HISTOIRE GRECQUE

TOME DEUXIÈME

LIVRE TROISIÈME. — DU DÉBUT DES GUERRES MÉDIQUES À LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE.

CHAPITRE PREMIER. — LES GUERRES DE L’INDÉPENDANCE.

 

 

§ V. — CAMPAGNE DE MARDONIUS.

On ne pouvait se faire illusion à Athènes sur les dangers de guerre qui étaient toujours menaçants. La supériorité de l’ennemi était encore assez marquée. Les pertes qu’il avait subies lui étaient, au fond, plus avantageuses que préjudiciables. L’entretien de l’armée et sa conduite n’en devenaient que plus faciles. Il ne lui restait plus que des troupes choisies, commandées par un général résolu, qui connaissait parfaitement le pars et ses habitants, et dont l’honneur personnel comme la situation officielle dépendait absolument de l’issue de la campagne. Elle était au cœur de la Grèce, entourée d’alliés fidèles qui lui donnaient toute l’assistance possible. Il est vrai que l’armée perse ne pouvait plus avoir sa confiance antérieure, qui avait été ébranlée par les tristes expériences des derniers temps et surtout par la retraite précipitée du Grand-Roi. Elle avait de funestes, pressentiments. Des Perses de distinction, chefs des troupes, avouaient publiquement qu’ils se sentaient comme poussés à leur perte par une sombre fatalité. Il v avait même des généraux, comme Artabaze, qui montraient peu de goût pour la guerre et n’inspiraient qu’une médiocre confiance[1].

Aussi Mardonius procéda-t-il d’abord avec beaucoup de prudence et de douceur. Il n’avait plus évidemment l’intention de faire dépendre d’une seule bataille l’issue de la nouvelle campagne. Aussi utilisa-t-il ses quartiers d’hiver en Thessalie pour se mettre en relation avec les États et les sanctuaires de la Grèce : il chercha à obtenir des oracles une sorte de légitimation pour ses plans[2] ; il convint avec les Argiens que ces derniers, par une attaque hostile, empêcheraient les Spartiates d’entrer en campagne. Mais, ce qui l’occupa le plus, ce furent les négociations avec Athènes. Sur ce terrain, il trouva un médiateur parfaitement qualifié dans la personne d’Alexandre de Macédoine. En effet, ce dernier était un vassal du Grand-Roi, allié aux premières familles de la noblesse de l’empire. Il était en même temps un Héraclide de sang grec, initié dès sa jeunesse à la culture hellénique ; il avait été reconnu comme hellène à Olympie[3] : c’était un vieil ami de la cause grecque ; il avait rendu de tels services aux Athéniens qu’ils l’avaient proclamé le bienfaiteur et l’hôte de leur cité. C’est par lui que Mardonios fit exprimer aux Athéniens ses dispositions conciliantes. On devait oublier le passé : il ne voulait pas la perte de la république ; bien plus, il proposait de relever lui-même leur ville et leurs sanctuaires et d’agrandir leur territoire. Il ne leur demandait que de sortir de l’alliance hellénique et de s’attacher à lui, sans pour cela renoncer à leur indépendance[4].

On voit qu’il avait, à l’instigation peut-être des oracles, la pensée d’organiser une confédération grecque sous le protectorat de la Perse. Malgré l’hostilité d’Athènes, il espérait gagner plus facilement à ses plans cette cité ionienne que l’altière population dorienne ; son but final était de s’emparer du Péloponnèse avec l’aide de la flotte athénienne. Ce plan était adroit, et la tentation n’était pas petite pour les Athéniens. Que l’on considère qu’après avoir couru l’Archipel ils venaient de rentrer chez eux, ne trouvant ni maisons ni moissons dans leur pays dévasté, qu’ils étaient occupés à s’y réinstaller péniblement, et que dans leur détresse ils ne recevaient de Sparte que des témoignages de haine et d’envie ! On comprenait bien à Sparte la gravité de la situation. On se hâta d’envoyer à Athènes des ambassadeurs, qui promirent l’assistance la plus fidèle pour la guerre prochaine et tous les adoucissements possibles à la détresse causée par la guerre actuelle. C’est avec angoisse qu’ils attendaient la décision du peuple athénien, de qui dépendait la sort de la Grèce.

