HISTOIRE GRECQUE

TOME DEUXIÈME

LIVRE TROISIÈME. — DU DÉBUT DES GUERRES MÉDIQUES À LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE.

CHAPITRE DEUXIÈME. — LA PUISSANCE CROISSANTE D’ATHÈNES.

 

 

§ I. — ATHÈNES ET LE MOUVEMENT NATIONAL.

Pendant les vicissitudes de la guerre en Attique et en Béotie, vicissitudes auxquelles mit fin la bataille de Platée, la lutte entre les Hellènes et les Perses s’était déjà depuis longtemps transportée sur un autre théâtre. Car Thémistocle avait, au lendemain de la fuite de Xerxès, conduit les navires athéniens dans l’Archipel ; il lui tardait de voir la puissance qu’il avait créée déployer tous ses moyens. La flotte ne devait pas être seulement un bouclier, mais une arme tranchante, destinée à châtier et à conquérir. Aussi, sans consulter les autres généraux, il avait aussitôt résolu, à ses risques et périls, de demander compte de leur conduite aux petits États maritimes qui avaient donné leur concours aux Perses.

C’est avec l’orgueil d’un maître qu’il alla réclamer aux insulaires des amendes pécuniaires. Ils n’avaient pas à hésiter, car il avait à bord deux puissantes divinités, la persuasion et la contrainte : il fallait choisir l’une ou l’autre.

Andros osa résister et fut assiégée, tandis que Paros, Carystos, et d’autres cités insulaires, payaient sans retard les amendes exigées, pour ne pas subir le sort des Andriens. La terreur se répandit dans le monde des îles, pour qui le jour de Salamine fut le début d’une nouvelle oppression : quant à Thémistocle, successeur de Miltiade, mais plus heureux que lui, il revint à Athènes avec ses navires chargés d’or. Les citoyens sentirent combien leur puissance avait grandi ; malgré leurs maisons, leurs fermes, leurs remparts en ruines, quoiqu’ils eussent à peine le droit de se dire maîtres du sol qu’ils foulaient, il se sentaient grands et puissants. Au lieu de concentrer leurs forces, par un sentiment d’inquiétude et de pusillanimité, ils résolurent, quoi qu’il pût arriver, de faire avec leur flotte une nouvelle expédition l’année suivante.

Les autres États ne voulurent pas laisser Athènes aller seule de l’avant. Au commencement du printemps, tandis que Mardonius était encore en Thessalie, Égine vit se réunir une flotte de 110 vaisseaux commandée par Léotychide et Xanthippos[1]. A peine était-elle rassemblée que des messagers d’Asie vinrent annoncer que la flotte perse, forte de 300 voiles, était mouillée à Samos pour surveiller l’Ionie ; qu’une armée de terre se réunissait dans le même but à Mycale, et que Xerxès attendait lui-même à Sardes l’issue des opérations engagées en Grèce ; mais que, malgré cela, une grande effervescence régnait partout, et qu’une insurrection avait éclaté à Chios. La flotte n’aurait qu’à se montrer dans les eaux ioniennes pour décider toutes les villes de l’Asie à se déclarer ouvertement pour les Grecs.

La flotte s’avança jusqu’à Délos : elle y reçut de nouveaux messages. Samos elle-même, le quartier-général de la puissance ennemie, avait envoyé des députés qui conjurèrent les généraux de délivrer leur île de la domination des Barbares et des tyrans institués par eux. Les Athéniens triomphèrent des lenteurs des Péloponnésiens. Samos fut incorporée à la confédération hellénique, sous les veux de la flotte perse, qui se trouvait de nouveau en face des Grecs. Elle n’osa pas résister, et, bien que trois fois supérieure en nombre, elle alla se réfugier au promontoire de Mycale, sous la protection de l’armée de terre. Là, on tira les navires sur le rivage et on les entoura de solides retranchements. De cette façon, on se croyait complètement en sûreté, et l’on comptait regagner facilement plus tard ce qu’on abandonnait pour le moment.

