HISTOIRE GRECQUE

TOME PREMIER

LIVRE DEUXIÈME. — DE L’INVASION DORIENNE AUX GUERRES MÉDIQUES.

CHAPITRE DEUXIÈME. — HISTOIRE DE L’ATTIQUE.

 

 

§ IV. — CLISTHÈNE ET SES RÉFORMES.

La chute du tyran n’eut d’abord d’autre résultat que de ranimer les anciennes querelles des partis. L’une des trois factions se trouvant éliminée, les deux autres, qui ne s’étaient réunies un instant dans un même camp que pour combattre l’ennemi commun, furent de suite en mésintelligence ouverte. C’était, d’un côté, le parti de la noblesse, dirigé par Isagoras, fils de Tisandre, dans la maison duquel se conservait le vieux culte du Zeus carien ; de l’autre, les Alcméonides. Aux yeux de ces derniers, Sparte n’avait été que l’instrument dont on s’était servi pour renverser la dynastie des tyrans ; ils n’étaient nullement disposés à accorder à une puissance étrangère la moindre influence sur la régénération de la cité. Les autres, au contraire, croyaient devoir saisir cette occasion d’abroger les innovations abhorrées qui étaient en vigueur depuis Solon, l’égalité des classes, les droits attachés à la propriété sans égard à la naissance, l’accès des fonctions honorifiques ouvert à quiconque avait de la fortune. Au début, ce parti avait l’avantage, car il avait subsisté sans faire de bruit sous les tyrans ; il se trouvait tout organisé et il s’était assuré, par son alliance avec Sparte, un fonds de réserve et un point d’appui. Les Alcméonides, au contraire, ne trouvèrent point, pour les soutenir, de parti tout formé et compacte : ils étaient restés trop longtemps à l’étranger ; leurs adhérents d’autrefois s’étaient dispersés ; il n’y avait plus de parti des Paraliens.

Mais Clisthène n’était pas homme à se laisser évincer si facilement. C’était un tempérament de feu, surexcité encore par une vie errante et par les souvenirs de sa race. Élevé au milieu de .l’agitation des partis, saturé dès l’enfance de plans politiques, connaissant le monde, habile et bien décidé à se faire à tout prix une clientèle, il prit des mesures aussi promptes que décisives pour battre en brèche la prépondérance d’Isagoras. Il réunit les débris de son ancienne faction avec le parti décapité des Diacriens ; il adopta la politique par laquelle Pisistrate avait commencé[1] ; il utilisa tous les moyens qu’il avait à sa disposition pour grouper autour de lui les masses populaires ; il les excitait en leur signalant les démarches anti-constitutionnelles de ses adversaires ; si bien que, en peu de temps, il se trouva à la tête du parti démocratique tout entier, et plus puissant que n’avait jamais été un Alcméonide.

L’ambition était, à vrai dire, le mobile de ses actes. Il représentait pourtant une cause plus élevée que son intérêt personnel et la gloire de sa famille. Vis-à-vis du parti opposé qui, appuyé sur Sparte, cherchait à enlever au peuple ses droits constitutionnels, il représentait l’indépendance d’Athènes ; il représentait le droit menacé, la liberté civique conquise au prix de luttes pénibles, la constitution à laquelle tout le monde avait prêté serment et qui avait été sacrée même pour les tyrans, enfin, l’avenir d’Athènes, qui était lié au libre développement des principes posés par Solon. Il se fit par là une situation bien différente de celle d’un chef de parti à visées égoïstes ; il eut ainsi en main une force considérable et mérita l’estime des meilleurs d’entre les citoyens. C’est la réaction aristocratique qui a fait la grandeur de Clisthène et qui a tracé à sa politique une voie déterminée.

S’il voulait sauver la constitution de Solon, il ne devait pas se contenter de maintenir l’œuvre du passé ; il lui fallait encore consolider à nouveau, par un travail d’ensemble, le terrain du droit et maintenir la cohésion au sein du parti constitutionnel en poursuivant un but déterminé et faisant un pas en avant. Solon avait mis à la portée de tous les membres de la cité tout ce qui était indispensable à une société libre, la participation au gouvernement, au pouvoir législatif et à l’autorité judiciaire ; il n’était plus nécessaire d’être de noble extraction pour posséder le plein droit de cité. Pour le reste, il avait respecté le régime intérieur de la noblesse et, satisfait d’avoir obtenu l’essentiel, il avait laissé subsister, comme choses insignifiantes et inoffensives, des restes du passé auxquels les fidèles de la tradition attachaient une grande importance, notamment la division des Eupatrides en tribus dites des Géléontes, des Hoplètes, des Argades et des Ægicores.

Ces ménagements avaient laissé dans la vie de la cité une contradiction. D’après le droit écrit, tel qu’il était affiché sur l’acropole, il y avait bien une bourgeoisie libre et égalitaire ; mais, en réalité, la noblesse et le dèmos formaient encore comme deux nations distinctes. Sans doute, il n’y avait plus de droits politiques réservés aux membres des gentes ; mais ces associations de familles étaient un prétexte sans cesse renaissant à délibérations communes et à ligues secrètes. Le peuple lui-même ne pouvait pas se déshabituer de considérer les membres des gentes comme une classe à part, soit qu’il éprouvât à leur endroit un sentiment d’humilité servile qui allait contre l’égalité civile proclamée par Solon, soit qu’il les poursuivit d’une haine incompatible avec la paix publique.

Ces inconvénients et ces contradictions, Clisthène ne voulut pas, comme Solon, laisser à la douce influence du temps et au progrès des idées égalitaires le soin de les faire disparaître. Il se crut d’autant plus en droit de se hâter que, précisément, les familles nobles affichaient des prétentions nouvelles et se montraient disposées à s’allier même avec l’étranger pour mettre à exécution leurs projets factieux. Dans de telles conjonctures, il jugea nécessaire de rompre d’une façon plus décisive avec le passé, de dissoudre les groupes des gentes, qui étaient devenus des foyers de réaction anti-constitutionnelle, d’enlever aux associations fondées sur la parenté leur puissance, de déraciner chez le peuple le sentiment instinctif qui le tenait dans la dépendance, et de lui donner ainsi ce qu’il n’avait pas encore, une pleine et entière liberté.

Pour en arriver là, il fallait des innovations violentes, devant lesquelles un autre homme d’État eût reculé. La résolution de Clisthène s’explique par sa personnalité et son origine ; son succès, par l’inintelligence de ses adversaires et l’appui de l’oracle de Delphes.

La maison des Alcméonides avait déjà, en raison de sa parenté avec la dynastie royale de l’Attique, un instinct de domination qui ne s’est jamais démenti chez elle. Au huitième et au septième siècle, cet instinct prit naturellement son cours vers la tyrannie, parce que c’était là la seule forme qui pût alors lui donner satisfaction. La passion sauvage déployée par Mégaclès dans sa lutte contre Cylon s’explique par l’exaspération de sa famille qui, aspirant, elle aussi, à la souveraineté, voyait le joyau convoité entre des mains étrangères. Le fils de Mégaclès, Alcméon, le général de la guerre sacrée, qui avait peut-être, en cette qualité, trouvé l’occasion de rendre des services aux envoyés du roi de Lydie, profita de son intimité avec la cour de Sardes pour mettre plus de distance encore entre lui et la classe bourgeoise[2]. Il avait rapidement accru sa fortune, déjà considérable. Une fois devenu le plus riche des Athéniens, il avait porté ses prétentions de plus en plus haut, et son fils n’avait certainement pas brigué la main de la fille du tyran de Sicyone pour vivre avec elle dans la condition modeste d’un citoyen ordinaire. Comme chef du parti des Paraliens, il avait, au fond, les mêmes visées que Pisistrate ; seulement, il n’avait pas les mêmes chances pour lui. A chaque insuccès, chaque fois qu’il rencontrait sur son chemin cette maudite tache de sang qui, comme un mauvais génie, reparaissait toujours, sa passion allait grandissant et finalement, les espérances des Alcméonides si souvent déçus dans leur ambition s’attachèrent au fils d’Agariste, qui était, par sa naissance, destiné à de grandes choses.

Clisthène introduisit dans la lignée des Alcméonides le nom de son grand-père maternel. Il tenait de lui plus que le nom : il avait sa décision et son audace, son coup d’œil pénétrant, son énergie sans scrupules dans la poursuite de ses visées politiques. Ces visées étaient aussi à peu près les mêmes de part et d’autre. Comme le grand-père, le petit-fils voulait débarrasser l’État du fardeau gênant d’institutions vieillies, pour l’acheminer dans les voies d’un développement nouveau ; lui aussi, il luttait contre une noblesse qui, dominée par un incurable esprit de caste, persistait à opprimer les classes inférieures. Tous deux employèrent les mêmes moyens pour arriver au même but ; tous deux s’appuyèrent sur l’autorité de l’oracle pythique. Jusque-là, le petit-fils suivait de point en point l’exemple de son aïeul ; mais les réformes du jeune Clisthène furent infiniment mieux calculées, plus radicales et de plus grande conséquence. Durant les années d’exil, Clisthène avait préparé de longue main ses plans de réforme : aussi se trouvèrent-ils mûrs et complets au moment opportun. Il avait en vue deux choses. D’un côté, il voulait consolider la constitution de Solon et en faire une réalité ; de l’autre, il comptait régénérer l’État de fond en comble. C’est qu’en effet il n’entendait point s’interposer, avec une impartiale douceur, entre les classes de la bourgeoisie ; il ne se préoccupait pas, comme Solon, de garder à chacun sa part entière : il était ennemi de la noblesse, et il saisit d’une main passionnée la direction, alors vacante, du parti avancé. De là ces tendances opposées, ces vues politiques, à la fois conservatrices et radicales, qu’on trouve chez bien peu d’hommes d’État associées au même degré que chez Clisthène.