C’est dans de telles occasions qu’Aristide se trouvait à son poste, prêt à faire comprendre aux citoyens, qui hésitaient peut-être, ce que la patrie demandait d’eux. Sur sa proposition, le peuple, réuni pour prendre une résolution définitive, fit aux ambassadeurs lacédémoniens, comme aux ambassadeurs perses appuyés par Alexandre, cette réponse qui restera à jamais mémorable, aussi longtemps que l’histoire gardera sur terre le souvenir du passé. Les Athéniens déclarèrent publiquement qu’ils ne vendraient pas leur liberté pour tous les trésors du monde ; qu’ils étaient les ennemis des Perses, destructeurs de leurs sanctuaires, et qu’ils le resteraient tant que le soleil suivrait son cours. Et pour se lier eux-mêmes à leur parole de la manière la plus solennelle, ils firent prononcer par les prêtres de l’État les malédictions les plus terribles contre tous les citoyens qui deviendraient infidèles à l’alliance hellénique.

Dès que, par cette conduite magnanime des Athéniens, les Spartiates se virent débarrassés de leurs craintes, ils redevinrent les alliés paresseux et égoïstes d’autrefois et ne pensèrent plus à tenir leurs promesses. Aussi, lorsque les ambassadeurs athéniens accoururent à Sparte pour annoncer que Mardonius quittait la Thessalie et pour réclamer l’accomplissement immédiat des devoirs d’alliés, furent-ils retenus par les autorités pendant des semaines, sous toutes sortes de prétextes. On ne pouvait plus douter que les Spartiates ne voulussent éviter de sauver Athènes d’une nouvelle humiliation. Enfin, ils firent partir des troupes la nuit, en secret, afin de pouvoir le lendemain, quand les Athéniens se présentèrent avec les Platéens et les Mégariens devant le peuple pour le menacer de rompre les négociations, leur crier d’un ton ironique : Pourquoi vous échauffez-vous tant ? L’armée spartiate est déjà en route pour l’isthme.

Ils avaient, dans l’intervalle, atteint complètement leur but. Lorsque Mardonius, qu’avaient rallié les troupes d’Artabaze, se mit eu marche vers le sud, les Athéniens, dépourvus de toute assistance de la part de leurs alliés, n’étaient pas en état de défendre leur frontière. Après neuf mois passés dans leur pays, ils durent de nouveau l’évacuer et supporter derechef toutes les misères de l’émigration, pendant qu’à Sparte on célébrait paisiblement la fête des Hyacinthies. Vers le milieu de juillet, Mardonius fit connaître à Sardes, par le moyen de signaux de feu, la deuxième occupation d’Athènes : mais il ménagea le pays. Il espérait encore un revirement d’opinion chez les Athéniens ; il ne pouvait s’empêcher de croire que la conduite déloyale de Sparte agirait d’une manière favorable sur les esprits. Aussi envoya-t-il d’Athènes un nouvel ambassadeur à Salamine. C’était un Hellespontien du nom de Murychide, porteur de propositions tellement acceptables que Lycide lui-même, un Aréopagite athénien, à ce qu’il semble, se déclara pour leur adoption et demanda que l’on proposât un décret dans ce sens aux citoyens. Mais à peine ce vote fut-il connu de la foule qui attendait au dehors, qu’elle entoura le malheureux et le fit périr à coups de pierres : les femmes envahirent même la maison de Lycide et lapidèrent sa femme et ses enfants[5]. Tel était le fanatique amour de la liberté que gardait cette cité chassée de ses foyers ; la pensée même de négociations était châtiée comme une trahison infâme envers la patrie.

