HISTOIRE GRECQUE

TOME DEUXIÈME

LIVRE TROISIÈME. — DU DÉBUT DES GUERRES MÉDIQUES À LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE.

CHAPITRE DEUXIÈME. — LA PUISSANCE CROISSANTE D’ATHÈNES.

 

 

§ III. — SCANDALES ET DÉFECTIONS.

Pendant que la flotte stationnait devant Naxos, un vaisseau croisait à la hauteur de l’île. On voyait que, malgré la violence du vent du nord, il se tenait à distance des vaisseaux athéniens et évitait le port. Ce vaisseau portait le vainqueur de Salamine qui, proscrit comme traître au pays, poursuivi par Athènes et par Sparte, était en train de s’enfuir en Perse.

L’année qui suit la bataille de Platée, on voit disparaître toute trace d’activité publique de la part de Thémistocle. Il était dans son droit en se comparant à un arbre qui servait de refuge à tout le monde pendant l’orage, mais qui était dédaigné et livré à tous les outrages dès que la tempête était heureusement dissipée. II faut dire, cependant, que les torts les plus sérieux étaient de son côté. La nature avait fait de lui un personnage tantôt indispensable, tantôt impossible ou même insupportable. admirablement doué pour sauver la patrie dans les grands dangers, mais absolument incapable, la crise une fois surmontée, de diriger la ville dans des circonstances plus calmes. Il lui manquait pour cela le sens de l’ordre légal, le respect du droit d’autrui, la condescendance en face des opinions adverses, et l’intégrité du caractère, qui seule pouvait inspirer une confiance générale et durable.

La défaite des Perses avait produit dans tout le monde insulaire une agitation fébrile : on s’attendait à une transformation soudaine et générale. Dans toutes les villes maritimes, en effet, les amis des Perses avaient en face d’eux un parti national ; et tous ceux qui, à cause de leurs sympathies grecques, avaient été chassés par le parti opposé, espéraient pouvoir rentrer aussitôt clans leur patrie et tirer vengeance de leurs adversaires. Thémistocle était, aux veux du peuple, l’homme tout-puissant, et on le rendait responsable de tout ce qui se faisait et de tout ce qui ne se faisait pas. C’est sa personne que visaient toutes les accusations relatives à la partialité, à la corruption, à tous les actes répréhensibles qui s’étaient produits, disait-on, dans l’Archipel à la première apparition de la flotte fédérale.

Parmi tous ceux qui avaient compté sur Thémistocle et se voyaient déçus, aucun n’était plus irrité que Timocréon de Rhodes. C’était un athlète renommé et un poète ; partageant les opinions de Thémistocle, et de plus son hôte, il s’était attendu à être ramené par lui dans sa patrie. L’expédition de Rhodes n’ayant pas eu lieu, il ne se lassa plus depuis lors d’accumuler sur la tête de Thémistocle toutes sortes de sarcasmes et d’injures. Il railla la maigre chère que le général parcimonieux avait fait faire à ses hôtes à la fête triomphale organisée par lui sur l’isthme, et, quand la nouvelle confédération maritime eut reçu ses statuts, il passa en revue comme il suit les différents généraux et hommes d’État qui avaient successivement fait leur apparition dans le monde insulaire.

Tel vante Pausanias, et tel autre, Xanthippos

Ou encore Léotychide : moi, c’est Aristide que je loue,

Le citoyen d’Athènes la sainte,

Le meilleur qui en soit sorti : car Thémistocle, Léto le déteste,

Lui, le menteur, le prévaricateur, le traître qui, avant Timocréon

Pour hôte, gagné par un argent ordurier, ne l’a pas ramené

Dans Ialysos sa patrie, mais, après avoir accepté

Trois talents d’argent, s’en est allé à la malheure,

Ramenant injustement ceux-ci, expulsant ceux-là ou les tuant[1].

Nous ne pouvons plus contrôler ce qu’il y a de fondé dans ces vers injurieux ; nous ne savons quelles promesses Thémistocle, s’exagérant peut-être son influence, a pu faire à l’émigré ; mais nous comprenons parfaitement qu’à l’époque où la flotte confédérée était à l’ancre devant Andros, sans venir à bout de soumettre même cette île, tous autres projets de guerre, tels qu’une intervention à Ialysos, aient été rejetés comme aventureux, sans que Thémistocle puisse être accusé pour cela d’avoir manqué de parole à son hôte. On ne saurait nier, d’un autre côté, qu’à cette époque et plus tard, quand il fut à la mode de faire ressortir dans des parallèles aux tons criards le contraste des deux hommes d’État, on ait commis bien des exagérations et même bien des mensonges au préjudice de Thémistocle. Mais il est certain qu’il ne voulait entendre parler d’égards d’aucune sorte, que la conduite circonspecte et les allures calmes et discrètes d’Aristide lui étaient antipathiques. Il voulait voir la toute-puissance maritime d’Athènes établie sans retard, et, pour atteindre ce but, tous les moyens lui paraissaient bons. On alla même jusqu’à dire qu’il avait formé le projet d’incendier les vaisseaux des Péloponnésiens, juste au moment où ils se trouvaient réunis dans le golfe de Pagase[2]. Il doit avoir souhaité, en effet, qu’il n’y eût au monde d’autre puissance maritime que celle qu’il avait créée : c’est à celle-là, et à celle-là seule, que la mer devait obéir.

Sur le continent même, il ne voulait pas supporter non plus de formes fédérales restrictives. Lors clone que les Spartiates proposèrent, conformément aux résolutions délibérées à l’isthme, de réorganiser l’ancien conseil des Amphictyons à Delphes, et cela, de façon que tous les États qui n’avaient pas pris part à la guerre contre les Perses en fussent exclus, Thémistocle combattit de toutes ses forces cette proposition[3] ; et certainement, il avait pour cela de bonnes raisons. En effet, si Argos, ainsi que les tribus de la Grèce centrale et septentrionale, avaient perdu leur droit de suffrage, Sparte, avec ses alliés du Péloponnèse, aurait eu, comme c’était du reste son intention, la majorité absolue des voix. Thémistocle, préférait donc laisser la vieille diète poursuivre son existence obscure, plutôt que de la voir, avec sa nouvelle organisation, gêner Athènes et lui enlever la liberté de ses mouvements.

