LA CIVILISATION DE LA GRÈCE ANTIQUE

TROISIÈME PARTIE. — DERNIÈRES ÉPOQUES DE LA CIVILISATION GRECQUE.

CHAPITRE IX. — LES ROYAUTÉS HELLÉNISTIQUES.

 

 

I. — FORMES NOUVELLES DE LA SOCIÉTÉ.

Le déclin de la civilisation hellénique. — C’est à partir de la mort d’Alexandre que commence, pour la civilisation hellénique, la longue période du déclin. Elle a duré huit siècles, si l’on en fixe le terme au temps où s’éteignit la dernière création importante de la pensée grecque, le néoplatonisme. Déjà, il est vrai, avait commencé une autre civilisation, celle de Byzance, mélange d’hellénisme et de christianisme ; mais, dans l’histoire des choses humaines, toutes les séparations ont nécessairement quelque chose d’arbitraire. Ce terme de déclin n’a lui-même qu’une valeur toute relative. Il s’en faut de beaucoup, en effet, que ces huit siècles aient été stériles. C’est dans les œuvres de l’imagination et du sentiment que l’amoindrissement du génie grec se fait vraiment sentir. Nous en verrons les causes et nous nous expliquerons l’espèce d’engourdissement intellectuel qui fut mortel à la grande poésie. Mais cette même époque ne se montra pas aussi défavorable à la recherche du vrai ni aux méditations sur la conduite de la vie. L’érudition, la science, la philosophie continuèrent à se développer ; et ce qu’elles ont produit alors ne peut être méconnu dans un aperçu d’ensemble de la civilisation hellénique. D’autant moins que c’est en somme le travail de cette période d’affaissement relatif qui a transmis cette civilisation aux siècles suivants, après l’avoir dépouillée de ses caractères trop particuliers et l’avoir mieux adaptée par conséquent aux besoins généraux de l’humanité.

Le monde grec après la mort d’Alexandre. — Lorsque Alexandre le Grand mourut au terme de ses prodigieuses conquêtes, les peuples de l’Orient, soumis par lui, s’ouvraient aux influences helléniques. En apprenant à parler grec, ils se rendaient aptes à s’imprégner des idées et des sentiments de la Grèce. Tout ce que le génie hellénique avait produit en fait de poésie, de science, de philosophie, d’histoire et de créations artistiques devint ainsi le patrimoine commun de l’humanité civilisée. Mais, dans cette diffusion, ce patrimoine ne pouvait pas demeurer inaltéré. D’une part les peuples qui en prirent possession laissèrent de côté ce qu’ils ne comprenaient pas, ce qui ne s’accommodait pas à leur culture propre. D’autre part, ils y introduisirent des éléments nouveaux, les uns empruntés à leur passé, les autres en rapport avec les formations politiques et sociales qui surgissaient alors.

On sait comment les généraux macédoniens, après la mort du conquérant, entrèrent en lutte et au milieu de quels conflits sanglants ils se partagèrent son héritage. Rappelons seulement ici que des débris de son empire se formèrent un certain nombre de royaumes, entre lesquels il faut mentionner particulièrement celui d’Égypte sous les Lagides, celui de Syrie sous les Séleucides, celui de Pergame sous les Attalides, celui de Macédoine sous les Antigonides. A côté de ces royaumes subsistèrent quelques cités grecques, plus ou moins indépendantes selon les temps et les circonstances, mais, au total, survivances de médiocre importance. Le fait caractéristique de cette époque, dite hellénistique, fut l’établissement et l’organisation de ces loyautés.

Les monarchies absolues. Leurs caractères. — Toutes étaient des monarchies militaires, fondées sur le pouvoir absolu d’un seul homme. Dans chacune d’elles domine une volonté souveraine. A la tête de l’État, plus de magistrats élus, mais un maître héréditaire, servi par ceux qu’il choisit lui-même, et, par conséquent, plus de citoyens, mais des sujets. Dans la Grèce elle même, on voit alors d’anciennes cités libres soumises à des tyrans locaux, clients des rois. Donc, plus de vie politique à proprement parler ; ce qui en subsiste çà et là par exception ne dépasse guère l’horizon municipal ; médiocres querelles intérieures à propos de petits intérêts. Quelques groupements, comme les ligues achéenne et étolienne, promptement réduites à se mettre sous le patronage des puissances prédominantes, n’apparaîtront guère que pour attester par le peu de durée de leur existence la mort définitive des républiques autonomes. Seules, les grandes monarchies ont vraiment une vie digne d’attention ; ce sont elles qui donnent à la civilisation de ce temps sa physionomie distincte.

Essentiellement militaires par leur origine et condamnées à le demeurer puisqu’elles étaient presque constamment en guerre les unes avec les autres, elles s’appuyaient sur de puissantes aimées qu’elles organisaient de leur mieux.

C’était dans l’armée, désormais, que résidait la force de l’Etat. Et ces armées, entretenues et soldées par le trésor royal, étaient des armées toutes professionnelles, sans esprit civique, entièrement dans la main du roi. Pour alimenter son trésor, il fallait que toutes les ressources du pays fussent mises à sa discrétion. De là le besoin d’une administration telle que la Grèce libre n’en avait jamais connu. Fonctionnaires royaux, assistés de secrétaires, de conseillers, d’agents de tous grades, toute une hiérarchie, qui enserrait dans ses règlements l’activité des peuples, contrôlait la production sous prétexte de la stimuler et de la coordonner, canalisait au profit du fisc la richesse publique. Ainsi concentrée, celle-ci se dépensait en grande partie dans les guerres incessantes, dans les prodigalités royales, dans le faste des cours ; une autre partie restait entre les mains de ceux qui étaient chargés de la recueillir ; un autre enfin servait aux choses vraiment utiles, ce n’était pas sans doute la principale. A tout prendre, un tel régime pouvait enrichir une classe restreinte, il devait, à la longue, épuiser les peuples, paralyser les initiatives privées, engendrer une diminution des énergies vraiment créatrices.