Mardonius, ayant ainsi reconnu la vanité de son désir de conciliation, ravagea sans pitié, sous les yeux des Athéniens émigrés, tout leur territoire ; puis, après qu’il eut fait avancer une colonne mobile jusqu’à Mégare, il franchit le Cithéron et rétrograda en Béotie, afin de livrer la bataille décisive sur un terrain favorable à la cavalerie et parfaitement connu de lui. Il éleva un camp carré bien fortifié dans les prairies de la vallée de l’Asopos, à la limite du territoire de Platée. Appuyé sur Thèbes, où étaient ses approvisionnements en grandes quantités, il avait devant lui les passages qui conduisaient en Attique et dans l'isthme. A l’exception des Phocidiens, qui s’étaient maintenus indépendants sur le Parnasse et qui poussaient des pointes hardies dans la plaine, toute la Grèce moyenne lui était soumise. Thèbes surtout s’était étroitement alliée avec lui. Les familles régnantes y cherchaient à établir les rapports les plus intimes avec les grands de la Perse ; elles étaient très fières de posséder chez elles le quartier-général de l’armée perse : le riche Attaginos invitait à sa table les généraux étrangers. Perses et Thébains vivaient côte à côte ; la vieille antipathie entre Hellènes et Barbares semblait avoir disparu, et Mardonius devait se sentir chez lui, comme s’il était déjà le satrape d’un pays incorporé à l’empire,

Pendant ce temps, les Péloponnésiens avaient opéré à Éleusis leur jonction avec les Athéniens. Le général commun était Pausanias qui, en sa qualité de régent sous la minorité de Plistarchos, fils de Léonidas, avait le commandement de l’armée. C’était un homme à grandes visées, intelligent et adroit. Il avait amené 5.000 Spartiates, dont chacun était accompagné de 7 hilotes, et 5.000 Lacédémoniens, qui étaient aussi pesamment armés. En outre, il était venu du Péloponnèse 1,500 Tégéates, 5.000 Corinthiens avec 300 Potidéates, 600 Orchoméniens, 3.000 Sicyoniens, 800 Épidauriens, 1.000 Trœzéniens, 200 Lépréates, 100 Achéens de Mvcènes et de Tirynthe, 1.000 Phliasiens, 300 Hermioniens plus 1.000 guerriers venus de l’Eubée, 1,500 des îles et des côtes occidentales (Ambracie, Leucade, Anactorion, Céphallenie), 500 Éginètes, 3.000 Mégariens, 600 Platéens, et enfin 8.000 Athéniens ; en tout. 38.700 fantassins pesamment armés, et 69,500 d’infanterie légère, sans compter 1.800 soldats légèrement armés de Thespies. C’était une magnifique armée, comme la Grèce n’en a jamais réuni une seconde, mais sans cavalerie ; car tous les peuples possédant des cavaliers étaient du côté des Perses. L’armée des alliés ne pouvait clone se risquer dans la plaine : elle prit position sur le penchant d’une ligne de hauteurs qui relie le Cithéron et le Parnès, d’Hysiæ à Érythræ, en face du camp des Perses, et attendit l’attaque de l’ennemi.

Mardonius ne tarda pas à montrer la force de son armée dans tout son éclat. Il fit passer l’Asopos à tonte sa cavalerie sous Macistios, pour attaquer les alliés dans leurs positions inférieures. Les Mégariens reçurent particulièrement le choc : ils tinrent tète avec calme, tout en prévenant le général en chef que, si on ne les relevait pas, ils ne tarderaient pas à être détruits. Pausanias fit demander quel contingent voudrait accepter ce poste périlleux. Tous se turent : seuls les Athéniens se déclarèrent prêts à marcher en volontaires. Olympiodore conduisit 300 hommes d’élite au poste en danger, en les appuyant d’une troupe d’archers.

La fortune se déclara pour ces hommes de cœur. Au moment où les fiers escadrons les chargeaient avec des airs insolents, ils furent reçus par des traits si bien lancés, que le coursier caparaçonné d’or de Macistios tomba avec son cavalier ; après un vif combat, son cadavre resta aux mains des Grecs. Saisis de terreur, les ennemis s’enfuirent en grand désordre, et le courage des Hellènes ne fut pas peu exalté par ce succès.

