HISTOIRE GRECQUE

TOME PREMIER

LIVRE DEUXIÈME. — DE L’INVASION DORIENNE AUX GUERRES MÉDIQUES.

CHAPITRE PREMIER. — HISTOIRE DU PÉLOPONNÈSE.

 

 

§ III. — SPARTE ET LA MESSÉNIE.

En principe, l’Etat spartiate n’était nullement constitué pour la conquête : il était plutôt fait pour se restreindre dans les limites naturelles du pays et pour s’isoler de l’extérieur ; tout contact avec l’étranger était regardé comme dangereux. L’armée était la garde du trône ; elle ne devait que conserver les institutions existantes. Mais il n’est pas possible d’élever tous les citoyens d’un État pour la guerre, de diriger de ce côté toute l’ambition de la jeunesse écartée à dessein de toute autre occupation intellectuelle et d’entretenir l’homme fait dans ces idées, sans faire naître l’envie de mettre en jeu ces facultés guerrières. Après une campagne, les périèques de la Laconie retournaient, comme les citoyens des autres États, à leurs occupations : les Spartiates, eux, restaient toujours en armes ; ils n’avaient à choisir qu’entre l’uniformité de la vie de soldat en temps de paix, vie qui n’avait même pas l’agrément du bien-être, et la vie plus libre des camps. Ne leur avait-on pas appris à marcher au combat comme à une fête, parés de leurs plus beaux habits et de leurs armes, et marquant d’un pas allègre les rythmes de la musique guerrière ? Nulle hésitation ne les arrêtait. Qui pouvaient-ils craindre, eux, les guerriers qui n’avaient point de rivaux dans l’Hellade, eux qui regardaient avec dédain les milices des autres États recrutées dans les champs et les ateliers !

Un autre aiguillon, c’était la gène qu’éprouvait la communauté spartiate sur son territoire restreint. Çà et là, plusieurs frères devaient subsister du produit d’un seul lot ; il était à craindre que nombre d’entre eux ne perdissent leur plein droit de cité, faute de pouvoir fournir tes contributions que chaque Dorien devait prélever sur son fonds pour la table commune. Il n’y avait d’autre remède qu’une conquête, une nouvelle assignation de terres. La confiance justifiée dans la victoire exaltait les désirs belliqueux, et c’est, ainsi que l’État des Spartiates fut lancé malgré lui dans la voie des conquêtes, voie dans laquelle ils désapprirent de plus en plus l’art de rester en paix.

On n’en vint là que par degrés. Il fallut d’abord que le pays lui-même fût conquis par les Spartiates jusqu’à ses frontières naturelles, et la détermination de ces frontières occasionna du même coup les premiers froissements avec les États voisins, la Messénie et Argos.

Il était difficile, en vérité, de trouver quelque part une frontière naturelle mieux marquée qu’entre les deux contrées du midi, séparées l’une de l’autre par la crête tranchante et les arêtes inaccessibles du Taygète. Au haut de la montagne s’élevait, pour garder la ligne de démarcation, le sanctuaire d’Artémis Limnatis, dont la fête était commune aux deux États limitrophes en paix l’un avec l’autre. Néanmoins, des traités, même placés sous la foi du serinent, ne furent pas assez forts pour faire taire les convoitises belliqueuses. Aussi bien, au temps des Achéens, dont on ne voulait pas renier les souvenirs, la Messénie avait été un morceau de. Lacédémone, et, après la fondation des États doriens, Lacédémone a dû exercer une suzeraineté qui remonte jusqu’au début de l’ère des olympiades, de sorte que les guerres messéniennes ont dû être précédées d’un affranchissement de la Messénie[1].

La tentation de reculer de nouveau au delà de la montagne les frontières du royaume était d’autant plus grande que les pentes de l’ouest sont incomparablement plus douces, plus riches de terre végétale et plus fertiles que celles de l’est, et que, tandis que la vallée de l’Eurotas portait toujours les marques des longues guerres civiles qui l’avaient dévastée dans toute son étendue. la. Messénie, une fois remise des premières secousses de l’invasion dorienne, était parvenue, sous une série de gouvernements pacifiques, à un degré peu commun de prospérité. Les diverses races qui l’habitaient s’étaient fusionnées ; la populeuse vallée du Pamisos offrait l’image de la plus florissante agriculture ; le golfe était plein de navires, la vie et l’animation régnaient dans le port de Méthone. Il était impossible par conséquent que, du haut de leurs crêtes dénudées, les Spartiates ne jetassent point un œil d’envie sur cette terre bénie et sur les terrasses qui s’inclinaient à leurs pieds vers le fleuve, chargées d’oliviers et de vignobles.

Une autre cause les y attirait, c’est que le groupe de Doriens laissé dans le pays par l’invasion, subissant l’influence de l’ancienne population et du bien-être, y avait complètement perdu son caractère primitif. Les braves, il est vrai, n’y étaient pas rares, et une imposante série de Messéniens vainqueurs à Olympie témoigne de l’état florissant de la gymnastique en Messénie pendant le huitième siècle ; mais le pays s’était complètement rallié aux vieilles races de la péninsule, il était comme un morceau de l’Arcadie à laquelle il était étroitement rattaché par la dynastie des Æpytides, par ses mystères et les objets de son culte, ainsi que par toute espèce de relations de parenté. Le Zeus pélasgique, le dieu invisible et farouche, qui habitait sur la cime des montagnes et demandait du sang humain, trônait sur Ithome comme sur le Lycée[2]. Ainsi, ce n’était pas une lutte de Doriens contre Doriens ; il semblait au contraire que ce fût à Sparte de reprendre avec plus de succès la dorisation manquée de la Messénie qui était retournée aux mœurs pélasgiques, et de rattacher à sa fortune ce qui y restait encore de Doriens. Bref, des motifs de toute nature agissaient de concert pour diriger précisément de ce côté les premiers pas de la conquête, et les différends survenus entre les compagnons de fête réunis dans le temple d’Artémis ne furent que l’occasion fortuite qui alluma le brandon de la discorde aux feux longtemps couvés d’une hostilité jalouse[3]. Il ne manquait pas non plus en Messénie de dissensions qui promettaient un succès plus facile. Dès le premier démêlé entre les deux peuples, il y eut un parti considérable qui fut d’avis de ne pas refuser aux Spartiates la satisfaction exigée, et la mésintelligence fut telle que les adhérents de ce parti émigrèrent et allèrent s’établir en Élide. La famille des Androclides s’était rangée ouvertement du côté des Spartiates[4].

Ceux-ci commencèrent la guerre[5] de la même manière que jadis leurs ancêtres avaient commencé la conquête de chacune des contrées de la péninsule. Ils occupèrent Amphia, point situé sur la saillie extrême d’un contrefort qui se détache du Taygète, dans la direction de l’ouest. La hauteur se termine par des parois perpendiculaires, au bord de deux ruisseaux qui la rendent inabordable du côté de la plaine de Stényclaros, tandis que la plaine elle-même est exposée sans défense à toute attaque venue d’en haut. C’est de là qu’ils commencèrent leurs attaques, la dévastation des campagnes. De là, ils commandaient les défilés et interceptaient les messages qui allaient chercher des conseils et du secours chez les peuples voisins, à Delphes et à Argos.