L’attitude de Thémistocle eut pour conséquence de pousser les Spartiates à miner sans relâche son influence. Ils réussirent sans trop de peine à perdre un homme qui avait froissé tant de gens, et la chose fut d’autant plus aisée que son ancien adversaire était placé plus haut que jamais dans l’estime publique. Car depuis qu’Aristide s’était montré l’ami du peuple par sa loi de réforme, le parti libéral était aussi pour lui ; ses anciens coreligionnaires politiques, à leur tour, regardaient comme un grand avantage que l’homme qui dans sa patrie était entouré de la plus grande confiance fut également bien vu à Sparte. En somme, c’était une saine appréciation de leur intérêt qui empêchait les citoyens de se livrer à Thémistocle ; sa politique, en effet, aurait amené prématurément une rupture avec Sparte et une guerre dans le sein de la confédération. Ils sentaient combien il est avantageux, même pour un État, d’avoir une bonne réputation, et ils s’abandonnaient volontiers à la direction d’un homme ayant pour principe que tout ce qui est contraire au droit et aux bonnes mœurs ne peut pas non plus être vraiment utile. C’est ainsi que Thémistocle fut insensiblement rejeté à l’arrière-plan et que la force la plus puissante que possédât Athènes fut condamnée à l’inaction. Il dut, par conséquent, vivre sur sa gloire passée et s’appliquer à ne pas laisser du moins ses services antérieurs tomber dans l’oubli.

Les occasions de les rappeler ne lui manquèrent ni à Athènes ni ailleurs. Lorsque, sous l’archontat d’Adimantos, il eut à organiser, au nom de sa tribu, le chœur solennel pour les fêtes de Dionysos, au printemps de 476 (Ol. LXXV, 4), ce fut, la tragédie de son ami, le poète Phrynichos, qu’il fit représenter devant ses concitoyens avec un éclat inaccoutumé. Cette tragédie, d’après les suppositions les mieux fondées, n’est autre que les Phéniciennes, drame qui avait pour sujet la guerre faite sur mer par les tiennes, le retour misérable de Xerxès, par conséquent, la gloire de Thémistocle. L’une des années suivantes, probablement en 472 (Ol. LXXVI, 4), il visita les jeux olympiques, et il eut la satisfaction de voir, dès que sa présence fut connue, tous les yeux se détourner des luttes et chercher le héros de Salamine. Mais, là encore, son attitude fut brutale et despotique. Il vit avec dépit le luxe que déployait à Olympie Hiéron, le tyran de Syracuse, et les hommages gui lui étaient rendus. Il somma, en conséquence, les autorités de jeter à terre la tente du tyran et d’exclure des concours ses chevaux de course, parce que sa dynastie avait refusé de prendre part à la guerre contre les Perses[4].

A Athènes, Thémistocle construisit à côté de sa maison un sanctuaire consacré à Artémis Aristoboulè, c’est-à-dire à la déesse du meilleur conseil, afin de conserver vivant au milieu de ses concitoyens, au moyen d’une fondation religieuse, le souvenir de sa sagacité prévoyante ; et il fit ériger dans le sanctuaire sa propre statue, de proportions modestes sans doute, mais rappelant par son caractère les images des héros[5] Cette façon. d’utiliser des fondations religieuses dans l’intérêt de sa vanité personnelle blessa vivement les Athéniens. En général, les éloges qu’il ne cessait de se prodiguer à lui-même finirent par les lasser ; ils leur parurent plus insupportables à mesure que l’éclat des nouveaux triomphes éclipsait celui des anciennes victoires ; l’opposition qu’ils soulevèrent se montra dans les Perses d’Eschyle, qui furent représentés en 472 (Ol. LXXVI, 4) et où, même dans la bataille de Salamine, la personne de Thémistocle est rejetée à l’arrière-plan. L’appréciation de ses mérites était devenue une affaire de parti, On aurait certainement passé à ce grand homme les faiblesses de sa vanité, ses allures hautaines, son goût pour le faste et l’ostentation, et on l’aurait laissé vivre tranquillement à Athènes, s’il lui avait été possible de supporter avec calme l’influence prépondérante d’autres hommes politiques et si son influence personnelle avait été moindre. Mais il avait encore aux yeux de la nation un prestige que ne possédait au même degré aucun autre de ses contemporains, et, à Athènes, un parti composé d’hommes qui lui étaient absolument dévoués. Aussi faisait-il à la politique d’Aristide une opposition souvent couronnée de succès, provoquant sans cesse de nouveaux troubles et une fermentation perpétuelle, compromettant par ses motions les bons rapports avec Sparte, si bien qu’à la fin, Sparte aidant, Cimon, Alcméon et les hommes du parti de Cimon (car Aristide s’abstint de toute participation à cette affaire) provoquèrent à Athènes l’application de l’ostracisme[6].

Le résultat fut que Thémistocle dut partir pour l’exil (470 : Ol. LXXVII, 2)[7] et que Cimon put prendre, sans avoir désormais de rival, la direction des affaires publiques.

Thémistocle se rendit à Argos ; persécuté par la haine tic Sparte, il pouvait s’attendre a y trouver le meilleur accueil, d’alitant plus que, récemment encore, il avait, déjoué la tentative faite pour exclure les Argiens de l’amphictyonie. Mais, là non plus, son esprit inquiet ne trouva pas le repos. Les humiliations qu’il avait subies n’avaient fait qu’accroître son ambition ; il brillait du désir de se venger de ses ennemis, et surtout de Sparte. Les occasions ne manquaient pas. Il se convainquit, au cours de ses voyages à travers la péninsule, que partout se trouvaient accumulés des ferments prêts à s’échauffer ; il vit combien les derniers événements avaient ébranle le prestige et la primauté de Sparte ; enfin, il trouva l’attention universelle absorbée par le procès de Pausanias,

