espérance qui va plus loin et plus haut que les choses terrestres[4].

On serait tenté de croire, à la vérité, qu’en raison de la mobilité native du peuple athénien et de son goût pour les innovations, une éducation aussi libre n’offrait que peu de garanties pour la conservation des vieilles mœurs ; cependant, l’attachement aux usages héréditaires, soigneusement entretenu dans les plus honorables familles de la cité, et la puissance tranquille de la tradition, qui s’appuyait sur la religion comme sur maints restes d’institutions archaïques, avaient assez de force pour maintenir la société sur les assises une fois placées.

On soignait pieusement les oliviers sacrés, qui çà et là se dressaient dans les champs comme des monuments des âges primitifs ; et le peuple se sentait en union si intime avec les héros du pays, qu’il les disait présents les jours de bataille pour soutenir leurs compatriotes. Les combattants de Marathon crurent voir Thésée s’élancer des enfers et les héros Marathon et Echétlos combattre dans leurs rangs ; à Salamine, ce furent les divinités d’Éleusis et les Æcides qui vinrent à la rescousse. Oui, plus la vie intellectuelle des Athéniens était libre, plus il lui était facile, sans être en rien troublée dans son harmonie, de faire une place aux impulsions nouvelles qu’éveillaient les circonstances ; et c’est ainsi que, sans avoir recours à la contrainte de la loi telle qu’on la subissait à Sparte, la vieille civilisation attique, qui avait fait ses preuves dans la crise des guerres médiques, c’est ainsi que l’antique honneur et l’antique piété ont pu, jusqu’au temps de Périclès, conserver tout leur empire.

Cependant, loin de l’Attique, un mouvement intellectuel s’était produit qui, faible à l’origine et inaperçu, était devenu par degrés une force, ressentie d’abord par l’élite seule du peuple, mais gagnant de proche en proche et dominant la vie nationale dans son ensemble. Ce mouvement partit, de l’Ionie.

Tandis que les États de la Grèce européenne restaient encore étrangers à tout commerce un peu étendu avec le monde, tandis que la vie de leurs citoyens était renfermée dans le cercle restreint des intérêts de leur commune, les Ioniens les premiers se sont inquiétés des choses lointaines. Mobiles par nature et portés à regarder devant eux clans l’espace, ils ont été, par leur contact avec les civilisations babylonienne et égyptienne, excités à franchir les bornes de leurs obligations locales, à amasser, par des voyages, des interrogations et des recherches personnelles, de nouvelles connaissances sans aucun rapport avec la vie politique, enfin, à dépister les raisons des phénomènes. Un peuple tel que les Grecs, qui se sentait uni à la nature environnante par une harmonie réalisée sans effort, fit en avant un pas décisif et de conséquences difficiles à mesurer lorsque, pour la première fois, la conscience humaine se plaça en face de l’univers créé. Il est vrai que d’abord on ne songeait qu’à se rendre intelligibles les choses naturelles, à satisfaire les exigences de l’esprit hellénique, qui partout cherchait la loi et l’ordre : mais on s’efforça bientôt de dégager de la multiplicité confuse des choses quelque vérité générale et, par suite, de discerner parmi les éléments divers l’élément premier. Comme tel, Thalès de Milet désigna l’eau. Peu lui importait de se mettre, par une pareille doctrine, en contradiction avec la croyance populaire, avec la notion vulgaire de la nature ; l’impulsion déterminante n’en était pas moins donnée.

C’était là le germe d’un travail d’esprit qui complétait la vie pratique des Grecs, le début d’une activité spéculative qui, de degrés en degrés, montait toujours plus haut et qui constituait, au milieu du peuple absorbé parles affaires et les devoirs sociaux, une noblesse intellectuelle, une famille d’hommes consacrant leur existence aux plus hauts problèmes de la conscience humaine, et ne reculant dans cet effort ni devant la lutte, ni devant la peine, ni devant le renoncement.

Il ne leur était pas difficile de montrer l’insuffisance de l’élément premier imaginé par leur devancier. Aussi, dans la même ville que Thalès parut Anaximandre, qui enseigna que le principe cherché ne pouvait pas être un élément visible, la condition d’espace étant nécessairement une limitation de l’être véritable. Le premier fondement des choses doit donc être un illimité, un infini. existant dès le commencement, une matière première éternelle, toujours identique à elle-même, se mouvant par sa propre force. C’est d’elle que se détachent les éléments isolés, qui par cette scission même prennent chacun une nature particulière, mais qui sont tous destinés également à retourner à leur cause première pour s’y absorber. Cet anéantissement est comme une expiation de l’existence séparée, illégitime, que se sont arrogée les choses individuelles.

