HISTOIRE GRECQUE

TOME PREMIER

LIVRE PREMIER. — DEPUIS LES ORIGINES JUSQU'À L'INVASION DORIENNE.

CHAPITRE PREMIER. — LE PAYS ET SES HABITANTS.

 

 

§ I. — GRÈCE ASIATIQUE ET GRÈCE EUROPÉENNE.

Dès qu’on parle d’Europe et d’Asie, on se représente involontairement deux continents distincts et séparés par des limites naturelles. Mais où sont ces limites ? On peut trouver au nord, où l’Oural sépare de vastes superficies territoriales, une frontière naturelle ; mais, au sud du Pont-Euxin, la nature n’a tracé nulle part de ligne de démarcation entre l’orient et l’occident. Elle a tout fait, au contraire, pour les rattacher l’un à l’autre par des liens étroits et indestructibles. Ce sont, de part et d’autre, les mêmes montagnes qui se prolongent en rangées d’îles à travers la Propontide et l’Archipel : l’un et l’autre littoral se correspondent comme les deux moitiés d’une même contrée : des ports comme Thessalonique et Athènes ont été de tout temps incomparablement plus rapprochés des villes maritimes d’Ionie que de l’intérieur ou même de la côte occidentale du continent auquel ils appartiennent, car ils sont séparés de celle-ci par de larges portions de terre ferme ou une longue circumnavigation.

La mer et l’atmosphère ont tout fait pour réunir les côtes de l’Archipel : les mêmes vents périodiques soufflent de l’Hellespont jusqu’en Crète, réglant de la même manière le cours de la navigation et les variations du climat. On trouverait difficilement entre l’Europe et l’Asie un seul point où, par un beau temps, le marin se sente isole entre le ciel et l’eau : le regard se repose d’île en île et de faciles étapes conduisent de rade en rade. Aussi, de tout temps, les mêmes peuples se sont fixés sur les deux rivages ; depuis l’époque de Priam, ce sont, de part et d’autre, même langue et mêmes mœurs. Le Grec des îles se sent aussi bien chez lui à Smyrne qu’à Nauplie ; Saloniki, située en Europe, est en même temps une échelle du Levant : malgré ses vicissitudes politiques. Byzance est encore aujourd’hui considérée de part et d’autre comme une métropole commune. Ainsi, pareille au flot qui, des grèves de l’Ionie, se propage jusqu’à Salamine, chaque migration des peuples, après avoir touché l’une des deux plages, a toujours poursuivi sa rouie jusqu’à l’autre. Les conventions arbitraires de la politique, dans l’antiquité comme dans les temps modernes, se sont interposées entre ces deux rivages et ont utilisé comme lignes frontières les larges détroits que les îles laissent entre elles ; mais ces séparations artificielles sont toujours restées purement extérieures et n’ont jamais pu désunir ce que la nature a si évidemment destiné à être le théâtre d’une histoire commune.

La similitude des deux rivages qui se font face de l’est if l’ouest n’a d’égale que la diversité que l’on remarque du nord au sud. Le rivage septentrional de la mer Égée n’a pas un pied de myrte ; le climat est celui de l’Allemagne centrale : les fruits lu midi sont inconnus en Roumélie.

Au 10e degré de latitude s’ouvre une nouvelle zone. On commence à sentir, sur les côtes et dans les vallées abritées, la proximité d’un pays plus chaud ; on entre dans la région des bois toujours verts. Mais, là encore, il suffit d’une légère élévation du sol pour tout changer ; c’est pour cette raison qu’une montagne. comme l’Athos réunit sur ses hauteurs presque toutes les espèces d’arbres connues en Europe. A l’intérieur, rien de semblable. Le bassin de Joannina, près d’un degré au-dessous de la latitude de Naples, a le climat de la Lombardie ; on ne trouve pas un olivier dans l’intérieur de la Thessalie, et la flore de l’Europe méridionale est absente de toute la chaîne du Pinde.

Ce n’est qu’au 39e degré que le souffle tiède des brises de la mer pénètre dans l’intérieur ; dès lors, le progrès est rapide. Déjà, en Phthiotide, on cultive le riz et le coton ; l’olivier s’y acclimate. En Eubée et en Attique, apparaît isolément le palmier, qui s’épanouit en massifs plus vigoureux dans les Cyclades du sud et peut même, dans les plaines de Messénie, produire, si les conditions sont favorables, des dattes comestibles. Les fruits les plus délicats du midi ne viennent point à Athènes sans une culture spéciale ; sur la côte orientale de l’Argolide, les citronniers et les orangers forment d’épais bocages, et, dans les jardins des Naxiotes, on voit mûrir le fruit parfumé du cédrat qui se cueille en janvier et se transporte en quelques heures sur les côtes moins privilégiées où ni la vigne ni l’olivier ne peuvent croître.

Ainsi, deux degrés de latitude séparent les hêtres du Pinde de la région des palmiers ; nulle part sur la surface du globe on ne rencontre un pays où les différentes zones climatologiques et botaniques se succèdent aussi brusquement. Aussi, la nature y déploie une variété de produits qui a dû développer l’intelligence des habitants, éveiller leur industrie, et provoquer entre eux des échanges commerciaux.

Ces particularités du climat sont à peu près communes aux deux rivages ; cependant, il y a entre le littoral oriental et le littoral occidental, quelque symétriques qu’ils soient d’ailleurs, une différence profonde ; car, si les côtes se ressemblent, la configuration des contrées qu’elles enserrent est de part et d’autre différente.

On dirait que la mer Égée a la propriété de donner aux terres qu’elle baigne une forme particulière, c’est-à-dire de les pénétrer, de les ramollir, d’y découper des îles, des presqu’îles, des isthmes, des promontoires, et de créer ainsi une ligne de côtes démesurément étendue, qui enferme dans ses replis une infinité de rades hospitalières. Nous pouvons appeler cette forme de rivage la forme grecque, parce qu’elle est particulière aux contrées dans lesquelles les Grecs se sont fixés.

Mais voici en quoi la différence signalée plus haut se fait sentir. Du côté de l’Asie, cette configuration est purement extérieure. C’est avec raison que cette portion du continent, malgré sa forme péninsulaire, porte le nom d’Asie-Mineure ou Petite-Asie, car elle reproduit les puissants soulèvements de l’Asie antérieure. C’est un Iran en miniature qui se dresse au milieu de trois mers, formant un plateau d’un seul bloc, inaccessible, sur lequel on respire un air froid et sec, couvert çà et là de plaines pierreuses et arides, mais aussi de terrains fertiles capables de nourrir de fortes et puissantes races.

Les contours de ce plateau ne touchent d’aucun côté à la mer, entouré qu’il est d’une ceinture de montagnes. La plus considérable de ces chaînes est le Taurus, gigantesque muraille de rochers, dont les crêtes escarpées et les parois taillées à pic séparent les régions méridionales du massif central. Au nord, le terrain s’abaisse graduellement, en larges terrasses ondulées, vers le Pont-Euxin. C’est du côté de l’occident que le rebord du plateau offre le plus de variété dans sa forme. Il projette vers la Propontide et l’Hellespont des montagnes imposantes, dont les flancs abondamment arrosés sont couverts de pâturages, l’Olympe de Mysie et l’Ida troyen ; du côté de l’Archipel, le sol s’abaisse brusquement au niveau du rivage. Une ligne tirée à travers l’Asie-Mineure, de Constantinople à la mer de Lycie, marque à peu près l’arête du plateau. A partir de là, le sol se désagrége ; de spacieuses et fertiles vallées conduisent les fleuves à la nier qui s’avance à leur rencontre en creusant de nombreuses haies. On entre dans un nouveau monde, dans un pays tout différent ; on dirait une bordure faite d’une autre étoffe. Si l’on voulait distinguer les parties du monde d’après la configuration géologique, c’est sur cette ligne de démarcation qu’il faudrait planter les bornes de l’Asie et de l’Europe.

Si l’Asie-Mineure, en général, à cause de sa configuration géographique, assemblage de contrastes sans transition et sans lien, n’a jamais eu d’histoire commune à tous ses habitants, à plus forte raison les régions étagées du littoral ont-elles eu, de tout temps, leur histoire à part ; elles ont été habitées par des peuples distincts, qui ont su garder leur indépendance vis-à-vis des potentats de l’intérieur.

La côte occidentale de l’Asie-Mineure se compose principalement de quatre estuaires dans lesquels débouchent quatre grands fleuves parallèles : ce sont, en remontant du sud au nord, le Méandre, le Caystros, l’Hermos et le Caïcos. Il n’y a point dans l’ancien monde de pays qui ait réuni au même degré la fertilité du sol à tous les avantages résultant de l’admirable disposition des côtes. Grâce à ses baies et à ses promontoires, l’Ionie possède mie ligne de côtes dont le développement équivaut à plus de quatre fois son étendue en ligne droite du nord au sud. Au contraire, les rivages qui bornent l’Asie-Mineure au nord et au sud n’affectent qu’exceptionnellement cette configuration ; mais, là encore, les contrées dotées par la nature de la forme hellénique ont été prédestinées, par ce seul fait, à jouer un rôle dans l’histoire de l’Hellade. Telles sont les côtes de la Propontide, ainsi que le littoral de la Carie et de la Lycie.

Ainsi, en Orient, la mer n’a pu helléniser que les bords du continent : il n’en est pas de même du côté opposé. Ici encore, nous trouvons un, massif compacte qui, des bords du Danube, s’avance, flanqué de deux mers, l’Adriatique et le Pont-Euxin, dans les eaux de la Méditerranée. Mais ce n’est pas seulement sur les bords que ce massif est découpé et rongé par la mer ; attaqué au vif, il se morcelle de plus en plus en presqu’îles et en îles et finit par tomber complètement en dissolution.

La Grèce européenne, séparée du bassin du Danube par une haute chaîne de montagnes qui dessine un arc immense de l’Adriatique à la mer Noire, a formé un monde à part, qui, se développant suivant ses lois particulières, a reporté son activité vers le sud. Du côté du Danube, l’Hémus de Thrace oppose aux relations internationales une insurmontable barrière, tandis que, du côté de l’Asie, l’accès est facile. De même, en examinant la partie méridionale de la péninsule, entre l’Adriatique et la mer Égée, on reconnaît que le côté oriental, celui qui regarde l’Asie, est toujours privilégié ; c’est-à-dire que, de ce côté, la nature a tout fait pour favoriser l’établissement de gouvernements réguliers et le développement du commerce maritime. Ainsi, l’Albanie et l’Illyrie ne sont qu’un amas de crêtes rocheuses alignées en rangs pressés et de gorges étroites, à peine assez larges pour livrer passage aux voies de communication ; la côte est abrupte et inhospitalière. Aussi, quoique, primitivement, des caravanes aient franchi ces montagnes pour échanger, à moitié chemin entre les deux mers, les produits des îles Ioniennes et ceux de l’Archipel ; quoique, plus tard, les Romains aient jeté à travers le pays une grande voie qui partait de Dyrrhachium, l’Illyrie n’en est pas moins restée de tout temps un pays barbare.