Pausanias, en effet, n’avait nullement renoncé à ses projets après avoir été rappelé de Byzance. Il réussit, à force d’astuce et par la corruption, à affaiblir toutes les preuves produites par ses accusateurs ; il représenta sans doute ses pourparlers avec le Grand-Roi comme des ruses de guerre par lesquelles il avait voulu, à la façon de Thémistocle, pousser l’ennemi à sa perte. En un mot, après de longues auditions de témoins et une enquête qui remplit à peu près l’année (474 : Ol. LXXVI, 2/3), il fut acquitté du chef de haute trahison. On voit par là combien était grande son influence, combien était nombreux son parti à Sparte. Il resta le tuteur de son cousin mineur, Plistarchos, et régent. Il demanda à être rétabli dans son ancienne dignité, afin de retourner à Byzance avec pleins pouvoirs. Mais il ne put faire accepter cette prétention, car son retour aurait eu pour conséquence une guerre déclarée, dont on ne voulait pas à Sparte pour le moment. Les pourparlers durèrent des années ; à la fin, il se rendit cependant à Byzance (vers 470), non comme gouverneur ou comme général, mais sans mandat officiel, sur un vaisseau d’Hermione. Il avait de l’argent (qui lui venait probablement des Perses), et il leva des troupes en Thrace ; il réussit même à s’établir avec elles à Byzance, probablement avec l’intention de livrer la place aux Perses. Mais, tandis qu’il comptait sur des secours de l’Asie, il fut prévenu par les Athéniens, qui gardaient le Bosphore avec une escadre. On en vint aux mains à Byzance. Ce furent les Athéniens qui, pour la seconde fois, sauvèrent cette ville importante an moment le plus critique, et qui forcèrent Pausanias et ses mercenaires à quitter la place.

Pausanias passa dans la Troade, où il séjourna à Colonæ, afin d’exécuter ses projets d’une antre façon. Mais, pendant qu’il y attendait une occasion favorable (car il ne voulait pas se présenter au Grand-Roi en fugitif), il fut rejoint par les émissaires des éphores, qui le sommèrent de venir rendre compte de sa conduite, à propos des derniers événements. Pausanias les suivit. Il croyait apparemment que, muni de l’argent des Perses, non seulement il échapperait une seconde fois à une condamnation, mais encore qu’il lui serait plus facile de poursuivre ses projets dans sa patrie. En effet, il vint à bout, malgré un nouveau procès pour haute trahison, de garder à Sparte toute la liberté de ses mouvements et de continuer sans obstacle sa correspondance avec Artabaze ; il put même se livrer en Laconie à des menées qui n’avaient manifestement d’autre but que de renverser la constitution de Lycurgue à l’aide des hilotes alléchés par la promesse de droits civiques, d’abolir l’éphorat, et d’investir les rois d’une autorité plus grande ; tous projets qui pouvaient se concilier avec la reconnaissance nominale de la suzeraineté de la Perse.

L’instruction traîna pendant plusieurs mois, et en même temps les menées de Pausanias allaient leur train, jusqu’au jour où enfin le courrier qui devait remettre à Artabaze la dernière lettre, la lettre décisive, trahit son maître et livra la lettre aux éphores. Ceux-ci, désirant entendre de la bouche même de l’accusé l’aveu de son crime, épièrent une conversation qu’il eut avec son courrier dans le sanctuaire de Poséidon, au Ténare. Alors seulement ils procédèrent à son arrestation. De la rue, Pausanias se réfugia dans l’enclos consacré à Athéna dite à la maison d’airain sur l’acropole de Sparte. Comme il n’était pas permis de mettre la main sur lui, on l’y enferma, et ce n’est que mourant qu’on le porta hors de la cour du temple, afin qu’il ne souillât pas par sa mort le sol sacré. Le temps qui s’écoula depuis le commencement du second procès jusqu’à la lin de Pausanias n’est indiqué nulle part d’une manière précise.

Pendant la dernière partie de l’instruction, des preuves de la complicité de Thémistocle étaient tombées entre les mains des éphores. Que, dans ses projets révolutionnaires, Pausanias ait compté sur Thémistocle, il n’y a rien là que de fort naturel ; il pouvait supposer chez celui-ci un mécontentement égal au sien et la même haine des autorités de Sparte. Thémistocle ne trouvait pas dans la situation actuelle de champ libre pour son ambition et il avait lui-même songé une fois à s’assurer l’appui du roi de Perse. Il est certain que Pausanias lui fit part de ses projets, et il se peut que, dans ses lettres à Artabaze, le conspirateur ait présenté la participation de Thémistocle comme certaine, quoiqu’on n’ait jamais pu prouver la complicité effective de ce dernier dans les menées criminelles de Pausanias. Il est, du reste, tout à fait invraisemblable que Thémistocle se soit déclaré prêt à coopérer à l’exécution des projets du Spartiate, dont il connaissait la faiblesse de caractère. Seulement, il en avait eu connaissance et il avait gardé le silence. Les éphores ne négligèrent rien pour tirer parti, avec un acharnement venimeux, des preuves qu’ils avaient entre les mains, afin de rejeter sur Athènes au moins une partie de l’infamie que toute cette affaire faisait peser sur Sparte. Mais leur principal mobile, c’est qu’ils ne pouvaient tolérer dans la péninsule la présence d’un homme tel que Thémistocle. Les Éléens y avaient fondé (vers 479) un État unifié, destiné à limiter l’influence de Sparte ; les Arcadiens étaient insoumis et hostiles, par suite des excitations continuelles dont ils étaient l’objet de la part d’Argos[8]. Quel n’était pas le danger, si un homme entreprenant réussissait à grouper en faisceau ces forces ennemies !

Thémistocle fut donc accusé à Athènes d’être complice d’un crime de haute trahison. Les Athéniens n’étaient nullement disposés à prendre la chose au sérieux, et un noble sentiment paraît avoir décidé le peuple à écarter l’accusation. Thémistocle envoya, pour appuyer les efforts de ses amis, des déclarations écrites. Mais ses adversaires ne se découragèrent pas. Une seconde fois, les Spartiates s’unirent aux ennemis que l’exilé avait dans sa patrie, et Léobote fils d’Alcméon, soutenu par le parti de Cimon, réussit enfin à faire prendre en considération la plainte[9]. Thémistocle fut cité, conformément au procédé imaginé par l’astuce spartiate, à comparaître devant un tribunal hellénique, à Sparte, pour crime de haute trahison envers la patrie commune. Comme il ne se présenta pas, il fut condamné, et Sparte et Athènes se chargèrent en commun de le poursuivre, attendu que son arrestation était une mesure d’intérêt général.