La constitution de Solon n’avait pu prendre racine, parce que les maisons aristocratiques considéraient l’État comme une arène pour leur ambition et rendaient impossible un progrès pacifique. Solon avait donné aux citoyens l’essentiel de l’égalité ; mais, comme il n’avait pas osé toucher aux institutions de la noblesse héréditaire, celle-ci s’était fermée et isolée de telle sorte que la fusion des citoyens, sur laquelle on avait compté, s’en trouvait empêchée. Aussi l’État de Solon n’avait-il été ni compris, ni réalisé. Clisthène ne songeait pas non plus à dissoudre les gentes, avec les objets de leur culte et les rites de leurs sacrifices ; tout ce qui tenait au droit de la famille et à la religion demeura intact, avec les usages traditionnels et les coutumes archaïques qui s’y rattachaient. Mais, les groupes auxquels étaient subordonnées les phratries et les gentes, c’est-à-dire, les quatre tribus ioniennes, devaient cesser d’être une division politique du peuple ; car, aussi longtemps qu’il eu était ainsi, les subdivisions semblaient, elles aussi, avoir de droit une valeur politique. Le grand défaut qu’on trouvait a la constitution de Solon, c’est qu’il avait fallu infuser la bourgeoisie de création nouvelle dans ces anciennes tribus, comme un yin nouveau dans de vieilles outres. C’est pour cela qu’on ne se contenta pas, comme à Sicyone, de changer le nom et le rang des tribus nobiliaires, mais le système fut supprimé en entier, avec la division quaternaire qui servait de base à toutes les constitutions ioniennes.

On mit à la place un système décimal qui ne répondait à aucune organisation traditionnelle. Les nouveaux dixièmes de la cité furent, il est vrai, appelés, comme les anciens quarts, des phylæ, c’est-à-dire des tribus[3] ; mais ils n’avaient rien à voir avec la question de naissance et d’origine. Ce n’étaient que des unités subdivisées en un certain nombre de districts ruraux ou dèmes. Ces districts ou communes existaient depuis longtemps : c’étaient ou bien d’anciennes villes de la dodécapole attique, comme Éleusis, Céphisia, Thoricos ; ou bien de petites localités qui avaient fait partie de quelqu’une des douze villes, comme Marathon et Œnoé qui avaient appartenu à la tétrapole. Les dèmes conservèrent leurs anciens noms, même quand ces noms provenaient des gentes qui y avaient leur principal domicile, comme Boutadæ, Æthalidæ, Pœnidæ. Ils avaient déjà été utilisés précédemment par l’État, peut-être comme subdivisions des naucraries, pour l’organisation de la police et la répartition de l’impôt, parce qu’ils formaient une division très simple de la population. On en fit désormais les circonscriptions administratives proprement dites. C’est dans chaque dème que furent inscrits les habitants, et l’inscription sur ces listes communales servit désormais à faire la preuve qu’on appartenait au pays et qu’on jouissait de ses droits de citoyen. Un citoyen pouvait changer de domicile autant de fois qu’il voulait ; il continuait d’appartenir au dème dans lequel il avait été une fois incorporé.

On institua cent de ces communes, à raison de dix pour chacune des nouvelles tribus[4]. Ou fit entrer ainsi et le sol et la population dans des cadres lotit à fait différents de ceux d’autrefois : on eut une organisation absolument indépendante des groupes de familles et fondée uniquement sur le domicile. Mais, ce principe lui-même, on ne l’appliqua pas de la manière qui semblerait la plus naturelle, de façon à réunir en un tout dix localités contiguës. C’est qu’alors, en effet, les Diacriens auraient eu la prépondérance dans une tribu, les Parafions dans une autre, les Pédiéens dans une troisième, et ce système régional aurait fourni un nouveau point d’appui aux anciennes coteries. Il semble bien au contraire que, justement pour cette raison, on eut de suite l’idée de réunir en une même tribu des cantons tout à fait séparés et même éloignés les uns des autres, comme Phalère et Marathon, le Pirée et Décélie. On voulait morceler ainsi les régions où se localisaient les partis d’autrefois[5].

Les Athéniens, en tant qu’habitants d’Athènes, ne constituaient point une tribu ; la capitale ne formait point par elle-même une commune ; mais toutes les assemblées des membres des tribus ou phylètes se tenaient à Athènes, et le territoire de la ville était lui-même distribué entre plusieurs districts de phylæ. Chacune des dix tribus avait ses présidents, ses cérémonies religieuses et ses fêtes communes qui, en rapprochant les citoyens, contribuaient à établir entre eux des relations amicales. Mais leur compétence, en tant que corporation, se bornait à l’élection des dignitaires, à la répartition des charges civiques et à la nomination d’hommes de confiance qui, dans les travaux publics, jouaient le rôle de directeurs-comptables. Les tribus étaient les organes dont se servait la cité pour rendre effectifs les sacrifices exigés par l’État des citoyens, en temps de guerre et en temps de paix. Elles avaient ainsi dans leurs attributions le rôle dévolu aux naucraries. Celles-ci, du reste, subsistèrent à côté des dèmes[6] ; seulement, le nombre en fut porté de 18 à 50, de manière que chaque tribu comprenait cinq de ces circonscriptions navales ou financières, et avait par conséquent à fournir cinq vaisseaux et dix cavaliers pour la défense nationale. Une fois soustraites à l’influence des nobles comme à celle des coteries locales, ces circonscriptions servirent à tourner vers la chose publique, sans intervention directe de l’État, les forces populaires, et à en accroître l’énergie en provoquant une émulation patriotique aussi large et aussi dégagée que possible des considérations accessoires.

Tandis que les tribus ou phylæ n’étaient appelées que de temps à autre à prendre part à l’administration, l’expédition des affaires courantes fut confiée aux communes ou dèmes. Chacun des ces dèmes avait son président local ou démarque élu, ses fonctionnaires religieux et ses comptables, car chacun avait à gérer des biens communaux et une caisse communale. La commune avait aussi le droit d’établir des impositions. Elle tenait, pour délibérer sur ses affaires intérieures, des assemblées qui donnaient à ses membres l’occasion de s’exercer au maniement des affaires publiques : on y faisait l’apprentissage de la vie politique. C’est dans ces assemblées que les fils de citoyens, arrivés à l’âge voulu, étaient inscrits parmi les membres de la commune et que les registres communaux étaient contrôlés. Elles se trouvaient par là, mais par là seulement, en contact immédiat avec la cité : car, ces registres communaux servaient en même temps de documents constatant la possession du droit de cité au sein de l’État athénien[7]

Même au point de vue gouvernemental, les tribus de Clisthène ne furent que des intermédiaires destinés à maintenir en communion avec l’État les cantons ruraux où la vie municipale, avec ses intérêts particuliers, suivait librement son cours. Solon ayant déjà organisé le Sénat de façon à en faire une délégation élue du corps des citoyens, Clisthène n’eut qu’à perfectionner le système eu faisant élire tous les ans 50 membres de chaque tribu, sans supprimer toutefois les restrictions apportées par Solon à l’éligibilité. De cette manière, le Sénat ne fut pas seulement renforcé de 100 membres, mais il fut, plus encore que par le passé, une représentation du peuple. En effet, le nouveau système décimal fut aussi appliqué à l’année durant laquelle le Sénat exerçait ses pouvoirs. L’année fut divisée en dix parties égales, et, durant chacun de ces laps de temps, une tribu avait à son tour, dans un ordre déterminé par le sort, la présidence ou prytanie. Ainsi, la prytanie devint une période gouvernementale, équivalant à 30 ou 36 jours.

Enfin, les tribus servirent encore à former les jurys. Le Conseil et les tribunaux étaient, de par les institutions de Solon, les gardiens des droits du peuple qu’ils protégeaient contre l’arbitraire des magistrats. Mais, le plus difficile, c’était de pourvoir aux magistratures elles-mêmes d’une façon qui lia en harmonie avec l’esprit du temps et le bien de la communauté. Elles étaient assiégées par l’ambition des puissants ; dans les réunions électorales, on voyait toujours reparaître les divisions d’autrefois ; les anciens chefs de parti y faisaient appel à tous leurs adhérents pour arriver à des charges auxquelles étaient attachées les attributions de la souveraineté d’État, c’est-à-dire, ce qui remplaçait l’ancienne dignité royale, et pour exploiter de leur mieux, au profit de leurs visées ambitieuses, la courte durée de leurs fonctions. C’est sur ce point que porta une des innovations les plus radicales et les plus efficaces qu’on ait faites. On supprima l’élection comme moyen de désigner les titulaires des postes officiels, et on lui substitua le tirage au sort[8]. L’innovation n’est pas expressément attribuée à Clisthène, mais elle doit dater de son temps, car elle est déjà en vigueur au début des guerres médiques.

Ce système, considéré au point de vue de la théorie, paraît plus singulier et plus dangereux qu’il n’était en réalité. D’abord, le tirage au sort n’est pas du tout, chez les Grecs, une concession faite aux exigences démocratiques ; on le rencontre déjà dans les anciens temps, notamment lorsqu’il s’agissait de nommer à des fonctions sacrées et qu’on voulait laisser la divinité libre de choisir. Ensuite, il ne faut pas oublier que le sort ne décidait qu’entre les candidats, et on pouvait supposer avec raison que, parmi le nombre déjà restreint des propriétaires assez riches pour être éligibles, ceux-là seulement se porteraient candidats aux plus hautes fonctions gouvernementales qui avaient déjà quelque droit à la confiance de leurs concitoyens. La publicité de la vie civique et la peur du ridicule suffisait pour écarter de l’urne les incapables. Enfin, en admettant que le hasard ne, choisît pas toujours, parmi les candidats, le plus digne, il faut se dire que le système de l’élection libre ne donnait pas plus de garanties ; tandis que le tirage au sort compensait, et au delà, ses inconvénients par cet avantage que, avec lui, les magistrats suprêmes cessaient d’être les organes du parti alors dominant. Des hommes de divers partis se trouvaient ainsi obligés de gouverner ensemble, à titre de collègues, et de chercher à accorder leurs divergences en élevant leur point de vue. Les luttes et manœuvres électorales n’eurent plus de raison d’être ; les citoyens se déshabituèrent de ces intrigues de parti qui empoisonnaient leur existence. Dans certains cas exceptionnels, lorsque tout le monde reconnaissait dans un citoyen l’homme de la situation, il arriva que tous les candidats s’effacèrent devant lui et qu’il y eut ainsi élection populaire, dans le meilleur sens du mot. Pour l’époque agitée de Clisthène, il n’y eut pas d’institution plus utile que l’urne du sort. Elle eut pour effet de calmer et de réconcilier les esprits ; ceux qui l’ont adoptée ont fait preuve de la plus grande sagesse politique, et nous avons de bonnes raisons pour en attribuer l’initiative à la législation de Clisthène.

