HISTOIRE GRECQUE

TOME DEUXIÈME

LIVRE DEUXIÈME. — DE L’INVASION DORIENNE AUX GUERRES MÉDIQUES (SUITE).

CHAPITRE QUATRIÈME. — L’UNITÉ GRECQUE.

 

 

§ VII. — INFLUENCE POLITIQUE DE L’ORACLE DE DELPHES.

Cependant le sanctuaire delphique ne fut pas seulement le centre idéal du monde grec : comme il n’existait partout que des États séparés et qu’à la place des amphictyonies surannées aucun système fédératif nouveau ne s’était constitué, il fut aussi le seul et unique centre de la nationalité grecque, vis-à-vis de l’étranger comme des républiques prises isolément.

Aucun autre sanctuaire n’avait pu acquérir une importance comparable, pas même les plus considérés et les plus influents, tels que l’Artémision d’Éphèse et le Didymæon, près de Milet. Celui-ci, qui eût été le plus capable d’entrer en lice avec Delphes, avait pourtant un désavantage : il n’était pas un centre amphictyonique pour les États ioniens ; les sanctuaires de cette région n’avaient pu soutenir assez fermement la lutte contre la partie de l’Asie qui n’était pas grecque. Delphes était donc reconnue, au dedans et au dehors, comme le cœur de l’être hellénique ; c’est vers Delphes que se tournaient les princes et les États qui voulaient nouer des relations avec la nation grecque ; c’est par ses prêtres qu’ils cherchaient à gagner de l’influence sur elle, à exploiter, pour arriver à leurs fins, le trésor de la sagesse grecque. Vers la Xe olympiade (740), des princes phrygiens y dédiaient déjà des offrandes[1] ; des rois de Lydie les suivirent qui suspendaient le destin de leur empire aux lèvres de la Pythie. Les populations de l’Occident, dès qu’elles furent initiées par les colonies à la civilisation hellénique, comprirent et acceptèrent la gloire de Delphes. Au temps de Cyrus, une vieille ville des Tyrrhéniens, Agylla, située sur la côte d’Étrurie, avait un Trésor particulier à Delphes, pour y exposer ses présents sacrés[2]. Les Tarquins, originaires du même pays, honoraient l’oracle delphique, et la république romaine maintint fidèlement ces relations[3].

Les États étrangers obtinrent ainsi le droit d’hospitalité au foyer commun de la Grèce, comme on appelait Delphes : des rapports s’établirent qui furent de la plus haute conséquence pour la richesse et le crédit de l’oracle, et aussi pour l’extension du commerce maritime, lié si étroitement aux intérêts de Delphes. L’Hellade, sortant de son isolement, entra dans la vie internationale ; et nulle part plus qu’à Delphes ne fut pratiquée et encouragée cette belle institution antique, l’hospitalité, qui unit non-seulement des familles séparées, mais des communautés entières, des États et des peuples.

La consécration de ce droit était un point capital dans le code international de Delphes. C’est pourquoi, dans la peinture de la Lesché qui représentait la chute de Troie, on voyait au milieu des ruines de la ville expirante Anténor qui, épargné par les vainqueurs comme Rahab à Jéricho, sortait librement avec toute sa famille, parce qu’il avait autrefois reçu à titre d’hôtes les envoyés des Grecs, Ménélas et Ulysse. Les États étrangers étaient introduits auprès de la Pythie par les républiques grecques ; ainsi, les Corinthiens exposèrent dans leur propre Trésor les présents sacrés des Mermnades, et les Massaliotes, ceux des Romains[4].

Les relations de Delphes avec les États grecs furent singulièrement plus difficiles. Tant qu’ils ne furent que des peuplades volontairement groupées autour du dieu amphictyonique, ils formèrent, il est vrai, un ensemble dont le point central était le sanctuaire d’Apollon. Mais l’influence même de l’oracle ayant organisé les peuplades en États, ceux-ci, naturellement, prétendirent dès lors à une plus grande indépendance, ce qui dut donner lieu à des conflits de toute sorte.