Comme tout change si l’on descend, par le col de Skardus, sur le versant oriental ! Ici, de grands fleuves, formés par les sources nombreuses qui jaillissent au pied de la chaîne centrale, coulent au milieu de larges bassins, et autour de ces bassins se courbent en vastes anneaux les chaînons qui enclosent les plaines, ne laissant aux eaux d’autre issue vers la mer qu’un étroit chenal.

L’intérieur de la Macédoine se compose de trois plaines circulaires de ce genre, dont les eaux réunies se déversent à l’angle que dessine l’échancrure profonde du golfe de Thessalonique. Et parmi les avantages que l’Illyrie envie à la Macédoine, il faut compter non seulement les fertiles plaines de l’intérieur, mais encore un rivage accessible et hospitalier. Au lieu d’une côte uniformément escarpée, nous voyons, entre l’embouchure de l’Axios et celle du Strymon, un large massif de montagnes faire saillie dans la mer et enfermer des baies tranquilles entre ses trois jetées de rochers, dont l’une, la plus orientale, se termine par l’Athos.

L’Athos élève à plus de 2.000 mètres ses flancs de marbre taillés à pic. Placé à égale distance de l’entrée de l’Hellespont et du golfe de Pagase, il projette son ombre jusque sur la place de Lemnos et domine tout le nord de l’Archipel, où il sert de guide aux navigateurs.

Grâce à cette conformation grecque de leurs côtes, la Macédoine et la Thrace sont en relation avec le monde grec, Cependant, l’intérieur est complètement différent de l’Hellade proprement dite : ce ne sont que des pays de montagnes, où les habitants, séparés de la mer, vivent comme enchaînés dans des vallées fermées de toutes parts.

Le 40e degré de latitude coupe le nœud de montagnes à partir duquel apparaît, en allant vers le sud, un nouveau système orographique. Plus de paysages alpestres ; non seulement les montagnes deviennent moins élevées, plus abordables et plus susceptibles de culture, mais elles se réduisent progressivement à n’être plus que de légères traînées qui entourent les terres cultivées, partagent et protégent le pays, sans le rendre inaccessible, sauvage et stérile. C9tte fois encore, l’amélioration est limitée au versant oriental. Lit s’étend le fertile bassin du Pénée, entouré d’une ceinture de montagnes et séparé de la mer par la chaîne de l’Ossa qui, sous le nom de Pélion, s’avance dans la mer comme une digue de rochers, parallèlement à l’Athos. Heureusement, deux percées pratiquées dans la chaîne débarrassent la Thessalie de ses eaux et l’ouvrent en même temps au commerce de l’Orient : l’une est la vallée de Tempé ; l’autre, plus au sud, correspond à la large et profonde trouée faite entre le Pélion et l’Othrys par le golfe de Pagase.

A mesure qu’on avance vers le sud, les ramifications deviennent de plus en plus nombreuses, et multiplient dans la même mesure les haies qui s’enfoncent à l’est et à l’ouest dans les terres. Aussi, le massif continental se désagrége, si bien qu’il ne consiste plus qu’en une série de presqu’îles rattachées les unes aux autres par des isthmes.

C’est alors que commence la Grèce moyenne, l’Hellade proprement dite, au 39e degré de latitude, là où le Tymphreste élève à près de 2.320 mètres sa cime conique, entre le golfe Maliaque et le golfe d’Ambracie, et relie encore une fois l’un à l’antre les deux versants de l’Hellade. Il domine à l’ouest le bassin de l’Achéloos, qui reste tout à fait en dehors du système plus achevé du versant oriental. A l’est, la chaîne de l’Œta s’allonge vers la mer et forme, sur le bord méridional du golfe Maliaque, le défilé des Thermopyles, où les rochers à pic d’un côté, les marais de l’autre, ne laissent entre eux qu’un étroit passage, le seul par où l’on puisse pénétrer dans les pays du sud. Des Thermopyles à la mer de Corinthe, il n’y a pas six milles à vol d’oiseau. C’est là l’isthme à partir duquel la péninsule qui forme la partie orientale de la Grèce moyenne se déploie jusqu’au promontoire de Sunion.

L’arête principale de cette presqu’île est le Parnasse, dont le sommet, haut de 2.460 mètres, était vénéré par les peuples d’alentour comme le seul que n’eussent point atteint les eaux du déluge, et comme le point de départ d’une nouvelle race d’hommes. De sa base, au nord, jaillit le Céphise, qui roule ses eaux dans la grande vallée de la Béotie, bornée par l’Hélicon et ses ramifications. A l’Hélicon se rattache le Cithéron, encore une montagne transversale, qui s’étend d’une mer à l’autre et sépare l’Attique de la Béotie.

Il est difficile de trouver, rapprochés l’un de l’autre, deux pays plus différents. La Béotie est enfoncée dans son isolement ; l’eau y surabonde et croupit dans le fond des vallées ; l’air y est humide et brumeux, le sol gras et la végétation luxuriante. L’Attique est projetée au milieu des flots qui pénètrent dans ses rades ; c’est un rocher aride, recouvert d’une mince couche de terre végétale, et baigné par l’atmosphère limpide du monde insulaire auquel il appartient par sa position et son climat. Les montagnes de l’Attique se prolongent dans la mer ; elles forment la rangée intérieure des Cyclades, comme le prolongement de l’Eubée la rangée extérieure. L’organisme du pays grec fut complété dans son ensemble le jour où sortit des flots l’étroite et basse langue de terre qui allait rattacher au massif continental l’île de Pélops, devenue la presqu’île par excellence, le dernier chaînon de toute une série de découpures géographiques qui tendent vers cette forme enfin obtenue dans sa perfection. Ainsi, sans briser la continuité du sol hellénique, la nature a creusé au beau milieu deux mers intérieures, larges et commodes, qui s’affrontent d’un côté et s’ouvrent, par l’autre extrémité, l’une vers l’Italie, l’autre vers l’Asie.

Le Péloponnèse, pris à part, forme un tout indépendant. Il a en lui-même le centre de son système orographique qui entoure de mamelons puissants le plateau de l’Arcadie et envoie dans les contrées circonvoisines des ramifications qui les partagent. Ces contrées sont, ou des talus qui se raccordent avec le plateau central, comme l’Achaïe et l’Élide, ou de nouvelles presqu’îles dont l’ossature est formée par des arêtes montagneuses qui rayonnent dans la direction du sud et de l’est : telles sont les péninsules de Messénie, de Laconie, d’Argolide, séparées par des golfes profonds pourvus d’un large chenal navigable.

La configuration intérieure du Péloponnèse n’est pas moins variée que le contour extérieur. Sur les plateaux monotones de l’Arcadie, on se croirait au milieu d’une vaste contrée : ou y trouve des vallons encaissés qui ont l’aspect et l’air brumeux de la Béotie, tandis que les montagnes de l’Arcadie occidentale rappellent la nature sauvage de l’Épire. La côte occidentale du Péloponnèse ressemble aux terrains plats qu’arrose l’Achéloos ; les riches plaines du Pamisos et de l’Eurotas sont des alluvions du fleuve qui, comme le Pénée de Thessalie, sort des crevasses des rochers ; enfin, l’Argolide, avec sa vallée de l’Inachos, avec sa presqu’île toute hérissée de criques et flanquée d’îles, est, pour la situation et la nature du sol, une seconde Attique. Ainsi, la nature créatrice de l’Hellade reproduit encore une fois dans la partie la plus méridionale du continent ses formes préférées et accumule dans un étroit espace les contrastes les plus frappants.

On reconnaît, cependant, à travers la prodigieuse variété qu’offre la conformation du terrain, quelques lois simples et claires qui donnent à la Grèce européenne, prise dans son ensemble, son caractère particulier. Tel est ce fait constant que la mer et les montagnes concourent à arrêter les formes des diverses parties du pays ; telle est cette série de barrières transversales, entées sur la chaîne centrale, qui contribuent, concurremment avec les plateaux de l’Illyrie et de la Macédoine, à rendre le pays des Grecs inabordable du côté du nord, à les isoler du continent, à diriger leur attention et leur activité vers la mer et le rivage opposé.

La configuration des pays montagneux du nord devait avoir pour conséquence que leurs habitants, confinés dans des vallées étroites et largement arrosées, y mèneraient la vie de laboureurs, de pâtres et de chasseurs, puisant l’énergie et la santé dans l’air vif des montagnes et la simplicité d’une vie primitive, jusqu’au jour a, leur heure venue, ils descendraient dans les contrées méridionales dont la structure, plus morcelée et plus variée, favorise le développement des sociétés et porte les habitants à entrer en relations, par les côtes et la mer, avec un monde nouveau et d’un plus large horizon, le monde oriental.

En effet, de toutes les lois qui résultent de la configuration de la Grèce européenne, la plus évidente et la plus importante, c’est que le littoral de l’est, à partir des côtes de Thrace, est comme la façade du pays entier. A part deux anses et le golfe de Corinthe, la mer occidentale, de Dyrrhachion à Méthone, ne baigne que des récifs escarpés ou des terres d’alluvion, coupées de lagunes : à l’est, au contraire, qui peut compter les baies profondes et les mouillages qui s’ouvrent des bouches du Strymon au cap halée, pour inviter les habitants des lies voisines à aborder et à reprendre ensuite la mer ! La forme du littoral oriental, tout rocheux et sinueux, outre qu’elle ouvre presque partout le pays aux communications maritimes, est encore la plus favorable à la salubrité du climat, la mieux appropriée à la fondation des villes. Aussi, toute l’histoire de l’Hellade s’est reportée sur la côte orientale, et les peuplades reléguées dans la région opposée, comme, par exemple, les Locriens de l’ouest, sont restés par là même en dehors du mouvement vital qui entraînait la race hellénique dans les voies d’un développement progressif et continu.

 

§ II. — INFLUENCE DU PAYS SUR LA RACE.

Il ne faut point considérer l’histoire d’un peuple comme la résultante fatale des conditions physiques dans lesquelles ce peuple se trouve placé. Cependant, il est facile de reconnaître que des formes aussi accentuées que celles qui caractérisent les contours du bassin de l’Archipel peuvent imprimer à la vie historique d’un peuple une direction particulière.