Pendant que, dans le camp des Perses, on pleurait avec de sauvages explosions de douleur le général tombé, un des hommes les plus considérables de l’armée, les alliés résolurent de changer de position. Ils passèrent devant Hysiæ, se dirigeant à l’ouest, et entrèrent sur le territoire des Platéens, vers la source de Gargaphia. Ils y trouvèrent de l’eau en abondance ; les fortifications de Platée leur donnaient un point d’appui, et devant eux s’étendait un large terrain, sur lequel ils déployèrent leur front tourné vers l’est, depuis la Gargaphia, où se tenait Pausanias avec l’aile droite, jusqu’à la plaine de l’Asopos, où campaient les Athéniens. En face de l’aile droite étaient les Perses ; en face de la gauche, leurs auxiliaires grecs ; au centre, les contingents du Péloponnèse et de l’Eubée avaient devant eux les Mèdes, les Bactriens et les Indiens.

Les armées restèrent ainsi en présence pendant dix jours. Du côté des Perses, on ne cessait de faire des tentatives pour obtenir la désertion de détachements isolés des alliés. Les amis que Mardonius avait à Thèbes, et parmi les conseillers perses avant tout le sage Artabaze, fils de Pharnace, croyaient toujours qu’il fallait, à prix d’argent, décider les cités à rappeler leurs contingents. On faisait de petites reconnaissances ; on envoyait des colonnes à cheval, sous la conduite des Thébains, pour attaquer les convois de vivres qui venaient du Péloponnèse en franchissant le Cithéron. On n’osait risquer une bataille ; chaque matin Mardonius, anxieux, interrogeait les devins grecs qu’il avait dans sa suite. Enfin, les circonstances devenaient pressantes. L’armée des alliés se renforçait tous les jours les Perses commençaient à souffrir de la disette, et Mardonius, impatienté, résolut, malgré l’opposition d’Artabaze, de franchir l'Asopos et d’attaquer. La nuit précédente, Alexandre de Macédoine avait informé les Athéniens de l’attaque qui se préparait.

Cette nouvelle produisit une grande agitation dans l’armée grecque. Les Spartiates demandèrent que les Athéniens prissent l’aile droite, parce qu’ils s’étaient déjà mesurés avec les Perses. Les Athéniens cédèrent sans faire d’objections ; mais, les ennemis ayant fait un changement semblable dans leur disposition, les troupes reprirent leurs anciens postes. Les Perses, encouragés par ces signes de timidité et d’irrésolution, attaquèrent avec plus de confiance, firent beaucoup de mal aux Grecs sur toute la ligne, et réussirent même à combler la source de Gargaphia. Pausanias reconnut qu’il était impossible de garder ses positions. Il donna l’ordre de s’avancer à l’entrée de la nuit vers l’ouest, et de prendre position entre les petits ruisseaux qui se jettent au-dessous de Platée dans la petite rivière d’Oëroë : Farinée y trouvait une eau abondante, et le sol glissant promettait de la protéger contre la cavalerie. Mais cet ordre ne fut pas obéi. Il trouva chez les Spartiates eux-mêmes la plus vive opposition. Amompharétos resta avec les Pitanates près de la Gargaphia, pendant que les troupes du centre, au lieu d’aller gagner en ordre les positions indiquées sur leurs derrières, s’enfuirent en tumulte deux fois plus loin et, de cette façon, sortirent tout à fait de la ligne de bataille. Les Athéniens étaient restés calmes à leur poste, attendant que le désordre général prit lin.