La résistance des Messéniens dépassa toute attente. Lorsqu’ils ne purent plus tenir en rase campagne, ils trouvèrent sur le rocher d’Ithome, leur sanctuaire national, un asile fortifié où ils se réfugièrent : et là, rangés sur les terrasses boisées, dans une position avantageuse, ils vainquirent encore, dit-on, les Spartiates dans la onzième année de la guerre. Mais leur courage, à la fin, se lassa lorsqu’ils virent le produit de leurs champs tomber chaque année aux mains des ennemis et les sacrifices sanglants qu’ils offrirent au Zeus d’Idiome rester inutiles. Au contraire les deux Héraclides, Théopompos l’Eurypontide et l’héroïque Polydoros, unissant leurs efforts, poursuivirent la lutte avec une énergie croissante ; après vingt ans de guerre, la forteresse d’Aristodémos et avec elle le pays tout entier tombèrent au pouvoir des ennemis. Les résidences royales se dépeuplèrent ; les forteresses furent rasées, les restes du monarque éolien Aphareus furent transportés sur la place publique de Sparte, pour indiquer que c’était là désormais la nouvelle capitale. Une partie des terres fut confisquée par droit de conquête, le sol, partagé en portions de la contenance des lots doriens ; c’est probablement à cette époque que le nombre des lots fut porté à 9.000. De cette façon, on put alléger les charges des propriétés de Laconie sur lesquelles de nombreuses familles vivaient en commun, et garantir aux jeunes Spartiates une pleine indépendance. On incorpora sans doute aussi parmi les citoyens des Doriens de Messénie. En outre, les Androclides furent ramenés et dotés d’un patrimoine à Hyamia. Enfin, on transporta en Messénie des Dryopes que les Argiens avaient expulsés de leur littoral. On assigna aux exilés, sur les bords du golfe de Messénie, une position admirable où ils bâtirent une nouvelle Asine[6]. Parmi les anciens possesseurs du sol, les nobles émigrèrent et allèrent chercher une patrie en Arcadie, en Argolide, à Sicyone. A part ces modifications de détail, la population resta ce qu’elle était. Les Messéniens gardèrent leur maison et leurs biens, mais, ce qu’on leur laissait, ils le tenaient de l’État spartiate et devaient livrer à celui-ci la moitié de leur revenu annuel. Sparte était leur capitale. Ils étaient obligés de s’y rendre à la mort d’un Héraclide pour prendre part au deuil public et, en général, de se tenir prêts, soit en temps de guerre, soit en temps de paix, à rendre les même :4 services que les périèques.

La Messénie supérieure avait moins souffert des attaques de Sparte. Là, l’énergie nationale se conserva intacte ; là se réfugièrent tous ceux qui ne voulaient pas se courber sous la contrainte brutale du joug étranger. L’ancienne ville royale d’Andania, à l’issue des défilés d’Arcadie, devint le foyer du soulèvement national, et, plus de deux générations après que les murailles d’Ithome eurent été renversées dans la poussière, le morne sommeil du pays fut interrompu par une insurrection audacieuse. Les montagnards étaient en armes : leurs chefs étaient les petits-fils ;des héros d’Ithome, braves comme leurs aïeux et élevés dans la soif de la vengeance ; parmi eux se signalait le plus illustre de tous, le jeune Aristomène, de la race royale des Æpytides. Il était l’âme de l’insurrection, et les anciens donnèrent son nom à la guerre qui s’allumait alors, la guerre d’Aristomène.

Au début, les Messéniens se trouvaient seuls, les montagnards avec les insurgés du plat pays, auxquels se joignirent pourtant les Androclides ; fait qui montre combien les Spartiates savaient peu s’attacher leurs propres partisans. Réduits à leurs propres forces, les Messéniens osèrent marcher à là rencontre de l’armée spartiate et restèrent maîtres du champ de bataille. Ce succès eut un retentissement extraordinaire. Les Spartiates perdirent courage ; les Messéniens, de leur côté, utilisèrent ce répit pour envoyer leurs messagers dans tous les pays d’alentour ; le moment était venu, disaient-ils, de s’unir pour refouler dans ses limites un État avide de conquêtes ; il s’agissait là de la liberté de tous les Péloponnésiens.

Cet appel ne resta pas sans écho[7]. Le roi Polydoros, à qui quelqu’un demandait, lors de sa première expédition, où on allait, n’avait-il pas répondu assez clairement : dans la terre qui n’est pas encore partagée ?[8] Cette réponse caractérisait l’arrogance de la Sparte d’alors ; toute terre péloponnésienne ou bien était une terre spartiate ou devait le devenir. Argos ainsi que l’Arcadie savaient par expérience que ; pour elles aussi, cette menace de Sparte n’était pas un vain mot. Ces deux États avaient été inondés d’ennemis par Charilaos ; le fils de Charilaos avait ravagé une grande partie de l’Argolide et soutenu des villes argiennes en révolte contre l’autorité de leurs souverains, entre autres Asine ; après quoi, les Asinéens fugitifs avaient été accueillis par Sparte en amis. C’était le temps où la royauté des Téménides élevait dans son propre empire des prétentions nouvelles et, pendant qu’elle poursuivait l’assujettissement des villes du littoral, se voyait entravée, de la façon la plus insolente, par la politique de Sparte. Les hostilités entre les deux pays devinrent une guerre sanglante sous le roi argien Phidon, et, même après la mort de Phidon, à l’époque où nous plaçons l’insurrection d’Andania, la lutte engagée pour l’hégémonie n’était certainement pas encore apaisée. Comment donc Argos eût-elle pu fermer l’oreille au cri de détresse poussé par Aristomène ?

Telle était aussi la situation de l’Arcadie, où Orchoménos, avec son roi Aristocrate, exerçait alors l’influence prépondérante d’un chef-lieu. Là, ce ne fut pas simplement un intérêt dynastique, mais la vive sympathie du pays tout entier qui tendit la main aux Messéniens. Tous les cantons s’émurent ; plein d’une ardeur guerrière, le peuple se groupa autour d’Aristocrate, les habitants des villes revêtus de leur armure d’airain, les hommes de la montagne couverts de peaux de loups et d’ours. Du rivage de la mer du nord vinrent les Sicyoniens, chez lesquels s’était développée de bonne heure une antipathie contre Sparte ; il arriva des Athéniens d’Éleusis, où les descendants de familles pyliennes considéraient la Messénie comme leur ancienne patrie. Parmi les États de la côte occidentale, cette circonstance révéla des partis diamétralement opposés. L’Élide, l’État fondé sur les bords du Pénéios, avait depuis longtemps déjà cherché dans l’alliance de Sparte un appui pour sa politique, parce qu’elle ne croyait pas pouvoir réaliser par ses propres forces ses plans ambitieux. Les Pisates, de leur côté, étaient alors gouvernés par Pantaléon, fils d’Omphalion, qui faisait tous ses efforts pour balancer la fortune des Éléens. Les intérêts dynastiques de ce potentat ne pouvaient que gagner à l’abaissement de Sparte. Il embrassa donc avec zèle la cause des Messéniens, et, plein d’espérances ambitieuses, il entra de sa personne comme général dans la coalition qui se formait contre Sparte. Ainsi, l’étincelle lancée par l’insurrection d’Andania avait allumé un vaste incendie ; il en était sorti une guerre péloponnésienne. Sparte se vit entourée d’ennemis puissants, et, outre les Éléens, il n’y eut plus que les Lépréates, et les Corinthiens animés par leur haine contre Sicyone, sur qui elle pût compter.