On reconnut à la Pythie, sans hésitation, un certain droit de haute surveillance. A cet effet, il y a, dans tous les États en relations avec Delphes, des fonctionnaires qui sont les représentants permanents de l’oracle : à Sparte, les Pythiens, compagnons de tente des rois[5] ; à Athènes, les exégètes du droit sacré, nommés par la Pythie ; à Égine, à Mantinée, à Trœzène et dans d’autres cités, les collèges de théores[6]. Ils sont là pour rappeler sans cesse le droit divin, qu’on ne doit jamais violer ; pour dénoncer toute infraction aux préceptes communs qui régissent les Grecs ; pour veiller à l’exécution des ordres de Delphes. Car la Pythie ne se borne pas à surveiller et à protéger ; elle ordonne aussi, elle exige. Elle exige, par exemple, l’expulsion des criminels hors de la communauté des citoyens ; elle veut qu’on lève des soldats pour la défendre de ses ennemis, pour punir le renversement d’une constitution ratifiée par elle. Elle ordonne l’apaisement des guerres civiles, elle arrange les différends entre les partis, entre les voisins ; elle adresse tel État à tel autre, comme Sparte à Athènes pendant la seconde guerre de Messénie, comme les Étoilons aux Pélopides à Héliké ; elle règle les relations réciproques des États, par exemple, quand elle commande aux Mantinéens de transporter du Ménale chez eux les restes d’Arcas et de se donner ainsi toute l’autorité d’une capitale arcadienne. Enfin elle organise les constitutions des différentes cités, ou se réserve le droit de ratifier toutes les constitutions nouvelles. Clisthène lui-même reconnut ce droit quand il établit ses nouvelles tribus.

Delphes, gouvernée elle-même par certaines familles, représenta partout le régime aristocratique. Son influence dépendait du prestige des vieilles maisons : c’est dans la république aristocratique qu’on trouve la liberté fondée par les dieux[7], dont Pindare fait honneur à Sparte. En opposition avec le relâchement des liens politiques dans les cités ioniennes, Delphes voulait un système rigoureux, tel qu’il est réalisé dans la perfection chez les Doriens, formés à l’école des préceptes delphiques. Tout mouvement contraire, toute retouche à une constitution sans l’agrément de la Pythie, s’appelait Révolution. De là, la lutte de l’oracle contre les tyrans, qui s’étaient détachés de Delphes avec leurs États, et qui avaient transplanté sur le territoire des cités dociles à l’Apollon Pythien le régime des villes néo-ioniennes. L’oracle donnait à Clisthène de Sicyone le nom de bourreau[8], pour mieux l’opposer au vieux roi du pays, Adrastos.

Pour les colonies, la liberté avec laquelle Delphes les traitait était complète ; pendant la longue période de colonisation des VIIIe et VIIe siècles, l’oracle ne put pas se contenter d’indiquer les endroits habitables ; il dut aussi aider à la solution de ces questions nouvelles et multiples qu’amenait l’organisation des cités. Or, nulle part le terrain n’était mieux préparé pour un développement anti-delphique de la vie publique, nulle part le danger des souverainetés illégales ne fut si imminent qu’aux colonies, où les luttes de partis, avec toutes leurs conséquences, étaient inévitables dans une population mêlée et hétérogène, et à cause de l’inégalité précoce des fortunes. C’est pourquoi on appelait la Sicile une mère de tyrans ; et ce qui n’était dans l’Hellade qu’une situation transitoire tendait à devenir dans les colonies la forme permanente des constitutions.

Pour fonder sur un sol aussi mouvant la loi et l’ordre, des lois écrites devinrent nécessaires dans les colonies, en un temps où les États de la métropole étaient encore administrés d’après des traditions transmises oralement. Moins une coutume unanimement acceptée dominait, plus un droit stable était nécessaire ; et, comme il était impossible d’appliquer aux colonies des constitutions qui fussent rattachées aux droits héréditaires de la noblesse et établies d’après un ordre social immuable, ce qui restait à faire de plus pratique était d’y favoriser les régimes qui étaient les plus propres à s’acclimater dans les villes maritimes et commerciales, ainsi que de prévenir tout ce qui pouvait les faire dégénérer en démagogie ou eu tyrannie. Or, rien n’y réussit mieux que les constitutions timocratiques, c’est-à-dire, celles qui organisaient la bourgeoisie d’après la propriété et fixaient ainsi les droits civils de chacun. Sur ce principe se fonda une élite bourgeoise, composée des plus riches propriétaires, et correspondant assez bien à une aristocratie. Elle comprenait d’ordinaire mille membres : on trouve une catégorie de ce genre il Rhégion, à Crotone, à Locres, à Agrigente, à Kyme. C’est dans les colonies qu’on prit aussi plus tôt qu’ailleurs l’habitude de transporter à d’autres places, comme un produit industriel, les législations qui avaient été expérimentées sur quelque point isolé. Le même fait eut lieu également  pour les constitutions écrites.