On parle d’une autre mesure, bien plus révolutionnaire celle-là, qui est imputée, de la manière la plus affirmative, à Clisthène : c’est l’admission dans la cité d’une quantité de gens qui, jusque-là, avaient vécu en dehors de la communauté des citoyens, la naturalisation d’industriels et d’artisans qui habitaient depuis longtemps déjà l’Attique en qualité de métèques ou d’affranchis[9]. Ils se trouvaient désormais incorporés à l’État et rivés à sa fortune : leurs aptitudes devenaient la propriété de l’État ; ils pouvaient maintenant, comme des Athéniens authentiques, prendre part aux processions des Panathénées, et ils prêtèrent comme les autres citoyens, à la patrie qui venait de leur être octroyée, le serment militaire. C’était là, sans contredit, la modification la plus essentielle et la plus intime subie par la cité : c’était comme une dissolution de la bourgeoisie dans un élément étranger. Toutes ces nouvelles recrues n’avaient rien de commun avec l’ancienne Athènes ; ils n’étaient même pas rattachés à l’État par les liens de la propriété foncière. On infusa ainsi dans la cité une forte dose de sang jeune ; elle en reçut une impulsion nouvelle, et la force défensive du pays s’accrut d’autant ; bien des coutumes arriérées furent abolies et laissèrent se développer librement dans tous les sens la vitalité du corps social ; mais, d’autre part aussi, l’honneur de la bourgeoisie attique dut en souffrir et les traits originels du caractère attique se trouvèrent effacés.

Telles furent les innovations, aussi considérables que hardies, de l’Alcméonide Clisthène. Elles pénétrèrent dans tous les détails de la vie politique ; elles en atteignirent tous les organes, car, même ce qui ne fut pas modifié dans sa substance, comme l’Aréopage, reçut une vie nouvelle parce que, depuis l’institution du tirage au sort, les magistrats qui y entraient y apportaient un nouvel esprit.

De pareilles réformes ne pouvaient ni s’accomplir sans lutte ni passer toutes à la fois. Il est probable que Clisthène proposa ses plans aussitôt après l’expulsion des tyrans ; car c’est à ce moment qu’on avait besoin d’une réorganisation de l’État, d’une restauration de la société qui avait été si longtemps aux mains d’un despote. Le peuple exigeait des garanties pour sa liberté, et, tant que dura dans le pays la joie d’être délivré du joug d’Hippias, on était au moment le plus favorable pour faire des réformes sérieuses, avec chance de les faire accepter à l’unanimité. Il ne fallait pas laisser le parti opposé prendre les devants. Une partie de la réforme constitutionnelle, c’est-à-dire l’établissement des dix tribus et la nouvelle division régionale, peut bien avoir été décidée et votée dans les assemblées du peuple, sous l’influence dominante de Clisthène, dès la première année de la liberté.

Le soin jaloux avec lequel on veillait sur la liberté naissante fit qu’on s’occupa d’éloigner de la ville tous ceux qui tenaient de près ou de loin au tyran, leurs noms suffisant d’ailleurs à éveiller la défiance. On eut donc recours à un expédient dont d’autres démocraties avaient déjà donné l’exemple, à un procédé qui permettait d’éloigner de la cité les citoyens dont la personne semblait dangereuse pour l’ordre de choses établi, mais dont les actes ne donnaient pas prise à des poursuites judiciaires ; et cela, avec tous les égards possibles, sans les atteindre le moins du monde dans leur honneur et leur fortune. Ce fut là le commencement de l’ostracisme athénien, autrement dit du jugement par les tessons. C’est Clisthène qui l’a introduit à Athènes, et le premier atteint fut Hipparque, fils de Charmos[10].

L’audace de Clisthène remplit d’effroi ses adversaires. Ils redoublèrent leurs efforts pour empêcher la grande réforme constitutionnelle d’aboutir. Mais, ils s’aperçurent bien vite que, avec leurs seuls adhérents, il leur était impossible de tenir tête au parti progressiste qui marchait résolument en avant. Isagoras n’hésita pas à chercher du secours au dehors. Il était personnellement très lié avec Cléomène : on parlait même de relations adultères entre sa femme et le roi étranger. Cléomène, en goût de domination, n’était pas satisfait d’avoir aidé à l’expulsion des Pisistratides ; il ne voulait plus laisser Athènes se gouverner elle-même, sans avoir à compter avec l’influence spartiate. Bref, ces deux hommes conclurent ensemble un pacte secret par lequel, sous prétexte de défendre les intérêts publics, ils se promettaient d’avancer réciproquement les affaires de leur ambition personnelle[11]. Il ne leur fut pas difficile de. faire comprendre aux Spartiates combien étaient dangereuses les aspirations révolutionnaires de Clisthène. C’était là tout simplement la démagogie des tyrans ; c’était une nouvelle édition de la révolution de Sicyone : l’influence de Sparte au delà de l’isthme était en jeu, une fois pour toutes.

Les Spartiates résolurent d’intervenir. Suivant les formalités qu’ils avaient coutume d’employer à l’égard des Cités régies par des tyrans, ils envoyèrent à Athènes leur héraut officiel, et, en rédigeant leur message, ils prirent un détour qui consistait à réclamer l’expulsion des Alcméonides, comme de gens qui, depuis le temps de Cylon, étaient souillés de meurtre et de sacrilège. Clisthène quitta le pays. Il ne voulait pas qu’Athènes eût la guerre à cause de lui, une guerre qui surprendrait la cité en pleine discorde intestine et affaiblie d’autant : ou, pour mieux dire, il voulait que la conspiration traîtreusement ourdie par Isagoras et Cléomène allât jusqu’au bout. afin de rentrer alors comme le sauveur de la liberté.

Il avait bien deviné le jeu de ses adversaires. Bien que Clisthène ne fût plus là, Cléomène arriva avec une troupe armée, sans autre but que de confisquer l’indépendance d’Athènes, d’y installer comme seigneur et maître son protégé Isagoras, et ensuite, de se créer à lui-même une souveraineté qui embrasserait la Grèce entière. Grâce à la terreur qu’inspiraient les armes étrangères, Isagoras fut élu archonte, en l’an II de la liberté (508. Ol. LXVIII, 1)[12] : et aussitôt commença, à ciel ouvert, la réaction la plus violente. Cléomène se comporta comme dans une ville conquise. Sept cents familles qu’Isagoras lui avaient dénoncées comme étant d’opinion démocratique furent bannies. Le Conseil, qui était déjà composé suivant le nouveau système, fut dispersé par la force, et, pour bien montrer qu’on n’entendait pas en revenir simplement aux institutions de Solon, on installa un conseil des Trois-Cents, représentant la division ternaire habituelle aux Doriens et calqué sur un modèle spartiate. Dans ce conseil, on n’admit que des hommes décidés à tout pour favoriser la réaction anti-démocratique.

Mais le peuple athénien était déjà trop familiarisé avec la liberté fondée par Solon pour se courber sous cette pression violente, et Cléomène, dans son imprévoyance, avait amené beaucoup trop peu de soldats pour venir à bout de choses semblables. L’ancien Conseil, appelé à défendre la légalité, s’opposa à la violation des statuts constitutionnels ; le peuple se groupa autour de lui ; la ville et la campagne se soulevèrent et les conjurés n’eurent plus d’autre ressource que de se jeter avec leurs partisans dans la citadelle. Cléomène tenta vainement de gagner à sa cause la prêtresse de la patronne d’Athènes ; il eut beau exciper de sa qualité d’Achéen et de sa dignité royale, elle le repoussa avec horreur de son seuil. Deux jours durant, les nouveaux tyrans furent assiégés sur l’acropole : le troisième jour, les Lacédémoniens eurent permission de sortir sans être inquiétés. Isagoras s’échappa ; le reste de ses complices fut jeté en prison et le tribunal populaire les condamna à mort comme traîtres[13].

Le premier soin du Conseil qui, par sa fidélité à la constitution, avait sauvé l’État de Solon, fut de rappeler les Alcméonides et les autres bannis[14]. Les crimes et la honte dont s’était couvert le parti rétrograde profitèrent à Clisthène qui se trouva d’autant plus à l’aise pour achever ses réformes. Peut-être attendit-il ce moment pour introduire le tirage au sort, destiné à prévenir des élections entachées de l’esprit de parti comme celle qui avait naguère porté Isagoras à l’archontat : peut-être aussi ne procéda-t-il qu’à ce moment à la naturalisation des nouveaux citoyens.

L’oracle de Delphes prêta à l’énergie de Clisthène un concours des plus efficaces. Il rendit à ses amis les Alcméonides un service inappréciable, qu’on n’eût pas attendu d’un corps opposé par principe à toutes les innovations. En vertu de son autorité spirituelle, la plus haute qu’il y eût alors en Grèce, il confirma ces réformes radicales sur lesquelles on s’était sans doute entendu à Delphes même, et il offrit son ministère pour donner une sanction religieuse à des institutions d’ailleurs toutes modernes et motivées par des raisons purement politiques, en les rattachant aux héros des vieilles légendes attiques. C’est à Delphes, paraît-il, que furent choisis les dix héros qui devaient être les éponymes et les patrons des nouvelles tribus. Ces héros devinrent les représentants de la cité, et on dressa leurs statues au-dessus de l’agora, sur une terrasse de l’Aréopage. Les dèmes aussi eurent chacun leur patron, avec un culte et des sacrifices pour l’honorer ; l’Attique fut désormais, comme la Crète et la Laconie, ordonnée suivant un nombre agréé des dieux : ce fut une communauté de cent bourgades. C’est ainsi que fut sanctifié le système décimal, naguère profane, et que la bénédiction divine fut attachée aux statuts de la cité.