Celles de ces monarchies qui étaient proprement orientales, la monarchie des Séleucides, celle des Lagides, héritières des traditions de l’Asie et de l’Égypte, ne conféraient pas seulement à leurs représentants la puissance militaire et politique ; elles en faisaient des dieux. Aux religions nationales et à celles de la Grèce s’ajoutait la religion du roi. Celui-ci devenait pour ses sujets l’objet d’un culte. Une majesté divine enveloppait sa personne. C’était trop peu pour lui que d’imposer à tous l’obéissance, il lui fallait encore l’adoration. Jusque-là confinés en Orient, ces sentiments pénétrèrent alors dans le monde grec, et la consécration qu’ils y reçurent leur valut de se faire accepter plus tard du monde romain.

Les capitales et les cours. — Ces rois de l’époque hellénistique sont tous, à l’imitation d’Alexandre, des fondateurs de villes. C’est, le plus souvent, autour de villes nouvelles, créées par eux, ou de villes anciennes transformées, que s’organisent l’administration et la défense militaire de leurs royaumes. A ces villes ils donnent souvent des noms qui rappellent leurs propres noms ou ceux des membres de leurs familles, comme pour inscrire sur le sol les titres de leurs dynasties. Chaque royaume, en tout cas, a sa capitale, qui est le siège du pouvoir. Rapidement, ces villes privilégiées, Alexandrie, Antioche, Pergame, Pella, Syracuse, résidences des rois, prennent une importance exceptionnelle. Elles ne tardent pas à surpasser toutes les autres par leur richesse, par la grandeur et la beauté de leurs monuments, par le nombre de leurs habitants, par le mouvement des affaires qui s’y traitent, par les cérémonies et les spectacles dont elles sont le théâtre. A chacun de ces monarques il faut un palais, où il puisse dignement tenir sa cour et recevoir ses hôtes. Car la monarchie absolue veut un entourage brillant et qui lui fasse honneur. Elle ne se contente pas des officiers royaux, ni de la foule de ses serviteurs. Elle tient à représenter toute la civilisation hellénique et c’est pourquoi elle fait venir à elle les poètes, les historiens, les savants, les artistes. Ceux-ci ont désormais pour tâche principale de glorifier les princes, de commémorer les évènements de leur règne, de donner aux cérémonies qu’ils célèbrent le plus d’éclat possible. Aussi ces capitales deviennent-elles des foyers renommés de culture. Une émulation se manifeste à cet égal cl entre les chefs des États. Presque tous mettent leur amour-propre à foncier des bibliothèques où ils rassemblent des manuscrits, achetés souvent à grands frais. Aucune n’eut plus de réputation ni d’importance que celle d’Alexandrie, inaugurée par Ptolémée II Philadelphe ; et l’intention qu’il eut d’en faire un centre d’études se marqua plus nettement encore par l’institution du Musée, sorte d’Académie, où se groupaient des érudits et des hommes de lettres, pensionnés par le trésor royal. Sans égaler Alexandrie, d’autres villes, notamment Pergame, eurent aussi leurs écoles, leurs savants, leurs bibliothèques. Ce furent ces fondations, ces conditions de vie nouvelles par lesquelles les écrivains devenaient les clients des i ois, qui donnèrent surtout à la littérature de ce temps son caractère propre. Mais elle subit aussi l’influence d’un état social dont il convient d’indiquer les principaux traits.

La société et les classes. Diffusion de la civilisation hellénique. — Le plus frappant est l’effacement de l’élément populaire. Le peuple, qui était presque tout dans les républiques grecques, n’est plus rien dans les royaumes hellénistiques. Les habitants des campagnes, absorbés dans un labeur journalier qui suffit à peine aux exigences du fisc, ne comptent plus au point de vue politique ; ils deviennent d’ailleurs de moins en moins nombreux, car la vie urbaine exerce autour d’elle une attraction puissante. Mais comment est composée la population des villes ? Une aristocratie de richesse, un corps nombreux de fonctionnaires y tiennent le premier rang ; autour d’eux gravite une clientèle d’affranchis, de gens de métier, de parasites, qui vivent pour ainsi dire sous leur ombre et dans leur dépendance. Une armée d’esclaves les environne et les sert. Ce qui subsiste en fait de classe moyenne n’a plus d’influence sociale, puisque les institutions n’assurent aux gens de médiocre fortune aucune des garanties qui en feraient vraiment des hommes libres. En revanche, dans les grandes villes, une foule mal définie, masse confuse, dans laquelle se mêlent des hommes de conditions et de professions diverses, souvent même différant les uns des autres par leur religion et leur nationalité, que n’unit d’ailleurs aucun esprit civique, multitude tantôt passive, tantôt turbulente, agitée parfois de mouvements brusques et violents, mais incapable d’une action concertée et continue. Ln somme, un milieu sans caractère original, sans idéal commun, et, dans ce milieu, une seule classe vraiment cultivée, classe restreinte, où domine l’imitation des cours princières, recherchant par conséquent l’élégance, la finesse de l’esprit, le bon ton, mais hors d’état de rien produire qui fût vraiment hardi et nouveau.