Mais l’ennemi le plus dangereux était dans le camp même des Spartiates. En effet, tandis que la force à laquelle ils devaient leurs victoires leur venait de ce qu’eu toutes circonstances ils restaient fidèles à leur propre cause, et, fermes à leur poste, se dressaient comme un seul homme devant l’étranger, ils avaient aujourd’hui perdu cette attitude et leur énergie était atteinte jusque dans sa source. Les victoires chèrement achetées avaient exercé sur le pays une influence déplorable, dérangé de la façon la plus désastreuse l’équilibre des pouvoirs publics et troublé les rapports établis entre les différentes classes de la population, comme on le vit bientôt après la fin de la première guerre.

La principale raison, c’est que, pendant ces campagnes, l’orgueil de la soldatesque dorienne, d’une part, et, de l’autre, le prestige des rois, avaient considérablement grandi ; l’autorité royale surtout avait d’autant plus gagné que Polydoros et Théopompos avaient abjuré l’ancienne rivalité de leurs maisons, — rivalité que les Spartiates considéraient non sans raison, comme une garantie pour leurs libertés, — et poursuivaient en commun les mêmes vues politiques.

Il y avait désaccord entre la royauté et la bourgeoisie. La communauté dorienne avait tenté de s’immiscer dans la gestion des affaires publiques ; de là une crise constitutionnelle[9] dont le résultat se lit clairement dans la loi qui fut promulguée sous le règne des deux rois, à titre de supplément à la constitution de Lycurgue, loi portant que si le corps des citoyens adoptait une résolution peu éclairée ou intempestive, les rois, de concert avec les Gérontes, auraient le droit de l’annuler, dans l’intérêt de l’État, et de dissoudre l’assemblée[10]. Ainsi, la royauté sortait victorieuse de cette lutte ; elle l’emportait, avec le concours du Sénat : le droit constitutionnel de la communauté était abrogé ; on ne la consultait plus que pour la forme ; elle n’avait plus qu’à obéir à ses chefs militaires.

Mais ce triomphe fut de courte durée. La lutte continua .entre les partis, entre l’élément achéen et l’élément dorien, entre la monarchie appuyée sur les grandes familles et la commune. Elle fut soutenue de part et d’autre avec passion, et amena, sous ce même règne de Polydoros et Théopompos, un, revirement complet dans le système politique. Polydoros, le type d’un Héraclide, le favori du peuple, fut assassiné, et cependant le meurtrier, Polémarchos, un noble Spartiate, loin d’être regardé comme un criminel, fut jugé digne d’avoir un monument à Sparte[11] ; contradiction pour laquelle il n’y a qu’une explication possible, c’est que le meurtrier put être considéré comme un tyrannicide, un représentant des droits de la communauté et le sauveur de ses libertés. Théopompos, lui, ne sauva sa vie et la royauté qu’en souscrivant à des innovations qui restreignaient considérablement les prérogatives royales.

Le moyen qu’on employa, ce fut de donner aux fonctions des Éphores une importance toute nouvelle. Naguère fonctionnaires royaux, ils devinrent alors, vis-à-vis des rois, les gardiens de la tradition légale ils eurent mission de censurer toute violation des coutumes, et du droit de censure sortit naturellement celui de suspendre les transgresseurs dans l’exercice de leur autorité. Par là, l’éphorie s’installa au centre du mécanisme social ; elle devint, pour ainsi dire, une nouvelle magistrature, lorsque pour la première fois l’éphore Elatos fut élu, avec ses collègues, par la voix publique, et que, dès lors peut-être, on commença’ à désigner les années par le nom des éphores. Ceci arriva, d’après la chronologie vulgaire, 130 ans après la législation de Lycurgue, sous le règne de ce même Théopompos qui croyait avoir, de concert avec Polydoros, anéanti les droits de la communauté dorienne[12]. Il lui fallait maintenant subir les reproches amers que lui fit son épouse au sujet de son attitude indigne d’un roi. Il eut à rougir de ne pas laisser à ses successeurs la couronne telle qu’il l’avait reçue. Théopompos ne pouvait alléguer qu’une excuse, c’est que le trône avait gagné en stabilité ce qu’il avait perdu en puissance. A la vérité, le pouvoir royal était devenu si inoffensif qu’on n’était plus tenté d’en abuser, et si restreint qu’il cessait d’être un objet d’envie et de haine.

Cette solution mit fin à la grande crise constitutionnelle qui éclata sous Polydoros et Théopompos, mais ne termina pas la série de désordres qui suivirent la première guerre de Messénie. Cette guerre avait provoqué une grande agitation jusque dans le peuple des campagnes. On avait été obligé, pour la faire, de mettre fortement à contribution la population non dorienne ; une partie avait refusé de servir et avait été pour ce motif réduite à la condition des hilotes. D’antres avaient vaillamment combattu à côté des Spartiates ; ils avaient comblé les vides faits dans leurs rangs par la guerre ; on leur avait permis de s’allier avec des femmes spartiates, et on leur avait fait sans doute espérer aussi une part dans les nouvelles assignations de terres. Ceci entrait tout à fait dans les vues des cieux rois et explique leur popularité. Mais les Doriens ne voulurent pas entendre parler d’un semblable mélange avec le sang achéen, et ce fut sans doute lors de la révolution qui abaissa la royauté qu’on tint pour non avenues les promesses faites par les Héraclides, qu’on refusa de reconnaître comme mariages légitimes les alliances contractées entre Achéens et Doriennes, et d’admettre dans la communauté dorienne les fils issus de ces unions. On les appela ironiquement Parthéniens, c’est-à-dire, enfants de filles ou bâtards.

Les intéressés, trompés dans leurs légitimes espérances, tramèrent un complot qui mit en danger l’État tout entier[13]. On ne put en venir à bout, et finalement on conclut, par l’entremise des prêtres de Delphes, un traité en vertu duquel les Parthéniens émigrèrent en Italie. L’Héraclide Phalanthos les conduisit sur l’autre rivage (708 ; Ol. XVIII, 1)[14], mais à une condition expresse, c’est que, dans le cas où la colonie d’outremer ne réussirait pas, ils pourraient revenir librement dans leur patrie, et auraient droit à la cinquième partie de la Messénie[15] ; preuve évidente qu’on leur avait fait auparavant des promesses analogues. Mais ils restèrent de l’autre côté, et la prospérité de Tarente montre quelle somme de forces viriles la patrie avait perdue à cette émigration.