Athènes était, pour la seconde fois, délivrée d’une tyrannie qui menaçait d’être bien plus déshonorante encore que celle des Pisistratides parce qu’elle voulait sacrifier, par surcroît, l’indépendance dont la ville était redevable à Solon. Mais on n’était pas hors de danger, car Cléomène, dont le sang bouillant s’exaltait encore à chaque insuccès, réunissait une armée péloponnésienne. C’était une guerre ouverte entre Athènes et Sparte. D’un autre côté, les Pisistratides n’avaient pas renoncé à l’action, et tout ce qui troublait à Athènes la paix publique leur apportait de nouvelles espérances. Tout autour de l’Attique s’agitaient des voisins envieux, qui voyaient de mauvais œil grandir la puissance des Athéniens. Les Éginètes et les Chalcidiens, par jalousie de commerçants, voulaient profiter de ce moment de désordre pour anéantir la marine athénienne. Mais, c’étaient surtout les Thébains qui prenaient une attitude menaçante. Ils s’étaient déjà brouillés avec les Pisistratides, leurs vieux amis, au sujet de leur suzeraineté en Béotie.

Il régnait en effet dans le sud de la Béotie une aversion décidée contre l’hégémonie de Thèbes, aversion qui s’explique naturellement par l’origine ionienne des habitants du bassin de l’Asopos et qu’entretenait l’arrogance des Thébains. Platée était le foyer de cet esprit de révolte. Trop faible à elle seule pour résister longtemps aux prétentions de la capitale béotienne, la petite cité s’était adressée au roi Cléomène, dans un moment où il se trouvait par hasard aux environs, et s’était déclarée prête à entrer dans la confédération péloponnésienne. Ceci datait déjà, si Thucydide est bien informé, de l’an 519 (Ol. LXIV, 2)[15].

Ce fut là un moment décisif pour le développement ultérieur des relations internationales en Grèce ; car, si les Lacédémoniens accueillaient une cité de la Grèce moyenne comme ils avaient rallié l’une après l’autre les villes de la péninsule, ils déclaraient par là que leur ligue était destinée à absorber la Grèce entière, qu’ils étaient décidés, pour arriver au but, à ne reculer devant aucune complication, pas même devant la lutte armée. Mais, les Lacédémoniens n’acceptèrent pas l’offre de la cité béotienne : ils déclarèrent qu’ils habitaient trop loin pour lui garantir de leur part une protection opportune et efficace : ils lui donnèrent en même temps le conseil de s’associer avec sa voisine, Athènes, si elle ne voulait plus avoir affaire avec Thèbes.

C’était justement ce que voulaient les Platéens. Ils n’avaient attendu que l’autorisation du plus considérable des États de l’Hellade pour aller du côté où les portait leur sympathie politique. Un jour donc que les Athéniens offraient un sacrifice solennel à l’autel récemment élevé sur l’agora aux douze dieux, des Platéens s’assirent en suppliants sur les marches de l’autel et ils tendaient au peuple assemblé leurs rameaux d’olivier entourés de bandelettes. Les Pisistratides ne se demandèrent même pas s’ils devaient les accueillir ou les éconduire ; et, si réellement les Lacédémoniens n’avaient répondu comme ils l’avaient fait qu’avec l’arrière-pensée que leur prête Hérodote, c’est-à-dire, avec l’espoir que les Athéniens se trouveraient engagés par là dans des conflits avec leurs voisins, leur but se trouva complètement atteint. En moins de rien, il y eut sur le territoire de Platée une armée athénienne en face des Thébains. Avant d’engager la bataille, on se décida à prendre les Corinthiens pour arbitres du différend : ils décidèrent que les Platéens avaient le droit de s’associer à tels alliés que bon leur semblait. En revenant chez eux, les Athéniens furent attaqués à l’improviste par les Thébains exaspérés ; mais la victoire leur resta, et, du coup, ils étendirent le territoire des Platéens, sur les limites duquel une discussion s’était élevée, jusqu’à l’Asopos. Ce fut là désormais la frontière du domaine de la fédération attique.

Mais, en présence des désordres survenus à Athènes, les Thébains crurent le moment venu de réparer leur défaite et de reprendre ce qui leur avait appartenu. La défection de Platée était d’un exemple dangereux, et rien n’était plus inquiétant pour la stabilité de leur régime oligarchique que l’installation, à proximité immédiate de leur frontière, d’un foyer d’idées démocratiques qui devait exercer sur les éléments ioniens de la population de la Béotie une très grande puissance d’attraction. Aussi firent-ils des préparatifs formidables, et, comme en même temps le Péloponnèse courait aux armes, qu’Egine et l’Eubée se soulevaient aussi, Athènes se vit tout d’un coup cernée de tous côtés par terre et par mer, et elle semblait absolument hors d’état de défendre contre tant d’ennemis son indépendance.

Il fallut se chercher des alliés au dehors : sous le coup de la nécessité, on envoya même à Sardes qui était alors la résidence du satrape Artapherne, frère du roi Darius. Les ambassadeurs reçurent pleins pouvoirs ; on n’avait pas de temps à perdre en négociations ; aussi, quand Artapherne promit alliance et secours, mais à une condition indispensable suivant les traditions de la monarchie persique, à savoir, que les Athéniens donneraient au Grand-Roi la terre et l’eau, les ambassadeurs, à leurs risques et périls, se déclarèrent prêts à souscrire à cette condition, et ils revinrent ainsi à Athènes, où ils croyaient qu’on leur pardonnerait tout plutôt que de les voir revenir les mains vides.

Ils avaient mal jugé leurs concitoyens. Leur arrivée souleva un orage de protestations : l’ambassade devint le point de départ d’une série de procès politiques[16] : le traité fut mis à néant et, vers ce même temps, Clisthène fut victime de l’ostracisme[17].

Avec des renseignements aussi tronqués que ceux dont nous disposons au sujet des réformes de Clisthène, ce serait de la présomption que de vouloir porter un jugement définitif sur l’auteur de ces réformes et sur ses intentions. Cependant, nous savons qu’au moment où l’ambassade fut envoyée à Sardes, Clisthène donnait le ton à la politique athénienne. Les Alcméonides étaient depuis longtemps en relation avec la capitale de l’Asie-Mineure ; c’est de Sardes que venait leur richesse et leur splendeur ; pour l’étendue de leurs connaissances dans le monde, ils étaient supérieurs à tous les Athéniens et ils savaient mieux que personne utiliser, pour échapper à un danger pressant, les ressources même les plus éloignées ; ils prévoyaient déjà alors que les Pisistratides feraient tous leurs efforts pour provoquer en leur faveur une intervention persique. On se crut donc obligé de prévenir ces menées qui pouvaient compromettre l’existence même de la cité ; et, quand on entend dire que, des années après, vers l’époque de la bataille de Marathon, les Alcméonides furent encore accusés de complicité avec les Perses, on est en droit de supposer que Clisthène fut le principal promoteur de cette ambassade à Artapherne et que sa disparition soudaine, aussitôt après la susdite démarche, tient aux orages politiques provoqués par l’ambassade elle-même. Sa chute prouve qu’on vit en lui un citoyen dangereux pour la liberté, et qu’on se crut autorisé à tourner contre le champion des libertés populaires l’arme qu’il avait remise lui-même aux mains de ses concitoyens pour leur permettre de protéger la liberté contre les parents et adhérents des Pisistratides.

Était-ce là une injustice des Athéniens à l’égard de leur grand homme d’État ? Était-ce un soupçon mal fondé, qui poursuivait le petit-fils du tyran de Sicyone ? Clisthène était-il un homme qui, animé, comme Solon, d’un amour désintéressé pour la justice, ne voulait autre chose que la grandeur de sa patrie ?

D’après ce que nous savons de l’histoire des Alcméonides[18] après les avoir vus se rallier tantôt à un parti, tantôt à un autre, nous ne pouvons leur attribuer une pareille politique, franchement dévouée à une cause. Ils ont été amenés, par une série d’événements fortuits, à se mettre à la tête du parti populaire ; mais, si nous n’avons pas le droit de suspecter la sincérité du patriotisme d’un homme comme Clisthène, nous sommes encore moins tentés de croire qu’il eût dépouillé le tempérament ambitieux de sa race. Ses relations avec Delphes et avec Sardes démontrent le contraire. Entre les mesures prises par lui dans le ressort des affaires intérieures de l’État, c’est surtout la naturalisation des étrangers et des affranchis qui fait douter de son désintéressement politique. C’était là le fait d’un démagogue qui voulait s’appuyer sur une masse de nouveaux citoyens pour se mettre au-dessus de la condition commune ; et il est difficile d’y voir autre chose qu’une préparation au gouvernement personnel. Il se peut donc que l’expulsion de Clisthène n’ait pas été l’effet d’un caprice injustifiable. C’était Le résultat de l’ambition inquiète qui hantait la famille des Alcméonides. Clisthène fut le dernier imitateur des tyrans du VIIe et du VIe siècle. Il avait cru pouvoir pousser au libre développement de la constitution de Solon tout en donnant satisfaction à l’orgueil de sa famille et à son ambition personnelle : mais, la première partie de cette double tâche lui avait seule réussi. Le peuple athénien, au cours des longues luttes provoquées par des questions constitutionnelles, avait acquis trop de finesse pour se laisser tromper : il était trop ferme dans ses tendances politiques et savait trop bien ce qu’il voulait. Les hommes qui avaient fait cause commune avec les Alcméonides pour restaurer la liberté démocratique se séparèrent d’eux lorsqu’on vit poindre des visées dynastiques. Ces plans une fois déjoués, il n’y avait plus de place pour Clisthène dans la cité des Athéniens.

Cependant, l’orage s’amassait, d’heure en heure plus menaçant, autour d’Athènes. Toutes les forces militaires du Péloponnèse furent mises en mouvement par les messagers de Cléomène qui se garda bien de dévoiler le but de ces immenses préparatifs. Il n’avait d’autre envie que de venger l’affront qu’il avait reçu à Athènes et d’installer Isagoras dans la tyrannie. Il fit avancer sa grande armée jusque dans les plaines d’Éleusis, tandis que, suivant un plan de campagne concerté, les Béotiens occupaient les places frontières du nord et que les Chalcidiens menaçaient le littoral du côté de l’est.