Mais les Grecs n’entendaient pas laisser leur œuvre inachevée. Léotychide, qui s’était une fois pour toutes abandonné à la direction active et énergique de l’esprit ionien, résolut de suivre les ennemis. C’est avec stupéfaction que les Perses, retranchés à Mycale, virent les Grecs débarquer leurs troupes et marcher, sous une grêle de traits, contre le camp où s’abritaient les vaisseaux. Les Athéniens avec les Corinthiens, les Sicyoniens et les Trœzéniens, ayant moins d’espace à parcourir, en vinrent les premiers aux mains avec l’ennemi. Ils repoussèrent les Perses et pénétrèrent avec eux dans le camp. La défection des auxiliaires grecs, particulièrement des Milésiens, qui devaient couvrir la retraite clans la montagne et qui, au lieu de le faire, égarèrent à dessein les troupes obligées de battre en retraite, contribua à rendre la défaite complète : les Perses avaient pourtant combattu avec une grande valeur et avaient eu pour eux l’avantage du nombre et du terrain. Les deux généraux, Tigrane et Mardontès, restèrent sur le champ de bataille[2]. Ce qui restait de l’armée se réfugia, dans l’état le plus misérable, à Sardes, où Xerxès avait établi sa cour et attendait les bulletins de victoire promis par Mardonius. Au moment où il se croyait le maître de la Grèce, il était attaqué et vaincu sur son propre territoire : sa puissance était si complètement abattue qu’il était hors d’état d’empêcher la défection ouverte des côtes voisines. D’après la légende accréditée par les Grecs, la téméraire et brillante victoire de Mycale fut remportée le soir même du jour où leurs frères combattaient à Platée : on va jusqu’à prétendre que, par une sorte de miracle, le bruit de la victoire remportée au même moment en Europe avait circulé dans l’armée, et l’avait encouragée au plus chaud de la bataille.

Les succès que les Hellènes venaient de remporter étaient tellement inattendus que, peu préparés à leur bonheur, ils furent embarrassés de leur propre victoire. Qu’allait-on faire de l’Ionie, qui avait secoué pour la seconde fois le joug des Perses avec l’aide des Éoliens, au moins de ceux de Lesbos[3] ? Devait-on l’admettre tout entière dans la confédération hellénique ? Les Péloponnésiens pensaient que la responsabilité serait par trop lourde ; il faudrait alors avoir constamment une flotte occupée à protéger les innombrables points de la côte, dès que les Perses, revenant de l’intérieur avec des forces nouvelles, reprendraient l’offensive. Ne valait-il pas mieux abandonner le pays, transporter les habitants dans d’autres parties de la Grèce, et les installer aux dépens des complices du Mède, c’est-à-dire des Argiens, des Béotiens, des Locriens et des Thessaliens ? De cette façon, on pourrait constituer une Grèce continentale ramassée sur elle-même, compacte et forte.

Les Athéniens prirent en main la cause des villes. Ils contestèrent aux Péloponnésiens le droit de se mêler des affaires des colonies athéniennes — car on regardait maintenant comme telles toutes les cités ioniennes —, et s’opposèrent énergiquement à des mesures qui livreraient aux Perses les meilleurs points d’attaque contre l’Hellade. II fallait, au contraire, que l’Ionie devînt un boulevard contre les Barbares ; les Grecs devaient en être les maîtres, s’ils voulaient garantir la sécurité de la mer et de leurs propres côtes. L’opinion des Athéniens était soutenue par les Ioniens qui, naturellement, répugnaient à une déportation violente. On admit donc, pour commencer, Samos, Lesbos, Chios et un certain nombre d’autres villes insulaires dans la confédération[4]. Chose étrange ! hier encore, les Hellènes avaient regardé leurs propres cités comme perdues ; ils disputaient à l’ennemi, au prix de mille dangers, le sol si exigu de leur patrie ; aujourd’hui, un nombre considérable de populations sujettes des Perses passait de leur côté, et il se formait une nouvelle Hellade, un empire grec embrassant les deux rivages de la mer.