On voit que jamais jour de bataille ne s’était annoncé dans des conditions plus défavorables. Les trois corps d’armée étaient sans cohésion entre eux, et l’union n’était guère plus grande dans chacun d’eux. Ce n’est que vers le matin que Pausanias réussit à reconstituer l’aile droite. Elle était encore en marche lorsque les Perses attaquèrent avec impétuosité. En définitive, le trouble et l’irrésolution des alliés avaient eu l’heureux effet que les Perses, voyant au matin le mouvement de retraite, le regardèrent comme une fuite, et crurent devoir poursuivre les Grecs, pour les empêcher de se sauver au delà des montagnes. Il s’ensuivit une attaque désordonnée, à laquelle toute l’armée ne put prendre part. Tout le poids de l’attaque portait à ce moment sur les Spartiates qui, vu la retraite du centre, ne pouvaient attendre de secours que des Athéniens. Mais ceux-ci, prêts à accourir, furent attaqués du côté de l’Asopos par les Béotiens et les autres Grecs dissidents (ils étaient 50.000, dit-on) : ils eurent à soutenir un rude combat ; les Spartiates et les Tégéates durent donc se tirer d’affaire tout seuls. Ils restèrent quelque temps sur la défensive et se laissèrent couvrir de traits par les Perses qui, avec leurs boucliers tressés, s’étaient fait une sorte de claie par-dessus laquelle ils lançaient leurs projectiles. Beaucoup de braves périrent ainsi sans pouvoir combattre. Enfin, les signes devinrent favorables ; les guerriers irrités poussèrent des cris de joie en entendant donner l’ordre d’avancer la lance en arrêt. La barrière de boucliers fut renversée ; les Perses se précipitèrent au-devant des lances : ils combattirent corps à corps dans une mêlée épaisse, et des flots de sang coulèrent autour du sanctuaire de Déméter. Le combat durant longtemps, les lourdes armures et le courage calme des Spartiates leur donnèrent la victoire ; les Perses cédèrent, et, lorsque Mardonius lui-même tomba atteint à la tète d’une pierre lancée par Aïmnestos, la débandade commença. Les fuyards en désordre descendirent pêle-mêle les pentes glissantes qui conduisaient à l’Asopos, pour gagner aussi vite que possible la porte du camp. En bas se tenaient des masses de guerriers qui n’avaient pas pu être engagés. Artabaze, qui avait accompagné Xerxès â l’Hellespont, était là avec 40.000 hommes de troupes fraîches. Mais, au lieu de livrer sur l’Asopos une nouvelle bataille, il commença la retraite vers le nord dès qu’il vit la déroute. Il voulait précéder la nouvelle de la défaite des Perses, et prévenir le mauvais effet qu’elle devait avoir sur les Grecs soumis, qui se hâteraient de faire défection.

Lorsque les Spartiates atteignirent le camp, les Athéniens étaient au plus chaud de la bataille. Car les Béotiens combattaient sous le commandement des aristocrates de Thèbes, dont l’avenir était en jeu : c’était une lutte désespérée, comme on en voit quand se déchaîne la fureur des partis. Enfin Aristide réussit à culbuter les rangs ennemis, et c’est devant la porte du camp que se rejoignirent les deux valeureuses ailes, dont chacune avait gagné sa bataille. La lâcheté du centre fut punie : car, lorsque les troupes du Mégare et de Phlionte, informées de la victoire, reparurent sur le champ de bataille, elles furent attaquées et fort malmenées par les cavaliers thébains. Lorsque les Athéniens curent opéré leur jonction avec les Spartiates, qui s’étaient arrêtés irrésolus devant les retranchements du camp, l’assaut fut donné, les portes ouvertes, et le massacre des Perses pressés dans leur enceinte fut la conclusion de cette chaude journée[6].