Si parmi celles-ci la plus ancienne fut celle des Locriens de l’Italie méridionale, cela tient à ce qu’il s’était formé là un mélange d’Ozoles et d’Opontiens, de Corinthiens, de Lacédémoniens et de toutes sortes d’autres émigrants, une population enfin particulièrement bigarrée, qu’une réglementation précise du droit public pouvait seule maintenir groupée en cité. Aussi le dieu de Delphes ordonna-t-il aux Locriens de se donner des lois, et au milieu du VIIe siècle parut la législation de Zaleucos, le premier code écrit que l’antiquité ait connu ; c’était, accommodé aux convenances locales, un choix fait parmi tous les articles de droit alors en usage dans les États les mieux administrés de la mère-patrie. Pour le droit criminel, on suivit comme jurisprudence les sentences de l’Aréopage ; pour la discipline politique, la Crète et Sparte, mais avec de sages modifications : ainsi, dans une ville comme Locres, on n’interdisait pas aux étrangers de séjourner parmi les citoyens, niais bien aux citoyens de circuler à l’étranger. L’aliénation des biens y fût aussi rendue difficile, le commerce entravé, en tant que trafic de détail et de boutique : les marchandises ne devaient être vendues que par les producteurs. La curiosité même fut, dans la mesure du possible, prévenue par l’interdiction faite aux citoyens de prononcer la phrase qui voltigeait toujours sur les lèvres des Ioniens : Quoi de nouveau ? D’un autre côté, on établit le cens, d’après lequel se constitua une bourgeoisie plus restreinte ; et, en ce qui concerne le droit des particuliers, on adopta pour la première fois des déterminations plus minutieuses, dont on pût déduire les rapports compliqués de la vie sociale.

Comme les lois de Crète et de Lacédémone étaient de même. famille et de même caractère, les lois de Zaleucos se trouvèrent en parfait accord avec celles un peu plus récentes par lesquelles Charondas chercha, dans sa ville natale de Catane, grâce à une réglementation sévère du droit, à faire des Sicéliotes turbulents de bons citoyens. Il sut assurer une plus libre carrière au génie ionien, sans compromettre pour cela la solidité de l’ordre politique. Les luis, à mesure qu’elles firent leurs preuves, se répandirent de plus en plus dans les villes chalcidiennes. Rien plus, le. droit public des Chalcidiens pénétra, aux siècles suivants, en Asie-Mineure, jusque dans les villes de l’intérieur, parce qu’elles virent dans son adoption la plus sûre garantie d’un progrès conforme à l’esprit hellénique. Ainsi, les problèmes que devait résoudre le législateur, vivant parmi les populations civiles des colonies occidentales, l’ont conduit à établir des constitutions qui, indépendantes des relations locales et, an même degré, des régimes particuliers des différentes tribus, portèrent une empreinte commune d’hellénisme et, par cette valeur nationale même, furent capables de se répandre au loin.

Mais, si on appelle aussi doriennes les lois de Zaleucos, cette désignation n’est justifiée que par une raison : c’est que, comme chez Charondas, comme dans la constitution des Chalcidiens de Thrace, qui eut pour auteur Androdamas de Rhégion[9], on y voit appliqués des principes sortis de la même source que les institutions de la Crète et de Sparte. Le premier de tous est que les maisons et les familles d’une ville doivent être l’objet d’une grande sollicitude, afin que dans leur sein se perpétuent les vieilles mœurs et l’instinct religieux ; c’est encore l’union indissoluble du droit et de la coutume, la lutte énergique contre la manie des nouveautés, la limite imposée à l’activité commerciale. la direction marquée à un patriotisme reposant sur la loyauté et l’amour du vrai. Il n’y a donc point lien de s’étonner qu’on mette Zaleucos, comme Charondas, en rapports avec Pythagore ; et le seul fondement de cette tradition, c’est que la sagesse de tous ces personnages dérivait de la source pythique, d’Apollon lui-même, dont les hautes maximes ont été introduites dans la vie commune par Pythagore[10] avec toute leur pureté et toute leur perfection, mais aussi avec le plus malheureux succès. La jeunesse crotoniate, inspirée de ses idées et se regardant comme une aristocratie intellectuelle, eut vraiment une attitude trop raide, trop peu conciliante vis-à-vis du reste de la bourgeoisie. Celle-ci, en effet, bien que ses droits ne fussent pas atteints ainsi, ne pouvait cependant supporter qu’un petit groupe restreint, uni par la communauté des biens et l’uniformité de la discipline morale, voulût être et fût en réalité au-dessus de tous les autres.