Dans cet état du monde, la civilisation hellénique ne rencontrait nulle part de forte résistance. Sauf de rares exceptions, dont la plus notable fut le judaïsme, les vieilles civilisations n’étaient plus en état de lui faite obstacle. Dans ces royaumes factices, créés par des ambitions rivales, le patriotisme avait perdu toute vertu. Les traditions anciennes s’effaçaient ; aucun groupement de peuples ne trouvait en lui-même les éléments d’une solidarité morale, fondée sur l’attachement profond aux mêmes souvenirs. Seuls, les Grecs conquérants apportaient à ces multitudes désorganisées un ensemble d’idées et de sentiments assez fortement élaborés pour satisfaire aux besoins éternels de l’humanité. Et, seule aussi, la civilisation hellénique se prêtait à l’élargissement que les mélanges des nations avaient rendu nécessaire. Car elle contenait en elle-même un principe de progrès et d’expansion qui lui permettait de se modifier sans renier son passé et par conséquent de s’adapter sans cesse à des conditions nouvelles. Cette adaptation fut l’œuvre essentielle de la période hellénistique. Elle l’accomplit à la fois en vulgarisant le trésor de connaissances et de pensées que la Grèce avait amassé antérieurement et en réalisant ou en préparant, dans la morale, dans la philosophie, dans la religion, des syncrétismes qui purent être acceptés partout où la langue grecque pénétrait.

II. — MOUVEMENT DES IDÉES DANS LA LITTÉRATURE.

Caractères généraux de la littérature hellénistique. — Toutes les grandes sources d’inspiration étant taries, il était naturel que la société d’alors cherchât son plaisir dans des œuvres de moindre importance, les seules qui fussent à sa mesure. Et ces œuvres devaient lui plaire surtout par l’agrément des détails, par la finesse ingénieuse du travail. C’est le caractère général de la littérature d’imagination au IIIe siècle et cette littérature même va en s’appauvrissant de jour en jour dans les deux siècles suivants. Pourtant, quelques-unes de ses productions n’ont pas cessé d’êtres lues et goûtées ; et, après avoir servi de modèles à quelques bons poètes latins, à Tibulle, à Properce, à Ovide, à Virgile même, elles ont suscité des imitations jusque dans les temps modernes. C’est pourquoi, sans nous y arrêter longuement, nous ne pouvons les passer ici sous silence.

L’épopée, l’élégie et l’épigramme. — L’épopée n’avait jamais disparu complètement en Grèce, bien que l’histoire et la tragédie lui eussent dérobé, dès le Ve siècle, sa principale raison d’être. Elle fit à l’époque hellénistique un curieux effort pour se rajeunir sous une forme moins ample et plus savante. Les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, que nous possédons encore, en sont le principal témoignage (seconde moitié du IIIe siècle). Elles révèlent précisément ce qui rendait impossible le succès de cette tentative. Travail d’érudition et d’imitation, auquel manquent à la fois l’intérêt national ou religieux, indispensable au genre épique, et la variété des passions humaines, qui ne l’est pas moins. Un seul épisode, celui de l’amour de Médée, se fait encore lire aujourd’hui. Les dieux n’y ont plus guère que des rôles froids et artificiels. Rien la que de naturel, la mythologie était morte. Aussi d’autres faiseurs de poèmes épiques préféraient-ils demander des sujets à l’histoire. Ni les Messéniaques de Rhianos de Crète, ni les autres poèmes du même genre ne sont venus jusqu’à nous ; il n’y a pas lieu sans doute de le regretter beaucoup. La poésie didactique, imitée de celle d’Hésiode, semblait mieux convenir à cette époque de curiosité scientifique et d’érudition. Ainsi s’explique le succès du poème astronomique d’Aratos de Soles (Ière moitié du IIIe siècle) et des poèmes médicaux de Nicandre de Colophon (Thériaques, Remèdes, IIe siècle), qui nous ont été conservés. Le sentiment poétique n’y était pour lien.

L’élégie, plus libre d’allures, moins chargée de traditions transformées en règles, n’offrait pas les mêmes difficultés. Aucun genre ne fut alors plus pratiqué, plus goûté, Elle suppléa, dans une certaine mesure, soit à l’épopée désormais impuissante, soit aux formes plus ou moins délaissées de la poésie lyrique, à laquelle manquait le souffle vivifiant. Elle se prêtait soit à raconter agréablement des aventures amoureuses, auxquelles se complaisait un public très sensible à l’influence des femmes, soit à rassembler des souvenirs historiques et mythologiques, à expliquer de vieilles coutumes et d’antiques institutions, ou encore à célébrer les rois et à prêter son concours aux cérémonies de la religion officielle. Habile à se diversifier, elle mêlait adroitement un peu de sentiment à beaucoup d’érudition et faisait valoir de vieux sujets par de jolis détails. Ce fut le mérite de Philétas de Cos et surtout du fécond Callimaque de Cyrène, préposé par Ptolémée Philadelphe à la bibliothèque d’Alexandrie. Poètes de cour l’un et l’autre, ils se firent reconnaître comme les maîtres de ce genre préféré, le premier par ses élégies amoureuses qui devaient exciter plus tard l’émulation de Properce, le second par celles qu’il avait intitulées les Origines (ou les Causes), ample et savante composition, dans laquelle il rattacha t à des légendes mythologiques ou à de simples historiettes un grand nombre de coutumes religieuses ou civiles. Un réel talent de conteur et une certaine grâce prêtent encore de l’agrément aux fragments qui nous en restent.

De l’élégie on ne peut séparer l’épigramme, qui est, à vrai dire, une élégie en miniature. En raison de sa brièveté même, elle était encore plus apte à saisir au vol les occasions et à plaire par l’à-propos. Elle réussissait non moins bien à enchâsser dans quelques vers un tableau, un souvenir, une pensée morale, une impression, En aucun autre temps, elle n’obtint autant de succès. On vit alors paraître des spécialistes en ce genre, artistes en traits d’esprits, dont les meilleures trouvailles, semblables à des médaillons finement ciselés, nous ont été conservées dans la partie la plus ancienne de l’Anthologie. Quelques-unes des épigrammes d’un Asclépiade de Samos, d’un Posidippe, d’un Léonidas de Tarente, pour ne mentionner que quelques noms entre beaucoup, sont en leur genre de menus chefs-d’œuvre, dont on goûte encore la délicatesse ou le tour ingénieux.