La prudence commandait qu’on s’assurât avant tout contre une nouvelle invasion des armées asiatiques en Europe. On croyait en effet que le pont de l’Hellespont existait encore, ou avait été rétabli. Lorsqu’on en eut constaté la destruction, les Péloponnésiens insistèrent pour que l’on considérât comme terminée une expédition dont le succès inespéré les avait déjà entraînés plus loin qu’ils ne voulaient aller. Mais les Athéniens se déclarèrent résolus à rester, malgré la saison avancée, et à ne pas laisser incomplète l’entreprise commencée. Sestos, la citadelle de l’Hellespont, ne pouvait rester dans les mains de l’ennemi, et il fallait tenter tout de suite l’attaque, avant que la ville ne se fût organisée par la défense. Ils laissèrent les Péloponnésiens rentrer chez eux, et, sous le commandement de Xanthippos, ils s’associèrent avec la marine des Ioniens et des Hellespontiens pour la nouvelle entreprise[5].

Ils trouvèrent une défense plus énergique qu’ils ne s’y étaient attendu. Artaycte, le gouverneur de la Chersonèse, était enfermé dans Sestos, avec tous les trésors qu’il avait amassés. Il se préparait à une défense désespérée, avec l’idée que des troupes perses ne pouvaient manquer de venir au secours de cette importante forteresse. L’hiver vint[6], et les Athéniens commençaient déjà à être las des efforts inaccoutumés qu’ils avaient dû faire. Mais les généraux surent relever le moral de leurs soldats, et leurs promesses ne tardèrent pas à se réaliser. Les Perses furent obligés par la famine de quitter la ville, et Artaycte tomba aux mains des Grecs, qui châtièrent sévèrement ce violateur de leurs sanctuaires[7]. C’était un brillant succès : la Chersonèse était délivrée, et l’on l’apportait en triomphe un riche butin où figuraient aussi les câbles tressés en Égypte pour le pont. Mais le principal résultat était que les Athéniens avaient tenu seuls la campagne, qu’ils avaient formé avec les Ioniens une seule puissance maritime et qu’ils avaient gagné à de pareils succès une assurance qui ne devait reculer dorénavant ni devant les distances, ni devant les difficultés. Ils voyaient déjà dans leur ville la capitale des pays maritimes de la Grèce.

Mais cette Athènes, dans quel état elle était ! Il ne restait debout que quelques pans de mur de l’ancienne enceinte, quelques maisons isolées qu’avaient habitées les chefs de l’armée des Perses : partout, des ruines et des décombres. Après la bataille de Platée, les habitants étaient revenus de Salamine, de Trœzène, d’Égine : ils n’avaient pas même eu la flotte et ses équipages pour les aider au retour et les assister dans le pénible labeur de la réinstallation. Dans un pays comme l’Attique, la prospérité dépendait entièrement de la culture du sol, d’une culture soignée et ininterrompue. Les terres dévastées étaient devenues pour la plupart improductives. On s’arrangea pour passer l’hiver comme on pourrait. Au retour du printemps on put commencer la reconstruction[8]. Tout le monde se mit à l’œuvre avec une joyeuse émulation. Ni l’argent ni les esclaves ne manquaient : on apporta des matériaux de partout. On comprend le besoin qu’éprouvaient les citoyens, après les soucis de l’exil et la misère des dernières années, de se retrouver enfin dans une ville à eux et de s’asseoir à leur foyer. Pourtant, on ne songea pas cette fois encore à la commodité de l’installation privée ; on pensa avant tout à la ville prise dans son ensemble et à sa sécurité.