Dans les dernières années du vie siècle, qui furent signalées par des crises politiques violentes éclatant dans des régions fort éloignées les unes des autres, aussitôt après l’expulsion des Tarquins à Rome et des Pisistratides à Athènes, les Pythagoriciens furent atteints par cette persécution sanglante que le peuple de Crotone, aigri, déchaîna contre eux sous la conduite de Cylon, et qui remplit pendant longtemps tout le sud de l’Italie des excès sauvages de la guerre civile. A la vérité, les germes précieux qu’avait semés la doctrine pythagoricienne en Italie ne périrent pas tous. Même un membre de cette école, Archytas, sut, dans la Ce Olympiade (380), imposer à la voluptueuse Tarente le gouvernement de la vertu civique, qui est le système de Pythagore. La musique apollinienne, la mathématique, une sagesse pratique fondée sur la domination de soi-même et dirigée vers le perfectionnement harmonique de toutes les qualités physiques et intellectuelles, tout cela fit d’Archytas, au milieu d’un peuple dégénéré, le type du véritable Hellène. Cette personnalité puissante réussit encore une fois à mettre en honneur et en crédit les dogmes fondamentaux dont il faut chercher à Delphes l’origine. C’est donc un esprit unique qui vivifie ce qu’on appelle les constitutions ; c’est l’esprit hellénique, qui a trouvé en elles son expression la plus authentique ; et, si les préceptes écrits des grands législateurs des colonies occidentales eussent été conservés, ils seraient, par leur dialecte comme par leur rédaction, un témoignage évident de l’influence delphique.

L’état de la Grèce d’Europe depuis le IXe siècle, les faits qui s’y sont passés, l’empreinte de sa nationalité marquée dans toutes les manifestations de la vie intellectuelle, dans la religion et la. conception morale du monde, dans la constitution des États, dans l’architecture et la sculpture, dans la musique et dans la poésie, enfin son antagonisme voulu avec les Barbares, ce sont là des preuves essentielles de l’action que Delphes a exercée sur elle ; c’est pourquoi, à bien des points de vue, les mots delphique, dorien, hellénique, reviennent au même sens.

Cette influence ne pouvait toujours demeurer la même ; elle a été en partie refoulée par l’effet d’événements où toute la Grèce était engagée, en partie, compromise par la faute même de Delphes.

La puissance de l’oracle reposait sur les vieux souvenirs des statuts amphictyoniques, sur l’état de minorité où se ft-buvaient autrefois les États isolés, quand ils se considéraient encore comme les membres épars d’un corps national dont l’imité n’était vraiment représentée que par Delphes. Elle dut déchoir, du moment où la diffusion des lumières rejeta dans l’ombre l’autorité des présages et des prophéties, où les différentes communes s’affranchirent de la tutelle sacerdotale, on, devenues graduellement des États autonomes, elles prétendirent à une complète indépendance et suivirent chacune une politique particulariste, dont Delphes ne pouvait nullement avoir la direction.

L’État de Lycurgue fut, pendant longtemps, le favori du dieu delphique, la constitution modèle proposée à ses colonies, le bras robuste qui exécutait ses entreprises temporelles, la cité destinée à l’hégémonie de l’Hellade. Mais il se restreignit de plus en plus aux affaires du Péloponnèse, et Olympie en devint le centre nouveau ; plus tard, quand le gouvernement passa des Héraclides aux Éphores ;Delphes cessa de représenter à Sparte l’autorité suprême.