Cette fois, Athènes et Sparte s’étaient montrées toutes deux au premier rang des champions de l’Hellade. Les Athéniens, ait commencement comme à la lin de la lutte, dans le combat de cavalerie comme dans l’assaut de la forteresse, avaient porté les coups décisifs : ils avaient été toujours prêts à occuper le poste le plus dangereux et, parmi les autres contingents, ils avaient seuls, du commencement à la fin, gardé leurs rangs. Les Spartiates, de leur côté, prétendaient au prix d’honneur, parce qu’ils avaient remporté la victoire sur l’élite des ennemis. Les sacrifices extraordinaires qu’ils s’étaient imposés pour entrer en campagne, et les services éminents rendus par quelques-uns d’entre eux, disposaient l’armée des alliés en leur faveur. Aussi la joie de cette grande victoire. et la reconnaissance pour le salut miraculeux de la patrie fut-elle troublée par la discorde des alliés : on allait voir éclater les dissensions les plus fatales, si Aristide ne s’était montré, une fois de plus, le bon génie des Athéniens et des Hellènes ; ce fut encore lui qui sut faire écouter la voix du patriotisme désintéressé, du devoir dicté par une morale supérieure. C’est grâce à lui que ses ambitieux collègues, en particulier Léocrate et Myronide, acceptèrent la proposition conciliatrice de Cléocritos de Corinthe, qui demanda que le prix d’honneur fut décerné, non pas à Athènes ni à Sparte, mais aux Platéens[7] Et certes, personne ne pouvait envier cet honneur mérité à la petite république qui avait montré un dévouement aussi inébranlable à la cause de la liberté. Les Platéens avaient combattu à Marathon ; quoiqu’ils ne fussent pas marins, ils avaient assisté au combat d’Artémision sur les navires athéniens, et maintenant on venait de livrer sur leur sol, sous la protection de leurs héros indigènes, ce combat suprême qui leur avait imposé les plus lourds sacrifices.

Après une sanglante bataille, en avait donc remporté, dans le propre camp des alliés, une victoire encore plus difficile. II y eut entente parfaite pour mettre en commun le riche butin de guerre, et pour le répartir, dans les proportions voulues, entre les dieux, les généraux et les soldats. Pour la première fois, les Grecs virent étalés sous leur veux toute la magnificence et tout le luxe de l’Orient : Xerxès avait laissé à son lieutenant tout l’appareil d’une cour royale ; un harem avec des femmes et des eunuques, des cuisines, des écuries, des tentes avec un mobilier splendide, des masses d’or monnayé, des esclaves, hommes et femmes, étaient tombés au pouvoir des vainqueurs. Pausanias avait bien raison de rire de la folie d’hommes qui, libres de jouir de pareilles splendeurs, avaient préféré se mettre en campagne pour attaquer dans leurs montagnes les Hellènes habitués à vivre de si peu.

Ensuite, on procéda à la sépulture solennelle des guerriers tombés et à la purification du pays. On alla chercher à Delphes, au foyer commun de la nation, un feu nouveau et pur pour les sacrifices[8]. Puis, on prit des mesures plus importantes et d’un intérêt permanent.

Les Platéens s’étaient entièrement jetés dans les bras des Athéniens. On raconte que, sur la proposition d’Arimnestos, ils avaient résolu d’incorporer leur territoire à celui de l’Attique, alléguant pour raison qu’Aristide avait reçu de Delphes un oracle promettant la victoire aux Athéniens, mais seulement sur leur propre territoire. Mais ce suicide d’une libre cité hellénique, et l’agrandissement qu’il procurait au territoire de l’Attique, devait exciter des susceptibilités, et Aristide ne pouvait permettre que, par là, l’œuvre de paix à laquelle il s’était consacré tout entier couda le risque d’échouer. D’un autre côté, on ne pouvait livrer de fidèles alliés aux rancunes des Thébains, leurs voisins irréconciliables. Il fallait prendre des mesures pour leur assurer la sécurité du lendemain. On trouva un expédient excellent, en décidant que le territoire d’une ville qui avait été le théâtre d’une victoire glorieuse serait déclaré sacré et inviolable, et qu’on ne pourrait l’attaquer sans se mettre en guerre avec toute la Grèce, laquelle considérerait sa défense comme un devoir sacré pour tous les Hellènes.

Ce territoire devint donc pour les Hellènes un nouveau centre national : tous les États de la confédération devaient le protéger contre toute attaque ; de sorte qu’il n’était plus possible de limiter la défense du pays à celle de la péninsule méridionale, et qu’en même temps l’Attique y gagnait une nouvelle garantie de sécurité pour ses frontières. Platée conserva sou entière indépendance : la ville fut reconstruite ; sa porte on éleva un sanctuaire, national à Zeus libérateur, à l’autel duquel on célébrerait chaque année l’anniversaire de la victoire ; et, tous les quatre ans, la fête devait être entourée d’une solennité particulière, comportant des jeux et des distributions de prix. Tous les États alliés devaient y prendre part, en y envoyant des députés et des théories ; quant aux Platéens, on leur confiait une mission d’honneur, celle de veiller sur les sépultures des guerriers, et d’honorer tous les ans leur mémoire par des sacrifices et des prières. Enfin, on établit une nouvelle organisation des forces défensives de la confédération : on décida qu’on entretiendrait une armée fédérale de 10.000 hommes d’infanterie, 1.000 cavaliers et 100 navires de guerre, toujours prête à défendre la patrie. Sans doute, on prit des mesures pour répartir les frais d’entretien et pour régler la question du commandement des forces fédérales.