Heureusement pour les Athéniens, Cléomène n’avait pas autant de pouvoir qu’il s’en croyait. L’iniquité et le caractère équivoque de ses desseins, son arrogance, l’instinct tyrannique qui était, au fond, le mobile de ses actes, avaient éveillé la défiance des Spartiates et lui avaient fait des ennemis. A la tête de ses adversaires figurait le roi Démarate qui, dans le camp même, contrecarrait ouvertement ses plans[19]. Parmi les alliés, les Corinthiens firent défection et refusèrent de suivre l’armée, alléguant qu’ils n’étaient pas obligés de renverser la constitution d’Athènes pour faire plaisir à Cléomène. Ce qui contribuait encore à leur ôter l’envie de participer à cette guerre, c’est que leurs rivaux les plus dangereux sur mer, les Éginètes, se trouvaient en hostilité avec Athènes : ils ne voulaient pas se faire ainsi les auxiliaires de leurs compétiteurs.

Voilà comment, en dépit de la forfanterie de Cléomène, son armée se dispersa sans gloire. Sparte éprouva là une défaite plus humiliante que si elle avait été battue en rase campagne. Son prestige, en effet, avait été compromis aux yeux des Hellènes par la politique arbitraire de son roi, et la confédération qu’elle présidait était menacée dans son intégrité. Les Athéniens, de leur côté, quittèrent immédiatement le champ de bataille d’Éleusis où la puissance ennemie s’était, pour ainsi dire, dissipée sous leurs yeux, et se retournèrent avec un courage nouveau contre leurs autres ennemis. Ils envahirent la Béotie, et ils réussirent à battre les Thébains avant que ceux-ci eussent pu faire leur jonction, sur l’Euripe, avec les Chalcidiens. Ils traînaient avec eux sept cents Thébains captifs lorsque, le même jour, ils franchirent le détroit d’Eubée et mirent en déroute l’armée des Chalcidiens. La ville de Chalcis tomba tout entière entre leurs mains[20].

Le jour de cette double victoire marque le début d’une nouvelle extension de la puissance attique. En effet, les Athéniens ne se contentèrent pas d’avoir humilié leurs ennemis : ils expulsèrent de leurs propriétés les nobles de Chalcis, les Hippobotes ; ils firent arpenter à nouveau le territoire et le répartirent, divisé en lots égaux, entre quatre mille Athéniens qui s’établirent à Chalcis[21]. Ils fondèrent ainsi comme une nouvelle Athènes chargée de garder le détroit de l’Euripe, dont la possession était si importante. Les vainqueurs ramenèrent chez eux un grand nombre de Béotiens et de Chalcidiens prisonniers ; ils les gardèrent enchaînés à Athènes jusqu’à ce qu’ils fussent mis en liberté à raison de deux mines (environ 197 francs) par tête. Les chaînes furent appendues aux murs de la citadelle, en manière de trophée, et un quadrige de bronze, qu’Hérodote a pu voir encore à l’entrée de l’acropole, immortalisa le souvenir de cette victoire.

L’acropole, qui avait été si longtemps une forteresse menaçante pour les libertés publiques, était maintenant rendue au peuple ; elle était, au milieu d’une cité libre, le lieu, ouvert à tous, où se groupaient les objets de la dévotion commune, le centre des fêtes civiques, où les victoires du peuple étaient représentées par des monuments glorieux. Harmodios et Aristogiton, dont le coup avait inauguré l’ère de la délivrance, furent honorés comme des héros nationaux, et des statues leur furent élevées à la montée de l’acropole. Sur l’acropole même, on fit disparaître tout ce qui rappelait la dynastie déchue[22], et, sur l’emplacement du palais des tyrans, on dressa une colonne qui relatait les excès de leur régime oppressif, les déclarait, eux et leur famille, bannis et maudits à perpétuité, et promettait à qui tuerait Hippias non seulement l’impunité, mais des honneurs publics[23].

Ce fut un bonheur pour Athènes que, une fois débarrassée des tyrans et des périls qu’avaient fait naître la trahison d’Isagoras et les menées ambitieuses des Alcméonides, la cité ait été tout de suite tenue en haleine, et d’une façon continue, par les agressions du dehors. C’était là le moyen le plus efficace d’arracher les citoyens aux désordres du dedans. En voyant leur liberté civique attaquée en même temps que l’indépendance de l’État, ils apprirent à considérer ces deux biens comme inséparablement unis et à les défendre en conséquence. Aussi, personne n’a pu activer davantage le progrès de la grandeur athénienne que. ne firent les Spartiates en témoignant, par une nouvelle expédition à main armée, du vif déplaisir que leur causait la marche des événements.

Leur déplaisir était, en somme, bien naturel. D’abord, ils avaient acquis la certitude qu’ils avaient été trompés par la Pythie, et que c’était l’argent des Alcméonides qui les avait engagés dans toute cette série de mécomptes. Ensuite, ils ne pouvaient se consoler des humiliations qu’ils avaient éprouvées dans les dernières campagnes ; car enfin, toutes leurs entreprises avaient abouti à un résultat diamétralement opposé à celui qu’ils avaient en vue. Mais ce qui, plus que toute autre chose, ne leur laissait plus de repos, c’était l’essor surprenant d’Athènes. Au lieu des remerciements auxquels ils s’attendaient pour avoir délivré les Athéniens des Pisistratides, leur roi avait été honteusement chassé de la ville. Leurs alliés, les Béotiens et les Chalcidiens, étaient restés privés de secours et avaient été battus ; la puissance de la cité athénienne, non seulement se trouvait affermie et fortifiée au dedans, mais avait même franchi les bornes de son territoire, et c’étaient encore les Spartiates qui, malgré eux, avaient occasionné ce mouvement d’expansion. En effet, le conseil donné par eux aux Platéens, ce conseil qui devait engager les Athéniens dans des querelles ruineuses, n’avait apporté à ceux-ci que des avantages, un surcroît de gloire et de puissance. Athènes avait maintenant, dans la vallée de l’Asopos, rang de chef-lieu ; elle avait jeté les bases d’une hégémonie attique, pris pied en Eubée et assigné en toute propriété à ses enfants à elle, suivant l’exemple donné par les Spartiates, le terrain qu’elle avait confisqué en dehors de ses frontières. Dans toute l’Hellade, on voyait avec étonnement le bonheur des Athéniens. Ceux-ci, de leur côté, ne paraissaient pas disposés à s’arrêter en si beau chemin, et les oracles que Cléomène avait emportés à Sparte, ces oracles qui annonçaient l’extension de la puissance athénienne[24], frappaient d’autant plus vivement l’imagination superstitieuse des Spartiates.

Voyant que, jusqu’ici, leurs entreprises leur avaient si mal réussi, ils prirent désormais la direction opposée. Ils songèrent à leurs anciennes relations avec la maison des Pisistratides, relations qu’ils se repentaient amèrement d’avoir rompues. Ils se hâtèrent d’envoyer leur héraut à l’Hellespont où, depuis son expulsion, Hippias avait sa petite cour de fidèles, et l’on vit bientôt après le tyran à Sparte qui l’accueillit comme son protégé[25]. Sparte ne faisait pas mystère de ses intentions ; elle voulait à tout prix réintégrer les Pisistratides, leur retour étant le seul moyen d’entraver l’élan dangereux du peuple athénien. Une grande guerre péloponnésienne était imminente. Cependant Sparte, menée par les rancunes de Cléomène, avait oublié qu’elle était à la tête d’une confédération libre et que sa puissance reposait sur le prestige moral que lui avaient valu les institutions de Lycurgue. Mais, comment ce prestige pouvait-il subsister avec une conduite arbitraire, inconstante et passionnée comme celle dont les Spartiates donnaient alors l’exemple ? Comment se fier désormais à un État qui avait été jusque-là l’ennemi déclaré des tyrans et qui maintenant voulait remettre en place un tyran souillé du sang de ses concitoyens, un tyran qu’il avait chassé lui-même !

Ce fut une séance orageuse que celle de l’assemblée convoquée à Sparte vers 505 (Ol. LXVIII, 4) pour décider la restauration des Pisistratides[26]. Les Spartiates se donnèrent une peine infinie pour justifier leur politique. Ils firent l’aveu public de leur erreur, dont ils rejetèrent la responsabilité sur les mensonges de la Pythie ; ils parlèrent du déshonneur qu’ils avaient encouru pour avoir violé les obligations de l’hospitalité. Ce déshonneur, à les entendre, retombait sur la ligue tout entière. Tous étaient en péril, si l’arrogance athénienne poursuivait sans obstacle ses envahissements. Hippias donnait sa parole qu’il saurait humilier la ville et la tenir sous la dépendance du chef-lieu péloponnésien.

Les députés des villes fédérées écoutèrent en silence l’allocution des Spartiates. Personne n’était convaincu ; mais le Corinthien Sosiclès osa seul élever tout haut des objections. À la grande confusion des Spartiates, il fit ressortir la contradiction de leurs projets actuels avec leur histoire tout entière : il rappela tous les méfaits commis par les tyrans dans sa propre patrie[27] ; et Hippias eut beau se présenter en personne à l’assemblée pour mettre en évidence tous les dangers que la démocratie athénienne faisait courir au reste de la Grèce, tout fut inutile. La vérité de ce qu’avait dit Sosiclès était par trop palpable ; les États péloponnésiens n’avaient nulle envie de se sacrifier pour venger l’honneur- de Cléomène. Le congrès fédéral se sépara, résolument, hostile à toute entreprise belliqueuse : Hippias, déçu dans ses espérances, retournait Sigeion, et Sparte, profondément blessée de ce nouvel échec, se désintéressa des affaires générales.