Thémistocle, le fondateur du Pirée, fut avec raison, dans cette conjoncture, l’homme de la confiance publique. Il dit volontiers transplanté les habitants au Pirée : mais, ne fût-ce qu’en raison des motifs religieux, la chose était impraticable. On ne pouvait pas songer non plus, sous la pression des circonstances, à rebâtir la ville d’après un plan nouveau et régulier : seulement, on résolut de reculer dans tous les sens l’enceinte au delà de l’ancienne muraille, qui datait du temps des Pisistratides et de Clisthène, afin de pouvoir, en cas de nouveau siège, offrir un asile aux campagnards dans l’intérieur de la ville. Au nord, la muraille fut reculée dans la plaine ; à l’est, c’est probablement à cette époque qu’on fit rentrer dans la ville le téménos de Zeus Olympios ; vers le sud-ouest, on construisit les murs sur la crête des rochers qui s’étendent dans cette direction et qui étaient très habités dès les temps les plus anciens. Le rempart devait former vers la mer un grand ouvrage avancé en pointe[9]. Thémistocle, avec sa vigueur d’esprit ‘et sa perspicacité accoutumée, voulut qu’en dépit des nécessités et du moment et de l’urgence qui obligeait à précipiter les travaux, on ne songeât pas seulement aux besoins présents, mais qu’on fît renaître dès maintenant de ses ruines une Athènes bien plus grande et plus forte, pour que la ville, et avec elle le pays entier, fia en état de braver à l’avenir les dangers de la guerre en conservant toute son indépendance et toute sa force de résistance.

Mais on ne voulut pas même permettre aux Athéniens d’exécuter leurs ouvrages définitifs conformément à leurs propres idées. Leurs entreprises grandioses réveillèrent les vieilles jalousies et la malveillance sourde d’autrefois. Ce furent surtout les États maritimes voisins qui, s’étant laissé surpasser en si peu de temps, virent avec une véritable anxiété la puissance des Athéniens s’établir au nord et à l’est de l’Archipel. Comment s’y prendrait-on pour s’opposer par la suite aux progrès ultérieurs de leur puissance !

Aussi les États du Péloponnèse, avant tout Égine et Corinthe, se hâtèrent-ils d’attirer sur ]a situation l’attention de Sparte[10]. Les Spartiates, disaient-ils, ne devaient pas se laisser tromper par la condescendance qu’Athènes avait montrée jusqu’alors. Elle avait accepté l’hégémonie de Sparte aussi longtemps que son propre intérêt le demandait. Mais bientôt, on la verrait s’élever au-dessus de tous, répudier toute apparence de subordination, et rompre le pacte fédéral conclu entre les Hellènes. En ce moment Athènes, sans défense, était hors d’état encore de repousser les exigences de Sparte : niais, une fois ses murailles achevées, elle échapperait pour toujours à toute influence de sa rivale. C’était donc le moment d’agir : on était encore maître de l’avenir de la Grèce.

A leur point de vue, les ennemis des Athéniens avaient complètement raison : comme Sparte, fidèle à l’esprit de sa législation, ne voulait d’enceinte fortifiée nulle part et ne se faisait pas illusion, sachant bien qu’une ville entourée de bonnes murailles serait imprenable pour des armées péloponnésiennes, elle résolut en effet d’empêcher à tout prix l’achèvement des remparts d’Athènes. Mais il n’était pas facile d’exposer ouvertement les véritables raisons : aussi les Péloponnésiens cherchèrent-ils à établir, naturellement dans l’intérêt bien compris de la patrie, que leur péninsule pouvait seule être défendue avec succès et que, instruits par l’expérience des dernières campagnes, les Grecs devaient une fois pour toutes arrêter et décider en conséquence un système de défense bien déterminé. On avait pu se convaincre qu’il était impossible de se maintenir dans la Grèce centrale ; que, dans une nouvelle guerre, toute place forte au nord de l’isthme ne pouvait devenir, comme Thèbes l’avait été, qu’un point d’appui redoutable pour les forces de l’ennemi, On ne rougit pas, en opposition flagrante avec les résolutions prises à Platée, d’exprimer ouvertement ces ‘fiches frayeurs ; on alla jusqu’à inviter les Athéniens eux-mêmes à prendre part à la démolition de toutes les fortifications dans la Grèce centrale. Sparte se fit donner la mission de veiller à l’exécution de cette mesure, et de réclamer énergiquement tout d’abord la suspension des travaux commencés à Athènes pour la construction des murs.