Alors l’Hellade assista à un spectacle indigne. Le sauveur de son indépendance, le plus grand homme d’État qu’Athènes fuit possédé depuis Solon, le libérateur de la mer hellénique, l’homme le mieux doué et le plus vanté de son temps, fut, comme un criminel vulgaire, poursuivi par des sbires et traqué de retraite en retraite, sur terre et sur mer[10]. Jamais ces deux cités n’ont montré, pour atteindre un but élevé, un accord si parfait et une énergie aussi obstinée.

Thémistocle n’avait aucune envie de quitter l’Hellade : il ne voulait rien faire qui pût confirmer les calomnies de ses ennemis. Il se rendit d’Argos à Corcyre, et, quand il eut été relancé dans cette ville, en Épire. Il semble que ceux qui le poursuivaient aient perdu sa trace ; le bruit se répandit qu’il était allé en Sicile, tandis qu’il avait trouvé un accueil au foyer d’Admète, roi des Molosses. Il pensait pouvoir y rester et être à l’abri de nouvelles poursuites. Mais il s’était trompé. Bientôt ses irréconciliables ennemis l’y découvrirent encore, et il dut continuer à fuir, son noble hôte ne pouvant s’opposer plus longtemps aux réclamations des envoyés helléniques qui demandaient son extradition. Il n’y avait plus d’asile pour lui en deçà de l’Hellespont, et il lui fallut ainsi quitter son pays sans espoir d’y revenir jamais. Il se fit conduire, par des sentiers solitaires, directement en Macédoine et atteignit, sans être reconnu, le port de Pydna. Lit, il monta à bord d’un navire qui était prêt à mettre à la voile pour l’Ionie. La tempête le poussa dans le voisinage de la flotte athénienne qui stationnait devant Naxos. Le moindre contact avec elle eût entraîné sa perte. Il se fit connaître au capitaine de son vaisseau et obtint, à force de prières et de menaces, que celui-ci maintint son navire au large malgré le vent et l’orage. C’est ainsi qu’il parvint enfin à Éphèse.

Mais, en Asie même, sa vie n’était nulle part en sûreté. Les Grecs comme les Perses l’épiaient ; le Grand-Roi avait mis sa tête à prix pour une forte somme ; la situation de l’Ionie était telle, à cette époque, que les influences perses et grecques se contrecarraient partout, et il se voyait en tous lieux environné de dangers qui le menaçaient des deux côtés à la fois[11]. Il errait de place en place, sans se fixer nulle part, lorsqu’enfin il trouva en Mysie aide et conseil auprès de son hôte Nicogène, qui lui indiqua le moyen de sortir de cette situation errante et misérable[12]. Il était clair qu’il ne pouvait trouver un asile sûr qu’à Suse, à la cour du roi. Personne au monde n’avait assurément de meilleures raisons de le maudire que le Grand-Roi ; mais Thémistocle savait aussi que nulle part ses services ne seraient plus appréciés, et que de tout temps les Achéménides s’étaient montrés généreux envers les Hellènes proscrits. Nicogène avait des relations étroites avec la cour de Perse. Il se procura une voiture couverte, comme les nobles Perses en avaient généralement pour leur harem, et c’est dans un carrosse pour femmes, et caché derrière d’épais rideaux, que Thémistocle arriva d’Ægæ à Suse, en passant par Sardes.

Le moment était favorable. Le courage des Perses était abattu par suite de nouveaux échecs, et l’on sentait plus douloureusement que jamais le manque de généraux capables de tenir tête aux Athéniens.

Bien que la mort de Pausanias eût détruit les espérances que ses tentatives de trahison avaient fait naître, on n’en avait pas moins fait de nouveaux préparatifs contre l’Hellade. Des troupes de terre et de mer se rassemblaient sur la côte méridionale de l’Asie-Mineure, là où les Perses étaient encore les maîtres. A Cypre, les dynastes amis des Perses relevaient la tête ; une flotte phénicienne était prête à entrer en campagne. On voulait du moins soumettre de nouveau la bordure de côtes dont les villes étaient encore clans une condition indécise, et dont les tributs figuraient encore sur les registres des contributions de la Perse ; car les satrapes étaient tenus, comme par le passé, de verser les sommes prescrites. Il fallait donc chercher à mettre fin à la situation révolutionnaire où elles se trouvaient. Mais, avant que les forces destinées à soutenir la lutte eussent pu se réunir, les Athéniens prévinrent l’attaque avec une activité incomparable.

La flotte avait recouvré sa liberté d’action après l’humiliation infligée à saxos. On résolut de mettre fin à la situation toujours critique de l’Ionie et d’arracher aux Perses la Carie, dont la possession était indispensable à qui voulait dominer la mer Égée. Cimon lit voile pour l’Asie, à la tête de 200 vaisseaux ; il chercha l’ennemi et le trouva dans la mer de Pamphylie. Malgré sa supériorité, la flotte perse voulut éviter le combat et se retira à l’embouchure de l’Eurymédon. Mais Cimon l’atteignit et l’obligea à livrer bataille. La flotte, resserrée dans un étroit espace, fut complètement battue ; les équipages, qui se réfugièrent sur le rivage et se joignirent à l’armée de terre, furent aussitôt attaqués et vaincus après une vive résistance ; le camp, qui regorgeait de richesses, tomba aux mains des Athéniens, et la flotte phénicienne, qui arrivait, fut à son tour attaquée en pleine mer et dispersée ayant d’avoir eu connaissance de la défaite des Perses[13].