Une guerre péloponnésienne n’était plus à craindre ; mais Athènes n’avait pas encore le droit de s’endormir dans une sécurité trop confiante. Non seulement ses anciennes ennemies, Thèbes et Égine, étaient aux aguets du côté de la terre et du côté de la mer, mais des menaces nouvelles lui arrivaient de l’autre bord de la mer Égée. Hippias était toujours une puissance. Il n’avait décliné l’accueil hospitalier qu’on lui offrait en Macédoine et en Thessalie que parce qu’il espérait trouver en Asie-Mineure plus de facilités pour préparer un nouveau coup de main contre Athènes. Artapherne, fils d’Hystaspe, se sentait déjà offensé par les Athéniens, parce que ceux-ci avaient dénoncé le traité passé avec lui. Hippias aigrit encore ce ressentiment, et, lorsque les Athéniens, prévenus de ses intrigues, cherchèrent à en combattre l’effet par une nouvelle ambassade, leurs envoyés ne rapportèrent de leur entrevue avec le satrape que l’injonction de reprendre Hippias[28] En dépit de toutes ces menaces, la vaillante et fière cité persista dans son attitude, résolue à braver, s’il le fallait, l’empire des Perses lui-même.

Voilà à quoi avaient été employées les cinq années qui suivirent la chute de la tyrannie, années critiques qui décidèrent de toute l’histoire ultérieure d’Athènes. Affranchie d’abord par les armes étrangères, ballottée ensuite de révolution en révolution, Athènes s’est mûrie à cette dure école ; elle est devenue un État indépendant, où les citoyens se gouvernent eux-mêmes ; délaissée de tous, entourée d’armées qui menaçaient son existence, elle a eu nettement conscience de sa vocation historique, et, tandis que Sparte, jetée hors de sa voie traditionnelle, tergiversait au hasard, que les petits États s’épiaient mutuellement avec des intentions malveillantes, que l’empire des Perses s’étendait largement à l’ouest et au nord, Athènes s’est résolument mise en possession de son nouveau rôle qui va l’obliger à tenir tête aux puissances indigènes aussi bien qu’aux puissances étrangères.

Cette admirable attitude des Athéniens ne s’explique que par les lois de Solon. Ce sont ces lois qui, durant toutes les tourmentes de l’époque, ont poursuivi, avec une énergie invisible mais efficace, l’éducation des citoyens et ont fait d’eux une société libre, assise sur des principes moraux. Sous le gouvernement de Pisistrate, elles avaient servi d’abri et de protection à l’État : le respect que témoignait pour elles le tyran avait accru leur prestige, et, si la domination des Pisistratides a été, en somme, le meilleur gouvernement de cette espèce qu’ait vu la Grèce, cela tient à ce que les tyrans d’Athènes avaient eu à compter avec une législation préexistante, à l’influence maîtresse de laquelle ils ne pouvaient se soustraire. Ce que la tyrannie avait apporté de mauvais et d’anormal a disparu sans laisser de traces ; le bien, au contraire, est resté, parce qu’il était conforme à l’esprit de Solon ; le bien, c’est-à-dire, l’ordre qui assura dès lors la prospérité de la ville et des campagnes, l’épanouissement de l’art et de la science, la position que prit Athènes au centre de la vie intellectuelle des Hellènes, le prestige qu’elle acquit et sur terre et sur mer, les relations extérieures qui furent nouées à l’époque avec les Cyclades, avec l’Hellespont, avec Argos, avec la Thessalie, et qui gardèrent en tout temps leur importance. Durant ces vingt-sept années de paix et de bonheur, le peuple avait pu se familiariser avec les lois de Solon, bien que les Athéniens éclairés ne se fissent pas illusion. Ils comprenaient que ces lois ne pouvaient devenir une réalité pleine et entière tant qu’un potentat, entouré de troupes étrangères, trônerait sur l’acropole et gouvernerait l’État, avec sagesse et modération, si l’on veut, mais pourtant, en vue de son avantage personnel et des intérêts de sa maison.

Par contre, depuis le meurtre d’Hipparque, la tyrannie avait pesé de tout son poids sur les Athéniens. Plus de franc parler ; plus de justice ni de débats publics ; l’honneur des femmes, la fortune et la vie des hommes, tout cela était livré à l’arbitraire d’un despotisme qui s’appuyait sur les hommes les plus décriés et qui surveillait d’un soupçonneux la vie de la cité. Chacun se prit alors à appeler de ses vœux les plus ardents la constitution de Solon, dont les citoyens n’avaient appris à apprécier tout le bienfait qu’à l’école de la persécution. Aussi, lorsque le joug de la tyrannie fut brisé, tous s’unirent dans une même pensée, le désir de s’approprier, complètement cette fois et d’une façon durable, les bienfaits de Solon. La trahison d’Isagoras ne fit qu’exaspérer davantage l’opinion contre quiconque voudrait attenter à l’autonomie du peuple. L’aversion profonde qui se manifestait à l’époque, dans tous les États, pour toute restauration de la tyrannie ne fut nulle part plus vive que chez les Athéniens : ils savaient de reste, pour en avoir savouré toute l’amertume, quels Beaux sont les gouvernements de parti. Mais l’avantage qu’ils avaient sur bien d’autres, c’est que la liberté à laquelle ils aspiraient n’était point un idéal indécis et flottant : la liberté qu’ils ambitionnaient était contenue pour eux dans leur ancienne constitution, laquelle était encore théoriquement en vigueur. Aussi, ce que Clisthène put faire de plus utile pour l’avenir de la cité, ce fut d’appliquer cette constitution en toute sincérité. Il est vrai que, ce faisant, il interdisait à son ambition personnelle toute perspective de succès.

Comme les Athéniens étaient familiarisés de longue date avec l’esprit et la lettre de la constitution, tout alla paisiblement et sans encombre : d’un autre côté, cependant, l’application des règlements constitutionnels dans toute leur intégrité était quelque chose de tout à. fait nouveau, de sorte que cette mesure inaugura une ère nouvelle, provoqua un nouvel essor et comme une renaissance de l’État tout entier.

Cette fois enfin, les Athéniens avaient ce que Solon avait voulu. L’État était une communauté de citoyens parmi lesquels ni famille ni classe ne pouvait revendiquer de droits particuliers ou de capacités, spéciales. Tous les citoyens étaient égaux devant la loi[29] : quiconque avait le droit de cité avait du même coup le droit de posséder des biens-fonds en toute franchise, tandis que le non citoyen, fût-il établi depuis longues années en Attique, lui et sa famille, restait toujours simple fermier ; tout le monde avait le droit de prendre la parole devant les tribunaux ainsi que dans les délibérations de l’assemblée populaire. La publicité des débats judiciaires protégeait le plus humble citoyen contre l’arbitraire des fonctionnaires ; sa liberté personnelle était garantie par la, possibilité d’échapper, au moyen d’une caution, même à la détention préventive. Tous avaient leur part des propriétés et des droits régaliens de l’État ; les revenus des domaines, par exemple, des mines, étaient partagés entre les citoyens : il n’y avait plus moyen d’établir des taxes arbitraires. Une des règles fondamentales de la constitution était qu’aucune loi ne devait être portée qui visât une personne en particulier et ne fût pas également obligatoire pour tous : c’était, en effet, au moyen de ces lois personnelles que certaines maisons s’étaient fait conférer des privilèges dont la tyrannie avait ensuite tiré parti. Aussi ne se permit-on une exception à ce principe fondamental qu’en vue de se garantir contre le retour de la tyrannie. L’Étal, en effet, avait besoin d’un moyen d’éloigner légalement les individus qui, par leur influence démesurée, compromettaient l’égalité civique inscrite dans les lois et menaçaient la cité d’une nouvelle confiscation du pouvoir au profit d’un parti. Avec l’ostracisme, le peuple veillait lui-même sur sa liberté. Seulement, pour prévenir les intrigues qui pourraient fausser l’emploi de cet instrument, il fut décidé qu’il y aurait d’abord un débat public et qu’ensuite il faudrait le vote unanime de 6.000 citoyens pour que l’un d’eux fût éloigné ainsi de leur société.

Mais, bien que l’égalité des citoyens fût une loi fondamentale de l’État, ce n’était rien moins qu’une égalité indistincte et sans degrés. Chaque citoyen avait assez de droits pour être attaché à l’État par ses intérêts les plus pressants el les plus élevés ; mais la participation directe au gouvernement était réservée à ceux que leur fortune immobilière mettait en état de se donner une culture supérieure, de se consacrer avec plus de liberté et de loisir à la chose publique, et de faire à la patrie, le cas échéant, les plus grands sacrifices.

La noblesse de l’extraction ne conférait pas de droits civiques, et, depuis Clisthène, les corporations nobiliaires n’avaient plus aucun l’apport avec les divisions du système politique. Mais ces corporations, on les laissa telles que les avaient, faites la religion et le droit patriarcal. Après comme avant, les membres des gentes se réunirent pour leurs sacrifices ; ils purent compléter leur nombre au moyen de l’adoption, et la considération particulière dont jouissaient les descendants des anciennes familles, lorsqu’ils faisaient honneur à leurs aïeux par leur vertu personnelle, se maintint longtemps encore à Athènes. On prenait volontiers parmi eux les archontes, les généraux et les ambassadeurs ; on trouve bien peu de traces d’une haine de la société contre la noblesse.

Parmi les États de la mère-patrie, Athènes et Corinthe sont les seuls qui puissent être mis en parallèle, les seuls qui aient réussi à dépouiller le caractère exclusif de leur tribu et à développer librement leurs facultés intellectuelles, les seuls qui aient fondé leur puissance sur une culture large et compréhensive et qui aient eu une histoire indépendante. Athènes doit au génie inventif des Corinthiens beaucoup plus que nous ne pouvons dire en ce moment. Mais la grande différence des uns aux autres, c’est que les Athéniens ne se sont jamais laissés absorber comme les Corinthiens par le négoce et l’industrie, Ils n’ont jamais été au même degré un peuple de marchands, ni, par conséquent, aussi cosmopolites. Leurs aspirations ont toujours gardé un tour plus idéaliste ; ils ont conservé une notion plus complète de l’État et un sentiment plus vif du devoir civique. Ils se sont aussi moins détachés du continent et, comme tek, sont restés plus fidèles aux traits fondamentaux de leurs coutumes nationales.