On voit quel élan plus audacieux emporte la pensée d’Anaximandre, combien plus délibérément il se sépare de ce qu’atteint le regard de l’homme. Aux choses corporelles, on refuse déjà la vie véritable. Mais l’élément premier d’Anaximandre était une conception que l’esprit ne pouvait saisir assez nettement, et quille se montrait pas suffisante à expliquer le monde visible. Le Milésien Anaximène, en conséquence, tout en conservant l’infinité à l’élément premier, en revint à se le figurer plutôt à la façon d’un élément concret, et principalement du plus subtil et du plus mobile de tous, c’est-à-dire de l’air. C’est d’un principe aérien, éthéré, qu’il faisait provenir toutes choses, par voie de condensation et de raréfaction. Ainsi, il ramena la philosophie plus près du domaine de la physique, et il fut suivi par tout une série de chercheurs, qui tournèrent à l’explication du inonde les principes des philosophes naturalistes ioniens, et tentèrent de rendre compte de la multiplicité des phénomènes par des opérations purement physiques.

L’attrait de ces études se répandit, de Milet, jusque dans les autres villes d’Ionie, et, à la suite des commotions politiques, se transmit à des parties très lointaines du monde grec. En effet, lorsque les Perses, s’avançant du côté du littoral, menacer nt d’anéantir toute la civilisation des Ioniens, cette invasion détermina l’émigration et l’établissement de la philosophie ionienne en Italie, où elle prit racine sur un sol nouveau. Ainsi Élée (Hyélé), fondée sur la mer Tyrrhénienne par des Phocéens fugitifs, devint un centre philosophique, du jour où s’y fixa Xénophane de Colophon ; vers la même époque, Pythagore se transportait de Samos à Crotone ; tous deux, malgré la divergence marquée de leurs vues, s’accordaient du moins en ceci, qu’ils frayaient des chemins nouveaux pour arriver à la solution des problèmes soulevés par l’école de Milet.

Les causes dernières des choses ne peuvent point se rencontrer dans la matière ; car, avec un élément premier et ses variations successives, il n’est nullement possible d’expliquer l’ordre du monde. Chaque hypothèse de ce genre conduit d’une énigme à une autre. Il doit y avoir au fond une cause supérieure, quelque chose d’insaisissable aux sens. Ce principe supérieur, les Pythagoriciens le trouvèrent dans le Nombre. Dans les petites choses aussi bien que dans les grandes, partout où l’on peut saisir un mouvement et un ordre réguliers, dans les tons de la lyre aussi bien que dans les orbites des corps célestes, ils reconnurent le nombre comme étant la loi, et virent en lui la clef de l’harmonie universelle ; aussi, tout en lui attribuant dans la création entière — qu’ils ont les premiers comprise comme un ordre suprême — une telle puissance et une telle souveraineté, ils ne le considérèrent pas seulement comme le principe régulateur d’après lequel étaient arrangées les choses, mais bien comme l’essence véritable qui est leur fondement.

Les Éléates aussi cherchèrent la cause première en dehors du monde visible. Avec une force d’esprit résolue, ils opposèrent aux phénomènes mobiles au milieu desquels nous vivons un Être immuable, éternel. Seul, il est réellement ; toute pluralité n’est qu’apparence sans réalité intérieure ; et la connaissance ne peut avoir d’autre objet que l’Un, toujours égal à soi-même, dernier fondement du monde trompeur des phénomènes. Tel fut le point de départ de la philosophie que les hommes de Phocée cultivèrent en Italie, dans la lointaine Élée. La même audace qui les avait entraînés pour la première fois sur cette mer d’Occident dépourvue d’îles, ils l’affirmèrent encore par leur doctrine, puisqu’ils eurent le courage de se mettre en dehors de toute perception sensible et de se lancer à pleines voiles dans la région de la pensée pure.

Si grand que fût le progrès marqué par ces deux directions nouvelles de la philosophie, qui abandonnaient, en même temps que le sol ionien, la théorie ionienne emprisonnée dans le sensible, cependant, en suivant ces deux routes, on ne réussit pas à trouver une méthode suffisante pour expliquer les choses existantes. On avait assis sur des principes nouveaux la conception du monde, mais il manquait le moyen de les concilier ; et ni le Nombre des Pythagoriciens, ni l’Être des Éléates ne faisait comprendre le monde phénoménal. C’est pourquoi, s’opposant avec décision à ces deux doctrines, la philosophie ionienne entra dans une voie nouvelle.

Elle enseigna dès lors qu’il n’y a absolument pas d’être saisissable dans le monde sensible, car il ne se montre nulle part comme une réalité incontestable ; ni d’être suprasensible, éternel et identique à soi-même, tel que l’a inventé la spéculation des Éléates ; la seule chose qui soit réellement et où nous conduise de toute part l’expérience, c’est le changement, le mouvement sans fin, le devenir incessant. Le inonde tout entier n’est qu’une action réciproque de principes contraires qui se limitent et s’excitent tour à tour, un flux et reflux perpétuel de matières et de fonctions, un effort pour passer de l’unité à la pluralité et pour revenir de la pluralité à l’unité, une chute de l’immortel dans le périssable, un éveil de la mort à la vie, un échange mutuel s’établissant entre les choses, un courant universel. Plus une chose participe à ce devenir, plus elle a de réalité ; toute velléité de s’arrêter est l’arbitraire, l’insurrection contre l’ordre du monde, bientôt puni par Dikè, c’est-à-dire par la justice.