Toutes ces institutions, qui renouvelaient la confédération fondée par le congrès de l’Isthme, furent votées par les contingents réunis en assemblée nationale au nom du peuple hellénique tout entier. Aristide, l’objet île la confiance universelle, fut l’homme qui rendit cette union possible : c’est sur sa proposition que furent prises ces résolutions qui donnaient à la sanglante victoire sa consécration[9].

Le dernier acte de l’armée collective fut l’expédition contre Thèbes : il fallait s’acquitter du devoir de châtier l’allié le plus opiniâtre de l’ennemi national. Onze jours après la bataille, Pausanias parut devant la ville et demanda qu’on lui livrât les chefs de parti qui étaient responsables de la politique thébaine. Ce n’est qu’après un siège de vingt jours qu’il obtint leur extradition. Attaginos avait réussi à fuir : mais Pausanias, après avoir licencié l’armée fédérale, fit exécuter comme traîtres Timagénidas et les autres chefs de la bourgeoisie[10].

 

 

 



[1] HEROD., IX, 41. 66.

[2] Mardonius et les oracles (HEROD., VIII, 133-135).

[3] Victoire d’Alexandre à Olympie (HEROD., V, 22).

[4] HEROD., VIII, 136. 140. Cf. DEMOSTH., VI, 11.

[5] HEROD., IX, 5.

[6] La date de la bataille n’est pas susceptible d’une détermination précise : nous ne connaissons que les tètes destinées à en consacrer le souvenir, et ce sont ces jours de fête que Plutarque (Aristid., 19), cette fois comme pour Marathon, rapporte à la bataille elle-même. Celle-ci précédait, par conséquent, de quelques jours la date indiquée, c’est-à-dire le quatrième jour avant la fin de Panémos dans le calendrier béotien. De leur côté, les Athéniens mettent la fête encore plus tard, le Boédromion, de manière que cette fête triomphale se trouvait rapprochée de l’autre anniversaire qui se célébrait immédiatement après (le 6) à Agræ. Cf. BÖCKH, Zur Geschichte der Moncicyclen, p. 67. Il ne faut pas davantage confondre — comme l’ont fait K. FR. HERMANN, Gottesdienstl. Alterth., § 63, 9. SCHÖMANN, Griech. Alterth., II3, 9. et d’autres — la fête des morts célébrée en Mæmactérion (Alalcoménios, correspondant à Nov.-Déc.) avec la fête triomphale et panhellénique des Έλευθέρια. Il n’y a de jeux qu’aux Eleutheria. Cf. SAUPPE, ap. Nachrichten, 1864, p. 205. L’inscription consignée dans KEIL, Sylloge inscript. Bœotie., p. 127, atteste la persistance prolongée ou plutôt la rénovation de cette fête sous l’empire.

[7] PLUT., Aristid., 20.

[8] PLUT., Aristid., 20. WECKLEIN, ap. Hermes, VII, p.146.

[9] PLUT., Aristid., 21.

[10] HEROD., IX, 86-88. Cette exécution eut lieu en vertu du même principe qui fut invoqué après la guerre d’affranchissement de l’Allemagne, et qui fut alors principalement soutenu par Niebuhr, à savoir, qu’un peuple ayant conscience de son unité peut châtier comme félon quiconque a abandonné la cause nationale, encore que le traître n’ait violé aucun droit écrit. Cf. VON TREITSCHKE, Deutsche Geschichte, I, p. 618.