Xerxès vécut assez pour assister à cette honte : mais il fut impuissant à la venger ; ou plutôt, il la sentit à peine. Indolent et hébété, il restait dans son palais et se laissait gouverner, sans plus avoir de volonté, par sa femme Amestris, par des eunuques et les fonctionnaires de sa cour. D’année en année, il était tombé toujours plus bas, et les aspirations plus nobles qui jadis s’étaient manifestées chez lui s’étaient complètement éteintes dans de honteux débordements. Même avant son retour de sa campagne en Grèce, il avait essayé de séduire la femme de son frère Masistès ; éconduit par elle, il courtisa la fille de cette dernière et de Masistès, Artaynte, qu’il avait mariée à Darius, son héritier présomptif. La fougueuse Amestris en conçut une vive jalousie, et la femme de Masistès, quoique innocente, fut la victime de sa fureur. Masistès indigné se révolte contre Xerxès, et, après une lutte sanglante, il est exterminé avec toute sa maison. En un mot, toutes les horreurs, tous les crimes et toutes les hontes s’accumulèrent dans les dernières années de l’existence de Xerxès, et les Grecs y virent le juste châtiment des malheurs qu’il avait causés à leur patrie. Impuissant et méprisé dans sa propre cour, Xerxès fut enfin assassiné par le commandant de ses gardes du corps, l’Hyrcanien Artabane ; Darius, l’héritier du trône, succomba également dans cette révolution de palais. Elle était terminée quand Thémistocle arriva à Suse. Il trouva encore, à la tête des troupes du palais, Artabane qui sut conserver quelque temps sa situation importante, et c’est par lui qu’il fut présenté au nouveau Grand-Roi, le jeune Artaxerxès. Quelques mois plus tard, les crimes de l'Hyrcanien furent dévoilés, ainsi que son projet de détruire toute la race des Achéménides ; et il périt, frappé de la main même d’Artaxerxès (464 : Ol. LXXVIII, 4)[14].

Lorsqu’Artaxerxès prit en main les rênes du gouvernement, toute la Perse était encore sous le coup de la terreur causée par la bataille de l’Eurymédon ; l’armée, saisie de crainte, se tenait sur la défensive dans l’intérieur du pays ; la mer et le littoral étaient laissés à la discrétion de la flotte athénienne, et les tributs des villes s’en allaient à Délos. Artaxerxès avait le cœur haut placé : tout jeune qu’il fût au moment où il recueillit. l’héritage paternel, un empire détraqué et couvert de honte, il avait pris la ferme résolution de faire son possible pour relever la patrie. Ne devait-il pas regarder comme un événement de bon augure de voir arriver à Suse, juste au moment où il prenait possession du trône, le plus héroïque marin de son temps, qui, chassé par ses compatriotes ingrats, venait lui offrir ses services ? Pouvait-on souhaiter un meilleur instrument, pour restaurer dans la mer Égée l’honneur des armes des Achéménides ? Thémistocle n’était pas le seul de son espèce en Perse. Son ancien ennemi Timocréon, après avoir été, lui aussi, l’adversaire fanatique de l’empire perse, en était devenu le partisan et le protégé : après les vicissitudes aventureuses de sa vie, le poète put encore écrire ces vers ironiques :

Timocréon n’est donc pas seul

À faire un pacte avec les Mèdes,

Mais il y a encore d’autres criminels :

Et je ne suis pas seul à avoir la queue coupée :

Il y a encore d’autres renards[15].

Thémistocle sut tirer parti de ces conjonctures favorables et des avances que lui fit le jeune prince. Tant qu’il fut obligé de se servir d’interprètes pour se faire entendre, il ne put faire valoir toute l’influence attachée à sa personne. Il demanda donc la permission de passer quelque temps dans une retraite absolue, afin de s’initier à la langue et aux mœurs du pays. Quoique sexagénaire, il possédait encore la fraîcheur d’esprit, la mémoire et la souplesse d’un jeune homme, et il parvint ainsi, au bout d’une année, assez près de son but pour qu’il pût se mouvoir à l’aise et en toute sécurité à la cour de Perse. Dès lors, il réussit à Suse, comme jadis à Athènes, à dominer son entourage ; il fut le commensal du roi et son compagnon de chasse, un homme enfin d’une influence irrésistible ; et, avant qu’il pût encore prétendre à la reconnaissance du roi, la faveur de ce dernier lui créa en Ionie une nouvelle patrie.

La ville de Magnésie sur le Méandre, qui rapportait une somme annuelle de cinquante talents (281.250 fr.), lui fut donnée à titre de principauté : il reçut en outre Myonte en Carie, Lampsaque et Percote sur l’Hellespont, et Scepsis en Éolide, avec leurs revenus ; et chacune de ces possessions était affectée en particulier, selon l’usage des Perses, au pain, au vin, aux légumes, à la garde-robe et au logement du maître. Mais ces villes avaient été évidemment choisies dans le but de mettre Thémistocle à même d’exercer une action aussi étendue que pénétrante sur les provinces frontières les plus menacées, de l’intéresser personnellement à ne rien négliger pour reconquérir le plus tôt possible les portions qui avaient été détachées de l’empire : car, à l’exception de Magnésie, les villes qui lui furent assignées sur le littoral devaient appartenir déjà à la confédération maritime athénienne. Magnésie devint sa résidence. Il y vécut assez longtemps en qualité de satrape perse, et nous possédons encore des monnaies d’argent, portant son nom en caractères grecs et des emblèmes grecs, qu’il fit frapper d’après le poids attique, comme seigneur de Magnésie[16].

Pourtant, son sort, même dans ces conditions, n’était ni heureux ni tranquille. Il demeurait un objet de défiance et, d’envie, et son audace imprévoyante mit, souvent sa vie en danger. Ainsi, lors d’un séjour qu’il fit à Sardes, il exprima, dit-on, le désir qu’une statue en bronze représentant une porteuse d’eau, statue qu’il avait autrefois offerte aux Athéniens en sa qualité d’inspecteur des aqueducs de la ville, fût renvoyée à Athènes. Il excita par là la colère du satrape de Sardes, au point qu’il dut se réfugier auprès des femmes du harem, afin de conjurer par leur entremise les suites funestes de son imprudence.

Ce qui rendait sa position bien plus fâcheuse encore, c’est qu’il avait pris des engagements et qu’il lui était difficile ou plutôt impossible de les remplir. Sans doute, on se montra patient au commencement ; il semble qu’on lui ait épargné les suggestions indiscrètes, et cela d’autant plus que le roi, pendant les premières années de son règne, avait fort à faire dans l’intérieur de l’empire. Mais, ne fût-ce qu’à cause de la situation de son gouvernement, Thémistocle ne pouvait manquer d’entrer en conflit avec Athènes et les alliés ; et ceux-ci ont certainement fait tout ce qui était en leur pouvoir pont contrecarrer son influence sur les villes du littoral. On rapporte que Cimon marcha un jour contre les Perses qui s’avançaient vers la côte sous les ordres de Thémistocle[17] ; mais nos renseignements ne nous permettent pas de discerner au juste ce qui se passa alors.