Théocrite et le genre bucolique. — A côté de ces formes anciennes artificiellement rajeunies apparut une création originale, celle du genre bucolique, auquel le nom de Théocrite demeure attaché, Image très infidèle évidemment de la vie des bergers siciliens, elle devait plaire, et elle plut à des citadins quelque peu blasés, par l’évocation charmante des mœurs rustiques, par la description des paysages champêtres. Et le succès en a été durable. Car le poète avait un sentiment vif de la nature, il la peignait en quelques touches franches et précises, il savait aussi prêter à la passion un langage expressif, il relevait enfin par un réalisme discret, mais savoureux, ce qu’il y avait d’artificiel dans ses compositions. Mêmes qualités dans ses mimes, tels que la Magicienne, les Syracusaines, transformation d’un genre populaire qu’il accommodait sans l’affadir au goût d’une société polie. Dédaignant avec raison l’ample épopée, qu’il jugeait trop lourde pour les poètes de son temps, il l’imitait pourtant en la rapetissant dans des récits épisodiques où brillait son talent dramatique et descriptif. Les imitations que son œuvre a suscitées chez les Latins d’abord, puis dans les littératures modernes, ont fait ressortir les mérites d’un modèle qui n’a pu être complètement égalé.

Le genre satirique. — La poésie satirique, issue de l’iambe et de la comédie, n’a pas non plus manqué à cet âge où l’on cherchait à rajeunir ce qui avait vieilli. Elle prit alors quelques formes nouvelles, soit dans les vers injurieux et grossiers d’un Sotadès qui osait s’attaquer à un Ptolémée et qui paya de sa vie son insolence, soit dans les Silles du philosophe Timon de Phlionte, adversaire mordant et impitoyable de tous les dogmatismes, soit enfin dans les diatribes, mélangées de vers et de prose, qui, du nom de leur auteur, Ménippe de Gadara, reçurent la qualification de Satires ménippées. Ces diverses œuvres, aujourd’hui perdues, et probablement de médiocre valeur, méritaient cependant d’être signalées, comme attestant la survivance exceptionnelle dans le morale hellénisé d’un des traits caractéristiques de l’esprit grec.

Le drame. — Quant à la poésie dramatique, bien qu’il y ait eu encore en ce temps çà et là, et particulièrement à Alexandrie, des auteurs de tragédies et qu’on ait même groupé en une Pléiade les noms obscurs de sept d’entre eux, on peut dire qu’elle ne comptait plus. Les seules pièces qui fussent alors jouées, sur les nombreux théâtres où les troupes d’acteurs grecs exerçaient leur talent, étaient, à bien peu d’exceptions près, celles des grands poètes d’autrefois, devenues classiques.

La littérature savante. — Mais si l’époque hellénistique n’a que faiblement enrichi le patrimoine poétique de la Grèce, elle a du moins accompli dans la littérature savante une œuvre considérable. La critique philologique et littéraire, la grammaire, l’histoire même et la géographie ont dû beaucoup à l’activité laborieuse de ses savants.

Critique philologique et littéraire. — La formation et l’accroissement constant des bibliothèques royales imposaient plusieurs tâches aux hommes qui avaient charge de satisfaire en cela les volontés des princes. D’abord, il fallait se procurer des manuscrits dispersés, afin de réunir les œuvres complètes des principaux écrivains. Puis, parmi les manuscrits ainsi rassemblés, on avait à discerner ce qui était authentique ; travail délicat, dans lequel l’esprit critique fit son éducation. Ces manuscrits étaient d’ailleurs plus ou moins incorrects. On dut s’occuper de les comparer entre eux pour les corriger, pour offrir aux lecteurs des textes sains, aussi conformes que possible a des originaux souvent perdus. Et cela même ne suffisait pas Ces textes anciens étaient devenus obscurs, soit que la langue en eût vieilli, soit qu’ils fissent allusion à des événements oublias, soit encore que la pensée de l’auteur fût demeurée enveloppée. De là le besoin d’annotations critiques, de commentaires, de conjectures même et de lexiques spéciaux. La philologie et la critique littéraire naquirent ainsi des nécessités du temps. C’est dans cette sorte de travaux que s’illustrèrent des savants tels que Zénodote d’Éphèse, Ératosthène de Cyrène, Aristophane de Byzance, Aristarque de Samos, qui se succédèrent dans Alexandrie au cours du IIIe et du IIe siècle avant notre ère. A la fin de la même période, Cratès de Mallos remplissait à Pergame le même office avec une égale notoriété. Et, après eux, il faut nommer Apollodore d’Athènes, Denys le Thrace et l’Alexandrin Didyme, le plus infatigable des érudits. Ce n’est pas ici le lieu de faire à chacun d’eux sa paît ni d’entrer dans le détail de leurs travaux. Disons seulement que nous leur devons, non seulement la conservation des textes anciens dont ils ont prévenu la détérioration, mais nombre d’explications précieuses, sans lesquelles beaucoup de ces textes nous auraient été en partie inintelligibles. D’eux procède en effet ce qu’il y a de meilleur dans les scholies que les commentateurs des époques romaine et byzantine ont résumées et trop souvent gâtées. La critique littéraire proprement dite, celle qui juge du mérite des auteurs, ne manquait pas dans ces commentaires. Nous en trouvons encore des traces intéressantes dans quelques-uns des fragments qui nous en restent. Mais elle se laisse mieux apprécier dans les divers écrits non historiques de Denys d’Halicarnasse, qui doit être considéré comme l’héritier et le continuateur des Alexandrins, bien qu’il vécût à Rome sous l’empereur Auguste. Il ne serait pas juste toutefois de leur imputer les préjugés personnels qui nous choquent chez lui, lorsqu’il parle de Thucydide ou de Platon. Préoccupé avant tout de l’éducation oratoire, Denys prétend n’offrir au futur orateur que les modèles les plus adaptés à son art, et c’est pourquoi il semble se faite un devoir de tout sacrifier à Démosthène. Point de vue étroit, qui ne doit pas nous empêcher de reconnaître ce qu’il y avait de précision et de finesse parfois dans la tradition critique qui s’était transmise jusqu’à lui.