Les ennemis d’Athènes avaient bien choisi leur moment. La ville ne pouvait résister à une armée péloponnésienne envahissant l’Attique pour exécuter la décision de la majorité du conseil fédéral : car il ne fallait pas songer à se mesurer en rase campagne avec les forces de Sparte. Voilà donc Athènes qui, après avoir par son abnégation et son énergie rendu les services les plus éminents à la patrie commune, se voyait réduite, par la proposition perfide de ses voisins jaloux, au plus cruel embarras : elle était en danger de perdre toute indépendance.

La ruse seule pouvait la sauver. Lorsque les Spartiates vinrent porter à Athènes leurs impérieuses sommations, Thémistocle fit aussitôt arrêter les travaux ; il promit, avec une condescendance admirablement simulée, de se rendre à Sparte, pour y discuter en personne ce qui restait à faire. Une fois à Sparte, il laissa passer les jours après les jours, prétextant qu’il attendait ses collègues, pendant qu’à Athènes, suivant ses instructions, tous les bras disponibles, citadins et campagnards, hommes et femmes, enfants et esclaves, tous travaillaient sans relâche au mur d’enceinte et y employaient tous les matériaux qu’ils avaient sous la main. On n’épargna pas même les stèles funéraires en marbre : elles servirent à consolider les fondations[11].

Dès que la muraille eut atteint une hauteur qui permettait de la défendre en cas de besoin, les autres ambassadeurs partirent pour Sparte. Thémistocle continua à nier effrontément tout ce que l’on disait des travaux, et, après de longues discussions sur ce sujet, après maints renseignements contradictoires, il invita enfin les Spartiates à envoyer à Athènes des hommes sûrs, qui, sans s’arrêter aux dires des voyageurs, prendraient officiellement connaissance de l’état des choses. Il s’offrait à rester à Sparte avec ses collègues, comme garant de la vérité de sa déclaration.

Il fut fait ainsi. Lorsque les ambassadeurs spartiates arrivèrent à Athènes, ou les retint comme il avait été convenu ; ils répondaient ainsi de la sécurité de Thémistocle. En effet, dès que celui-ci eut été informé du succès de son plan, il jeta le masque et déclara sans ambages que les Athéniens avaient deux fois, dans un moment de détresse et abandonnés de tous, sacrifié leur ville et leur pays ; qu’aujourd’hui aussi ils avaient, de leur propre initiative, entouré leur ville de murailles ; que c’était le parti le plus sage et pour eux et pour toute la Grèce, attendu que la confédération hellénique avait pour principe fondamental l’indépendance égale de tous ses membres. Les ennemis d’Athènes, voyant leurs projets déjoués, durent faire bonne mine à mauvais jeu. Ils prétendirent n’avoir voulu donner qu’un bon conseil, et, en fin de compte, il ne resta plus qu’à faire rentrer de part et d’autre les ambassadeurs chez eux.

Cette ruse assez grossière n’aurait pu réussir si les magistrats de Sparte n’avaient pas été favorables à Thémistocle : ils avaient cédé à la pression des confédérés, sans vouloir sérieusement aboutir. Il est probable que Thémistocle avait à Sparte un parti important qu’il s’était attaché lors de son dernier séjour. liais, quels qu’aient été les moyens qu’il employa pour-faire réussir ses plans, ils étaient commandés par la nécessité et par la déloyauté des adversaires, à tel point qu’Aristide lui-même n’avait pas hésité à faire partie de l’ambassade. L’heureux succès de Thémistocle fit de lui le second fondateur d’Athènes, le restaurateur de son indépendance. L’avenir était maintenant assuré ; désormais on n’avait plus qu’à suivre des chemins frayés, soit pour l’organisation intérieure de la cité, soit pour le développement de sa puissance au dehors.