Voilà ce qu’enseignait Héraclite d’Éphèse au temps de Darius ; et il semble que cette doctrine d’une lutte éternelle au sein de la mature et de l’humanité, que la guerre présentée comme la mère des choses ne soit que l’expression philosophique de ces temps de tourmentes, où se produisait un bouleversement de toutes les situations politiques, où des guerres nationales, de conséquences incalculables, frayaient le chemin à un âge nouveau. Un progrès important fut réalisé dans le développement de la conscience philosophique lorsqu’Héraclite transporta sur un nouveau terrain les questions dernières qu’elle se posait, et offrit à l’esprit humain, dans la succession du devenir et du disparaître, un champ d’exploration infiniment riche et fertile. Ses vues extraordinaires, ses conceptions toujours aux prises avec l’énigme du devenir, ne trouvaient pas à s’énoncer dans la langue commune des Hellènes ; et la sagesse de leur illustre concitoyen sonnait aux oreilles des Éphésiens comme les sentences inintelligibles d’un oracle.

Cette sagesse ne pouvait d’aucune manière garantir la paix de l’âme. La pensée inquiète s’élançait toujours plus loin. Les Éléates, combattant résolument Héraclite, continuèrent à développer, en la précisant, l’idée de l’Être pur, à la présenter comme le point unique où l’esprit pût se reposer de ses recherches, aussi bien que comme l’unique cause première du monde. Empédocle, à Agrigente, tenta au contraire la conciliation de ces divergences (vers 450 av. J. C.). Il adopta l’être éternel, sans repousser l’action du devenir. Ce qui est pour nous la naissance et la destruction, disait-il, n’est au fond que la réunion et la dissociation de parties essentielles ou éléments, successivement mêlés et séparés par deux forces contraires, l’amour et la haine. A la même époque, Leucippe faisait un essai tout différent, en voulant concilier les doctrines contradictoires de l’être et du devenir. Il attribua, non seulement à l’être, mais au non-être, au vide, la réalité et l’activité ; l’être est, à la vérité, impérissable, mais non pas indéterminé en soi ; il est, au contraire, composé d’un nombre infini de corps indivisibles, ou atomes. Ceux-ci prennent les propriétés de l’Être des Éléates ; ils sont doués de mouvement dans l’espace vide ; leur agrégation et leur séparation expliquent les changements des choses. C’est ainsi qu’il croyait pouvoir sauver à la fois l’Être des Éléates, que réclamait la pensée spéculative, et le Devenir d’Héraclite, où conduisait l’expérience.

Cependant, avant que cette théorie atomistique se fût développée complètement, Anaxagore de Clazomène (né vers 500 : Ol. LXX, 1) reconnut combien toutes les conciliations de ce genre étaient insuffisantes, et, en même temps, qu’il était impossible de résoudre, au moyen des éléments et de leur nature, la contradiction éternelle entre l’être et le devenir ; car les Éléates avaient été aussi peu capables d’affranchir de tout caractère matériel leur Être, que les Pythagoriciens leur Nombre. Reprenant alors la pensée déjà émise par Héraclite[5], la notion d’une intelligence régissant l’univers, Anaxagore expliqua très clairement que ni l’être ni le devenir n’ont dans le inonde visible leur raison dernière : l’impulsion qui les produit doit venir du dehors, d’un être qui ne soit pas un mode de la matière, niais quelque chose de vivant en soi. Par là, une lumière nouvelle éclaira le royaume de la pensée : ce fut l’idée d’un Esprit ordonnateur du monde, opposé d’une façon nette et précise à tout ce qui est corporel.

Ainsi, partant de commencements imperceptibles, la pensée humaine avait parcouru son chemin sans s’arrêter. Une vie intellectuelle riche, multiple, s’était développée qui s’appuyait à la fois sur la méditation intime et sur une observation compréhensive du monde physique et du inonde moral. Démocrite, plus jeune qu’Anaxagore de 40 ans environ, parcourut dans ses voyages les contrées de l’Orient, particulièrement l’Égypte et la Perse. Il pouvait se vanter d’avoir vu et entendu plus qu’aucun de ses contemporains. Mais il avait pour la multitude des connaissances le même dédain qu’Héraclite ; il resta un philosophe, pour qui la recherche des raisons dernières était la question suprême, et c’est pourquoi il étudia à fond les doctrines de Pythagore et d’Anaxagore. Il continua, d’après l’idée de Leucippe, à expliquer par un changement dans les combinaisons des atomes la genèse et la dissolution des choses ; tout, même l’âme, était pour lui corporel, et l’esprit n’était que le plus parfait des corps.