La grammaire. — A cette critique, soit verbale, soit littéraire, se rattache naturellement la grammaire, c’est-à-dire le classement et la définition méthodique des parties du décours. A peine ébauchée aux Ve et IVe siècles, elle fut réellement mise en forme par quelques-uns des érudits de ce temps, notamment par Aristarque, par Chrysippe et Cratès de Mallos, imbus de la logique stoïcienne, et surtout par Denys de Thrace, autour du premier traité ou le sujet ait été exposé dans son ensemble et d’où procédèrent tous les travaux postérieurs.

L’histoire. — L’histoire est peut-être, de tous les genres littéraires, celui qui est le moins sujet à péricliter, puisqu’il tire en partie sa valeur des événements eux-mêmes et se donne pour tâche de les enregistrer à mesure qu’ils tombent dans le passé. Il y eut donc, dans les trois siècles de la période hellénistique, beaucoup d’historiens. Les plus connus furent Callisthène d’Olynthe, les compagnons d’Alexandre Ptolémée et Aristobule, le Sicilien Timée, Hiéronymos de Cardie, Douris de Samos, Phylarque, Clitarque, les auteurs d’Atthides, surtout Androtion et Philochore, tous écrivains dont les œuvres ont péri, et Polybe, le seul que nous puissions apprécier encore en pleine connaissance de cause, grâce à la conservation de parties considérables de son grand ouvrage. Aucun d’eux ne semble avoir été égal par le talent aux historiens de l’époque précédente. Mais il faut signaler ce qu’ils ont introduit de nouveau dans l’histoire.

Avec Timée, nous voyons apparaître le souci de substituer aux chronologies locales, notamment à celles qui se fondaient sur les listes d’archontes et d’éphores ou de prêtres éponymes, une chronologie vraiment panhellénique, celle des Olympiades. Mais, lorsque l’histoire de l’Égypte et de l’Orient fut mieux connue, lorsque celle de Rome vint se mêler à celle des peuples grecs, on sentit le besoin d’élargir encore cette chronologie qui devenait à son tour trop étroite. On essaya donc de constituer une chronologie comparée, qui permit d’établir les synchronismes nécessaires. Et ce travail dut amener une révision générale des calculs antérieurs. Ce fut une des tâches où s’illustra le savant Ératosthène, auquel nous avons déjà assigné sa place parmi les philologues. Il l’accomplit en utilisant les données recueillies par l’Égyptien hellénisé Manéthon, qui avait été prêtre d’Héliopolis sous Ptolémée Philadelphe. Elle fut continuée après lui par tus autre érudit, précédemment nommé lui aussi, Apollodore d’Athènes. Et, malgré les erreurs ou les incertitudes inévitables, ces laborieux calculateurs réussirent en somme à jeter les fondements d’une connaissance positive des temps,

Mais à Polybe appartient un mérite d’ordre supérieur. C’est l’horizon même de l’histoire qui s’agrandit chez lui. Cet agrandissement, qui avait commencé dés les conquêtes d’Alexandrie, ne pouvait manquer de se prononcer plus fortement au second siècle, lorsque les relations de la Grèce avec Rome ouvraient aux esprits des vues sur l’Italie, sur Carthage, sur tous les peuples soumis à l’influence romaine ou punique. L’étude des accroissements de l’État romain en Italie, de sa rivalité avec la puissance carthaginoise, de son extension rapide vers l’Occident et vers l’Orient, quel sujet pouvait stimuler davantage la pensée d’un homme doué de quelque sens politique ? Devant lui se déroulait un long enchaînement de faits historiques, déterminés par dos causes qu’il s’agissait de mettre en lumière. Polybe en eut pleine conscience. Ce fut chez lui que se précisa l’idée d’une continuité dans la vie de l’humanité, d’une logique intime des choses, d’une interdépendance entre des nations qui, jusque-là, avaient pu paraître isolées. Ainsi se constituait une philosophie positive de l’histoire, capable d’éliminer définitivement les explications théologiques dont on avait trop longtemps abusé. Et cette philosophie donnait au récit historique une valeur d’enseignement politique et moral que Polybe a su faire ressortir avec insistance, Elle avait aussi pour effet de faire mieux sentir la valeur des éléments scientifiques de l’histoire. Désormais celle-ci ne pouvait plus considérer ni la géographie, ni les constitutions des États, leurs lois et leurs mœurs, leur organisation économique et militaire, comme des sujets épidisoques, propres à intéresser passagèrement la curiosité des lecteurs. Toutes ces choses devenaient la matière essentielle de son étude. Et, par suite, elle était amenée à faire un emploi plus méthodique et plus fréquent des documents épigraphiques, des traités, des décrets, des archives publiques. Timée avait déjà donné le bon exemple à cet égard. Polybe ne se contenta pas de l’en louer, il fit comme lui.