Le mal qui désorganisait la vie publique se révélait par de fâcheux symptômes, le manque d’union intérieure, l’implacable égoïsme de caste chez les Doriens, la tendance exclusive de l’esprit dorien, l’indifférence pour une culture plus relevée qui préserve de la barbarie. On chercha à regagner ce qu’on avait perdu ; on noua des relations avec des villes étrangères où, dans un milieu plus libre, l’art grec avait porté d’heureux fruits ; on attira des maîtres étrangers dont les chants étaient capables de faire taire les animosités et de s’emparer plus fortement des cœurs que ne pouvaient le faire les rapsodies d’Homère. Peut-être est-ce à l’insurrection des Parthéniens qu’il faut rattacher l’arrivée de Terpandre, l’aède de Lesbos.

A Lesbos, les émigrés béotiens, grâce à la situation magnifique de File et au courant d’émulation qui leur arrivait de la côte asiatique, avaient donné à l’art du chant et à la musique instrumentale un merveilleux développement. La Béotie n’était-elle pas le berceau de la brillante famille des Ægides, à laquelle appartenait cet Euryléon[16] qui, dans la guerre de Messénie, avait commandé, entre Polydoros et Théopompos, le centre de l’armée lacédémonienne ? En guerre comme en paix, les Ægides exerçaient sur les Lacédémoniens une grande influence, et, grâce à leurs vastes relations de famille, ils étaient mieux que personne en état de réagir contre les allures dédaigneuses du dorisme, et d’introduire à Sparte les germes féconds empruntés à la civilisation nationale de la race hellénique. C’est donc à leur influence que nous pouvons attribuer l’intervention de Terpandre, appelé pour acclimater à Sparte l’art lyrique dont son génie créateur avait posé les règles, pour maîtriser par la puissance bienfaisante de la musique les mauvais génies de la discorde, et pour élargir le cercle étroit de la civilisation locale. Son art fut introduit officiellement par l’État et eut son rôle réglementaire dans la communauté ; sa cithare à sept cordes reçut une sanction légale. Le culte public fut ranimé par ses sublimes mélodies, et surtout, la grande fête nationale d’Apollon Carnéios, le dieu de famille des Ægides, fête qui, surchargée de tous les souvenirs de l’invasion dorienne, avait pris un caractère presque exclusivement militaire, fut transformée de manière qu’il y eut place pour un concours de musique éolienne. L’éclat ajouté à cette solennité devait produire une réconciliation des partis, l’oubli du passé, et ouvrir une nouvelle ère de bonheur. Ceci arriva, d’après une tradition fort accréditée, en 676 avant notre ère (Ol. XXVI, 1)[17].

L’appel adressé à Terpandre n’est pas un fait isolé dans cette période remarquable des dissensions intestines de Sparte. Quelques olympiades après la réforme de la fête Carnéenne, un nouveau fléau s’abattit sur le pays. Il se déclara une épidémie maligne, que le bassin renfermé et chaud de l’Eurotas a vu souvent persister avec une grande opiniâtreté, et, avec la maladie, du mécontentement, du désordre, et même une sédition. On songea de nouveau à implorer un secours étranger, et on le chercha là où il était le plus naturel de le chercher, dans l’État qui avait déjà servi de modèle à la Sparte de Lycurgue et qui, dans son île, avait su associer l’œuvre du passé et celle du présent, la loi et la religion, la sévérité de la discipline et le progrès de la civilisation. C’était de la Crète que jadis la religion d’Apollon, avec sa vertu purifiante, était apparue à tus les pays grecs comme l’aurore d’une ère nouvelle, et les prêtres qui appliquaient les expiations apolliniennes y jouissaient encore, à l’époque dont nous parlons, d’une grande considération. Ils s’étaient rendu complètement familiers les procédés de l’art des Muses sans briser le lien qui le rattachait au culte, et, comme le culte d’Apollon exigeait un recueillement serein de rame, une confiance éclairée en la divinité, et un empire absolu des nobles facultés de l’intelligence sur tontes les passions tumultueuses et désordonnées, ces chantres sacerdotaux avaient tourné vers le même but toute la puissance de la poésie et de la musique. D’un autre côté, l’art crétois avait aussi un but politique. Il s’efforçait, dans l’intérêt du gouvernement indigène, d’entretenir au sein de la race dorienne la vigueur militaire, et d’y ranimer le goût des combats. On employait à cet effet les jeux, le chant et la danse, exécutée sur les modes les plus vifs ; on utilisait les divertissements des jours de fête dans lesquels, tantôt couverts d’une armure complète, tantôt nus, enfants et jeunes gens dansaient au son de la flûte, pour montrer avec allégresse qu’ils jouissaient de la santé de l’âme et du corps.

Le Gortynien Thalétas[18] était un maître en cet art multiple, et plus les institutions laconiennes se rapprochaient par leur nature de celles de la Crète, plus, même au milieu des périls de la dernière guerre, la Crète et Sparte étaient restées fidèles à leur mutuelle alliance[19], plus aussi les Spartiates, en proie à de nouveaux troubles, s’empressèrent de jeter les yeux sur Thalétas, qui avait su rendre attrayante la discipline officielle, et dont ils avaient pu connaître par les auxiliaires crétois les immenses services. De même qu’ils devaient à Terpandre le renouvellement des Carnéennes, ils furent redevables à Thalétas de l’institution des Gymnopédies. C’était une fête consacrée à l’éducation publique ; les danses des jeunes garçons nus devaient servir, après les années d’épidémie que l’on avait traversées, à fortifier et endurcir les corps, à réveiller la curiosité publique et à provoquer dans tous les cœurs une joyeuse expansion. Que Thalétas ait étendu plus loin et poussé plus avant ses réformes, qu’il ait agi en législateur et réglementé d’une manière durable, d’après les principes posés par Terpandre et en l’associant à des institutions religieuses, l’éducation artistique si longtemps négligée, il suffit pour s’en convaincre de remarquer que, en dépit de la chronologie, on le mit en rapport avec Lycurgue, comme on aimait à le faire pour tout ce qui avait exercé sur la communauté spartiate une influence durable et puissante, pour tout ce qui était passé, si l’on peut parler ainsi, dans sa sève et dans son sang.

L’apparition de Terpandre et de Thalétas coïncide probablement avec les agitations intérieures qui s’étaient manifestées après la fin de la première guerre de Messénie. Sparte se trouvait jetée par cette guerre hors de son ancienne voie et entraînée dans un vaste réseau de relations toutes nouvelles pour elle. Or, ses anciennes formes sociales, basées sur l’isolement, avec leur horizon étroit et leur discipline purement militaire, ne pouvaient s’adapter à la situation qui lui était faite. Nous avons vu comment le besoin d’élargir le programme de l’éducation nationale se fit sentir et comment il fut satisfait.