Deux ans après la bataille de Platée, la ville haute et la ville basse étaient entourées de murs. En effet, la construction des murailles du Pirée, interrompue par la guerre, avait été reprise à nouveau : les carrières de la presqu’île fournissaient des matériaux en abondance, et, tandis que les remparts de la ville portaient les traces manifestes de la hâte avec laquelle on les avait biais, les constructions du port furent exécutées avec beaucoup plus de soin et sans regarder à la dépense.

Les murailles, offrant un développement de plus de 11 kilomètres, faisaient tout le tourde la presqu’île, suivant le bord sinueux des rochers et enfermant dans sou enceinte les trois ports. A l’entrée des ports s’élevaient deux tours vis-à-vis l’une de l’autre, et si près qu’elles pouvaient être reliées par des chaises : c’étaient les portes du Pirée du côté de la mer. Les murailles étaient épaisses d’environ 16 pieds, construites partout sans mortier, en pierres de taille rectangulaires. Thémistocle qui, dit-on, voulait les élever à 60 pieds, s’arrêta à 30[12]. Cet ouvrage défensif, qui renfermait les trésors les plus précieux d’Athènes, ses navires, ses chantiers, ses arsenaux et ses magasins, devait être un chef-d’œuvre, capable de défendre le Pirée avec une petite garnison, en dépit du voisinage d’États maritimes jaloux.

La création du Pirée était l’orgueil de Thémistocle. C’était, après la flotte, la deuxième œuvre qui faisait d’Athènes une grande ville. Thémistocle fit son possible pour hâter la croissance de la jeune cité, pour peupler les espaces vides d’habitants utiles. Sur sa proposition, on favorisa l’immigration d’artisans, d’industriels, d’artistes étrangers ; les plus pauvres d’et-Are eux furent, pendant quelque temps, exemptés des impôts que payaient à l’État les étrangers domiciliés[13].

Peu d’années auparavant, on avait vu tout ravagé et Athènes elle-même complètement rasée ; maintenant il y avait, comme par enchantement, deux grandes villes situées à peine à une heure et demie l’une de l’autre, deux acropoles entourées de vastes enceintes, deux agglomérations de citoyens rivalisant d’activité, d’industrie. Naturellement, les anciennes autorités administratives ne suffisaient plus ; car la ville maritime, qui s’était promptement accrue d’éléments étrangers et très divers, exigeait une police énergique. Le personnel des fonctionnaires fut donc augmenté ; on nomma des chefs particuliers de la police des inspecteurs du marché pour le Pirée ; on y institua de même des fonctions spéciales pour l’inspection des mesures et des poids, comme pour celle du commerce des grains.

Après cela, il fallait aussi créer pour la marine de nouvelles autorités compétentes qui surveilleraient le port marchand, l’Emporion, et d’autres encore pour les ports de guerre ; il fallait notamment une autorité qui eût tout le matériel de guerre sous sa direction, et cette autorité avait besoin à son tour, pont tenir au courant ses minutieux inventaires, de tout .un personnel de scribes. Comme la flotte de guerre devait être complétée, on institua à cet effet des commissions particulières, choisies parmi les citoyens, et on leur adjoignit d’autres fonctionnaires chargés de la comptabilité. Depuis que la nouvelle ville s’était élevée à côté de l’ancienne, le cercle des affaires publiques s’était ainsi considérablement étendu dans toutes les directions.