Les solutions des problèmes spéculatifs étaient donc en opposition vivante les unes avec les autres. Toutes les doctrines des philosophes s’étaient successivement supplantées ; un seul principe était resté, et sur un seul point ils s’accordaient tous : c’est qu’il fallait rejeter la perception sensible et tout jugement s’appuyant sur elle. Héraclite condamnait les sens comme de faux témoins ; et, pour les Éléates, le inonde entier s’évanouissait en apparence vide. Avant qu’on eût bâti une maison solide, celle qu’on habitait tombait en ruines. C’était créer un antagonisme de plus en plus profond avec la masse insouciante du peuple, qui se laissait vivre, avec les idées transmises au sujet des dieux, avec les poètes populaires, sur lesquels reposaient les conceptions religieuses. Les pythagoriciens enseignaient que la divinité est quelque chose d’invisible, qu’on ne peut saisir que par la pensée[6]. Selon eux, Homère devait expier dans les enfers les fables frivoles qu’il a mises en circulation ; et Héraclite demandait qu’on exclût de toutes les réunions et solennités des Hellènes les poèmes homériques[7]. Ainsi, toute autorité était ébranlée ; rien n’était épargné par la critique subtile de la pensée philosophique. C’en était fait de la foi naïve, du respect sincère de la tradition, de l’harmonie entre l’homme et la nature.

Sans doute, les chefs d’écoles cherchaient partout à aboutir, à atteindre un but déterminé ; ils ne se lassaient pas de poursuivre une conclusion définitive et des résultats positifs : mais partout les jeunes dépassèrent leurs aînés dans le doute et dans la négation ; ainsi Cratyle dépassa Héraclite, quand il affirma que tout jugement est impossible, parce qu’il contient toujours une affirmation de quelque chose qui existe[8]. Les écoles éléatiques en arrivèrent à cette formule : Il n’y a absolument rien ; et s’il y a quelque chose, cela est inconnaissable. La philosophie atomistique prêta plus que toute autre à de pareilles déductions, car ce qui dominait chez elle, c’était l’explication mécanique des phénomènes naturels.

Ainsi les germes de scepticisme, qui existaient dans toutes les écoles, furent développés particulièrement par les disciples des philosophes. Mais il y eut aussi nombre de personnes qui, sans pénétrer jusqu’au fond même des questions, s’en tenaient au doute. Ces gens raillaient volontiers la simplicité de ceux qui vivaient tranquillement sur les opinions populaires, dont il n’était plus difficile de dévoiler les contradictions intimes ; mais ils ne se mettaient pas sérieusement en route pour trouver la vérité dernière. A quoi bon d’ailleurs ? Puisque, comme l’avait montré Héraclite, il n’existe mille part d’être durable et défini, le vrai est pour chacun ce que ses sens lui présentent comme tel ; et le vrai, ainsi entendu, échappe à toute discussion. Il se forma ainsi une classe d’hommes, qui surtout ne voulaient rien savoir des systèmes et des causes dernières, mais pour qui l’important était l’exercice même de la pensée, la souplesse et l’indépendance d’esprit qui en résultait.

La philosophie répand ainsi une culture générale, qu’on utilisera bientôt d’une façon pratique et sensible pour soumettre à l’examen tout ce qui existe. C’est à la lumière de ces idées nouvelles qu’on considère l’État et la vie civique, et que des théories politiques prennent naissance ; c’est d’après les données générales de la raison qu’on s’occupe de l’habitation, de la nourriture, du vêtement ; et des gens qui n’ont jamais exercé un emploi public se présentent avec de vastes plans de réformes, portant sur l’ordre social tout entier.

Cette tendance se révèle surtout chez Hippodamos. Celui-ci, né à Milet, vers l’époque où Athènes saisissait l’hégémonie de la marine hellénique, s’assimila avec un tel zèle toute la science qui s’offrait à lui dans sa patrie, qu’il put de bonne heure se vanter de posséder la connaissance complète de la nature et du monde et chercha à se faire passer, dans chaque ordre d’idées, pour un homme comprenant toutes choses mieux que le reste des Grecs. Il était d’une famille d’architectes, et voulut d’abord tout réformer dans son métier, d’après de nouveaux principes. La construction des maisons et des villes ne devait plus dépendre du caprice ou de l’arbitraire, ni des accidents du sol, mais obéir à des principes généraux. L’histoire de Milet explique à merveille que ce soit là le lieu où l’on eut pour la première fois l’idée de traiter comme une science la fondation d’une ville ; et les modèles des villes orientales, avec lesquels les Milésiens furent mis en contact, notamment le type de Babylone, eurent évidemment sur Hippodamos cette influence, qu’il chercha la régularité mathématique du plan, en dessinant des rues et des places rectilignes, des quartiers qui se coupent à angle droit.