Cependant, même ainsi transformé, l’État de Lycurgue ne se montra pas à la hauteur de la lourde tâche que lui créait le soulèvement victorieux de la Messénie. La résistance opposée en rase campagne était inattendue et ébranla le courage placide de l’armée. Aussi, lorsque les pays d’alentour se joignirent l’un après l’autre aux révoltés et que, dans toute la péninsule, se leva un parti anti-spartiate, Sparte ne montra que de la faiblesse et retomba dans ses perplexités. Cet État si fort en apparence était toujours pris au dépourvu par les événements extraordinaires, parce qu’il était, pour ainsi dire, stylé uniquement en vue d’une certaine marche régulière des choses. Pour jouer le rôle nouveau que les circonstances lui avaient assigné, il était encore trop pauvre de ressources intellectuelles et trop loin de cette parfaite indépendance que les anciens exigeaient d’un État bien ordonné. Le péril le plus pressant était encore la question agraire. Une foule de Spartiates avaient reçu des terres en Messénie ; ceux-ci, depuis le commencement de la guerre, se trouvaient, eux et leurs familles, privés de leurs moyens d’existence et réclamaient un dédommagement qu’on ne pouvait leur accorder sans remanier la répartition des lots. Les troubles les plus violents éclatèrent, et l’État menaça de s’écrouler au moment où il avait besoin de déployer au dehors la plus grande énergie. Les rois, à titre de suzerains, avaient mission de surveiller l’organisation de la propriété foncière ; ce fut contre eux que se tourna le mécontentement ; le trône des Héraclides était surtout en péril. Dans cette extrémité, ils tournèrent leurs regards vers le pays avec lequel leur famille se trouvait en relation de temps immémorial, vers l’Attique, le pays qui, resté presque en dehors de l’ébranlement causé par les migrations des tribus grecques, avait paisiblement élaboré sa constitution.

En raison de sa position géographique, l’Attique avait reçu des sources les plus diverses, notamment de l’Ionie, les germes des créations intellectuelles du génie grec, qu’elle devait amener par ses soins à leur complet développement. Ce développement avait été particulièrement prompt pour l’élégie, un genre de poésie né dans la patrie d’Homère et qui, en ajoutant au vers héroïque un second vers, le pentamètre, avait créé un mètre nouveau, le distique élégiaque, cadence qui conservait la majesté du vers homérique tout en y joignant le mouvement gracieux d’une strophe lyrique. Jamais, dans le domaine de l’art poétique, un si grand résultat n’a été obtenu par une modification aussi minime. Déjà, dans les villes d’Ionie, l’élégie avait été utilisée pour inspirer aux citoyens, par son rythme énergique, une ardeur guerrière. Transportée dans l’atmosphère plus calme de l’Attique, elle servit à entretenir la fidélité aux coutumes traditionnelles et le dévouement à la cause de l’ordre. C’était dans ce but que l’employait Tyrtée, originaire d’Aphidna, au nord de l’Attique[20]. Le poète se recommandait déjà au choix des Spartiates par le lien que là légende des Dioscures établissait entre sa patrie et les Héraclides, et plus encore, par le tour sérieux, instructif, et l’énergie enthousiaste de sa poésie.

On voit qu’il fut appelé dans l’intérêt de la royauté menacée, car ses élégies célèbrent surtout, avec une insistance chaleureuse, la souveraineté des Héraclides instituée par la providence divine, et le partage de l’autorité entre le roi, le conseil et l’assemblée du peuple, partage accompli sous la sanction de l’oracle de Delphes. L’honneur militaire, la fidélité au trône héréditaire, c’étaient là les sentiments qu’exaltait Tyrtée ; c’est pour cela que ses odes étaient chantées par les guerriers devant la tente royale. Devenu lui-même membre de la communauté spartiate, il s’identifia dans ses vers avec les Spartiates : après avoir parlé du temps où du vallon orageux d’Erinéos ils étaient venus avec les Héraclides dans la vaste île de Pélops, il arrivait aux gloires du présent, il vantait Théopompos, l’ami des dieux, grâce auquel ils avaient conquis les fertiles campagnes de la Messénie. Il représentait, en un langage concis qui s’imprimait facilement dans la mémoire, comment la discipline dorienne devait se montrer dans l’attitude de chacun, dans la solidité des rangs, dans la façon régulière de combattre, dans le dévouement absolu de chaque membre au corps entier, comment toute infraction à la règle préparait au corps ainsi qu’à ses membres la honte et la ruine. Il introduisit aussi à Sparte des chants de marche, qui, dans les attaques exécutées en mesure, enflammaient l’ardeur des troupes.

Mais Tyrtée ne fut pas simplement un chantre populaire qui, armé du pouvoir enchanteur de la poésie, apaisait les esprits irrités et ramenait au devoir les irrésolus : il intervint encore avec l’autorité d’un homme d’État. Il obtint que l’égoïsme aristocratique des Spartiates, qui s’était montré si inflexible vis-à-vis des Parthéniens, tolérât l’admission de nouveaux citoyens ; et depuis lors (640 ; Ol. XXXVI, 1), le peuple spartiate, puisant dans l’ordre rétabli une force nouvelle, poursuivit sous de plus heureux auspices sa marche victorieuse.

La guerre elle-même avait pris, sur ces entrefaites, une tournure autre que les Messéniens ne l’avaient espéré et que les Spartiates ne l’avaient craint. Tout ce qu’on raconte de Tyrtée prouve déjà que, malgré ses avantages, l’ennemi laissa aux Spartiates le temps de se reconnaître et de remédier à leurs divisions intérieures. Aucune attaque ne fut tentée sur la Laconie d’ailleurs si puissamment défendue par ses remparts naturels. Les alliés eux-mêmes étaient trop éloignés les uns des autres pour agir de concert. Un obstacle plus grand encore, c’est que chacun d’eux poursuivait de son côté un but intéressé ; à Argos comme à Pisa, les princes qui commandaient les armées ne voulaient, au fond, qu’affermir leur propre puissance ; leurs troupes auxiliaires ne vinrent pas. L’alliée la plus fidèle et la plus voisine de la Messénie était l’Arcadie : leurs armées réunies protégeaient le pays reconquis contre un retour offensif des Spartiates, avec une telle supériorité de forces que ceux-ci, à ce que l’on rapporte, durent avoir recours à la corruption pour séparer les alliés. Ils y réussirent, grâce à la bassesse d’Aristocrate. Au moment où les armées se trouvaient en présence au grand fossé[21], un canal creusé dans la plaine de Messénie, prêtes à livrer une bataille décisive, le roi déloyal, dont les troupes formaient les deux tiers de l’armée, retira ses soldats de la bataille déjà commencée, sous prétexte que les victimes offraient des signes défavorables. Cette retraite jeta la confusion et le désordre à l’aile droite des Messéniens ; ils furent entourés sans peine par les Spartiates et subirent une défaite complète. Les Arcadiens maudirent leur roi, lorsque son crime fut découvert ; il fut lapidé Comme coupable de haute trahison, et, dans le lieu plus vénéré de l’Arcadie, tout en haut du Lycée, à côté de l’autel de cendres élevé à Zeus, on put lire pendant des siècles, sur une colonne commémorative, une inscription portant que, par la grâce de Zeus, la Messénie avait découvert le traître et que celui-ci avait subi le châtiment de son parjure. Aucun forfait ne reste caché[22]. En attendant, il ne vint plus d’autre secours, et la Messénie était perdue.