En Asie, de vastes régions ont une histoire commune. Un peuple s’élève sur les débris d’une foule d’autres, et on ne parle que de vicissitudes qui atteignent du même coup des contrées immenses et des millions d’hommes. En Grèce, chaque pouce de terre se refuse à une pareille histoire. Ici, les ramifications des chaînes de montagnes ont formé une série de cantons dont chacun a été appelé par la nature à vivre de sa vie particulière. Dans les grandes plaines, les habitants des communes ne songent point à défendre isolément leurs droits et leurs biens contre des forces supérieures ; ils se soumettent à la volonté du ciel, et celui qui survit à la catastrophe se bâtit, sans murmurer, une nouvelle cabane à côté des ruines de l’ancienne. Mais là où les champs, ces champs arrosés de tant de sueurs, sont entourés d’une ceinture de montagnes avec de hautes cimes et d’étroits défilés qu’un petit nombre de défenseurs peut fermer à un grand nombre d’assaillants, là, ces armes défensives donnent le courage de la résistance. Sans le défilé des Thermopyles, il n’y aurait point d’histoire grecque. En Grèce, chaque district se sent une communauté naturelle et indissoluble ; les hameaux d’une vallée se rapprochent pour ainsi dire d’eux-mêmes pour former un État commun, et au sein de l’État s’implante la conscience d’une indépendance invoquée devant Dieu et devant les hommes comme un droit. Qui veut soumettre un semblable pays doit l’attaquer et le vaincre à nouveau dans chacune de ses vallées. La résistance est-elle impossible ? les hautes cimes et les cavernes inaccessibles sont là pour sauver les débris de la population indépendante, jusqu’à ce que le danger soit passé ou que l’ennemi se lasse de la lutte.

Mais ce n’est pas seulement son indépendance politique que la Grèce doit à la structure morcelée de son sol ; elle lui doit encore la variété de son esprit, de ses mœurs et de sa langue ; car, sans les barrières opposées par les montagnes, les diverses parties de la population auraient perdu de bonne heure, dans une assimilation mutuelle, leur génie particulier.

Cependant, en restant un pays isolé et ceint de remparts naturels, l’Hellade offre en même temps aux relations commerciales un plus libre accès que n’importe quelle contrée de l’ancien monde. Elle s’ouvre de trois côtés différents à la mer qui pénètre dans toutes ses parties, exerçant l’œil de l’Hellène, éveillant son courage, excitant sans relâche son imagination infatigable ; à la mer qui, dans ces latitudes où elle est navigable toute l’année, rapproche bien plus étroitement ses rivages que les mers inhospitalières du nord. Facile à irriter, elle s’apaise aussi facilement ; les dangers qu’elle offre sont diminués par le nombre des mouillages abrités que le nautonier peut atteindre aussitôt que la tempête s’annonce, et par la limpidité de l’atmosphère qui, pendant le jour, lui permet de distinguer à vingt milles le but de sa course et, la nuit, lui laisse voir, dans un ciel sans nuages, les étoiles dont le lever et le coucher règlent paisiblement les travaux du laboureur et du marin.

Les vents qui gouvernent l’atmosphère ont aussi dans ces parages un mouvement réglé et se transforment rarement en ouragans dévastateurs. Ce n’est guère que pendant la courte apparition de l’hiver que le temps subit des variations irrégulières ; avec la belle saison (les mois sûrs comme l’appelaient les anciens) le courant atmosphérique prend dans tout l’Archipel une direction fixe : chaque matin, le vent du nord s’élève des côtes de Thrace et balaie, en descendant, toute la longueur de la mer Égée ; de sorte qu’on désignait les pays situés au-dessus de ces côtes comme situés au delà du vent du nord. C’est le même vent qui, un jour, conduisit Miltiade à Lemnos[1], et qui, en tout temps, assura de si grands avantages aux possesseurs du rivage septentrional. Il arrive fréquemment que ces vents étésiens[2] ont, durant des semaines entières, le caractère d’une tempête ; par un ciel pur, on voit écumer les vagues à perte de vue ; mais la régularité de leur souffle les rend inoffensifs, et ils tombent aussitôt que le soleil baisse : alors la mer devient un miroir, l’air et l’onde se taisent, jusqu’à ce que s’élève une brise presque insensible qui souffle du sud. C’est le moment où le marin détache sa barque à Égine et atteint en quelques heures le Pirée. C’est là la brise de mer si vantée par les poètes d’Athènes, celle qui s’appelle aujourd’hui Embates, toujours tempérée, douce et bienfaisante. Les courants qui longent les côtes facilitent l’accès des golfes et des détroits ; le vol des oiseaux de passage, les migrations des thons, qui se renouvellent à époque fixe, fournissent au marin des indications précieuses. La régularité qui préside à toutes les fonctions vitales de la nature, au mouvement de l’air et des eaux, le caractère doux et bienveillant de la mer Égée est, au fond, la raison pour laquelle ses habitants se sont entièrement confiés à elle, ont vécu sur elle et avec elle. La mer était leur grand chemin, comme l’indique le nom de Pontos. Ce sont les sentiers humides d’Homère, qui unissent les hommes entre eux[3], et quiconque habite loin de la côte se trouve privé par là même de l’agrément d’un commerce facile avec ses semblables et tenu en dehors du progrès de la civilisation.

La navigation d’eau douce s’apprend bien vite à fond ; la navigation maritime, jamais. Sur les rives des fleuves, la différence des mœurs s’efface ; la mer, au contraire, met brusquement en contact les éléments les plus divers ; il arrive des étrangers qui vivent sous un autre ciel et sous d’autres lois ; il en résulte des comparaisons instructives, un échange incessant de connaissances, et plus le trafic des divers produits est avantageux, plus l’esprit humain redouble d’activité pour triompher, à force d’inventions, des périls de la mer.

L’Euphrate et le Nil offrent tous les ans à leurs riverains le même profit et leur imposent les mêmes occupations. Cette éternelle monotonie fait que les siècles passent sur ces contrées sans apporter aucun changement notable aux habitudes traditionnelles ; il y survient des révolutions, mais on n’y voit point île progrès continu. La civilisation des Égyptiens est immobilisée dans la vallée du Nil, comme les momies dans leurs sépulcres ; ils comptent les coups de balancier qui mesurent la marche uniforme du temps, mais le temps pour eux est vide : ils ont une chronologie, mais point d’histoire, dans le sens vrai du mot. Cet état d’immobilité est impossible sur les bords de la mer Égée : là, aussitôt que le goût du commerce et des choses de l’esprit s’éveille, le flot l’emporte et Io répand au loin.

Enfin, pour ce qui regarde la qualité du sol, il y avait sous ce rapport une grande différence entre les deux moitiés de la patrie hellénique. Les Athéniens n’avaient qu’à remonter pendant quelques heures le cours des fleuves de l’Asie-Mineure pour se convaincre que ce sol pavait bien plus largement le travail de l’homme, et pour contempler d’un œil d’envie les couches profondes de terre végétale qui couvrent l’Éolide et l’Ionie. Plantes et animaux y étaient de plus grande taille ; de vastes plaines rendaient les communications incomparablement plus faciles. En effet, dans la Grèce européenne, les plaines ne sont guère que des ravins, d’étroits bassins creusés entre les montagnes ou déposés par les eaux sur leur contour extérieur ; pour passer d’une vallée à l’autre, il faut franchir de hautes crêtes qui ne furent d’abord accessibles qu’aux piétons, et où l’on ne parvint qu’à force de peine, à frayer un chemin aux bêtes de somme et aux voitures. Les cours d’eau qui arrosent ces plaines refusaient le plus souvent les bienfaits qu’ou eût pu attendre d’eux. La plupart tarissaient en été ; c’étaient, comme le disait la légende, des fils des Néréides ravis par une mort prématurée ou des amants des nymphes marines qui voient tout à coup se rompre le lien de leurs amours ; et, quoique la sécheresse du pays soit aujourd’hui incomparablement plus grande que dans l’antiquité[4], il y avait des générations que le filet d’eau de l’Ilissos et de l’Inachos avait disparu sous un lit de cailloux resté à sec. Par contre, à côté d’un pays brûlé, on trouvait un excès d’eaux stagnantes enfermées, ici dans le fond d’une vallée, là entre les montagnes et la mer, qui empestaient l’air et rendaient toute culture impossible. Partout, le travail et la lutte.

Et cependant... que l’histoire grecque eût abrégé ses annales, si elle se fût déroulée uniquement sous le ciel de l’Ionie ! C’est pourtant dans la Grèce d’Europe, sur ce sol si pauvre, que le peuple hellénique a déployé toute l’énergie dont il était capable. Là le corps s’est fait plus robuste, l’esprit plus libre ; la terre, péniblement disputée aux éléments, à force de desséchements, de digues, de travaux d’irrigation et de voirie, est devenue plus réellement une patrie pour l’homme qui l’habite que le rivage d’outre-mer, où il n’y avait qu’à recueillir sans fatigue les dons de la Providence.

Ainsi donc, le privilège spécial de la Grèce consiste dans la juste mesure de ses avantages naturels. Le Grec jouit pleinement de toutes les faveurs du midi ; il a, pour le réjouir et le ranimer, l’éclat d’un ciel méridional, des jours sereins, des nuits tièdes qui délassent et reposent. Il obtient facilement de son sol ou de la mer ce qui est nécessaire à sa subsistance ; la nature et le climat le forment à la tempérance. Il habite un pays de montagnes. mais ces montagnes ne sont point des rochers dénudés ; couvertes de terres labourables et de pâturages, elles ne font qu’assurer sa liberté il habite une île dotée de tous les privilèges des rivages méridionaux, et cette lie a en même temps l’avantage de former un vaste ensemble de surfaces continues. Matière ici figée, là fluide, montagnes et bas-fonds, sécheresse et humidité, tourmentes de neige en Thrace, ailleurs soleil des tropiques, tous les contrastes, toutes les formes que peut revêtir la vie de la nature se réunissent pour éveiller et aiguillonner de mille manières l’esprit de l’homme.

Mais, de même que ces contrastes disparaissent dans une harmonie supérieure qui embrasse les rites et les groupes d’îles de l’Archipel, de même l’homme s’est senti porté, par l’instinct de l’harmonie, à observer une mesure entre les contrastes qui sont les moteurs de la vie consciente, entre la jouissance et le travail, entre les plaisirs des sens et les joies de l’esprit, entre la pensée et le sentiment.

On ne commit ce qu’un champ peut produire que quand les plantes qui lui conviennent y enfoncent leurs racines, et là, sur un terrain et dans une exposition favorable, choyées par l’air et la lumière, déploient toute la plénitude de leurs forces vitales. Le naturaliste qui étudie la vie des plantes peut montrer comment les diverses substances contenues dans le sol profitent à un organisme végétal d’espèce déterminée ; mais, quand il s’agit de la vie des peuples, un mystère profond nous cache l’intime relation qui existe entre un pays et son histoire.

 

§ III. — ORIGINES DU PEUPLE GREC.