Sur ces entrefaites, une nouvelle complication se présenta. Les Égyptiens avaient repris courage par suite des troubles qui ne cessaient d’agiter l’empire perse depuis la mort de Xerxès, et ils essayèrent de recouvrer leur indépendance ; ils chassèrent du pays les employés du fisc perse et firent défection. Ces événements, survenus au moment où le Grand-Roi venait d’étouffer le soulèvement de la Bactriane, rappelèrent son attention vers l’ouest et vers la nier ; et, plus on pouvait craindre de ce côté l’union des Grecs et des Égyptiens, plus on se croyait en droit d’attendre de Thémistocle et même d’exiger de lui des services effectifs.

Les bruits les plus divers ont couru, dès l’antiquité, sur la fin de Thémistocle, comme sur tout l’ensemble de sa vie aventureuse. Au moment où, sur ses vieux jours[18], il se voyait obligé d’entreprendre la tache la plus ingrate de toute sa vie, où il devait se mettre à la tête de marins étrangers sans pouvoir compter ni sur leur valeur ni sur leur fidélité, et lutter avec eux contre les trirèmes de ses compatriotes commandés par un général accoutumé à vaincre, à ce moment même, il mourut subitement ; et la mort vint si à propos le tirer de la position la plus pénible, qu’on a été unanime à croire à un suicide[19]. Cependant Thucydide oppose à ces bruits une assurance formelle, c’est que Thémistocle est mort de maladie. Le doute ne peut donc porter que sur la question de savoir si cette maladie a été accidentelle ou si elle n’a pas de rapport avec la lutte intérieure que se livraient chez lui le patriotisme et les engagements personnels auxquels l’avait entraîné, sa malheureuse situation ; car l’idée qu’il ne pourrait se tirer à son honneur de cette complication était une torture insupportable, qui dut à la fin user les forces intellectuelles et physiques de cet homme, si énergique qu’il fût.

On lui éleva un superbe mausolée sur la place du marché de Magnésie, et ses fils, une fois revenus de l’exil, consacrèrent son souvenir en lui élevant une statue dans le Parthénon. Ses ossements aussi furent, dit-on, sur son ordre, transportés secrètement dans l’Attique par ses proches ; cependant, le fait paraissait douteux à Thucydide[20]. On montrait au Pirée un monument en forme d’autel, qui avait été élevé en l’honneur de Thémistocle comme au fondateur du port et de la puissance maritime d’Athènes, lorsque plus tard on fut à même de juger avec plus d’impartialité ses impérissables services.

Tandis que les dangers que Thémistocle menaçait d’attirer sur les Athéniens se trouvaient ainsi écartés, des divisions très graves s’étaient produites au sein lierne de la Ligue maritime, et cela, immédiatement après la brillante victoire de l’Eurymédon, à la suite de laquelle la confédération délienne, absorbant les villes de Lycie, avait reculé sa frontière à l’est jusqu’à la Pamphylie et se voyait délivrée de tous ennemis extérieurs. En effet, au nord de la mer de Thrace, on les Perses, résolus à garder la Chersonèse, s’étaient alliés avec les peuplades du pays. Cimon, à la tête d’une petite escadre, réussit à anéantir la puissance ennemie qui cherchait à se former dans la région ; il reconquit pour les Athéniens l’antique domaine de ses ancêtres, toute la presqu’île qui commande l’Hellespont[21].

Mais cet important progrès aboutit à des complications nouvelles. Car, tandis que les Athéniens cherchaient à s’étendre sur les côtes de Thrace, une des îles les plus importantes de la confédération, Thasos, se déclarait contre eux ; elle ne voulait toujours pas renoncer à sa propre domination maritime, et l’établissement des Athéniens sur le Strymon était une cause de jalousie qui tôt ou tard devait amener des relations hostiles ; les habitants de l’île s’aperçurent bientôt qu’Athènes n’était pas disposée à se contenter de la possession d’une ville de la côte telle qu’Eton, et que c’était seulement un point de départ pour une conquête progressive de la Thrace.

Immédiatement après la chute d’Eïon, un détachement de l’armée remonta le Strymon pour s’établir à une lieue de l’embouchure, aux Neuf-Chemins carrefour important pour le commerce, où déjà Aristagoras avait eu le projet de fonder une colonie. L’entreprise échoua si bien que peu de soldats parvinrent à se sauver[22].

Les Athéniens ne se laissèrent cependant pas décourager, et, environ trois ans plus tard, ils entreprirent une nouvelle expédition avec des forces beaucoup plus considérables, pour s’ouvrir de haute lutte l’intérieur du pays. Dix mille colons armés, citoyens d’Athènes ou des villes alliées, enrôlés par l’État et séduits par l’espoir de s’enrichir dans ce pays abondant en mines d’or, se réunirent à Eïon, s’emparèrent heureusement des Neuf-Chemins, puis, sous la conduite de Léa-gros, poussèrent plus avant vers le nord dans le pays des Édoniens, pour occuper des stations dans le voisinage des mines. Mais les tribus thraces se réunirent contre les envahisseurs étrangers et surprirent l’armée près de Drabescos ; les Athéniens essuyèrent une défaite si sanglante qu’elle eut pour effet immédiat de mettre fin à leurs tentatives d’établissement dans l’intérieur du bassin du Strymon[23].

Les Thasiens crurent devoir profiter de ces circonstances ; car ils voulaient s’emparer des immenses richesses du continent qui fait face à leur île, et surtout des mines d’or du Pangée, à mi-distance entre Eïon et la partie du littoral qui regarde Thasos. Si elles étaient perdues pour eux, ils devaient renoncer à avoir jamais sur mer l’action et la puissance qu’ils ambitionnaient. Il leur fallait mettre le temps à profit, utiliser le découragement des Athéniens et la grande animosité des Thraces à leur égard. Ils conclurent donc alliance avec ceux-ci ainsi qu’avec les Macédoniens, qui regardaient déjà les Athéniens comme des voisins importuns ; puis, comme on n’avait donné à Athènes aucune satisfaction à leurs griefs, ils déclarèrent ouvertement qu’ils se retiraient de la confédération. Ceci se passait la quatrième aimée de la LXXVIIIe Olympiade (464), peu après la bataille de l’Eurymédon[24].