Cet attachement au passé était entretenu par la religion et par le prestige des familles sacerdotales. C’était toujours, comme autrefois, une femme de la race des Boutades qui exerçait, près de la patronne de la cité, les fonctions de prêtresse ; on avait laissé à la famille des Praxiergides le privilège honorifique de purifier l’image sacrée le jour des Plyntéries, et tous les mois l’on offrait au serpent de l’acropole le gâteau de miel au moyen duquel on s’assurait de la présence de la déesse et de son nourrisson Érichthonios. Ainsi, la religion établissait une solidarité entre les nouvelles générations et leurs devancières, entre les nouveaux citoyens et la vieille souche indigène ; elle maintenait en vie les souvenirs du passé ; elle protégeait les deux sources de la prospérité de l’Attique, l’agriculture et l’arboriculture. On conservait, comme le palladium de la ville, la charrue sacrée d’Athéna confiée à la garde des Bouzyges, et il n’y avait pas de fêtes des Panathénées sans thallophores, sans ces vieux et respectables laboureurs qui, à la procession, portaient en l’honneur de la patronne de l’Attique des rameaux d’olivier.

La naissance, le rang, la richesse étaient choses que les Athéniens savaient honorer ; mais l’influence dans l’État dépendait uniquement de la valeur personnelle. Une fois que le peuple, grâce au patriotisme de tous, eut reconquis sa liberté, on commença à appliquer à la lettre l’idée de Solon, à savoir, que tous les citoyens devaient prendre personnellement part aux affaires de l’État. Le but que Pisistrate avait poursuivi, avec une habileté consommée, c’était la satisfaction du peuple, la diffusion du bien-être, l’augmentation des revenus. Il ne pouvait lui convenir qu’on se préoccupât de trop près des affaires publiques. Aussi, il avait, suivant en cela l’usage ordinaire des oligarchies, diminué l’effectif de la population urbaine.

Le courant qui ramena le peuple dans la ville, une fois l’œuvre de délivrance accomplie, n’en fut que plus irrésistible : l’agora redevint animée comme jadis ; chacun se faisait un devoir, dans ces conjonctures critiques, de se rapprocher de la patrie en danger ; chacun avait le sentiment qu’il était chargé, lui aussi, de travailler an salut de la société entière et que de sa conduite dépendait, dans une certaine mesure, l’honneur ou l’humiliation de l’État. Une attitude correcte était d’autant plus un devoir d’honneur que les ennemis étaient là, aux aguets, et ne désiraient rien tant que de voir éclater des désordres et des violences dans Athènes. Voilà comment le peuple tout entier s’identifia, pour ainsi dire, avec l’État et avec sa constitution ; et .plus cette constitution était pénétrée d’un esprit de haute et sérieuse moralité qui s’adressait à l’homme tout entier, exigeant de lui fidélité, équité, amour de la vérité et abnégation, plus le peuple se trouva relevé et anobli par son dévouement à l’État.

C’est de là que partaient ces effluves électriques qui, l’année de la délivrance, envahirent le peuple athénien et provoquèrent en lui un tel accroissement de vitalité, lui communiquèrent une énergie si active, que toute la Grèce considérait avec stupéfaction l’essor imprévu de ce peuple de citoyens, Les grandes victoires d’alors ne furent pas l’effet d’une exaltation désordonnée, mais le résultat d’une saine et vigoureuse poussée qui, après avoir été longtemps entravée, avait enfin trouvé sa voie naturelle. C’est ce qu’atteste la constance et la durée de l’élan national.

A coup sûr, il y aurait eu, à Athènes aussi, un moment de détente et de lassitude, peut-être même de nouvelles discordes intestines, si une faveur apparente du sort eût permis aux Athéniens de jouir tranquillement et sans inquiétude des avantages acquis. Au lieu de se reposer, ils durent surveiller constamment les alentours, rester debout, l’œil au guet, l’épée et la lance en main, pour défendre les biens qu’ils avaient conquis. La justice de la cause qu’ils avaient à faire prévaloir contre les injonctions brutales des Barbares, contre la politique sans foi des Spartiates et la malveillance sournoise de leurs voisins, leur donna le courage opiniâtre et la force morale ; elle leur fit sentir plus vivement le charme et le prix des droits qu’ils avaient si bien gagnés.

Ils avaient montré, par un éclatant exemple, que la liberté du peuple faisait chez eux la puissance de l’État : et, bien que le parti opposé n’eût pas disparu de la cité, bien qu’il continuât même à regarder la démocratie comme un fléau et qu’il eût été affermi dans sa rancune par les innovations violentes de Clisthène, néanmoins, la liberté populaire et la grandeur de l’État étaient choses tellement solidaires que les adversaires de l’une étaient obligés d’attaquer aussi l’autre, et qu’ils ne pouvaient faire les affaires de leur parti sans ramener Athènes à l’état de faiblesse et de dépendance d’où elle était sortie.

Telle était la situation à Athènes, à la fin du VIe siècle. Le caractère de la race ionienne s’y était transformé, et il s’en était dégagé quelque chose d’absolument nouveau et original. Sans doute, les grands traits de la race étaient restés, surtout l’esprit vif et facilement impressionné par tout ce qui est beau et utile, l’humeur communicative et le goût du frottement intellectuel, la variété dans les habitudes et les connaissances, l’adresse et la présence d’esprit dans les circonstances les plus diverses. Dans leur extérieur aussi, les Athéniens ressemblaient encore à leurs frères de l’Asie-Mineure. Ils portaient, depuis le temps de Thésée, de longs habits de lin amplement drapés ; ils aimaient les robes de pourpre et l’arrangement artificiel de la chevelure qu’ils ramenaient en tresse sur le haut du crâne et fixaient avec une épingle d’or[30]. Mais les mœurs attiques surent éviter les excès de cette tendance à la frivolité et se garder des molles jouissances ; le peuple conserva en Attique un genre de vie plus rude et plus sain, fondé sur le travail champêtre et le goût du foyer domestique. De même que la langue des Athéniens était plus énergique, plus brève et plus nerveuse que le dialecte amolli des Néo-Ioniens, de même il y avait dans tout leur être moral comme une tension plus vigoureuse. Cette vigueur, ils la devaient à l’État, qui était parvenu à grouper autour d’un centre les inclinations multiples et divergentes de la race ionienne et avait ainsi donné à ces riches dons de nature une valeur supérieure. C’est grâce à la discipline de l’État que des Ioniens ont pu devenir des Athéniens, et, comme dans aucun pays de population ionienne, il n’avait pu s’établir de gouvernement pareil, Athènes a été aussi le seul Etat qui fût de taille à se poser en rival de Sparte, et à qui il fût impossible, de par sa nature même, de se soumettre à la cité dorienne.

Quant à Sparte, durant ces mêmes années au cours desquelles Athènes avait fondé, avec tant de rapidité et de bonheur, sa liberté civique, son indépendance et même sa puissance extérieure, elle avait décidément rétrogradé. Elle avait engagé avec Athènes une lutte malheureuse et déshonorante ; elle avait renié ses traditions et ses principes ; elle avait, par ses malencontreuses tergiversations, perdu un prestige qu’elle ne pouvait conserver aux yeux de ses propres alliés qu’en suivant une politique assurée et conséquente. Elle n’avait plus maintenant d’autre mobile que sa malveillance et sa rancune contre Athènes, plus d’autre visée que le désir d’humilier sa fière rivale ; elle ne voulait plus tolérer d’État indépendant à côté d’elle ; mais, pour le moment, elle était impuissante et elle attendait en maugréant une occasion favorable, tandis que les Athéniens, n’ayant d’autre prétention que de garder ce qu’ils avaient légitimement acquis, sentaient qu’ils avaient le droit pour eux et marchaient avec allégresse au-devant de l’avenir.

A côté des deux États antagonistes apparaissaient, au second plan, Corinthe et Thèbes. Thèbes n’avait d’antre ambition que de consolider sa suzeraineté en Béotie et ne prit aucune influence sur les affaires générales. Corinthe, au contraire, connaissant bien le monde et riche d’expérience, sut utiliser sa situation géographique pour se créer un rôle important, le rôle d’intermédiaire entre les États du nord et ceux du sud. On lui demandait d’intervenir comme arbitre dans les questions d’intérêt national. Elle exerçait sur Sparte une influence dont elle usait tantôt pour l’exciter, tantôt pour la modérer et lui faire la leçon. Ainsi, l’entreprise la plus hardie de Sparte, l’expédition contre Samos, a été exécutée sous l’impulsion des Corinthiens[31] et ce sont eux aussi qui, par contre, ont fait échouer la restauration par la force du tyran Hippias. Les rivalités commerciales l’ayant brouillée avec Égine, Corinthe se trouva rejetée du côté d’Athènes : elle a ainsi contribué, pour une large part, à entraver les desseins hostiles de Sparte et à fonder la grandeur des Athéniens. Entre Sparte et Athènes, elle représentait, en se rendant parfaitement compte de son rôle, la politique des États moyens, lesquels réclamaient pour eux et leurs pareils le droit de se mouvoir librement à côté des deux puissantes cités qui étaient d’ores et déjà les capitales de la Grèce.

 

 

 



[1] HÉRODOTE, V, 69. Dans le ms. Sancroftianus, on lit : τόν Άθηναίων δήμον πρότερον άπωσμένον τότε πάντα πρός τήν έωυτοΰ μοίραν προσεθήκατο, c’est-à-dire, plebem antea a se spretam nunc totam ad suas partes traduxit. D’après la leçon πάντων (qui est celle du ms. Florentinus, mais est absolument inintelligible : Bekker proposait πάντως), GROTE traduit : le peuple exclu de tout (notamment par Solon !).

[2] Sur les rapports d’Alcméon avec la cour de Sardes, voyez SCHŒMANN ap. Jahrhücher f. Philol., 1875, p. 466.

[3] HÉRODOTE, V, 66.

[4] Cent est le chiffre normal d’après Hérodote, qui ne pouvait pas se tromper sur ce point. Ce n’est pas l’avis de SAUPPE et autres, qui regardent 100 comme le nombre des dèmes avant Clisthène.