L’histoire ne cannait les origines d’aucun peuple. Les nations de la terre n’arrivent à la portée de son regard que lorsqu’elles ont déjà pris leur pli, qu’elles ont leur civilisation à elles et se sentent distinctes des nations voisines. Mais, pour eu arriver là, il a fallu des siècles dont personne ne peut évaluer le nombre. La philologie elle-même ne le peut pas davantage, mais elle nous ouvre une source d’informations qui -remonte au delà du berceau de l’histoire. Lorsque commence l’histoire d’un peuple, les formes de sa langue sont déjà complètement arrêtées ; cette langue est la première empreinte de, son caractère, le premier monument de son génie propre, son plus antique document et le seul qui parle de sa vie antéhistorique.

Mais la philologie ne se borne pas à constater l’existence d’un peuple pris isolément : elle nous montre entre diverses langues une parenté si étroite, que nous pouvons conclure de là à la parenté des peuples qui parlaient ces langues. Ainsi, la science du langage peut restituer les premières pages de l’histoire et établir la filiation des races, sur laquelle toute autre tradition reste muette.

C’est par cette méthode que la langue grecque a été rattachée à la famille des langues indo-européennes ou aryennes, et le peuple grec reconnu pour un rameau détaché de ce peuple aryen primitif qui, à l’origine, établi sur les plateaux de la Haute-Asie, renfermait dans son sein les ancêtres des Hindous, des Perses, des Celtes, des Grecs, des Italiotes, des Germains, des Lettons et des Slaves[5].

Le peuple aryen se dispersa ; ses dialectes devinrent des langues distinctes ; ses tribus devinrent des peuples. Quelques-uns de ces peuples sont restés plus longtemps en communauté ; aussi distingue-t-on des groupes de peuples avec subdivisions, rangés d’après la similitude des altérations subies par la langue mère. C’est ainsi que nous distinguons d’abord un groupe qui est resté en Asie et qui, à tout prendre, a le mieux conservé la langue originale (c’est la nation hindoue et iranienne, avec laquelle les Scythes du Pont sont restés en communion), et un second groupe, qui, en s’étendant vers l’ouest, est devenu la souche commune des races européennes. Ce groupe se partage à son tour en deux autres : l’un occupa le nord de l’Europe (Slavo-Germains) ; l’autre, celui du sud, composé des Celtes, des Grecs et des Italiotes, peupla les rivages de la Méditerranée. Le degré (le parenté de ces races n’est point encore établi avec certitude ; cependant, il est probable que les Celtes se sont les premiers détachés du groupe, et que, après leur départ, les Grecs et les Italiotes ont continué à former un seul et même peuple.

Il y a, en effet, un fonds primitif qui est commun à toutes les langues aryennes et qui permet de constater le degré de culture auquel était parvenue la race indo-européenne avant sa séparation. On trouve partout les mêmes expressions pour désigner, non seulement les animaux domestiques, mais encore les travaux de l’agriculture, l’acte de moudre, de tisser, de forger, etc. A ce vocabulaire restreint, les Gréco-Italiotes ont ajouté une nouvelle provision de mots et d’idées amassée en commun, comme le prouvent les dénominations communes appliquées aux instruments d’agriculture, au vin, à l’huile, le même nom donné de part et d’autre à la déesse du foyer, etc.

Une preuve plus forte encore, c’est la concordance des lois phonétiques dans les deux langues. La distinction des voyelles, qui gagne en netteté dans toute la famille européenne, a été particulièrement perfectionnée par les Gréco-Italiotes. L’a primitif s’est ou conservé sans altération ou changé en sons plus ténus et plus sourds. Ainsi s’est formée une série bien plus variée de voyelles, a, e, (i), o, (u), et cette multiplication analytique des sons a eu pour but, Don seulement de donner plus de grâce à la prononciation, mais encore de rendre plus délicat le mécanisme de la syntaxe. C’est sur elle, en effet, qu’est fondé le système de la déclinaison ; c’est elle qui, en permettant de distinguer plus clairement les trois genres, d’un côté, le masculin et le féminin, le neutre, d’autre part, a doté les deux langues d’un avantage que les autres leur envient. Enfin, la loi de l’accentuation est la même chez les Grecs et les Italiotes. Car, bien que dans l’idiome de l’antique Italie on trouve encore des indices d’une méthode d’accentuation plus ancienne, il n’en est pas moins certain que la règle en vertu de laquelle l’accent principal ne peut reculer au delà de l’antépénultième a été établie par les Grecs et les Italiotes à l’époque où ils ne formaient encore qu’un seul peuple[6]. Cette règle a sauvegardé l’unité des mots ; elle a protégé les syllabes finales qui se suppriment facilement lorsque l’accent recule plus loin ; enfin, toute sévère qu’elle est, elle a laissé assez de liberté pour permettre de distinguer, par de légères modifications de l’accent, les genres et les cas dans les noms, les temps et les modes dans les verbes.

Ces caractères communs aux deux langues sont les plus anciens documents de l’histoire gréco-italique, des documents qui remontent à une époque où, sur le chemin suivi par les peuples d’Asie en marche vers l’Occident, les deux peuples vivaient confondus en un seul qu’on pourrait appeler le peuple des Gréco-Italiotes. Si l’on essaye de juger le caractère de ce peuple d’après l’élaboration que ses deux rameaux ont fait subir en commun à leur idiome, on constatera chez lui une aversion prononcée pour tout ce qui est arbitraire et confus ; un sens droit, ami de la règle et de l’ordre, qui a soumis à une loi invariable ce qu’il y a de plus instable dans une langue, l’accent des mots ; une tendance à revêtir la pensée de formes claires et régulières.

Ces points, d’une importance capitale, par où les deux langues se rapprochent, n’empêchent pas qu’il n’y ait entre elles une grande différence. Et d’abord, dans les sons. La langue grecque est riche en consonnes ; elle possède notamment la série complète des consonnes muettes, tandis que les aspirées ont totalement disparu de l’alphabet italiote. En revanche, elle perdit de bonne heure deux sons aspirés, le j, et le v des Latins ou digamma, qui, conservé dans les dialectes, disparut généralement, tantôt par suppression pure et simple, tantôt par transformation en esprit rude ou en diphtongue. La sifflante elle-même n’a pas conservé chez les Grecs le son aigu qu’elle a dans les langues de l’Inde et de l’Italie (cf. sama, simul, όμοΰ).

Cette disparition et cet affaiblissement de lettres importantes est sensible on grec. Les radicaux ont souvent perdu leur caractéristique, el les racines se sont confondues au point de devenir méconnaissables à cause de la suppression de leur voyelle initiale. Malgré ces inconvénients, le mécanisme solide de la langue, sa logique et sa régularité, la fixité de l’orthographe, attestent chez les Hellènes une extrême délicatesse des organes, par laquelle ils se distinguaient des Barbares, et une netteté de prononciation it laquelle les races italiques ne paraissent avoir jamais atteint.

En grec, la terminaison des mots est également soumise à une règle invariable. Tandis qu’en sanscrit le son final de tous les mots s’harmonise complètement avec le son initial du mot suivant, et qu’en latin, au contraire, tous les mots sans exception se juxtaposent sans réagir les uns sur les autres, les Grecs ont imaginé une règle ingénieuse : c’est de ne tolérer à la lin des mots que des voyelles on des consonnes qui ne puissent produire un choc désagréable, telles que n, r, s. Ce procédé a donné aux mots plus d’indépendance qu’en sanscrit ; au discours, plus d’unité et de fluidité qu’en latin. Les syllabes finales sont également garanties contre des variations perpétuelles et contre le risque d’être émoussées et mutilées.

Pour ce qui est de la richesse des formes, la langue grecque ne soutient pas la comparaison avec celle de l’Inde, pas plus que la végétation de l’Eurotas avec les bords luxuriants du Gange. Dans la déclinaison, sur huit cas les Grecs en ont perdu trois, et, pour combler cette lacune, il a fallu surcharger les cinq autres de significations multiples ; c’est un défaut auquel la langue n’a pu remédier qu’en perfectionnant le système des prépositions. Les Italiotes, amis de la netteté et de la brièveté dans l’expression, ont conservé l’ablatif, et même, en partie du moins, le locatif ; en revanche, leur sens pratique leur a fait abandonner le duel, auquel les Grecs n’ont pas voulu renoncer. Cependant, uléma dans hi déclinaison, les Grecs utilisent habilement la variété de leurs diphtongues. Si voisines que soient les formes employées, ils indiquent facilement et clairement la différence des genres ; et même dans les cas (comme on peut s’en convaincre en comparant πόδες et πόδας à pedes), les Grecs ont encore, malgré leur indigence, l’avantage d’établir des distinctions plus nettes.

Mais c’est dans le verbe qu’ils triomphent. Toute la puissance de conservation de la langue grecque s’est reportée sur les formes verbales ; sur ce terrain, elle est de tout point supérieure à la langue de l’Italie. Elle a conservé deux séries parallèles de formes personnelles qui partagent les temps d’une manière aussi simple qu’élégante, en temps principaux et temps secondaires (λέγοντι-έλεγον) : l’augment et le redoublement ont été également conservés et soudés avec une adresse merveilleuse aux syllabes initiales les plus variées. Au moyen des diverses formes verbales, du radical et des formes du présent convenablement allongées, le grec parvient à exprimer avec la plus grande facilité les idées multiples contenues dans l’idée de temps — le moment de l’action, sa durée, son entier achèvement. Rappelons-nous comment, dans έλιπον et έλειπον, on obtient, par un simple allongement de la voyelle, deux sens si nettement différenciés ; c’est une mobilité à laquelle le latin, avec son linquebam et liqui, ne peut opposer que des tournures aussi lourdes qu’insuffisantes.

Grâce à la double forme de l’aoriste, cette distinction est possible avec tous les radicaux de verbes, et se réalise à l’actif, au moyen et au passif de chacun d’eux, par les procédés phonétiques les plus simples. Viennent ensuite les formes des modes, au moyen desquelles le verbe suit la pensée humaine au milieu des distinctions les plus subtiles entre le conditionnel et l’inconditionnel, le possible et le réel. Les matériaux de ces créations existaient déjà à une époque bien antérieure dans le fonds commun des langues indo-européennes, mais les peuples d’alors n’avaient pas su utiliser ces matériaux. L’allongement de la voyelle de liaison, jointe aux flexions des temps principaux, suffit aux Grecs pour créer le type du subjonctif exprimant l’affirmation conditionnelle ; l’intercalation d’un i joint aux flexions des temps secondaires donna l’optatif, qui, en raison de la facilité avec laquelle il se forme, put, comme le subjonctif, être appliqué à tous les temps. Et cependant, ces procédés phonétiques si simples ne sont point des modifications purement arbitraires. L’allongement de la voyelle qui rattache le radical à la terminaison représente naturellement, et pour ainsi dire matériellement, le contraste entre l’affirmation absolue et l’affirmation hésitante, conditionnelle ; d’un autre côté, cette voyelle qui caractérise l’optatif ayant, comme racine, la signification d’aller, indique le mouvement de l’âme que son désir emporte au delà des limites du présent. Le désir est l’opposé du présent, le possible l’opposé du réel ; c’est pourquoi l’optatif prend les flexions des temps secondaires qui désignent ce qui n’est pas actuel, tandis que le mode conditionnel, exprimant l’actuel par rapport à celui qui parle, prend les flexions des temps principaux.