En même temps que cette ville se détachait de son sanctuaire natal, la race ionienne lit vers lui un pas en avant dans les deux États qui lui appartenaient, Sicyone et Athènes, et qui lestèrent, en se rapprochant de Delphes alors en quiète d’un appui, de s’élever à la condition de grands Étais helléniques. L’importance de Sicyone fut passagère ; mais Athènes se maintint à son rang. Elle resta en rapports étroits avec Delphes sans rien sacrifier de sou indépendance : elle sut, là aussi, concilier la liberté et le progrès avec la piété et la foi. Ainsi Delphes, au lieu d’être comme jadis à la tète d’une fédération de tribus différentes qui ne réalisaient leur imité que clans son sanctuaire, se trouva dès lors au milieu de deux États seulement, dont la puissance laissait bien loin en arrière colle de tous les autres. L’oracle ne pouvait donc plus prétendre à. la conduite des affaires communes de la Grèce.

Mais Delphes même avait changé. Dès qu’elle n’eut plus à commander et à gouverner, elle s’engagea dans les voies sinueuses de l’empirisme politique ; dès qu’elle n’eut plus une puissance propre, elle s’attacha à des puissances extérieures qu’elle pût utiliser pour ses fins, et entra dans des alliances qui répugnaient absolument à ses principes.

Ce système se révéla manifestement par la manière dont fut traité le tyran Clisthène, que l’oracle avait d’abord, comme de raison, maudit et condamné avec toutes ses propositions impies, et qui plus tard, ainsi que sa famille, forma avec lui une liaison intime et lui rendit les plus grands services. Delphes se montra donc déloyale aux Orthagorides, comme Sparte aux Pisistratides ; toutes deux ont porté jusqu’au bout la peine de leur infidélité.

Delphes perdit également toute considération auprès du peuple lorsque son clergé, qui avait promulgué jadis les plus pures maximes de la morale, travailla à se maintenir par l’intrigue et par d’autres moyens aussi peu honorables. Le dernier coup lui fut porté par l’amour de for qui, plus que tout autre poison, a vicié la vie grecque jusque-là si saine. L’or de l’Asie a de bonne heure entrainé les prêtres à estimer la faveur des princes barbares plus haut qu’il ne convenait au sanctuaire national des Hellènes. Une fois que l’affaire des Alcméonides, puis celle de Cléomène qui s’assura la complicité de l’oracle pour se débarrasser de son collègue Démarate eurent fait connaître que les sentences du dieu de Delphes étaient à vendre, tout son prestige aux veux des Hellènes devait s’effondrer. Ace moment, Delphes a cessé d’être un pouvoir central dans l’Hellade ; l’unité qu’elle représentait est rompue, et à sa place deux États se dressent en face l’un de l’autre, s’efforçant chacun de donner au peuple, par leur hégémonie, une unité nouvelle ; effort que la guerre seule pouvait pousser jusqu’à son but.

A l’époque des guerres médiques, Delphes n’était plus que l’ombre d’elle-même ; et la nation perdit ainsi toute espèce d’unité lorsqu’elle en avait le plus besoin. L’oracle fut indécis et lâche ; même il empêcha les autres États, tels que les Cnidiens, les Crétois et les Argiens, d’agir avec résolution ; toutes les grandes actions de cette époque sont dues à l’initiative privée des républiques, et cela même servit à les affranchir définitivement de toute obéissance à l’oracle, de toute docilité à la mantique. Delphes resta, de nom, le foyer commun de l’Hellade ; mais ce n’était plus là que la persistance d’une formalité, et l’autorité primitive du sanctuaire fut si complètement oubliée que bientôt les victoires gagnées par des Hellènes sur des Hellènes, avec des armes sanglantes, furent immortalisées par des monuments à Delphes même, dont c’était violer impudemment les lois.

 

 

 



[1] HÉRODOTE, I, 14.

[2] STRABON, p. 220. HÉRODOTE, I, 167. SCHWEGLER, Römische Geschichte, I, p. 271.

[3] SCHWEGLER, op. cit., p. 775.

[4] DIODORE, XIV, 93. SCHWEGLER, op. cit., III, 220.

[5] SCHÖMANN, Griech. Alterth., I3, 264.

[6] Ces collèges de théores avaient des pouvoirs si étendus dans l’ordre politique que l’emploi était considéré comme le marchepied de la tyrannie (ARISTOTE, Polit., p. 217, 14). Cf. SCHÖMANN, op. cit., II, p. 152.

[7] PINDARE, Pythiques, I, 61.

[8] Clisthène qualifié de λευστήρ (HÉRODOTE, V, 67).

[9] ARISTOTE, Politique, p. 58, 15.

[10] Sur le rôle de Pythagore, voyez O. MÜLLER, Dorier, I, 368. TYCHO MOMMSEN, Pindar., p. 23.