Athènes fut obligée d’entreprendre une lutte pénible pour humilier l’île orgueilleuse qui depuis longtemps s’était préparée en silence ; il s’agissait à la fois de l’hégémonie dans la mer de Thrace et de la possession des mines d’or. Les Athéniens réunirent toutes leurs forces, et les Thasiens purent se convaincre que, malgré les secours fournis secrètement par les Macédoniens, il ne résisteraient pas, à la longue, à la flotte de Cimon ; ils cherchèrent d’autres alliances et envoyèrent des ambassadeurs à Sparte, où leurs propositions reçurent un accueil très favorable.

A Sparte, on sentait qu’il fallait faire quelque chose pour arrêter l’essor d’Athènes. Personne, sans doute, n’avait songé que la cession du commandement de la flotte dùt amener de pareilles conséquences. Tandis qu’Athènes volait de victoire en victoire et que sa puissance s’accroissait chaque jour, celle de sparte non seulement était restée stationnaire, mais avait même diminué depuis cette époque. Le procès de Pausanias avait fait une mauvaise impression ; de plus, le bruit courut, vers le même temps, que Léotychide s’était laissé corrompre par les Aleuades ; c’était, disait-on, pour ce motif qu’il avait abandonné tout à coup la Thessalie, bien qu’elle fût déjà tout entière entre ses mains. Au milieu même du camp, on avait surpris le roi avec son or. Il s’était enfui à Tégée ; sa maison avait été abattue et sa mémoire maudite[25]. Ainsi se succédaient les crimes dans la famille des Héraclides. En même temps, les alliances dans le Péloponnèse se relâchaient d'une manière inquiétante ; à l’intérieur comme sur les côtes, le parti hostile aux Spartiates prenait des forces. L’ancienne ennemie héréditaire, Argos, avait réuni toutes ses ressources afin de pouvoir rentrer en scène avec des prétentions nouvelles.

Dans une situation aussi menaçante, Sparte devait tenter de se relever et chercher de nouvelles alliances pour recouvrer son honneur et sa considération. L’alliance avec Thasos était bien séduisante ; car les Thasiens possédaient encore leurs milles d’or, et Sparte pouvait espérer qu’elle trouverait là le moyen de s’opposer de nouveau à la domination maritime d’Athènes. On voit combien était grande l’exaspération des Spartiates à l’empressement avec lequel ils promirent aux ambassadeurs des Thasiens leur médiation et leur appui ; ils annoncèrent même l’intention d’attaquer immédiatement Athènes, pour dégager l’Ale par cette diversion.

Toutefois, ils avaient fait plus de promesses qu’ils n’en purent tenir ; car, au moment où on allait se mettre en campagne, une catastrophe naturelle vint interrompre tous les préparatifs. Ln effroyable tremblement de terre eut lieu, tel qu’on n’en avait jamais ressenti dans la vallée de l’Eurotas. Des gouffres s’ouvrirent ; des rochers se détachèrent des cimes escarpées du Taygète ; maisons et temples s’écroulèrent : Sparte n’existait plus ; il ne restait debout que quelques constructions. Tout ordre social disparut du même coup ; car la crainte seule pouvait, dans un État comme l’État spartiate, maintenir l’union. Les hilotes, toujours disposés à la révolte, s’y trouvaient plus particulièrement excités depuis que la découverte des menées révolutionnaires de Pausanias avait entraîné pour eux les plus cruels traitements. On avait même arraché les malheureux du sanctuaire de Poséidon sur le Ténare pour les mettre à mort, et il semblait que le terrible phénomène de la nature fût une preuve de la colère du dieu qui ébranle la terre et le signal de légitimes vengeances. Avec les hilotes les Messéniens se soulevèrent. Thuria, Anthéia furent les foyers de l’insurrection, et le roi Archidamos, successeur de Léotychide — le tremblement de terre eut lieu la quatrième année de son règne[26] —, dut, avec les troupes qu’il avait pu rassembler, partir en toute hâte pour reconquérir le pays révolté.

Dans de pareilles conjonctures, il ne pouvait être question de secourir les Thasiens. Ceux-ci soutinrent pendant trois ans la guerre avec une inflexible opiniâtreté ; mais leurs ressources étaient épuisées. La fière Thasos dut livrer tous ses vaisseaux, raser ses murailles, payer les frais de la guerre, abandonner le continent avec les immenses revenus de ses mines, et consentir à payer régulièrement un tribut[27]. C’était pour les Athéniens un brillant succès, un exemple terrifiant pour les membres indécis de la confédération, un pas important dans la conquête de l’hégémonie sur la mer de Thrace.

 

 

 



[1] PLUTARQUE, Themist., 21. ATHÉNÉE, p. 415. KIRCHHOFF, ap. Hermes, XI, p. 38.

[2] PLUTARQUE, Aristid., 22. Themist., 20. CICÉRON, Offic., III, 11. La tradition qui impute à Thémistocle le projet de brûler la flotte est rejetée d’une manière absolue par NIEBUHR (Voles. über alte Geschichte, I, p. 425), GROTE (VII, p. 157, 1, trad. Sadous) et autres. W. VISCHER (Kimon, p. 47) s’élève contre cette fin de non-recevoir. L’historien ne peut que constater que c’était un bruit répandu dans le monde antique.

[3] PLUTARQUE, Themist., 20.

[4] Les objections qu’oppose A. SCHÄFER (ap. Philologus, XVIII, p. 187) à cette anecdote ne parviennent pas à me convaincre tout à fait ; car l’argument qu’il invoque, l’éclat dont brillaient les tyrans clans l’Hellade et particulièrement à Olympie, tendrait à prouver simplement qu’il ne fut donné aucune suite à la proposition de Thémistocle, ce qui est en effet très vraisemblable. Que le cas se soit représenté (avec Denys l’Ancien), il n’y a rien là qui infirme le témoignage de Thémistocle. L’admissibilité aux jeux a dû être certainement plus d’une fois dans l’ancien temps un sujet de réclamations, et il est fort naturel que, çà et là, les mêmes incidents se soient reproduits. Ici donc, les cas analogues se confirment réciproquement et montrent quelles raisons l’on faisait valoir dans l’examen de l’admissibilité.

[5] PLUTARQUE, Themist., 22. Cf. E. CURTIUS, Attische Studien, I, p. 10 sqq. Le sanctuaire contenait un είκόνιον Θεμιστοκλέους (PLUTARQUE, ibid.), Cf. C. I. GRÆC., I, p. 10, 872.