Enfin, dans la formation des mots, la langue grecque fait preuve d’une grande mobilité. Elle fait sortir des racines simples une riche moisson de dérivés ; de légers suffixes, adroitement placés, lui permettent de caractériser nettement, d’après leurs sens différents, les dérivés tirés du substantif et de l’adjectif (πράξις-πράγμα). Elle forme des mots composés avec une facilité dont le latin est complètement dépourvu ; mais elle n’abuse pas de cette facilité, comme l’a fait le sanscrit de la dernière époque, pour faire des agglomérations de mots composées d’éléments disparates qui ne peuvent se résoudre en une image ou une idée d’ensemble, et n’offrent qu’un amas confus de radicaux enchevêtrés. Ici encore, le trait caractéristique du grec est la mesure et la clarté.

Le peuple qui a su élaborer, d’une manière si originale, le fonds commun des langues indo-européennes, se donnait à lui-même, depuis qu’il avait conscience de son unité, le nom d’Hellènes. Son premier acte historique est la création de sa langue, et ce premier acte est un travail artistique. En effet, comparée à toutes ses sœurs, la langue grecque mérite particulièrement le nom d’œuvre d’art, car il s’y révèle un sens exquis de l’harmonie et de la perfection dans les sons, de la clarté dans la forme, de la précision dans l’expression de la pensée. Quand nous ne posséderions des Hellènes que la grammaire de leur langue, ce serait là un irrécusable témoignage des facultés extraordinaires de ce peuple qui a pétri d’une main créatrice la matière première du langage et l’a imprégnée d’esprit ; d’un peuple qui, répudiant résolument toute circonlocution et toute obscurité, a su tirer un immense parti des moyens les plus simples. Toute la langue ressemble au corps d’un athlète formé selon les règles de l’art, dont chaque muscle est exercé à rendre tout son effet utile : point de bouffissure ni de surcharge ; tout est force et vie.

Les Hellènes doivent avoir reçu les éléments de leur idiome avant que cette matière ne se fût figée en une masse rebelle ; car, autrement, il leur eût été impossible de la mouler comme l’argile la plus ductile pour exprimer si nettement toute la diversité de leurs facultés intellectuelles, d’un côté, leur goût artistique, le sens de la forme, et, en même temps, cette puissance d’abstraction qu’ils ont montrée, bien avant les ouvrages de leurs philosophes, dans la grammaire de leur langue, particulièrement dans la composition des formes verbales. Leur conjugaison est un modèle définitif de logique appliquée, dont l’intelligence réclame aujourd’hui encore toute la pénétration d’un esprit exercé.

De même que les hautes facultés du peuple hellénique se sont manifestées dans l’épanouissement inconscient d’où est sortie la langue, de même la langue, une fois formée, a exercé sur le peuple en général et sur chacun de ses membres l’influence la plus puissante ; car, plus l’organisme d’une langue est parfait, plus celui qui s’en sert est porté et en quelque sorte obligé à régler logiquement le cours de ses pensées et à préciser ses idées. A mesure qu’il s’approprie ce riche trésor de mots, le cercle dans lequel se meut son imagination et son intelligence s’agrandit ; la langue, à mesure qu’il l’apprend, le conduit par degrés dans des sphères intellectuelles de plus en plus élevées ; le désir de la maîtriser de plus en plus complètement est un aiguillon qui ne s’émousse jamais ; et, en même temps, tandis qu’elle éveille et développe en lui la vie spirituelle, elle maintient entre lui et la nation cette cohérence, cette solidarité dont l’expression est la langue elle-même. Tout ce qui ébranle cette solidarité, tout ce qui relâche ces liens se trahit tout d’abord dans la langue.

Aussi la langue fut-elle, dès l’origine, le"signe de ralliement des Hellènes. C’est leur langue qui éveilla en eux l’esprit de corps et lit d’eux un peuple ; c’est elle qui, de tout temps, maintint en communion leurs tribus éparses. Parce que tous les dialectes ne font qu’une seule et même langue, le peuple hellène aussi est un et homogène. Là où cette langue était parlée, que ce fût en Asie, en Europe ou en Afrique, là était l’Hellade ; il y avait là une civilisation grecque et une histoire grecque. Arrivée à un complet développement longtemps avant l’aube de l’histoire, elle a survécu à la courte période occupée par l’histoire classique, et elle vit encore aujourd’hui dans la bouche d’un peuple qui atteste par sa langue sa, filiation hellénique. C’est donc elle qui, à travers le temps et l’espace, réunit et rapproche tout ce qui appartient à l’histoire du peuple hellénique, entendue dans son sens le plus large.

Cependant, dès l’origine même, cette langue des Hellènes ne nous apparaît point comme une unité compacte ; nous la voyons scindée en dialectes différents dont chacun avait nu droit égal à être l’idiome hellénique. La distinction des langues a ou pour raison déterminante la séparation matérielle, le triage topographique des peuples celle des dialectes est due aux mémos causes. Fixées dans des lieux séparés, les tribus d’un même peuple s’isolent les unes des autres ; elles contractent çà et là des habitudes de langage, des préférences pour certains sons et certaines alliances de sous. Les mots restent bien les mêmes et conservent leurs significations ; mais ils prennent une intonation, une articulation différentes. Le sol, le climat, influent à leur tour sur la langue. Il y a des sons qui prédominent dans les montagnes, d’antres dans les pays plats ; et ces influences locales doivent naturellement se faire sentir avec plus d’énergie dans un pays divisé en parties bien tranchées. C’est en effet dans les vallées, dans les presqu’îles et dans les îles, que se produisent et se conservent le mieux ces particularités grammaticales qui s’usent par le frottement et s’effacent dans les grandes plaines. D’un antre côté, pour se former et se fixer sans se morceler à l’infini, les dialectes ont besoin de s’étendre sur des espaces continus d’une certaine dimension.

La Grèce remplit ces deux conditions. Toutes les formes de langage qui y prirent naissance se ramènent, en définitive, à deux dialectes principaux, à la fois assez semblables pour ne pas briser l’unité de la langue, comme il arriva ailleurs, par exemple en Italie, et assez différents l’un de l’autre pour ne pas se confondre, mais pour réagir l’un sur l’autre.

Le dialecte dorien se fait remarquer par la ténacité avec laquelle il a conservé les voyelles primordiales, et en particulier l’a ; c’est le plus rude des deux, el tous ses caractères indiquent qu’il a dû être le dialecte des montagnards, qui ont l’habitude d’apporter dans toutes leurs actions un certain déploiement d’énergie. On sent, dans ses sons larges et pleins, le jeu de poumons robustes, habitués à l’air pur des montagnes ; la brièveté de forme et d’expression qu’il affecte, convient à une race qui, au milieu des labeurs d’une vie besogneuse, n’a guère envie de forger des mots et s’en tient obstinément à l’usage traditionnel.

Le caractère du dorien s’accuse plus nettement encore par le contraste, si on le compare à l’ionien qui s’est acclimaté spécialement sur les bords de la mer.

Là, la vie était plus confortable, plus facile à gagner et plus ouverte aux distractions du dehors. L’influence d’une nature plus bénigne se révèle par la diminution du nombre des aspirées dont on évite surtout la rencontre ; le t s’atténue et devient s ; les sons se forment moins avant dans le fond de la bouche et dans la gorge, La prononciation est plus facile et plus harmonieuse, le langage plus coulant, dilaté qu’il est par l’abondance des voyelles qui résonnent les unes à la suite des autres ou se combinent en diphtongues. Les voyelles sont plus molles, mais aussi plus ténues ; il y a plus d’e et d’u que d’a et d’o. Les formes du dialecte et de ses expressions ont une certaine ampleur, pleine de laisser-aller. En face du dorien, maigre et nerveux, l’ionien étale une opulence, une floraison luxuriante de voyelles, une surabondance de formes dans laquelle il se complaît. Il laisse sur tous les points une plus grande latitude ; les sons ont moins de fixité et se diversifient davantage.

L’ionien et le dorien sont les deux formes principales de la langue grecque et les extrêmes opposés qu’elle a atteints dans son développement dialectal ; mais ces deux créations n’épuisent pas sa fécondité. Il y avait aussi des Grecs qui ne parlaient ni le dorien ni l’ionien ; on disait d’eux qu’ils parlaient éolien.

L’éolien n’est pas un dialecte, comme le dorien et l’ionien ; il n’a point un domaine aussi bien défini et un caractère aussi accusé. Nous trouvons l’éolien parlé en Thessalie et en Béotie, en Arcadie et en Élide, à Lesbos et sur le littoral voisin aussi bien qu’a Cypre. Or, dans ces diverses localités, suivant que l’influence ionienne ou dorienne s’y faisait sentir, ce dialecte a pris des nuances si diverses qu’il parait impossible de les ramener à. un type général et que, a part une certaine prédilection pour les sons sourds, on signalerait difficilement dans l’éolien une seule particularité caractéristique. C’est pour cela aussi qu’il est impossible de décider de façon absolue en faveur de l’un des dialectes grecs la question d’antériorité, car il y a peu de particularités qui se rencontrent exclusivement dans un seul dialecte, et, du reste, ces dialectes, nous les connaissons très inégalement. Les monuments de l’ionien remontent bien plus haut que ceux des deux autres idiomes : aussi lui trouvons-nous, sous plus d’un rapport, un caractère particulièrement archaïque, quoique, d’ailleurs, la race ionienne n’ait pas été la mieux placée pour conserver fidèlement les sons et les formes antiques.

Tout ce que nous pouvons affirmer, c’est que l’éolien et le dorien ont entre eux une affinité plus étroite qu’avec l’ionien ; c’est que l’éolien a fait pour les formes grammaticales ce que le dorien a fait pour les sons : il a conservé fort souvent ce que la philologie comparée nous désigne comme le fonds primitif. Ajoutons à cela que l’éolien offre, particulièrement dans ses voyelles, une ressemblance frappante avec les langues italiques. Cette particularité a fait considérer les dialectes éoliens comme des débris de la langue grecque primitive, qui tenait encore de fort près à l’idiome gréco-italique. Aussi les anciens eux-mêmes ne considéraient pas l’éolien comme un dialecte à part, ayant son génie propre, mais plutôt comme le fonds commun de tous les dialectes, lorsqu’ils disaient que tout ce qui n’était ni dorien ni ionien appartenait, en dépit de toutes les disparates, à l’éolien[7].