[5] Les dèmes paraissent avoir été répartis entre les phylæ, de façon que celles-ci fussent représentées dans les trois régions, la montagne, la côte et la plaine (HERMANN, Staatsalterth., § 111, 5). Il y a pourtant des exemples de dèmes voisins dans la même tribu ; ainsi, Marathon, Œnoé, Tricorythos, Rhamnonte, Psaphidæ, Phégæa, Aphidna, étaient tous dans la tribu Æantis.

[6] Sur les dèmes et naucraries, cf. SCHOL. ARISTOPHANE, Nub., 37. BŒCKH, Staatshaushaltung, I, 359. Les cinquante naucraries fournissent cinquante vaisseaux (HÉRODOTE, VI, 89).

[7] Sur l’administration des dèmes, voyez SCHŒMANN, Gr. Alt., I3, p. 390.

[8] Le tirage au sort existait au temps de la bataille de Marathon (HÉRODOTE, VI, 109) : au temps de Périclès, d’après Plutarque, il existait depuis longtemps (PLUTARQUE, Périclès, 9). Par conséquent, il a été institué, ou par Clisthène, ou (ce qui est infiniment moins vraisemblable) immédiatement après lui. Sur le sort, considéré comme institution religieuse, voyez SERVIUS, Æn., 201. C. I. GR., II, p. 562 b. WELCKER, Sylloge, p. 298. Cf. PROV. SALOM., XVI, 23. HOMEYER, Nachtrag zu dem German. Loosen, p. 78 ap. Symbols Bethmann-Hollwegio oblatæ, Berol., 1868). Dans la politique des anciens, c’était un palliatif employé pour remédier aux factions (ANAXIMEN., Rhet., éd. Sprengel, p. 13, 15), un recours contre l’έριθεία qui donne naissance aux factions (ARISTOTE, Polit., 198, 19, cf. SUIDAS, s. v. Φιλοποίμην). Tant que les hommes marquants furent seuls à se porter candidats, que les autres s’abstinrent et que les pauvres furent exclus, le hasard avait peu de marge ; et c’est la raison pour laquelle, durant quelques dizaines d’années encore après l’adoption du tirage, on voit les hommes d’État les plus influents arriver à l’archontat. Il pouvait se faire aussi que, lorsqu’on invitait les candidats à donner leurs noms pour être jetés dans l’urne, tous se retirassent spontanément devant un seul : c’est ce qui semble avoir eu lieu pour Aristide dans l’année qui suivit la bataille de Marathon. En ce sens, Idoménée avait raison de dire qu’Aristide avait été fait archonte. En effet, la controverse à laquelle Plutarque fait allusion dans la biographie d’Aristide (Aristide, 1) ne roule point sur la question de savoir comment se faisaient à l’époque les nominations de fonctionnaires, mais sur la manière dont Aristide fut nommé archonte. Cf. SCHŒMANN, Ueber des Loos in Athen, contre LUGEDIL, Zur Geschichte der Staatsverfassung in Athen, ap. Jahrbh. f. klass. Philol., 1872, p. 148 sqq. — La question a été reprise et diversement résolue par FUSTEL DE COULANGES, Recherche sur le tirage au sort appliqué à la nomination des archontes athéniens, ap. Nouv. Revue historique de droit, 1879, et L. HAVET, ap. Revue de Philologie, 1880.

[9] ARISTOTE, Politique, 61, 11. Voyez SCHŒMANN, Verfassungsgeschichte, p. 65. Ce texte important d’Aristote est sainement interprété, à l’exemple de Meier, par BERNAYS, Die Heraklitischen Briefe, p. 115. Les métèques sont de deux espèces : 1° Étrangers libres, 2° Esclaves transférés par l’affranchissement dans la classe des métèques. BUERMANN, Die attischen Neuvürger (Drei Stadeen auf dem Gebiet des att. Rechts dans le Supplod. der Jahrbb. f. Philol., 1878, p. 597) conclut d’un passage d’Aristote (Polit., 1319 [p. 184, 32]) que Clisthène a réorganisé les phratries et en a augmenté le nombre.

[10] L’ostracisme institué après l’abolition de la tyrannie (DIODORE, XI, 55). Le premier coup frappa Hipparque (ANDROTION, fragm., 5, ap. Fr. Hist. Græc., I, 371). PHILOCHOR., fragm. 79 b, ap. Fr. Hist. Græc., I, 397. LUGEBIL (Ostrakismos, Leipzig, 1861) exploite outre mesure une remarque fort juste de Roselier qui compare l’ostracisme de la république démocratique avec les changements de ministères dans les Etats constitutionnels. Il s’en sert contre la tradition, contre l’opinion d’hommes comme Aristote et Philochore, et contre l’analogie que présentent d’autres États de l’antiquité. Est-il croyable qu’une institution comme l’ostracisme, dans un État aussi libre et aussi remuant qu’Athènes, soit restée, du commencement à la fin, toujours et invariablement la même ?

[11] HÉRODOTE, V, 70.

[12] HÉRODOTE, V, 72. THUCYDIDE, I, 126.

[13] HÉRODOTE, V, 12. Cf. BURGHAUS, Konig Kleomenes, Anclam, 1874.

[14] HÉRODOTE, V, 73. THUCYDIDE, I, 126.

[15] La destruction de Platée eut lieu quatre-vingt-treize ans après la conclusion de l’alliance avec Athènes (THUCYDIDE, III, 68) : donc 519 est la première année de l’alliance dont Hérodote expose l’origine (HÉRODOTE, VI, 108). Cette date est rejetée par GROTE, IV, 223 (vol. V, p. 348. trad. de Sadous) avec l’assentiment de DUNCKER. Je ne trouve pas les raisons alléguées si probantes qu’il faille leur sacrifier le texte de Thucydide. La première tombe d’elle-même ; car. la scène à l’autel des douze dieux n’est nullement incompatible avec le temps des Pisistratides. Pour réfuter la seconde, il suffit de faire observer que παρατυόντες n’implique pas nécessairement une intervention armée en Attique : Cléomène pouvait être à Mégare. La troisième raison, à, savoir que Cléomène n’aurait pas donné, au temps des Pisistratides, un conseil préjudiciable aux Athéniens, ne prouve rien, parce que nous ne connaissons que les motifs prêtés à Cléomène par Hérodote et Hérodote seul : une intrigue secrète est très compatible, surtout à Sparte, avec l’amitié déclarée qu’établit le lien d’hospitalité. Enfin, la dernière raison, à savoir que les Athéniens n’étaient pas en état sous les tyrans de remporter un tel succès, est insignifiante. Les Athéniens ont eu au dehors, sous les Pisistratides, des succès de plus d’une sorte. En revanche, il est invraisemblable, et pour bien des raisons, que Platée ait conclu son alliance au moment où Cléomène envahissait l’Attique.

[16] HÉRODOTE, V, 73.

[17] En un moment où il sentit sa position peu sûre à Athènes, Clisthène déposa dans l’Héræon de Samos l’argent qu’il destinait à la dot de ses filles (CICÉRON, Legg, II, 16). Le bannissement de Clisthène par l’ostracisme (ÆLIEN, Var. Hist., XIII, 25) a été révoqué en doute par MEIER, puis par d’autres, par exemple, LUGEBIL (p. 130), mais sans motifs suffisants.

[18] Hérodote traite les Alcméonides avec des égards qui sentent la partialité. Sur la politique équivoque des Alcméonides, voyez TYCHO MOMMSEN, Pindaros, p. 4. VISCHER, Alkmæoniden, p. 17 [Kleine Schriften, I, 399] ne conteste ni le bannissement de Clisthène, ni la politique égoïste d’une maison que, dit-il, la jalousie de la noblesse empêcha seule de fonder un gouvernement oligarchique. Mais alors, depuis que les Alcméonides étaient devenus les chefs du parti populaire, la tyrannie n’était-elle pas le but vers lequel ils tendaient naturellement ?

[19] HÉRODOTE, VI, 64.

[20] HÉRODOTE, V, 77. DUNCKER, suivi en cela par BAUMEISTER, Euboia, p. 64, place à ce moment la destruction de Cérinthe. Voyez les réfutations de W. VISCHER dans les Gœtting. gelehrte Anzeigen, 1864, p. 1375 [Kleine Schriften, I, 507] et de BURSIAN, Geogr. Griechenlands, II, 411.

[21] HÉRODOTE, V, 77.

[22] Sur les fortifications qui furent alors rasées, voyez WACHSMUTH, Athen, I, 504.

[23] L’épigramme ou épigraphe du monument votif est donnée par HÉRODOTE, V, 77. DIODORE, X, 24. ANTHOL. PALAT., VI, 343. ARISTIDE, II, 512, éd. Dind. On en a retrouvé un fragment sur l’acropole : mais ce fragment date de Périclès, de sorte qu’il faut admettre, ou bien que le quadrige fut restauré à cette époque, ou bien que le monument a été élevé seulement alors. Cf. KIRCHHOFF, Monatsber. d. B. A., 1869, p. 109 sqq. et C. I. ATT., I, n° 334.

[24] HÉRODOTE, V, 90.

[25] HÉRODOTE, V, 91.

[26] La chronologie courante (509-492) repose sur un simple calcul de probabilités.

[27] HÉRODOTE, V, 92.

[28] HÉRODOTE, V, 96.

[29] Ίσονομίη est, d’après Hérodote, le terme technique pour désigner l’État nouvellement fondé sur la constitution ou droit public (HÉRODOTE, III, 80). Cf. HENKEL, Lehre vom Staat, p. 38.

[30] Sur le costume ionien des Athéniens, voyez HÉRODOTE, V, 87. THUCYDIDE, I, 6. L’explication de CONZE (Nuove Memorie, p. 408 sqq.) est acceptée par O. JAHN (Griech. Bilderchroniken, p. 46. Cf. Abhandl. d. Pr. Akad. d. Wiss., 1873, p. 159). Sur la τεττιγοφορία voyez Rhein. Museum, XXXIII, p. 625.

[31] HÉRODOTE, III, 48.