La lutte, il est vrai, continua. Mais elle prit un tout autre caractère. Les plaines étaient désormais intenables : ce fut une guerre de guérillas, qui avait son centre dans les montagnes inaccessibles de la frontière arcadienne. De là, Aristomène réussit à pousser ses incursions audacieuses jusqu’au cœur de la Laconie, et même, à revenir chargé de butin de Pharis, ville placée dans une forte position, où l’État spartiate mettait en sûreté ses approvisionnements et ses trésors[23]. Bien qu’il fût désormais incapable de tenir tête à une armée, les Lacédémoniens tremblaient devant lui jusque sur les bords de l’Eurotas, et voyaient avec une profonde irritation leurs champs ravagés d’année en année par ses bandes. Leur tactique, calculée pour les batailles rangées, était tout à fait impuissante à terminer une guerre pareille. C’est ce qui permit à Aristomène de continuer cette guerre pendant nombre d’années.

Son quartier-général était Ira[24], une hauteur escarpée et spacieuse, dans une contrée des plus sauvages, entre deux ruisseaux qui vont se jeter dans la Néda. Toute cette région montagneuse, qui appartient plus à l’Arcadie qu’à Messène, est comme une forteresse ; aucune armée ne pouvait pénétrer dans ses gorges en ordre de marche, et les escouades débandées éprouvaient des pertes cruelles dans les crevasses où elles s’égaraient. C’est là que le reste des Messéniens libres s’étaient réfugiés avec leurs troupeaux et leurs biens mobiliers, et s’obstinaient avec Aristomène, qui espérait toujours le secours de ses anciens alliés, à attendre des jours meilleurs. Cernés de plus en plus par les Spartiates, ils n’avaient plus, à la fin, que l’étroite vallée de la Néda par où ils pussent s’approvisionner et maintenir leurs communications avec les localités amies. Il y avait encore deux importantes places maritimes, Méthone et Pylos, restées au pouvoir des Messéniens, qui cherchaient à harceler les Lacédémoniens par mer comme Aristomène le faisait par terre. A la longue, ces trois points isolés ne furent plus tenables, et l’élite de la nation, les familles qui avaient survécu à cette lutte désespérée, durent se résigner enfin à abandonner le sol natal que, délaissées comme elles l’étaient, elles n’espéraient plus reconquérir. Elles se retirèrent sur le territoire arcadien, où elles trouvèrent un accueil hospitalier.

Les plus remuants, les plus entreprenants poussèrent plus loin : les uns allèrent à Cyllène, le port d’Élide par lequel l’Arcadie communiquait depuis l’antiquité la plus reculée avec la mer d’Occident, et de là poursuivirent leur route sur mer, dans la direction qu’avaient déjà prise après la première guerre des bandes d’émigrés messéniens, vers le détroit de Sicile. Les exilés se partagèrent en deux troupes conduites l’une par Gorgos, fils d’Aristomène, l’autre par Manticlès, le fils de Théoclès, de ce devin qui avait prédit la chute prochaine d’Ira en voyant s’accomplir les présages célestes. Les Messéniens qui descendaient de ces ancêtres donnèrent naissance à une race heureuse et puissante qui s’empara du pouvoir à Rhégion et aussi, par la suite, à Zancle. D’autres se dirigèrent vers les mers d’Orient, entre autres Aristomène lui-même, que la mort surprit à Rhodes au milieu de ses nouveaux plans de vengeance,pour l’exécution desquels il alla lui-même demander, dit-on, à des despotes asiatiques leur coopération[25]. Les Diagorides de Rhodes se vantaient d’avoir dans leurs veines le sang du héros messénien, apporté dans leur famille par sa fille.

La Messénie elle-même, veuve de ses enfants, tomba dans un état lamentable ; ce beau pays, vanté jadis comme le lot le plus enviable des Héraclides, était effacé de l’histoire du peuple grec. Les sources du Pamisos arrosaient comme par le passé les riantes campagnes, mais les Messéniens restés sur le sol de leur patrie devaient le cultiver comme esclaves des Spartiates, et plus ils étaient éloignés du centre de la domination qui pesait sur eux, plus leurs maîtres se montraient durs et défiants. Les sacrifices offerts sur la montagne au Zeus messénien, tous les cultes de leurs pères, et les initiations saintes qui se célébraient naguère à l’ombre des chênes pélasgiques, furent abolis par la force. La terre qui n’avait pas été partagée resta à l’état de prairie inculte. La solitude se fit surtout le long des côtes, dont les habitants avaient émigré en masse ; le nom de Pylos tomba dans l’oubli, le plus beau port de la péninsule resta vide et désert. Pour garder la côte, on installa à Méthone, à côté des Asinéens, les Naupliens, qu’un sort pareil avait expulsés de l’Argolide.

La fin des guerres de Messénie (vers 628) ferme une période de développement décisive pour Sparte. Elle en sortit transformée au dehors et au dedans. L’État de Lycurgue était devenu quelque chose d’essentiellement différent ; les institutions patriarcales, léguées par l’antiquité, ne subsistaient plus ; l’équilibre que le législateur avait voulu établir entre les prérogatives royales et les droits de la communauté était trop artificiel pour être durable ; la réconciliation entre les Achéens et les Doriens avait échoué. Au lieu d’une confiance réciproque fondée sur la foi des traités et fortifiée par la communauté de culte, le soupçon s’était glissé partout, et la défiance était devenue le sentiment dominant de la société politique tout entière, défiance, du côté des Doriens, à l’égard des rois, à l’égard des périèques, à l’égard des hilotes. A chaque renouvellement du collège des éphores, ne décrétait-on pas, pour ainsi dire, une nouvelle campagne dirigée contre la masse croissante des hilotes, parce que l’on voyait en eux un ennemi toujours aux aguets, prêt à profiter pour se révolter du premier malheur public[26] !

Aussi Lacédémone était toujours, même en temps de paix, sur le pied de guerre, et, de temps à autre, on exerçait de sang-froid sur la population désarmée des campagnes les plus indignes cruautés. Pour ce qui concerne la population libre des campagnes, la défiance à son égard était devenue plus ombrageuse depuis l’alliance formée contre la constitution, sous le règne de Polydoros et Théopompos, entre la royauté et les familles achéennes représentées dans le Sénat. A toutes ces causes d’irritation s’ajoutèrent les agitations politiques qui se produisirent vers le temps de la seconde guerre de Messénie et l’établissement de la tyrannie dans les pays voisins ; aussi la mésintelligence entre les Doriens et leurs princes fut de jour en jour plus grande, et l’animosité de jour en jour plus marquée. Or, depuis que la défiance avait dans l’éphorie son organe constitutionnel, la discorde était devenue un article de la constitution, et l’antagonisme intérieur était sanctionné comme une disposition légale. Aussi, il devenait impossible de s’en tenir aux institutions primitives, et la puissance des éphores s’accroissait sans cesse aux dépens des anciennes magistratures, absorbant en partie les prérogatives royales relatives à la direction des affaires étrangères et au commandement de l’armée, et, en partie aussi, les pouvoirs législatifs du Sénat.

La première condition de la puissance des éphores était d’être complètement indépendante de la royauté ; il est par conséquent probable que, dès le règne de Théopompos, l’élection des éphores appartint à la communauté dorienne. Le mode d’élection nous est inconnu ; mais ce que nous en pouvons savoir nous permet de conclure qu’il a été réglé d’assez bonne heure, et le changement décisif introduit dans la hiérarchie des pouvoirs publics, changement qui daterait du règne de ce prince, serait inexplicable si l’on n’admettait que l’influence des rois sur la nomination des éphores fut complètement annulée.