[6] PLUTARQUE, Aristid., 25. Meier voulait substituer dans ce texte Léobote à Alcméon. Cf. VISCHER, Kimon, p. 19. Kleine Schriften, I, p. 24.

[7] DIODORE, XI, 51. CICÉRON, Attic., 12, 42, Cicéron et Eusèbe ne distinguent pas entre l’exil de Thémistocle et sa fuite chez les Perses. La date de 471 (Ol. LXXVII, 1) est donnée par Diodore : Cornelius Nepos place le fait quatre ans avant la mort d’Aristide.

[8] Sur les dispositions dangereuses manifestées dans le Péloponnèse, voyez SCHÄFER, De rerum post bellum Pers. gest. temporibus, p. 15.

[9] Suivant Meier et Cobet, l’indication concernant les agissements de Léobote provient de Cratéros. Cf. SCHÄFER, ap. Jahrbb. fur kl. Philol., 1865, p. 622. GROTE (VII, p. 252, 1, trad. Sadous) rapporte l’accusation de Léobote au premier procès de Thémistocle. La vérité est du côté de KOUTORGA, Le Parti persan, 1860, p. 22 sqq.

[10] Fuite de Thémistocle (THUCYDIDE, I, 135-138. PLUTARQUE, Themist., 25. DIODORE, XI, 56). Le récit des aventures de Thémistocle s’est embelli avec le temps d’additions de toute sorte.

[11] Sur l’état de l’Ionie entre la bataille de Mycale et celle de l’Eurymédon, nous avons des renseignements importants dans le C. I. GRÆC., II, 3044.

[12] Diodore (XI, 56) appelle cet hôte Lysithide.

[13] THUCYDIDE, I, 100. DIODORE, XI, 61. PLUTARQUE, Cimon, 12, D’après KIRCHHOFF (ap. Hermes, XI, p. 33), les villes ioniennes et éoliennes ne sont entrées, elles aussi, dans la Ligue maritime que l’année de la bataille de l’Eurymédon. Cette opinion va à l’encontre d’Éphore (ap. DIOD., XI, 60) qui place le fait immédiatement après la bataille de Mycale. Qu’il y ait eu dans les villes d’Ionie un parti puissant qui tenait pour la Perse et dont les chefs allèrent en exil (chez les Perses), après les victoires de Cimon, c’est ce qui résulte du traité avec Érythræ (C. I. ATTIC., I, 9).

[14] Xerxès meurt en 465 (Ol. LXXVIII, 4) d’après Diodore (XI, 69) et le canon de Ptolémée (CLINTON, Fast. Hellen., II, p. 318. SCHÄFER, op. cit., p. 5). C’est après la mort de Xerxès que Thémistocle vient en Perse (THUC., 137. CHARON ap. PLUTARQUE, Themist., 27). L’assertion contraire d’Éphore, de Dinon, de Clitarque, d’Héraclide et autres, s’explique par le fait que les sept mois d’Artabane (MANETH. ap. SYNCELL., p. 75 d) sont comptés tantôt à Xerxès et tantôt Artaxerxès. C’est ce qui fait que les données concernant le règne de Xerxès oscillent entre 20 et 21 ans (CLINTON, ad ann. 465 et p. 314). Suivant Aristote (Polit., p. 1312 b. [220, 13]), Artabane aurait tué Darius d’abord et son père ensuite. Cf. SCHNEIDER, Comment., p. 343.

[15] PLUTARQUE, Thémistocle, 21.

[16] Statère portant ]e nom de Thémistocle (WADDINGTON, Rev. num. franç., 1856, II, n° 2). Cf. J. BRANDIS, Geschichte des Mass- Gewichts- und Münzwesens in Vorderasien bis auf Alex. d. Gr., p. 238 sqq. 459.

[17] SUIDAS, s. v. Κίμων. ARISTODEMOS, Fragm. Hist. Græc., V, p. 73.

[18] Les 65 ans de vie que lui assigne Plutarque (Thémist., 31), rapprochés des traditions ci-dessus mentionnées, nous donnent une date antérieure à 461 (Ol. LXXIX, 4).

[19] Mort par le sang d’un taureau offert en sacrifice (CICÉRON, Brutus, 11. PLUTARQUE, ibid.). Un passage d’Aristophane (Equit., 84) montre combien était répandue la version du suicide par empoisonnement.

[20] THUCYDIDE, I, 138.

[21] PLUTARQUE, Cimon, 14.

[22] La première expédition à Ennéahodoi (d’après SCHOL. ÆSCHINE, II, 31, p. 29 Baiter) eut lieu sous Phædon (lisez : Apséphion), par conséquent en 469 (Ol. LXXVII, 4) : la seconde (d’après THUCYDIDE, IV, 102), 29 ans avant la fondation d’Amphipolis, par conséquent en 465 (Ol. LXXVIII, 4), sous Lysithéos (le scoliaste écrit : Lysicrate, ibid.). cf. SCHÄFER, op. cit., p. 16.

[23] La défaite des Athéniens commandés par Léagros, fils de Glaucon, et par Sophane (HÉRODOTE, IX, 75), à Drabescos coïncide avec le début de la guerre contre Thasos, d’après Thucydide (I, 100 sqq.) qui est ici plus complet que les autres sources.

[24] La défection de Thasos est du commencement de 464 (THUCYDIDE, ibid. Cf. PAUSANIAS, IV, 24, 5).

[25] HÉRODOTE, VI, 72. PAUSANIAS, III, 7, 9.

[26] L’insurrection de la Messénie éclata en 464 (Ol. LXXIX, 1), sous l’archontat d’Archidémide (PLUTARQUE, Cimon, 16). Sur cette insurrection, voyez THUCYDIDE, I, 101. PAUSANIAS, IV, 25, 5. DIODORE, XI, 63, 64.

[27] Capitulation de Thasos (THUCYDIDE, I, 101, 3). Les 33 vaisseaux dont parle Plutarque (Cimon, 14) sont ceux qui ont été pris dans la bataille navale livrée avant le siège (THUC., I, 100, 2), et non, comme le pense GROTE (VII, p. 280, trad. Sadous), le total des vaisseaux de ligne enlevés aux Thasiens par le traité de paix. Vu les superbes revenus de l'île, ce nombre doit avoir été beaucoup plus considérable.