Ces faits, constatés par la philologie, forment la hase de toute histoire grecque.

Telle a été la langue des Hellènes, une au dedans et circonscrite au dehors, telle a été leur nationalité. En les dotant des mêmes qualités de l’esprit et du corps, la nature les avait évidemment destinés à rester unis. Ces dons innés de l’intelligence, dont ils ont donné, dès le début, des preuves si manifestes, en créant leur langue, ils les ont déployés ensuite dans, toute leur civilisation, sur une étendue et avec un éclat dont aucun autre peuple n’a approché. Car, ce qu’ils ont produit en fait de religion et de culte, de politique, d’art et de science, leur appartient en propre : ce qu’ils ont pu emprunter au dehors a été si bien transformé et régénéré par eux qu’ils en ont fait leur propriété et l’ont marqué au sceau de leur génie : variété inépuisable, unité parfaite.

Leur complexion physique se montre dans les arts plastiques qui, sortis des entrailles du peuple, ne pouvaient trouver qu’en lui le type imposé par eux à la forme humaine. Apollon et Hermès, Achille et Thésée, que ce soit la pierre, le bronze, ou le dessin qui retrace à nos yeux leur image, ne sont, en définitive, que des Grecs idéalisés, et la noble harmonie de leurs proportions, les lignes gracieuses et simples du visage, l’œil largement fendu, le front bas, le nez droit, la bouche aine, appartenaient à la race et constituaient ses attributs naturels. Les crânes trouvés dans des tombeaux helléniques se distinguent également par la finesse et la régularité de leur conformation[8].

La mesure est le trait caractéristique des Grecs, même dans leur constitution physique. Leur taille dépassait rarement la moyenne : rarement aussi l’on rencontrait chez eux des corps chargés d’embonpoint. Ils étaient affranchis, plus que toute autre race humaine, de tout ce qui appesantit l’intelligence. Ils partageaient avec les régions fortunées du Midi, et sans être exposés aux mêmes périls, les faveurs d’un climat qui hâtait et facilitait le développement du corps et le faisait passer sans secousse de l’enfance à la virilité. Le contact de la nature, à laquelle ils pouvaient se confier avec plus d’abandon que les enfants du Nord, la vie libre au grand air et au soleil, rendait leurs poumons plus sains et plus forts, leurs membres plus élastiques, leur vue plus perçante ; l’organisme tout entier s’épanouissait et s’achevait dans une poussée plus libre.

Respirant de tous côtés l’air rafraîchi de la mer, les Grecs avaient, sur tous les peuples qui nul vécu sous la même latitude, l’avantage de la santé physique et de la beauté. Chez eux, celui qui naissait infirme ou contrefait semblait condamné par la nature à un élut d’infériorité. Il était moins respecté et on eût dit qu’il avait moins le droit de l’être. Les nobles proportions du corps passaient pour être l’expression naturelle d’un esprit sain et bien doué, et ce qui étonna le plus les Grecs, ce fut de trouver dans un crâne aussi vulgaire que celui de Socrate d’aussi sublimes aspirations. La laideur était chez eux une anomalie, une exception, comme chez les autres peuples la beauté. Aussi jamais peuple de la terre ne s’est aussi complètement et systématiquement séparé des autres et ne les a regardés avec un pareil dédain.

Le corps était pour eux l’expression de l’âme. L’amour inné de la liberté et de l’indépendance, le sentiment vivant de la dignité humaine, se reflétait dans l’attitude fièrement redressée qui distinguait l’Hellène du Barbare et semblait marquer le premier pour la domination, l’autre pour l’obéissance. Jamais je ne vis tête d’esclave naturellement relevée, est-il dit dans les sentences de Théognis[9]. Aristote pense encore que les peuples étrangers ont en général des instincts naturels plus serviles que les Hellènes, et que, parmi les Barbares, ceux d’Asie sont, à ce point de vue, au-dessous de ceux du continent européen. C’est à l’amour de la liberté que tient cette tendance idéaliste dont est pénétrée la nature de l’Hellène et qui se manifeste dans son amour pour l’art, cet insatiable désir de connaître, ce goût de l’action énergique où se développent, en s’exerçant, toutes les forces spirituelles el corporelles, celte activité, ce mouvement général qui surprenait déjà, chez les peuples fixés clans le nord de la Grèce, le touriste arrivant de l’Asie.

C’est grâce à cette conscience de leur supériorité corporelle et intellectuelle que les hellènes restèrent unis, de longs siècles encore, après le départ des Italiotes. Mais cette période d’existence indivise est en dehors de l’horizon historique. Le peuple hellénique, comme sa langue, n’apparaît à nos regards que déjà fractionné ; nous ne connaissons point d’Hellènes, à proprement parler, mais seulement des Ioniens, des Doriens, des Éoliens. C’est dans les tribus que s’est réfugiée toute l’énergie de la race, c’est d’elles que partent toutes les grandes impulsions ; aussi distingue-t-on un art dorien et un art ionien, un esprit dorien et un esprit ionien dans les mœurs, les constitutions politiques et la philosophie. On retrouve bien clans toutes ces choses, à côté de ce qui fait leur physionomie particulière, l’empreinte commune du génie hellénique, mais cependant elles n’entrent que graduellement dans le domaine commun ; la vitalité propre de chaque tribu devait s’épuiser, avant qu’un type général, le type hellénique, pût prévaloir dans la langue, la littérature et l’art.

L’existence de ces différences profondes au sein du peuple grec suppose bien des révolutions, des migrations et des pérégrinations. Les Hellènes doivent s’être fixés dans des localités bien diverses dans lesquelles les uns sont devenus Doriens, les autres, Ioniens. Jusqu’à quel point pourrons-nous nous faire une idée de ces obscures vicissitudes qui forment le point de départ de l’histoire grecque ?

 

§ IV. — ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS DE LA RACE GRECQUE.

Aucune tradition ne rappelait aux Hellènes qu’ils fussent jamais entrés dans leur pays comme les Aryens parlant le sanscrit avaient pénétré dans un pays peuplé de Touraniens, où les différences de mœurs, de stature et de langue subsistèrent en tout temps. Dans les légendes des Hellènes, on ne rencontre aucune allusion à une patrie lointaine qui aurait été le berceau de leur race ; ils n’avaient non plus aucune souvenance d’un peuple étranger qu’ils auraient trouvé installé dans leur pays et qu’ils auraient expulsé ou subjugué. Même les plus nomades de leurs tribus ne pouvaient se figurer qu’elles eussent jamais vécu en dehors de l’Hellade ; il leur semblait qu’ils faisaient corps avec leur sol, qu’il en avait été ainsi de tout temps, et l’idée de l’autochtonie se reproduit sous toutes les formes dans leurs traditions.

Cependant, les Hellènes ne se considéraient pas comme les premiers habitants du pays ; partout ils savaient que d’autres les avaient devancés et avaient éclairci pour eux les forêts, desséché les marais, aplani les rochers. Entre eux et ces devanciers inconnus, ils sentaient à la fois un lien, constitué par une tradition ininterrompue de croyances et de coutumes, et en même temps une séparation si profonde que, loin de les comprendre dans la race hellénique proprement dite, ils les désignaient par des noms de peuples étrangers, alors disparus, en particulier par le nom de Pélasges.

Ce que les Hellènes racontaient des pré-Hellènes ou Pélasges était, en somme, bien insuffisant et bien contradictoire. On les présente tantôt comme la souche première de toute la population, tantôt comme des colons nomades. Ce n’était point un peuple fabuleux, une race de géants monstrueux, tels que, par exemple, ces colosses hauts comme des peupliers qui, si l’on en croit les contes populaires des Grecs modernes, ont précédé dans le pays la race actuelle. Il n’y a pas non plus d’abîme qui sépare les anciens habitants de leurs successeurs de manière à en faire deux peuples hétérogènes. En effet, on ne trouve pas de légendes pélasgiques, de dieux pélasgiques que l’on puisse opposer aux légendes et aux dieux des Hellènes ; car enfin, le premier Hellène pur sang que nous connaissions, l’Achille d’Homère, adresse sa prière au Zeus pélasgique, et Dodone, considérée de tout temps comme la première colonie des Pélasges, était en même temps le point où s’attacha pour la première fois en Europe le nom d’Hellade[10]. Ce sont les Pélasges qui, comme peuple agricole et sédentaire[11], ont donné au pays sa première consécration et marqué d’un caractère religieux les hauts lieux sur lesquels le Dieu du ciel fut de tout temps invoqué sans nom et sans image.

Thucydide lui-même, qui reflète le plus nettement les idées historiques des Hellènes, considère évidemment les peuples qui ont occupé l’Hellade depuis les temps les plus reculés, Pélasges et Hellènes, comme une seule et même nation ; c’est même pour cela qu’il trouve remarquable qu’il ait fallu tant de temps pour éveiller le sentiment national et l’exprimer par une dénomination commune. Eu effet, qu’y aurait-il là d’étonnant, si l’Hellade eût été successivement peuplée par des races différentes ? Dans ce cas, l’historien aurait tout au moins allégué cette diversité d’origine pour expliquer l’unification tardive du peuple hellénique, tandis que la seule raison qu’il en donne, c’est la lenteur que mirent des peuplades dispersées à s’entendre pour unir leurs efforts dans des entreprises communes.

Du reste, d’après une opinion que Thucydide partage,.diverses contrées de la Grèce, et en particulier l’Attique, n’avaient pas cessé d’être habitées par des descendants de ces vieux Pélasges ; et cependant, de l’aveu de tous, les Athéniens étaient les égaux et même les modèles des autres Hellènes. Le concevrait-on, si c’eût été une nationalité toute nouvelle, distincte des tribus helléniques, qui se Mt emparée de l’hégémonie de la Grèce ? Enfin, Hérodote considère également la race hellénique comme un rameau qui s’est graduellement détaché du tronc pélasgique[12].

Mais tout cela ne fait pas que Pélasges et Hellènes soient une seule et même chose : ce ne sont pas simplement des noms différents appliqués à un même objet. Cela est impossible, car on voit bien que les Hellènes apportent avec eux une vitalité toute nouvelle. L’époque pélasgique s’étend à l’arrière-plan comme une vaste et monotone solitude : Hellen et ses fils donnent l’impulsion et le mouvement ; à. leur arrivée commence l’histoire. Il faut donc voir sous ces noms des tribus qui, douées d’aptitudes différentes, animées d’un génie différent, s’élèvent du sein d’un grand peuple et s’y font, par la force des armes, une plus large place. Les unes grandissent, les autres disparaissent, et c’est ainsi que le nom nouveau d’hellènes finit par l’emporter. Avant de chercher à éclaircir ce fait capital, il faut d’abord voir si nous pourrons nous faire une idée nette du point de départ et du mode de diffusion de ces tribus helléniques.