Athènes avait également besoin, après les victoires de Salamine et de Platée, d’une transformation de sa constitution politique. Les craintes de l’un des partis et les espérances de l’autre s’étaient réalisées. Grâce à l’élan patriotique de toute la population, grâce à la bravoure et au dévouement de toutes les classes, la ville avait été sauvée. Pauvres et riches avaient rivalisé dans la pratique de ces vertus, et les peines supportées en commun avaient cimenté le nouveau lien fraternel qui unissait tous les citoyens entre eux. Il était donc juste d’accorder à tous une part égale aux honneurs et aux droits civiques, et d’abroger l’article de la constitution d’après lequel les membres inscrits dans la première classe du système timocratique de Solon, les pentacosiomédimnes, pouvaient seuls arriver aux charges honorifiques de l’État. C’était là désormais un privilège blessant pour le sentiment que les classes inférieures avaient, à juste titre, de leur valeur. N’étaient-ce pas précisément les pauvres, l’équipage de la flotte, qui avaient le plus contribué à la victoire ? En outre, bon nombre de citoyens aisés avaient été réduits à la pauvreté par les événements de la guerre ; les propriétaires fonciers, dont les fermes avaient été incendiées, avaient souffert plus que tous les autres. Ces hommes, au nombre desquels se trouvait Aristide, devaient-ils, par surcroît de malheur, perdre encore leur situation civile ? Ce danger les menaçait cependant, et c’est pour cette raison que déjà, dans le camp de Platée, les propriétaires fonciers ruinés s’étaient laissé alter à des menées déloyales et à des complots contre la constitution ; la présence d’esprit d’Aristide avait seule réussi à en écarter le danger[14].

En général aussi, la fortune mobilière avait pris peu à peu dans l’Attique une importance telle que la propriété foncière ne pouvait plus être considérée à elle seule, ainsi que l’avait décidé Solon, comme la mesure de l’aisance et comme une garantie de patriotisme. Aristide, qui était bien le Juste dans toute l’acception du mot, parce qu’il ne s’attachait pas à des formules immuables, mais qu’il faisait consister la vraie justice à maintenir les lois de l’État dans un rapport exact avec l’évolution progressive de la société, Aristide comprit la nécessité d’une réforme de la constitution, et il en prit lui-même : il proposa au peuple de décréter qu’à l’exception de certaines dignités exigeant des garanties particulières, les fonctions publiques seraient désormais accessibles aux citoyens des quatre classes. Il pouvait d’autant mieux le faire sans déroger à ses idées politiques, qu’il avait la conviction de ne pas agir contre l’esprit de la législation de Solon : il croyait fermement que le grand législateur n’avait pas entendu élever ces barrières pour toujours, niais que, dans son esprit, le progrès des aptitudes politiques devait amener, une fois la maturité venue, l’égalité des droits civiques. C’était la tâche d’une sage législation de prévenir les exigences inévitables des classes inférieures, et Aristide agissait prudemment en ne laissant pas à Thémistocle et à ses partisans l’initiative de cette démarche, qui avait pour objet l’achèvement de la constitution. Il montrait par là que les citoyens sages, dont il passait pour être le chef, étaient de leur temps et reconnaissaient à tous les citoyens le droit de participer, au même titre, sans restriction d’aucune sorte, à l’exercice de la souveraineté[15].

C’est ainsi que s’étaient passées les premières années qui suivirent les batailles de Platée et de Mycale. Le règlement des affaires intérieures, la restauration des villes détruites, mais, par-dessus tout, les querelles qui avaient de nouveau divisé la Ligue hellénique à peine reconstituée en deux partis hostiles, tout prêts à se faire ouvertement la guerre, tout cela avait si complètement absorbé l’attention des Grecs qu’on n’avait pu songer à des entreprises communes au dehors. Il était heureux que les Perses se fussent tenus tranquilles et qu’ils n’eussent pas osé profiter de ce temps pour marcher de nouveau en avant. Enfin, les affaires de la Ligue étaient remises en ordre, au moins extérieurement. Lorsque les Péloponnésiens eurent échoué dans leur tentative d’élever Sparte au rang de grande puissance unique, celle-ci dut chercher à conserver à côté d’Athènes son prestige et sa préséance de chef-lieu ; et cette tâche n’était pas aisée, ainsi que l’avait clairement prouvé l’énergie supérieure et la hardiesse résolue des Athéniens à Sestos.