Mais son ardeur systématique l’emporta plus loin. Il voulut introduire dans sa ville une nouvelle manière de s’habiller ; il voulut, d’après des proportions numériques précises, régler les rapports sociaux, organiser les classes des citoyens, ordonner les lois et les affaires publiques ; tout devait être établi conformément à la raison et acquérir par là une valeur générale[9]. Ainsi se formaient des théories de gouvernement, séparées par une différence fondamentale des conceptions politiques des anciens. Ceux-ci, comme Mnésiphilos, héritier de la sagesse de Solon, n’établissaient les principes de leurs constitutions, résumés en sentences concises, qu’en les rattachant étroitement à la fonction particulière de chaque État et à son histoire.

Ce développement tout moderne de la pensée, qu’on voit paraître au jour avec une netteté parfaite chez Hippodamos, devint une force qui s’étendit de plus en plus, jusqu’à saisir dans son essence la plus intime la vie du peuple. Elle fit, surtout des progrès, et ceci est naturel, dans les contrées où les liens sociaux étaient déjà relâchés, par exemple, dans les grandes villes commerçantes, et tout d’abord en Ionie même, où de tout temps avaient dominé la résistance à toute réglementation générale rigoureuse el le goût des innovations. Sous la domination des Lydiens et des Perses, la population y avait été très mêlée ; Hellènes et Barbares habitaient les uns près des autres, confondus dans un amalgame bigarré ; par là, la conscience nationale devint si flottante qu’elle ne put vraiment s’opposer à ce sentiment cosmopolite, qui se répandait partout parallèlement à la culture philosophique. Les États ioniens étaient, par le commerce, en relations étroites avec les colonies d’Italie et de Sicile : là aussi, par l’effet de conditions identiques, le terrain était tout préparé pour ce nouveau mouvement des esprits.

La philosophie grecque ne manquait donc pas de germes qu’on lait faire fructifier au profit de la culture politique. Héraclite, sous l'inspiration de sentiments élevés, s’efforçait de rehausser la valeur des lois de l’État et s’occupait, avec son ami Hermodore, d’établir à Éphèse une constitution fondée sur la raison[10] : Pythagore cherchait à réaliser dans la société humaine l’harmonie qu’il contemplait dans l’ordonnance du monde ; les Éléates eux-mêmes n’étaient pas tellement perdus dans la spéculation qu’ils ne pussent, à l’occasion, servir leur pays en y jouant le rôle actif d’hommes d’État. Parménide, disciple de Xénophane, devint le législateur d’Élée et inclina, en exerçant cette fonction, du côté des principes pythagoriciens : Empédocle fut le personnage le plus influent d’Agrigente et le sauveur de la constitution de sa ville natale. Mais les effets de ce genre ne furent qu’isolés et transitoires ; les gouvernements organisés d’après des principes philosophiques ne durèrent pas ; et il ne fut donné qu’à des hommes supérieurs d’allier cette culture nouvelle à la capacité politique et à la fidélité des convictions. Son effet général et durable fut d’ébranler l’autorité de la tradition, de miner la base solide de l’édifice politique, et, en pénétrant par ses racines dans les croyances et les mœurs, de compromettre aussi l’état moral des communes grecques.

A mi-chemin entre l’Ionie et les colonies occidentales, la Grèce européenne, complètement absorbée par les questions politiques, échappa longtemps à l’influence de la culture philosophique.

Mais ce contact ne pouvait tarder à se produire, surtout à Athènes, une fois que celle-ci eut attiré l’attention du monde grec tout entier et qu’elle dut ainsi sortir de la réserve et de la retraite où elle s’était tenue. L’expansion de toutes les forces du corps et de l’esprit, qui valut à Athènes la victoire, était devenue si puissante que ses citoyens ne pouvaient sans danger se remettre à suivre la vieille ornière des usages héréditaires. Un sentiment tout nouveau de la personnalité individuelle s’était éveillé ; il fallait de nouveaux objets pour permettre à cette force de s’essayer ; il fallait aussi des buts nouveaux, de nouvelles acquisitions dans le domaine de la culture intellectuelle.

Ce besoin d’élargir l’horizon de l’esprit fut, en vérité, merveilleusement aidé par les circonstances. Une foule de stimulants étaient réservés aux Athéniens ; par les voyages comme par le mouvement des écrits, on acquit d’abord quelque connaissance de la sagesse nouvelle qui avait mûri dans les villes d’outre-mer ; plus tard, les personnages les plus marquants passèrent eux-mêmes la mer, et avant tous Anaxagore, qui, dans sa jeunesse, visita Athènes aussitôt après les guerres médiques, et, le premier, fit de cette ville le siège de la philosophie[11]. Puis vint son contemporain, Diogène, d’Apollonie, ville de Crète, qui suivit et continua le chemin tracé par les philosophes naturalistes ioniens, lorsque déjà leur point d’arrêt était dépassé par les explorations nouvelles. Les Éléates cédèrent aussi à la séduction d’Athènes ; Parménide, sexagénaire, vint assister aux Panathénées (vers 454 : Ol. LXXXI, 3), accompagné de son disciple Zénon qui, malgré son attachement pour la silencieuse Élée, si propice aux études philosophiques, séjourna fréquemment à Athènes[12].