Mieux comprise par là même, la géographie, tout en prêtant un meilleur concours à l’histone, tendit à revendiquer son indépendance et à se développer parallèlement. Bien qu’elle n’eût cessé de progresser depuis les temps lointains d’Hécatée de Milet et d’Anaximandre, on peut dire qu’elle était encore dans l’enfance au milieu du IVe siècle. Les conquêtes d’Alexandre d’abord, puis D’extension du monde grec vers l’Occident par suite de ses relations avec Rome, lui imprimèrent un vigoureux élan. Grâce aux découvertes de voyageurs et d’explorateurs, tels que Pythéas de Marseille et Néarque, amiral d’Alexandre, Ératosthène dont le nom revient à propos de tous les progrès de la science, put écrire au IIIe siècle sa Géographie, description complète du monde alors connu, œuvre qui fit époque en résumant tout ce qu’on savait alors et en y lorgnant un remarquable essai de mensuration de la terre. Polybe, à son tour, y fit des corrections et des additions, fondées sur les observations qu’il avait recueillies lui-même dans ses voyages. Et, vers la fin du second siècle, ce travail aboutit à la rédaction de l’ample Géographie d’Artémidore d’Éphèse, utilisée au temps d’Auguste par Strabon, dont nous lisons encore l’ouvrage. C’est chez ce dernier, par conséquent, bien qu’il soit à l’extrême limite et presque en dehors de la période hellénistique, que nous pouvons le mieux mesurer aujourd’hui ce que la connaissance du monde avait réalisé de progrès en ce temps.

A l’historiographie de la période hellénistique se rattachent deux œuvres qui en dépassent quelque peu, elles aussi, la limite chronologique, mais qui en sont inséparables, l’Histoire universelle ou Bibliothèque de Diodore de Sicile, achevée vers le début du règne d’Auguste, et celle des Premiers siècles de Rome de Denys d’Halicarnasse, composte sous le même règne. Le premier n’est qu’un abréviateur des historiens qui l’avaient précédé. Tout son travail a consisté à les résumer, à coudre pour ainsi dire bout à bout les extraits qu’il en faisait. Le principal mérite de son œuvre est de nous avoir conservé ainsi quelque chose de tant d’écrits perdus. Mais, au poins de vue qui est le nôtre ici, elle manifeste un besoin très répandu alors, celui de faire la synthèse d’un passé qu’on désirait embrasser dans son ensemble. L’esprit du temps réclamait l’histoire universelle comme la conséquence de l’unification du monde par la conquête romaine. Quant à Denys d’Halicarnasse, dont nous avons signalé plus haut : les œuvres de critique littéraire, son mérite d’historien est en lui-même fort mince. Mais d’une part, son histoire romaine nous fait sentie vivement l’influence que la rhétorique prétendait exercer alors sur l’historiographie, considérée par elle comme une partie de son domaine ; de l’autre, elle atteste l’intérêt que les Grecs commençaient à prendre aux choses romaines et aussi la quantité de légendes qu’ils introduisaient dans les traditions de la vieille Rome pour rattacher celles-ci à leur propre histoire. C’était pour eux une sorte de revanche de la conquête.

La biographie. — N’oublions pas non plus qu’à côté de l’histoire proprement dite, cette même époque vit se développer la biographie, qui en est une forme secondaire, nullement négligeable cependant. Déjà au IVe siècle de l’Éloge oratoire, la biographie fut mise en honneur d’abord par les écoles philosophiques, qui tenaient à garder pieusement le souvenir de leurs chefs. Puis, la publication et la diffusion des œuvres des grands écrivains donnèrent occasion à la rédaction de notices où étaient rappelés les principaux événements de leur vie et les plus notables traits de leur caractère. Une fois le genre accrédité, les biographies d’hommes d’État, de généraux, de rois, de grands personnages eurent naturellement leur tour. Le goût du public pour les détails de mœurs, l’intérêt de plus en plus vif qui s’attachait aux particularités individuelles et aussi une certaine curiosité scientifique qui se généralisait, en assurèrent le succès. Aucun des biographes de ce temps, il est vrai, ni un Hermippe, ni un Antigone de Carystos, ni un Satyros, ne semble s’être classé parmi les écrivains en renom. Ce sera seulement sous l’empire, au temps des Antonins, que le genre biographique, grâce à Plutarque, prendra place parmi les créations durables de l’esprit grec. Mais l’œuvre de Plutarque, dont nous parlerons en son temps, n’aurait pas été possible sans doute, si elle n’eût été préparée de longue date.

L’éloquence, les écoles de rhétorique.            — Faut-il parler d’une éloquence grecque à l’époque hellénistique ? A coup sûr, il y eut alors, dans toutes les parties du monde grec, des orateurs diserts ; mais si rien de lents discours n’a subsisté, c’est presque certainement parce que rien n’y offrait un intérêt durable. La grande éloquence était morte avec la liberté. Exilé-,de la tribune publique, l’art oratoire avait désormais son domicile d’élection dans les écoles.

Le principal mérite des maîtres d’éloquence de ce temps a donc été de transmettre aux orateurs romains les traditions qui s’étaient formées dans la Grèce aux Ve et IVe siècles. Ces traditions procédaient soit des exemples fournis par les grands orateurs dont les principaux discours avaient été publiés, soit des observations et des préceptes mis en forme au IVe siècle dans quelques traités devenus classiques, particulièrement dans ceux d’Aristote, de Théophraste, d’Anaximène. Plusieurs des philosophes des siècles suivants, il est vrai, écrivirent à leur tour sur le même sujet ; mais il ne semble pas qu’aucun d’eux ni aucun des rhéteurs contemporains ait apporté à l’art de persuader quelque contribution vraiment neuve. Plus adonnés à la pratique qu’à, la théorie, c’était surtout par des exercices répétés qu’ils cultivaient les dispositions naturelles de leurs disciples. Quelques-uns, qui se disaient attiques, demeuraient plus ou moins fidèles à la manière simple des orateurs athéniens d’autrefois ; d’autres en plus grand nombre prônaient le genre qu’ils appelaient asiatique et dont le principal initiateur avait été, au Tire siècle, un certain Hégésias de Magnésie ; éloquence emphatique et redondante, qui tendait à faire prévaloir l’improvisation plus ou moins brillante sur la saine réflexion. Les grands orateurs romains n’échappèrent pas complètement à cette fâcheuse influence ; mais les meilleurs d’entre eux surent la tempérer et remonter aux véritables modèles que la rhétorique hellénistique avait trop oubliés.