Néanmoins, la situation de Sparte n’était pas défavorable. Elle avait commandé, avec gloire et avec succès, les forces de terre et de mer de la nation grecque ; c’était une situation que Sparte n’avait jamais eue auparavant et qui précisément l’avait amenée à élever ses prétentions excessives. Son hégémonie sur terre et sur mer avait été confirmée solennellement dans le nouveau pacte fédéral ; deux Héraclides pleins d’énergie se trouvaient à sa tète, les vainqueurs de Platée et de Mycale, et ils paraissaient être les hommes qu’il fallait pour maintenir. intact l’honneur de Sparte. Pausanias surtout nourrissait de vastes projets et, plus il trouvait insupportables les entraves que dans sa patrie les éphores imposaient à son ambition, plus était grande l’impatience avec laquelle il cherchait l’occasion de gagner sur les champs de bataille une gloire et une influence nouvelles.

 

 

 



[1] HÉRODOTE, VIII, 130.

[2] HÉRODOTE, IX, 90, 103.

[3] HÉRODOTE, IX, 104). Éphore (ap. DIOD., XI, 34-37), entraîné par son patriotisme local d’Éolien, prétend que les villes éoliennes prirent part à cette défection. Hérodote (IX, 106) n’a entendu parler que des Lesbiens.

[4] La délibération sur l’Ionie est dans Hérodote (IX, 106). Diodore (XI, 37) parle aussi des projets d’émigration. Lemnos et Imbros appartiennent au φύρος νησιωτικός et non pas Έλλησποντιακός : KIRCHHOFF (ap. Hermes, XI, p. 15) en conclut que ces îles ont été comprises des premières dans la confédération athénienne.

[5] Thucydide (I, 89) passe sous silence l’expédition collective dirigée sur Abydos et fait partir pour l’Hellespont les Athéniens seuls avec leurs nouveaux alliés.

[6] THUCYDIDE, I, 89.

[7] HÉRODOTE, IX, 118 sqq. D’après KIRCHHOFF (Abhandl. der Berl., 1873, p. 21, id. Hermes, XI, p. 8), Sestos n’aurait été alors occupée que temporairement, et aurait été reconquise à nouveau par Cimon (PLUTARQUE, Cimon, 9).

[8] Sur l’époque de la reconstruction d’Athènes, voyez ULLRICH, Ueber die hellenischen Kriege, Programm 1868).

[9] Sur le tracé des murailles élevées par Thémistocle, voyez E. CURTIUS und KAUPERT, Atlas von Athen, 1. 2. 3 et E. CURTIUS, Attische Studien, I, p. 60 sqq. (Abh. der K. Ges. d. Wiss. zu Göttingen, 1860). Sur le bastion triangulaire au S. O., cf. ibid., p. 61-65. KAUPERT (Monatsber. der Berl. Akad., 1879, p. 618 sqq.) évalue le périmètre de l’enceinte d’Athènes à 7912 mètres, celui des murs du Pirée à 12,665 mètres.

[10] Observations faites par Sparte (THUCYDIDE, I, 80). Plutarque (Themist., 19) cite parmi les plaignants les Éginètes.

[11] THUCYDIDE, I, 93. On a des inscriptions funéraires qui étaient incorporées dans la maçonnerie des murs bâtis par Thémistocle (C. I. ATTIC., I, 479. 483. 477 b) ainsi que le relief du discophore provenant du Dipylon (Abhandl. der Berl. Akad., 1873, p. 153 sqq.).

[12] THUCYDIDE, I, 93. Appien (B. Mithrid., 30) donne la hauteur de 40 coudées ou 18m50. Or, comme on ne pouvait songer à élever le mur jusqu’à 37 mètres, le chiffre d’Appien représente probablement la hauteur projetée, mais qui ne parait pas avoir jamais été atteinte. ROSS (Archäol. Aufsütze, I, p. 293) corrige le passage et lit 14 coudées ou 6m47.

[13] DIODORE, XI, 43. BÖCKH (Staatshaushaltung, I, p. 448) croit à une méprise de l’historien. Cependant, voyez Philologus, XXVIII [1869], p. 48.

[14] Intrigues des oligarques à Platée (PLUTARQUE, Aristid., 13).

[15] PLUTARQUE, Aristid., 22.