Un nouvel empiétement de la puissance des éphores fut provoqué par Astéropos, qui fit lui-même partie du collège ; empiétement qui consistait probablement en ce que cette magistrature, appelée seulement à contrôler les actes du gouvernement, s’attribua une partie considérable des affaires gouvernementales et une initiative indépendante en matière de législation. Enfin, vers 560 (Ol. LV, 1), époque où le sage Chilon était au nombre des éphores, le collège reçut un troisième accroissement de pouvoirs, qui consomma sa victoire définitive sur la royauté[27].

L’institution de l’éphorie a raffermi, il est vrai, comme le disait Théopompos, le trône des Héraclides ; elle a sauvé la royauté à une époque où elle fut supprimée dans la plupart des États. Mais en réalité, elle a anéanti la royauté. Sparte cessa d’être une monarchie, sans rompre violemment avec les traditions de l’âge héroïque ; elle conserva le double trône comme une parure vénérable qui n’était cependant pas un ornement sans valeur, car il maintenait, comme par le passé, l’union de la population achéenne avec la communauté dorienne ; en outre, grâce à lui, jouissait au dehors d’une grande considération, parce que cette relique de l’âge héroïque lui donnait une consécration qui manquait à tous les autres États ; enfin, jusque fort tard dans les siècles postérieurs, le trône servit encore de barrière à l’esprit exclusif du dorisme et fournit toujours, aux membres véritablement distingués des deux maisons princières, l’occasion d’exercer sur la marche des affaires une influence dominante. Mais, en temps ordinaire, les rois n’étaient rien dans l’État, et les éphores étaient tout. Depuis l’époque de Chilon, ils obligeaient les rois à prêter serment tous les mois à la constitution. C’étaient eux qui représentaient l’État au dehors et qui signaient les traités au nom de la communauté. Jusque dans le domaine le plus incontesté de l’autorité royale, en matière de levées et de commandement militaire, ils supplantèrent les Héraclides. C’est par eux qu’étaient choisis les Hippagrètes ou chefs de la cavalerie qui, en alléguant leurs raisons (afin d’éviter toute partialité), levaient trois cents hommes sur tout le contingent pour faire le service autour de la personne des rois. Ceux-ci n’avaient pas la moindre influence sur la composition de cette garde d’honneur, et devaient se sentir au milieu d’elle plutôt surveillés que protégés et servis. Tout ce qu’ils faisaient était soumis à la censure des éphores.

Pour marquer leur complète indépendance, les éphores étaient les seuls fonctionnaires de Sparte qui ne se levassent pas de leur siége en présence des rois, tandis que les rois devaient, au moins à la troisième invitation, comparaître devant le tribunal des éphores. Tous les neuf ans, les éphores faisaient au ciel les observations d’où dépendait la continuité des fonctions royales : à l’apparition de signes défavorables, ils avaient le pouvoir de déclarer les droits royaux périmés, jusqu’à ce que Delphes permît d’en reprendre l’exercice. Ils étaient par conséquent en relation immédiate avec les dieux ; ils avaient même leur oracle particulier dans le sanctuaire de Pasiphaé, à Thalamæ ; ainsi, Delphes n’était plus dans l’État l’unique et suprême autorité religieuse, et les rois n’avaient plus la faculté de déterminer, par l’entremise de leurs fonctionnaires, les Pythiens, ce qui était la volonté divine et devait être à ce titre pour l’État une règle de conduite absolue.

Comme la royauté, le conseil des Anciens fut également annihilé par les éphores. Ils s’attribuèrent le droit de convoquer la communauté ; ils devinrent les continuateurs de la législation, autant qu’il pouvait en être question à Sparte ; ils se réservèrent la décision de toutes les affaires publiques. Bref, toutes les anciennes charges et dignités qui dataient de l’âge héroïque perdaient de leur éclat de jour en jour, tandis que le collège des éphores marchait au pouvoir absolu. Leur président donne son nom à l’année ; ils sauvegardent l’unité de l’État ; leur résidence officielle en est le centre, le foyer de Sparte, et à côté s’élève le temple de la Crainte (Φόβος), pour indiquer la sévérité de la discipline qui émane de l’austère conseil.

Ce fut une lutte étonnante que celle qui aboutit à, ce résultat, une réaction complète contre la politique dynastique de Polydoros et de Théopompos, une victoire démocratique sans démocratie ; car, au fond, la communauté dorienne était restée purement et simplement une armée, exercée aux combats,mais nullement aux débats politiques ; elle se considérait comme une aristocratie vis-à-vis de l’ancienne population indigène, mais elle avait, après de longs efforts,dépouillé ses suzerains de tous leurs droits, transporté dans son sein le centre de gravité de l’État, et paralysé si complètement la royauté, que celle-ci était désormais hors d’état de se soustraire à ses obligations envers la communauté, soit en s’appuyant sur la population anté-dorienne, soit en faisant appel aux autorités sacerdotales.

Si donc les représentants de la communauté dorienne gouvernent l’État sans que celle-ci participe efficacement aux affaires, et le gouvernent de telle sorte que, malgré leur renouvellement annuel, la politique de Sparte suit depuis lors une marche tout à fait fixe et uniforme, tandis qu’elle flottait indécise au temps où la royauté jouissait de la plénitude de ses droits, il faut bien admettre, pour expliquer cette stabilité, que la communauté elle-même avait pris, grâce aux institutions de Lycurgue, un pli durable, qu’il s’était formé dans son sein une tradition très nette relativement aux mesures propres à assurer la prospérité de l’État. C’est cette tradition que suivaient les éphores, et Sparte leur doit ainsi son caractère purement dorien, sa politique toujours conséquente et les immenses succès par lesquels elle en fut récompensée. Si différente que soit Sparte gouvernée par ses éphores de la forme donnée à l’État par Lycurgue, cependant, les institutions de Lycurgue n’en sont pas moins le fondement de sa grandeur, et, en ce sens, les anciens avaient quelque raison de rapporter le système politique tout entier, malgré les transformations essentielles qu’il subit dans le cours de son développement, au seul Lycurgue.

En fait d’organisation extérieure, on procéda, après l’incorporation de la Messénie, à une nouvelle division du territoire en districts. Comme l’ancienne Crète, la Laconie, adoptant un nombre agréable aux dieux, compta désormais cent localités, dont quelques-unes se trouvaient sur la frontière de l’Argolide, d’autres, dans le voisinage de la Néda ; et, au nom du pays si considérablement agrandi, les rois offrirent depuis lors, chaque année, un grand sacrifice officiel de cent taureaux, pour prier les dieux de conserver intacte, sous la garde des Héraclides, la grandeur et la puissance de Sparte[28].

 

 

 



[1] Hégémonie de Sparte avant la guerre de Messénie attestée par Éphore (ÉPHORE ap. DIODORE, XV, 66. ISOCRATE, Archid., 7, 0). UNGER (Philol., XXVIII, 248) justifie par là la durée de 400 ans attribuée à l’hégémonie spartiate (LYCURGUE, Contra Leocrat., 42. DINARQUE, Contra Dem., 73).