III. — LA PHILOSOPHIE ET LES SCIENCES.

Besoins philosophiques de l’époque hellénistique. — Dans un temps qui se prêtait si peu à l’action indépendante et vraiment utile, il était naturel qu’on vît les esprits les plus vigoureux se tourner vers la philosophie. Là du moins, de grands objets s’offraient à eux ; et la liberté de la pensée n’y était pas entravée comme dans le domaine de la politique. D’ailleurs, si la philosophie, attachée aux leçons essentielles de Socrate, se proposait de régler la conduite de la vie, elle avait fort à faire pour s’adapter aux changements survenus dans les sociétés humaines. Une révision des enseignements qui avaient suffi aux Ve et IVe siècles s’imposait. En un temps où la cité antique disparaissait, il s’agissait d’assurer à l’individu, désormais isolé et comme ramené en lui-même, le, moyens de conserver tout ce qui fait le prix de la vie. Et, d’autre part, puisque les garanties légales perdaient leur efficacité, il était nécessaire de réaliser autrement les conditions de la tranquillité morale. C’est le mérite des penseurs de l’époque hellénistique, de s’être appliqués à cette tâche et d’avoir réussi en somme, par des méthodes diverses, à satisfaire de nombreuses générations jusqu’à l’avènement du christianisme et au delà.

Les sectes. — Plusieurs écoles, nous l’avons vu, s’étaient constituées au cours des Ve et IVe siècles. A côté de celle des Pythagoriciens, qui tendait à s’éclipser, les plus renommées étaient alors celle de Platon ou Académie, celle d’Aristote ou Lycée, auxquelles il faut joindre le petit groupe des disciples d’Antisthène, devenus les Cyniques, et d’autre part les sectateurs d’Aristippe. L’époque hellénistique vit naître deux grandes sectes nouvelles : le Stoïcisme ou école du Portique et l’Épicurisme, Le développement de ces doctrines rivales et leurs disputes forment un chapitre d’autant plus important dans l’histoire de la civilisation hellénique qu’elles en ont été un des éléments les plus vivaces.

Caractère général du stoïcisme. — C’est incontestablement dans le stoïcisme que la préoccupation morale, commune à toutes les philosophies de ce temps, s’est affamée avec le plus de noblesse. On peut critiquer ses dogmes, mais l’énergie morale dont il a donné l’exemple est digne d’admiration. Son tort a été de demander à la nature humaine plus qu’elle ne peut donner ; à force de vouloir élever son idéal, le Portique a trop perdu de vue la réalité. Pour appuyer son intransigeance, il a construit tout un ensemble de paradoxes qui donnèrent beau jeu à ses adversaires. Ce défaut ne saurait masquer ce qui a fait sa grandeur.

Ses fondateurs. — Trois hommes éminents l’ont édifié, tous trois originaires de la Grèce d’Asie, Zénon de Kition en Chypre, Cléanthe d’Assos en Troade, Chrysippe de Soloi en Cilicie. Zénon, venu à Athènes vers l’âge de vingt ans, peu après la mort d’Alexandre, y fréquenta successivement le cynique Cratès, le dialecticien Stilpon, les chefs de l’Académie, notamment Polémon, puis, à l’âge d’environ quarante ans, ayant mûri sa doctrine, il se mit à professer dans le portique dit Pœcile. Tout l’essentiel du stoïcisme était déjà dans cet enseignement austère et dénué de charme, mais auquel la dignité de sa vie et la noblesse de son caractère prêtaient une autorité puissante. Cléanthe, qui fut après lui le chef de l’école, de 270 environ à 251, se montra son digne successeur. L’application au travail, le zèle de la vérité étaient ses traits dominants. Mais ses nombreux écrits étant perdus comme ceux de Zénon, il est devenu très difficile de distinguer exactement ce qui lui appartient dans les premiers développements de la doctrine. Venu le troisième, Chrysippe y eut certainement une part considérable. Professeur disert, dialecticien plein de ressources, il se trouva place à la tête de l’école dans la seconde moitié du IIIe siècle, au moment où elle avait à subir les plus vives attaques de ses rivales. Pour la défendre, il se vit amené à préciser les théories de ses prédécesseurs, à les compléter, à les modifier même sur quelques points. C’est ce qu’il ne cessa de faire dans les écrits qu’il répandait à profusion, avec une facilité qui en expliquait la forme négligée, sans l’excuser. On a su l’appeler la Colonne du Portique, et, en effet, ce fut désormais sur ses arguments surtout que celui-ci appuya son dogmatisme.

Principes fondamentaux du stoïcisme. — L’idée fondamentale du stoïcisme était de considérer l’homme comme une partie d’un tout admirablement ordonné. Cet ordre universel, ou cosmos, apparaissait au stoïcisme comme la manifestation d’une raison divine, ou, pour mieux dire, comme Dieu lui-même. Panthéisme qui était en même temps optimisme absolu. Une telle croyance, une fois acceptée dans son intégralité, procurait au sectateur du Portique la paix intérieure au milieu de tous les hasards de la vie, car tout, à ses yeux, même ce qu’on appelle vulgairement la souffrance et le mal, tendait à des fins conformes à la raison suprême, par conséquent au bien. C’est le sentiment que l’on trouve exprimé avec une foi touchante dans quelques vers de Cléanthe qu’on peut lire encore. Il remonte donc jusqu’aux origines du stoïcisme, et il nous fait comprendre par quel attrait ce déterminisme austère, mais profondément religieux, devait séduire ceux que le spectacle d’un monde dénué d’idéal troublait et tourmentait.