Ces philosophes proprement dits, fondateurs et représentants d’écoles philosophiques, furent suivis naturellement par la foule de ceux qui n’entendaient nullement s’embarrasser de doctrines et de systèmes, mais plutôt utiliser les leçons des maîtres à prouver l’impossibilité d’une science qui servît à tous ; gens habiles, qui surent dans leur enseignement vendre à un bon prix la supériorité que des études multiples leur avaient acquise dans la pensée et dans la parole. Car, tandis que les philosophes plus rigides ne réussissaient à attirer autour d’eux qu’un petit nombre d’auditeurs, l’élite du peuple, les autres s’adressaient à un public plus étendu et accommodaient la philosophie aux exigences de la culture générale. La Grèce n’avait pas encore vu de maîtres de cette sorte : ils faisaient leur tournée dans les villes importantes, attiraient à eux les jeunes gens, non pour les ennuyer de thèses inutiles, mais pour les initier au progrès de la civilisation contemporaine, pour les délivrer de tout préjugé, pour dégager et pour étendre leur horizon intellectuel, pour les rendre prompts à penser et à parler, pour les former à juger les affaires publiques, à administrer leur propre fortune, à manier les hommes ; et comme, pour arriver à ce but, ils faisaient en quelque sorte profession de sagesse et constituaient une classe à part dans la cité, on les désigna sous le nom de sophistes, nom qui à l’origine n’avait nullement une acception défavorable.

Un des premiers fut Protagoras d’Abdère, qui, vers le milieu du Ve siècle, parut en Sicile et à Athènes avec un grand succès : il enseignait que la vérité absolue n’existe pas, que les objets ne sont que ce qu’ils nous paraissent dans la perception : donc, tout dépend du point de vue de celui qui regarde ; c’est en lui que se trouve la mesure des choses. Ainsi l’homme se dressait libre, indépendant, en face de Dieu et du monde : toute la question était alors de savoir à quel point on était en mesure de faire valoir son opinion personnelle.

La conduite des Athéniens est vraiment digne de remarque à l’endroit de ces hommes, qui venaient de l’Occident et de l’Orient leur apporter leur sagesse et qui, non sans raison, comptaient trouver dans l’Attique un terrain favorable. En effet, à cette époque où les Athéniens se sentaient déjà à l’étroit dans le cercle actuel de leurs connaissances, ne devaient-ils pas accueillir avec une faveur extraordinaire une science qui considérait l’humain et le divin à des points de vue nouveaux, et voulait en même temps être immédiatement pratique, utile dans toutes les circonstances ; qui répondait si parfaitement à l’amour des Ioniens pour le mouvement libre et indépendant, lorsque, en opposition avec tant de règlements incommodes, elle reconnaissait si hautement les droits de la personnalité humaine, lorsqu’elle favorisait le goût de l’éloquence, lorsque, par l’influence qu’elle promettait de leur donner, elle s’accordait au plus haut degré avec la noble ambition des jeunes Athéniens ? L’esprit du temps rencontra en elle son expression parfaite ; et il s’ensuivit que, dans des lieux fort éloignés les uns des autres el sans rapports extérieurs, la même tendance domina, pénétra partout, trouva partout de l’écho. En outre, c’était à Athènes une coutume traditionnelle et séculaire d’ouvrir toutes grandes les portes de la cité aux Hellènes du dehors distingués par leur valeur intellectuelle, et d’aller au-devant d’eux avec toute sorte de courtoisie ; de riches familles se faisaient gloire de recevoir chez elles les maîtres étrangers, et de montrer par là que, dans leurs maisons, la science nouvelle était toujours accueillie et honorée.