Pour les Doriens, on savait d’où ils venaient. Ils sont descendus des montagnes de la Thessalie et ont continué leur marche vers le midi, étape par étape, en se frayant un passage de vive force.

La tradition restait muette sur les faits et gestes des Ioniens. Leurs conquêtes et leurs colonies appartiennent par conséquent à une époque antérieure. Les localités dans lesquelles on les rencontre pour la première fois sont des îles ou des côtes ; leurs pérégrinations, autant que nous les connaissons, ont pris la voie de mer ; leur vie est celle d’un peuple de marins familiarisés avec la mer ; c’est la mer enfin, et la mer seule, qui sert de lien entre leurs colonies éparses au loin. Mais, avant d’être arrivés à cette diffusion sporadique, ils ont dit cependant vivre ensemble dans une patrie commune, où ils se sont fait une langue et des mœurs à eux et ont préparé les moyens qui ont rendu possible une si grande expansion. Or, c’est seulement en Asie-Mineure qu’on trouve une terre ionienne de quelque étendue.

Il est vrai que la tradition vulgaire considère celle Ionie d’Asie comme une colonie attique, comme un domaine progressivement envahi par la civilisation ionienne, à dater d’une époque postérieure à la guerre de Troie. Mais déjà, avant Homère, comme il est facile de le démontrer, il y avait, dans les îles éparses entre l’Asie et l’Europe, des cultes ioniens et des populations de mœurs parfaitement ioniennes ; tandis que l’Attique elle-même, d’où l’on fait partir le courant qui aurait ionisé l’Asie-Mineure, n’est devenue ionienne qu’à la suite, d’invasions venues de l’Orient et en commençant par sa côte orientale.

L’histoire de la civilisation grecque reste absolument incompréhensible si l’on veut limiter la diffusion des tribus helléniques à la Grèce d’Europe, si l’on veut nier que les relations réciproques entre les deux rivages ne constituent la matière principale de l’histoire primitive, si l’on ne voit pas que ces relations n’étaient point un commerce entre Hellènes et Barbares, mais que, de temps immémorial, l’un et l’autre littoral ont été occupés par des peuples de même race. Si loin qu’on remonte, on trouve la civilisation ionienne acclimatée en Orient ; les Ioniens sont, de ce côté, l’avant-garde des Hellènes ; on les voit, dès l’origine, tandis que les Doriens vivent dans un isolement farouche, servir d’intermédiaires entre l’Hellade et l’Asie. Ces faits nous autorisent à émettre, dès à présent, une opinion que des considérations très diverses viendront confirmer dans la suite de cette histoire, à savoir, que la côte occidentale de l’Asie-Mineure et les îles adjacentes ont été la première patrie de ces tribus auxquelles appartenaient les Ioniens[13].

Il suffit ici de justifier cette opinion du reproche d’être contraire à la tradition. L’objection n’est pas fondée, parce qu’il n’y a absolument aucune tradition contradictoire, parce qu’en général les anciens ne nous apprennent rien sur les premiers mouvements des Ioniens. Ce silence s’explique d’ailleurs par la façon dont les peuples navigateurs se déplacent. Ils abordent quelque part par petits groupes, se glissent peu à peu parmi les indigènes, s’allient avec eux et finissent par s’absorber dans le peuple qui les a accueillis. Il en résulte des combinaisons des plus fécondes, que l’on peut suivre pas à pas dans chaque contrée en particulier, mais point de révolutions soudaines comme celles que provoquent les invasions continentales ; c’est pourquoi le souvenir de semblables migrations a pu s’effacer de la mémoire des hommes. Comme la tradition parlait de pérégrinations de Doriens et qu’elle avait oublié celles des Ioniens, ceux-ci passèrent, même sur les côtes européennes, pour un peuple autochtone et sédentaire de tout temps, par opposition avec le caractère nomade des tribus doriennes ; comme les Ioniens s’étaient graduellement fusionnés avec les Pélasges, on put voir en eux des Pélasges et dans les Doriens les vrais Hellènes ; tandis que, pourtant, la race ionienne a :été, dans le développement du génie hellénique, le facteur essentiel.

En second lieu, les Grecs étaient un peuple si fier qu’ils .considéraient leur pays comme le centre de la terre, comme le point de départ des principales associations ethnologiques. Or, depuis que les Barbares s’étaient avancés jusqu’au bord de l’Archipel, on s’habituait, l’influence d’Athènes aidant, à regarder la partie encore indépendante de la Grèce comme la véritable patrie des Hellènes. Athènes devenait la métropole de tous les Ioniens. Sous cette influence, les traditions contradictoires perdirent chaque jour de leur crédit et furent résolument écartées. On en vint à soutenir que les Cariens eux-mêmes avaient été poussés d’Europe en Asie[14], tandis qu’ils avaient de bonnes raisons pour se croire chez eux en Asie. D’après le même système, les Lyciens avaient émigré de l’Attique. De cette façon, tous les rapports qui rattachaient les Grecs aux peuples de l’Asie-Mineure furent renversés ; on expliqua la parenté originelle des Hellènes avec les Phrygiens et les Arméniens, parenté dont on avait encore conscience, en admettant que les Phrygiens avaient passé d’Europe en Asie[15], et que les Arméniens, à leur tour, descendaient des Phrygiens[16]. Cependant, même à travers ces généalogies fabriquées par la vanité intéressée des Hellènes, la vérité se fait jour, et les Phrygiens sont considérés comme le plus grand et le plus ancien de tous les peuples connus en Occident[17], comme un peuple rivé de temps immémorial au sol asiatique.

Si nous cherchons à dégager de ces allégations contradictoires ce qu’elles contiennent de vérité, voici comment nous pouvons rattacher le peuple hellénique à la grande famille aryenne, et comprendre ses premières migrations.

Les traditions antiques et la critique moderne s’accordent à désigner les Phrygiens comme le principal trait d’union entre les Hellènes et les Aryens. Les Phrygiens sont, en quelque sorte, le chaînon par lequel les Aryens d’Occident se relient aux races asiatiques proprement dites. Du côté de l’Asie, ils sont apparentés aux Arméniens[18] dont le pays, soulevé à une grande altitude, s’abaisse du côté du Pont-Euxin et de l’Halys ; de l’autre côté, ils forment comme la première assise d’un, monde nouveau et passent pour les aînés de tous les peuples qui ont pris leur course vers l’Occident. La langue phrygienne se rapproche beaucoup de la langue hellénique, plus peut-être que le gothique du moyen haut-allemand. Des cultes phrygiens, des arts phrygiens se sont acclimatés jadis dans l’Hellade avec une facilité qui suppose l’affinité des races. Ainsi ce vaste plateau, arrosé au nord par le Sangarios, au sud par le Méandre, renommé dans toute l’antiquité pour la fertilité de ses champs et la richesse de ses pâturages, assez chaud pour la culture de la vigne, salubre d’ailleurs et fait pour produire des races énergiques, peut être considéré comme le berceau du grand peuple phrygio-hellénique. C’est dans ces régions que doivent avoir eu lieu les principales scissions ethnologiques : c’est là que probablement, après le départ des Italiotes, les Grecs sont restés, formant d’abord une branche de la nation phrygienne et, plus tard, un peuple indépendant.

La population en excès finit par déborder ; le flot, partagé en plusieurs courants, s’avança vers l’ouest jusqu’à la mer et la franchit.

-Nous pouvons reconnaître, par la langue, que, de tous les peuples de la famille aryenne, le peuple grec est le premier qui se soit familiarisé avec la, mer. La première fois que, dans son mouvement d’expansion, il atteignit le sol européen, il y pénétra sans doute du côté où la nature a rendu le plus facile le passage d’un continua à l’autre, c’est-à-dire, par les rivages si peu disjoints de l’Hellespont et de la Propontide[19]. Là, des peuples entiers, même sans expérience de la navigation, pouvaient faire la traversée et les émigrants ne changeaient ni de latitude ni de climat. Là, depuis les temps les plus reculés, nous trouvons, sur les deux rivages, des pays et des peuples de même nom, si bien qu’il est impossible de tracer avec quelque exactitude des lignes de démarcation ethnographiques et géographiques entre les Thraces, Bithyniens, Mysiens et Phrygiens répandus en deçà et au delà du détroit. Ajoutons que des souvenirs précis, faisant allusion à des migrations semblables du côté de l’Hellespont, se sont conservés dans la mémoire des Grecs[20].

Ce mouvement qui entraîna les peuples d’Asie en Europe se partage pour nous en deux périodes. Un premier courant amena les précurseurs des Hellènes ou Pélasges, population qui couvrit, sans offrir de variétés ou de groupements appréciables, le littoral de l’Asie-Mineure, les côtes de la Propontide et, sur l’autre bord, tout le pays, depuis la Thrace jusqu’au cap Ténare. C’était là la plus ancienne race d’autochtones connue des anciens, la souche première du peuple grec. Ce sont les fils de la terre noire, comme les poètes appelaient le premier roi d’Arcadie et sa descendance[21], qui, au milieu de toutes les révolutions politiques, continuèrent à mener obscurément, sans rien changer à leurs habitudes, leur vie de pâtres et de laboureurs.

A la suite de cette première invasion arrivèrent une à une des peuplades qui avaient abandonné plus tardivement la patrie commune de la nation grecque.. Leur rôle consista à éveiller la vie historique au sein de la population qui leur avait frayé la voie. Inférieures en nombre, mais douées de facultés supérieures, elles étaient faites pour dominer les masses et fonder des États.

Ces nouveaux venus prirent des routes diverses. Les uns, suivant le grand chemin des peuples, pénétrèrent par l’Hellespont dans les montagnes de la Grèce septentrionale et là, vivant des produits de leurs champs, de leur chasse et de leurs troupeaux, inaugurèrent le système de vie en commun qui leur est propre : parmi eux se trouvaient les ancêtres de cette tribu qui, plus tard, sous le nom de Doriens, devait échanger cette vie obscure contre de plus brillantes destinées. Les autres, en quittant les plateaux de la Phrygie, descendirent les vallées jusqu’à la côte de l’Asie-Mineure et de là se répandirent dans l’Archipel. Ceux-là furent les ancêtres de ces familles helléniques auxquelles appartenait la tribu des Ioniens.

Ainsi donc, les Hellènes s’étaient fixés au milieu de populations pélasgiques, en deçà et au-delà de la mer, et le dualisme qui domine d’un bout à l’autre l’histoire de la Grèce et de sa langue était définitivement inauguré. La Grèce n’aurait même jamais eu d’histoire nationale si, malgré la distance qui les séparait, les tribus établies sur l’un et sur l’autre continent n’avaient été attirées l’une vers l’autre par le sentiment toujours vivace de leur solidarité et par la conscience instinctive de leur parenté mutuelle. C’est au moment où les Grecs d’Asie et les Grecs d’Europe se cherchent et se rencontrent que commence l’histoire grecque.