[2] THUCYDIDE, I, 103. PAUSANIAS, III, 26. 6. IV, 12, 7, etc.

[3] Pour les guerres de Messénie, la source principale est le IVe livre de Pausanias, qui puise, en ce qui concerne la première, dans Myron de Priène, et en ce qui concerne la seconde, dans Rhianos, de Bena en Crète. Myron était un rhéteur historien du IIIe ou du IIe siècle avant J.-C. Rhianos un poète épique contemporain d’Eratosthène : ses Messeniaca commençaient à la retraite sur Ira. On s’est servi, pour compléter ces renseignements, de Tyrtée, d’Éphore..., etc. (Cf. KOHLMANN, Quæstiones Messeniacæ, Bonn, 1866).

[4] Le parti opposé à la guerre était appuyé par Delphes (STRABON, p. 257). Sur les Androclides, voyez E. CURTIUS, Peloponnesos, II, 127. 164.

[5] D’après Pausanias et Eusèbe, la première guerre commença dans l’automne de 743 (Ol. IX, 3). Tout le inonde s’accorde à la faire durer 19 1/2 ou 20 ans (STRABON, p. 279. PAUSANIAS, IV, 13, 6. ISOCRATE, Archid., 57. DIODORE, XVI, 66). On a fait valoir, pour infirmer ces témoignages, que l’on rencontre des Messéniens parmi les vainqueurs des jeux olympiques jusqu’en 736 (Ol. XI, 1) et, pour cette raison, BERGK (Rhein. Museum, XX, 228) et DUNCKER (Gesch. des Alt., III, 390) pensent que la guerre n’a dû commencer qu’après 736. Mais ce n’est pas là un argument décisif à opposer à une tradition, même quand le fondement sur lequel elle s’appuie nous est inconnu. — Pour la seconde guerre, Pausanias n’a pas de tradition assurée : il cherche à se faire lui-même une opinion avec les sources dont il dispose, notamment Tyrtée (fr., 3, 4), et il conclut de là à un intervalle de quarante ans entre les cieux guerres. Justin (III, 5, 2) met 80 ans et Eusèbe 90. La durée de la seconde guerre est évaluée à 17 ans. II faut y joindre, suivant Éphore (ap. STRABON, p. 362) le soulèvement simultané des Argiens, Arcadiens et Pisates. L’Olympiade piséenne tombe en effet en 668. Les Spartiates, battus en 669 (Ol. XXVII, 4) à Hysiæ, ne pouvaient porter secours aux Éléens. Suivant Julius Africanus, la XXXe Olympiade et les douze suivantes furent présidées par les Pisates ; mais nous savons d’ailleurs (PAUSANIAS, VI, 22, 2) que la XXXIVe Ol. fut seule dans ce cas : les autres se célébrèrent en la manière accoutumée. Par conséquent, nous pouvons, avec DUNCKER (III, 172) et KOHLMANS (p. 65), évaluer la trêve qui sépare les deux guerres à 79 ans, placer le commencement de la seconde en 645 (Ol., XXXIII, 1) et la fin en 628 (Ol. XXXVIII, 1). L’époque à laquelle Strabon fait vivre Tyrtée (640. Ol., XXXV, 1) s’accorde bien avec ce calcul.

[6] E. CURTIUS, Peloponnesos, II, p. 168.

[7] Sur les alliés des cieux belligérants, v. PAUSANIAS, IV, 15, 1 ; 16, 1. STRABON, p. 355. 362.

[8] PLUTARQUE, Apophthegm. Pol., 2.

[9] SCHÆFER, De ephoris, p. 10.

[10] PLUTARQUE, Lycurgue, 6.

[11] PAUSANIAS, III, 3, 2 ; 11, 10.

[12] PLUTARQUE, Lycurgue, 7. ARISTOTE, Polit., 223, 25. CICÉRON, Legg., III, 7. FRICK (De ephoris spartanis, Gœtting., 1872, p. 17) considère les éphores comme des tribuns de la plèbe, qui auraient eu pour mission de représenter, en face des rois et des Gérontes, un δήμος (minyen) composé de ceux qui n’avaient pas le plein droit de cité. On commença en 757 à compter par éphorats (GUTSCHMIDT, Jahrbb. f. kl. Philol., 1861, p. 24. FRICK, op. cit., p. 11).

[13] Antiochus et Éphore, cités par STRABON (p. 178 sqq.), racontent le soulèvement des Parthéniens. SCHÆFER (De ephoris, p. 11) pense que l’on avait promis à ceux des Lacédémoniens qui firent campagne le connubium et des terres, et que l’engagement ne fut pas tenu : de là le soulèvement. GILBERT (p. 180) regarde les Parthéniens comme des Minyens. C’est aussi l’avis de FRICK (op. cit., p. 22, et Jahrbb. f. kl. Philol., 1872, p. 603).

[14] HORACE, Odes, II, 6, 12. ARISTOTE, Polit., p. 207, 22. JUSTIN, III, 4. La date est celle que donne S. Jérôme.

[15] STRABON, p. 280.

[16] PAUSANIAS, IV, 7, 8.

[17] Cette date est précisée, avec documents à l’appui, par HELLANICUS (fr., 122) qui la défend contre Glaucus (ap. ATHÉNÉE, Deipn., p. 635 e). Cf. LEUTSCH, Verhandl. der XVII Philol. - Versamml. in Breslau, p. 60. PLUTARQUE, De Music., 1134 b).

[18] Thalétas florissait vers 620, après Terpandre et avant Théomnestos (PLUTARQUE, De Mus., 48).

[19] Auxiliaires crétois en Messénie (PAUSANIAS, IV, 8, 2).

[20] Strabon, après avoir cité quelques vers dans lesquels Tyrtée se donne comme Spartiate, pose une alternative (Fr. Hist. Græc., I, 393). Mais son raisonnement pèche par la base. Les distiques cités par lui ne prouvent pas que le poète était de vieille race dorienne (BERNHARDY, Gr. Litt., II3, p. 503. Cf. KOLBE, De Tyrtæi patria, 1864. KOHLANN, Quæst. Messen., p. 31 sqq.).

[21] PAUSANIAS, IV, 17. 2.

[22] POLYBE, IV, 33. E. CURTIUS, Peloponnesos, I, 303.

[23] E. CURTIUS, Peloponn., 219. Pharis était, un locus condendis fructibus, comme Capoue (BECKER-MAQUARDT, Rœm. Alt., III, 11).

[24] E. CURTIUS, op. cit., II, 152.

[25] PAUSANIAS, IV, 24.

[26] Κρυπτεία (PLATON, Legg., 763. 633. PLUTARQUE, Lycurgue, 28).

[27] Sur les trois étapes parcourues par la puissance des éphores dans son mouvement ascensionnel, cf. les excellentes recherches de URLICHS (Rhein. Mus., VI, 225) et de A. SCHÆFER, De ephoris, 1863, Cf. FRICK, De ephoris, p. 31.

[28] STRABON, p. 362. O. MUELLER, Dorier, II, 13. STEPH. BYZ., s. v. Αΰλων et Άνθάνα.