Mais, d’autre part, une antipathie violente se manifesta contre la sagesse moderne, qu’elle fût représentée par des philosophes ou par des sophistes. On était mal disposé pour des gens qui arrivaient tous de l’étranger et voulaient se faire passer pour des êtres à part ; on ressentait principalement une certaine méfiance contre tout ce qui venait d’Ionie ; car, depuis que l’Attique et l’Ionie étaient entrées de nouveau en relations, le contraste entre les deux pays s’était aussi accusé plus fortement. Tandis qu’à l’époque de Solon on vivait à Athènes de la vie facile des Ioniens, que les riches citoyens se plaisaient à mener une existence large et fastueuse, à étaler leur pourpre, leur or, leurs parfums, leurs chevaux, leurs meutes, leurs mignons et leurs banquets, il est incontestable qu’avec les guerres médiques une idée plus sérieuse de la vie pénétra dans la nation, telle du reste que l’amenait la dureté des temps. La journée de Marathon avait remis en honneur la vieille race des cultivateurs de l’Attique ; et, plus le noyau du peuple athénien apprit à se considérer comme supérieur aux populations maritimes de l’Ionie, plus il aima aussi à se séparer d’elles par la langue, les mœurs et le costume. A l’époque de ces guerres mémorables, les riches bourgeois se montraient encore avec des vêtements de lin aux longs plis, qui leur tombaient jusqu’aux pieds, et faisaient porter derrière eux, par leurs esclaves, des sièges avec des coussins ; ils piquaient des épingles d’or .dans leur chevelure artistement tressée[13]. C’étaient là les derniers restes d’une sorte de coquetterie surannée et de confortable excessif, qui, peu à peu abandonnés, furent définitivement démodés au temps de Périclès. A la place de cette toilette, on adopta un costume plus léger, plus court, plus simple, qui ne souffrait aucun luxe, la tunique de laine sans manches, comme la portaient les Doriens, par-dessus laquelle on jeta un manteau fait d’une pièce d’étoffe carrée ; ce costume répondait mieux à l’égalité républicaine et était incomparablement mieux approprié à une vie active.

C’était là une différence tout extérieure entre les Ioniens et les Athéniens ; mais, depuis longtemps déjà, leurs mœurs et leur façon de vivre étaient opposées. En Ionie, on avait cherché à écarter tout ce qui limitait les jouissances, toutes les formes gênantes de la vie sociale, et dans le même esprit on avait aussi touché aux rapports entre les deux sexes. Le mariage n’était pas seulement pour les Athéniens une institution sociale de la plus haute importance, puisque son accomplissement régulier était le fondement de tous les droits qui constituaient la famille légale et l’état civil ; c’était encore une chose sainte, une fondation divine qui, pour tous ceux qui s’y conformaient, était l’occasion d’une fête religieuse, et qu’accompagnait une série de pratiques significatives. On y peut rapporter le bain dans la fontaine sacrée, et l’invocation de la bénédiction céleste dans le temple de la déesse de l’acropole. Le flambeau d’hyménée, qu’on allumait au foyer de la maison paternelle, était la marque d’une tradition sévère qui devait passer de maison en maison, de génération en génération ; et, de même que la jeune fille n’avait vécu que pour garder la maison de son père, ainsi la femme ne vivait que pour habiter celle de son époux, dans une retraite silencieuse et sous une chaste discipline. C’est seulement pendant les fêtes nationales qu’on voyait les femmes hors du gynécée.

En Ionie, dès le principe, le mariage fut moins considéré ; et la femme ne s’y vit jamais honorée et estimée autant qu’une matrone athénienne. Mais c’est précisément cette situation inférieure qui excita les femmes à se faire valoir d’une autre manière, à enchaîner les hommes par la culture raffinée de toutes les séductions et de tous les talents, à écarter les barrières qu’on opposait à leur sexe, à obtenir, par exemple, l’accès aux festins publics. Aphrodite remplaçait pour elles la grave Déméter, la déesse des unions chastes ; et, si l’on songe à l’empire que les courtisanes ioniennes prirent sur la vie politique tout entière, à l’action qu’elles ont bientôt exercée grâce à leurs talents aimables, au charme de leur parole et à leur intelligence déliée, non seulement les matrones athéniennes avaient bien raison de s’irriter contre ces filles étrangères, qui mettaient leurs droits en péril et ruinaient leur bonheur domestique, mais encore tous les citoyens sensés devaient chercher, dans la mesure de leurs forces, à éloigner les influences d’Ionie, et redouter un poison caché aussi bien dans tout ce qu’on leur présentait comme les dons les plus brillants de ce pays que dans la civilisation ionienne elle-même.

La méfiance s’accrut quand le caractère de la science nouvelle fut connu de plus près. Car ce que les Hellènes avaient de plus sacré et de plus cher dans leurs convictions reposait en réalité sur le consentement tacite de tous les membres de la nation. Quand donc ils virent arriver auprès d’eux des hommes qui, dans leur assurance impudente, discutaient, analysaient, niaient la tradition populaire, cela leur parut aussi condamnable que si des particuliers avaient prétendu faire prédominer leur opinion discordante sur les institutions de l’État, sur l’ordonnance traditionnelle du culte divin, se mettre enfin au-dessus de la loi. L’énorme différence qui sépare des sophistes un Anaxagore devait échapper à la foule. On les jugeait tous sur des phrases isolées ; tous paraissaient donc, au même titre, des hérétiques, et on refusait, à priori, de rien connaître d’une direction conduisant à des résultats tels qu’on en venait à douter de la personnalité des dieux honorés par l’État comme de la valeur des signes qu’ils envoient, qu’on mettait des forces inintelligentes à la place des divinités de l’Olympe, et qu’au lieu d’Hélios qui regarde tout on ne voyait plus briller au ciel qu’un bloc de pierre incandescent. Et même, plus on était forcé de rendre hommage aux connaissances, aux facultés supérieures de ces nouveaux maîtres de la sagesse, plus on craignait que de proche en proche ils n’allassent tout subtiliser et tout dissoudre. La religion, l’État, les mœurs étaient menacés ; car si les dieux, gardiens du serment, vengeurs du droit violé, n’existent plus, quel lien désormais pourra maintenir la société civile ?