Mais, pour cela, il fallait que la mer cessât d’être un élément de séparation. Or, le développement de la navigation dans la mer Égée n’est pas dû à l’initiative des Grecs ; c’est à d’autres peuples qu’il faut recourir, et, en ce sens, le commencement de l’histoire grecque est rattaché, d’une manière inséparable, à l’histoire de l’Orient.

 

 

 



[1] Vente Borea domo profectus (CORN. NEPOS, Miltiades, 2).

[2] Έτησίαι άνεμοι, vents périodiques soufflant du Nord. — Έτησίαι βορέαι (ARISTOT. Problem., 28, 2). — Aquilones etesiæ (PLIN., II, 47). C’est la Tramontana.

[3] Πόντος équivaut à route (πάτος, pons), G. CURTIUS, Grundzüge der griechischen Etymologie, p. 254. MAX MUELLER, Essays, II, p. 41. Pontos, avec ses ύγρά κίλευθα, a le sens de πόρος ; de là l’expression de Thucydide : οί τήν μεσόγαιαν καί μή έν πόρω κατωκημένοι (THUC., I, 120).

[4] C’est dans la légende de Sélemnos (PAUS., VII, 23, 1) qu’apparait le plus clairement le sens allégorique des mythes qui personnifient, sous la forme de jeunes gens prématurément enlevés par la mort, les sources qui s’épuisent (Cf. E. CURTIUS, Peloponnesos, I, 405, 446). Une légende analogue est celle des Nymphes qui prennent soin d’Aristæos et qui sont chassées de Céos par un lion (L. PRELLER, Griechische Mythologie, I, p. 358). FRAAS (Klima und Pflanzenwelt, 1847) croit le sol de la Grèce actuelle infiniment plus sec qu’autrefois et le climat modifié en conséquence. Son opinion est combattue par HEHN (Kulturplfanzen und Hausthiere, 1870, p. 5 sqq.). Cf. UNGER (Wissenschaftliche Ergebnisse einer Reise in Griechenland, 1862), qui est d’accord, sur les points essentiels, avec l’opinion que j’ai exprimée dans mon livre sur le Péloponnèse.

[5] Dans cet exposé sommaire des affinités philologiques et dans l’appréciation que je vais faire de la langue grecque, je me range généralement aux idées que Georges Curtius a consignées dans ses écrits ou dont il m’a fait part dans le commerce de l’intimité fraternelle. L’hypothèse d’un groupe de langues asiatiques et d’un groupe européen, ce dernier se subdivisant à son tour en deux rameaux qui occupent, l’un le nord, l’autre le sud de l’Europe, s’accorde avec le système de SCHLEICHER (Compendium der vergleichenden Grammatik, p. 6). Sur l’altération et la division de l’a considérée comme un caractère commun au groupe européen (G. CURTIUS, ap. Berichte der Sæchsischen Gesellschaft der Wissenschoften : Philol.-Histor. Classe, 1864, p. 9 sqq. Zur Chronologie der indogerman. Sprachforschung, 1867, p. 196). En ce qui concerne les ramifications du groupe de l’Europe méridionale, Schleicher admet une branche gréco-italico-celtique d’où le grec se sépara d’abord, laissant derrière lui un fonds qu’une division ultérieure transforma en italique et en celtique (Rhein. Museum, XIV, 342).

[6] Sur la loi de l’accent, cf. CORSSEN (Kiritische Beittæge zur lateinischen Formenlehre, 1863, p. 568), lequel accorde cependant à G. Curtius (Ibid., p. 585) que la règle défendant de reculer l’accent au-delà de la troisième syllabe remonte à la période gréco-italique.

[7] Strabon (VIII, 1, 2) donne au nom d’Éoliens une grande extension : D'autre part, à l'exception des Athéniens, des Mégariens et des Doriens du Parnasse, tous les peuples établis en dehors de l'isthme sont actuellement encore compris sous la dénomination générale d'Éoliens, et, s'il n'en est pas de même des Doriens proprement dits, de ce petit peuple confiné dans le canton le plus âpre de la Grèce, c'est qu'apparemment l'isolement aura altéré son langage et ses mœurs, et, en effaçant son affinité primitive, lui aura donné tous les caractères d'une race à part. Sur les rapports des dialectes entre eux, au point de vue historique, voyez L. HIRZEL, Zur Beurtheilung des æolischen Dialekts, 1862. G. CURTIUS, Zur griechischen Dialektologie dans les Gœtting. Nachr., 1862, 483.

[8] Voyez sur le crâne de Glycera, VIRCHOW dans les Berichte der Berliner Ges. fur Anthropologie, 1872, p. 18.

[9] THÉOGNIS, 335. — ARISTOTE, Polit., VII, 20.

[10] Iliade, XVI, 223. — HÉSIODE ap. STRABON, VII, 7, 10.

[11] Strabon et Hérodote (VIII, 44) considèrent les Pélasges comme la souche primitive de toute la race hellénique, comme un peuple immobile et sans histoire (HÉROD., I, 56), tandis que d’autres en font la tribu la plus agitée et la plus instable du peuple grec (DION. HAL., I, 17). Il n’y a qu’un moyen d’expliquer cette contradiction, c’est de voir dans les Pélasges errants ceux qui avaient été expulsés de leurs foyers par les branches cadettes de la famille. Sur l’unité nationale des Hellènes et Pélasges, d’après les idées des historiens anciens, consultez DEIMLING, Leleger, p. 108.

[12] Le passage le plus affirmatif est celui-ci : Quant à la nation hellénique, ..... séparée des Pélasges..... (HÉRODOTE, I, 58). — Cf. I, 60 : dès la plus haute antiquité les Hellènes ont été distingués des barbares comme plus adroits et plus éloignés de la sotte bonhomie.

[13] J’ai développé clans un ouvrage spécial (Die Zonier vor der ionischen Wanderung, 1855) mes idées sur la patrie originelle de la famille ionienne. J’ai cherché depuis à les défendre contre diverses attaques (dans les Gœtting. Gelchrte Anzeige, 1856) et les ai confirmées, par diverses applications à des cas particuliers, dans les Jahrbb. für classische Philologie, 1861, p. 449 sqq., à l’occasion d’un article sur le livre de DONDORFF (Ionier auf Euboia). Ces idées ne sont pas nouvelles, car, comme je l’ai constaté avec stupéfaction après mon ami Jacob Bernays qui m’avait indiqué le passage, Isaac Casaubon, dans sa Diatribe in Dionem Chrysostomum (éd. Reiske, II, p. 465), a déjà dit la même chose en termes clairs et précis : Ex his discimus, etiam ante illos Ionum, Æolorum et Dorum colonias, quæ celebrantur ab historicis, consedisse Græcos in Asia et quidem jam inde a Troicis temporibus. Nos vero alibi demonstrabimus ignaros suæ originis Græcos fuisse, cum Iones asiaticos ex Europæis scripserunt esse propagatos : nam contra Græcorum omnium antiquissimi fuerunt asiatici Iones, quippe soboles Juvanis. Casaubon n’a jamais, que je sache, donné la démonstration qu’il annonce ; mais, deux siècles plus tard, Niebuhr, et après lui Bultmann, sont arrivés à la même conclusion. Depuis que je l’ai adoptée à mon tour, nombre de savants s’y sont ralliés, comme à un point de départ solide pour l’ethnographie grecque, tout en faisant subir au système, — ce à quoi il faut s’attendre en ces sortes de problèmes, — diverses modifications de détail, dont nous aurons l’occasion de discuter quelques-unes. La présence d’Ioniens en Asie-Mineure avant la colonisation est admise par WELCKER, Griech. Gœtterlehre, I, 23. JANSEN, Bedingtheit der Verhehrs (Kieler Gymn. prog., 1861) ; L. DIEFFENBACH, Origines Europeæ, p. 78 ; LÖBELL, Weltgesch. in Umrissen, I, 517 ; EWALD, ap. Gœtting. Nachrichten, 1857, p. 160 ; CHWOLSON, Ueberr. der altbabyl. Litter., 1859, p. 85 ; M. VON NIEBUHR, Assur und Babel, p. 435 ; BUNSEN, LEPSIUS, SCHÖMANN (Griech. Alterth, I, 11, 580), est d’accord avec moi sur les points essentiels, car il fait habiter les Ioniens en Asie-Mineure de temps immémorial, en tous cas, longtemps avant Nélée et Androclos. J’en dirai autant de VISCHER (Erinnerungen aus Griechenland, p. 301), de STARCK (Mythol. Parallelen ap. Berichte der Sæchs. Ges. der Wiss., 1856, p. 67, 118), de CLASSEN, de BURSIAN. Les objections de Deimling, qui partage mon idée fondamentale concernant les origines des Grecs, portent sur diverses particularités encore inexpliquées, mais elles ne sauraient ni ébranler les bases de mon système ni expliquer dune façon plus satisfaisante les faits invoqués. II est impossible, en effet, de considérer les Ioniens comme des tribus du continent acculées à la mer. Comment, dans cette hypothèse, l’Ias aurait-elle formé le dialecte commun des Grecs établis sur les côtes, et comment les Ioniens pourraient-ils apparaître, sur la côte orientale de l’Attique, avec le caractère si marqué de colons immigrants ? Il faut bien chercher à la race ionienne une patrie originelle. On ne peut pas la placer à l’intérieur du continent, et pourtant elle doit se trouver du côté de l’Orient. Cela suffit pour déterminer approximativement la région qui a dû être l’Ionie primitive.

[14] HÉRODOTE, I, 171. HOECK, Kreta, II, 290. Les Pélasges allant du Péloponnèse à Lesbos (HÉSIODE, fr. 136. Gœttling). C’est ainsi qu’Apollon passait pour être allé d’Abdère à Téos (K. F. HERMANN, Ges. Abh., p. 98). D’autres exemples dans O. ABEL, Makedonien, p. 42.

[15] STRABON, p. 680. DEIMLING, Leleger, p. 70, sqq. Cf. E. CURTIUS, Ionier, p. 52, not. 55.

[16] STEPH. BYZ., s. v. Άρμενία.

[17] HÉRODOTE, II, 2.

[18] D’après EWALD (Gœtting. gelehrte Anz., 1868. p. 18), l’arménien tient le milieu entre le persan et le grec.

[19] L’Hellespont considéré comme un pont entre les peuples (POLYBE, XVI, 29).

[20] Expédition des Phrygiens en Europe an temps de Midas (ATHÉNÉE, p. 683).

[21] Sur le sommet d'un roc qui menace les cieux / Pélasgos vint au jour, héros semblable aux dieux. / Les peuples d'alentour, d'une humeur mercenaire / En recevant ses lois trouvèrent leur salaire. Asios cité par PAUSANIAS, VIII, 1, 4.