En outre, l’attitude personnelle des sophistes était choquante à différents égards. Leur nature inquiète, leur mobilité vagabonde semblait incompatible avec la tenue d’un citoyen correct et avec le devoir d’un instituteur de la jeunesse ; on était froissé de leur arrogance ; on trouvait indécente leur façon de faire de leur fonction d’éducateurs un métier ; et la répulsion augmenta quand on vit, par l’exemple de Protagoras, la sophistique devenir une industrie lucrative. De là. vint que philosophies et sophistes, à Athènes, durent cacher leur action et cherchèrent à glisser en contrebande leur sagesse sous l’étiquette de la musique, de la grammaire, de la rhétorique, ou des autres parties officielles de l’enseignement. Cette conduite leur réussit d’autant, plus aisément que la sophistique ne consistait point, au fond, en une doctrine déterminée, mais par son essence même n’était qu’un simple principe formel, pouvant également s’appliquer à toutes les branches de l’éducation.

Ainsi, vers le milieu du Ve siècle, à Athènes, deux tendances contraires se dressaient face à face. Parmi les citoyens, les uns voyaient d’un œil fort doux la sagesse nouvelle, et se plaisaient à étaler l’étude qu’ils en faisaient ; les autres, qui formaient la grande majorité, en combattaient l’influence de toute leur énergie. Les moins nombreux étaient encore ceux qui savaient apprécier l’importance du mouvement intellectuel, s’en assimiler les germes féconds, et assurer par là l’indépendance de leur esprit. Pour ceux-là, la culture philosophique fut une force qui les emporta au delà de la borne où s’arrêtait la foule, sans toutefois les rendre étrangers à la vie commune.

 

 

 



[1] Importance de la pratique musicale pour former le jugement (ARISTOTE, Polit., 14).

[2] ARISTOTE, Polit., 1341a 18 [140, 26] sqq.

[3] MICHAËLIS, Archäol. Zeitung, 1873, p, 12. HELBIG, Annal. d. Instit., 1873, p. 61.

[4] La doctrine des Mystères complète le culte officiel, qui se met tout entier au service de l’État ; elle s’adresse aux besoins purement humains de Filme qui, en présence de la fragilité des choses terrestres, demande une consolation. Elle enseigne la διόσδοτος άρχά d’une vie d’outre tombe. Cf. PINDARE, Fragm., 102. WELCKER, Götterlehre, II, p, 520.

[5] Déjà dans Héraclite se trouve clairement exprimée l’idée d’une Intelligence qui mène le Tout (BERNAYS ap. Rhein. Mus., N. F. IX, p. 251), tandis que, d’autre part, en dépit du progrès qu’il fait faire à la distinction de l’esprit et de la matière, Anaxagore n’attribue pas encore à l’Esprit suprême une personnalité complètement dégagée (ZELLER, Philos, der Griechen, I2, p. 685).

[6] Pythagore répudie le culte des images (CLEM. ALEX., Strom., I, 15, 71. PLUT., Numa, 8).

[7] DIOG. LAËRTE, VIII, 21. IX, 2.

[8] ZELLER, Philosophie der Griechen, I4, p. 676 (II, p. 106, trad. Boutroux).

[9] K. FR. HERMANN (De Hippodamo Milesio, Marburg, 1841, p. 18) met en évidence le caractère sophistique d’Hippodamos.

[10] JACOB BERSAYS, Heraklitische Briefe, p. 15. 84. E. CURTIUS, Ephesos, p. 16.

[11] ARISTOTE, Polit., 1341a 29 [141, 4]. Anaxagore, suivant une opinion assez vraisemblable, vint à Athènes sous l’archontat de Calliade (480 : Ol. LXXV, 1) à l’âge de 20 ans (BRANDIS, Gesch.der griech.-röm. Philosophie, p. 233).

[12] Sur Parménide et Zénon, voyez BRANDIS, op. cit., p. 375. Cf. l’étude sur la chronologie des philosophes par DIELS (ap. Rhein. Mus., XXXI, p. 1 sqq.)

[13] THUCYDIDE, I, 6. Cf. O. MÜLLER, Kleine Deutsche Schriften, II, p. 534. Sur le κρωβύλος, voyez CONZE, Nuove Memorie, 1865, p. 408. O. JAHN, Bilderchroniken, 46. Abh. d. Berl. Akad., 1873, p. 159.