Cet optimisme d’ailleurs prétendait s’appuyer sur un rationalisme rigoureux, consistant à la fois dans la connaissance exacte de la nature et dans une logique très soigneusement étudiée. C’était là le côté passablement épineux du système, celui qui le rendit toujours peu accessible à la foule. Il fallait, pour se l’approprier, un long et patient effort d’esprit. La physique stoïcienne, s’inspirant des conceptions d’Héraclite et les interprétant à sa manière, se proposait d’expliquer la formation de l’univers et sa durée par une série de transformations du feu, considéré comme l’élément primordial. Mais ce qu’il importe de noter ici, ce n’est pas le détail de ces théories, créations arbitraires que le progrès de la science devait ruiner ; c’est bien plutôt l’esprit qui s’y manifestait. Avant tout, le stoïcisme voulait établir une liaison intelligible entre tous les phénomènes dont est faite la vie de l’univers ; et comme il assimilait l’âme humaine à un souffle de feu pénétrant tous les organes du corps, c’était par les transformations du feu qu’il lui paraissait naturel d’expliquer l’ensemble des choses. Le même besoin d’enchaînement rationnel se faisait sentir dans la partie de leur philosophie que les stoïciens appelaient logique. Sous cette dénomination, ils comprenaient l’étude de la connaissance, partant de la sensation pour aboutir à la science, celle du jugement et du raisonnement, en passant par celle des catégories, renouvelée d’Aristote. En somme, leur système se présentait comme un enseignement continu qu’il était indispensable de s’approprier en entier ; car les conclusions dernières, celles qui constituaient la morale, tiraient toute leur force des prémisses établies par la physique et la logique. D’où il résulte d’ailleurs que logique et physique n’avaient guère de valeur pour eux qu’à titre d’introduction à la morale. C’est celle-ci, en définitive, qui a marqué la place du stoïcisme dans la civilisation grecque, et c’est sur ses caractères propres qu’il convient d’insister.

Idéal stoïcien. Le sage. — Le plus essentiel fut sa conception de la vertu. Tandis qu’Aristote l’avait représentée comme un juste milieu entre deux excès, et Platon comme le développement harmonieux des facultés humaines, le stoïcisme en fit le terme d’un progrès continu vers un but si lointain, si haut placé que quelques hommes à peine étaient par exception capables d’y atteindre. Entraînés par l’intransigeance de leur logique, les stoïciens, lorsqu’ils voulurent définir cet idéal, ne purent éviter d’étranges paradoxes. Ils imaginèrent un sage à qui rien ne manquerait puisqu’il trouverait tout en lui-même, donc incapable de faillir, inaccessible à la douleur, possédant la vraie richesse et la vraie puissance, en somme un mortel semblable à un dieu, conception si manifestement si réelle qu’elle donnait à toute la doctrine une apparence d’utopie. Elle leur paraissait toutefois nécessaire pour réaliser pleinement cette « impassibilité n, qui était pour eux la forme suprême du bonheur. Et ils aggravèrent encore ce défaut en niant qu’il y eût des degrés dans le bien ou dans le mal, en affirmant, par conséquent, que toutes les fautes étaient égales, ou encore que tout homme, non parvenu à la sagesse suprême, n’était qu’un insensé. C’était là le danger du dogmatisme à outrance auquel ils se complaisaient. Et, sans doute, dans la pratique, ces paradoxes se corrigeaient, s’atténuaient par la force des choses ; quelques-uns d’entre les plus modérés de leurs docteurs se résignaient à des concessions ; mais la doctrine des chefs de l’école subsistait, et force était de la défendre avec toutes les ressources d’une dialectique subtile, qui compromettait ce qu’il y avait d’excellent dans leurs idées.

La loi naturelle. Les devoirs. La casuistique. — Comprenant clairement que la loi de l’homme ne peut être qu’une application particulière de la loi universelle et que celle-ci assujettit tout être à vivre conformément à sa nature propre, les premiers stoïciennes avaient posé en principe que la vie humaine doit être réglée selon ce qui est le propre de l’homme, c’est-à-dire selon la raison. Toute leur morale dérivait de là. Cela revenait à dire que l’homme n’était vraiment homme qu’à la condition de soumettre ses instincts, ses craintes, ses désirs, en un mot tous les mouvements de son âme, au jugement de cette faculté conductrice et souveraine. C’est l’honneur du stoïcisme d’avoir dégagé et mis en lumière cette formule simple, fondement de toute morale rationnelle. Et l’ayant ainsi précisée, les stoïciens en étudièrent toutes les conséquences pratiques. Chez eux apparut en pleine clarté la notion du devon, qui était demeurée comme implicite dans les philosophies antérieures. Et ils s’attachèrent à la définir, non seulement dans ses caractères généraux, mais dans la multiplicité de ses formes pratiques. Soucieux de ne rien abandonner aux impulsions irréfléchies, ils se donnèrent pour tâche de déterminer des règles de conduite en prévision de tous les cas douteux. Ils constituèrent ainsi ce qu’on a plus tard appelé une casuistique ; réglementation parfois excessive, trop minutieuse ou subtile, propre cependant à solliciter l’attention de la conscience, à y faire naître plus de délicatesse. Le traité des Devoirs de Cicéron, imité de celui que le stoïcienne Panaitios avait publié au second siècle, nous permet encore d’en juger, personne ne niera qu’il ne continue un enseignement moral sain, solide et précis.

Le stoïcisme et la personnalité. — Mais le plus grand mérite peut-être du stoïcisme, le plus frappant en tout cas, fut de fortifier merveilleusement les âmes qui s’en imprégnèrent. Aucune doctrine n’a mieux fait sentir à chacun de ses adeptes la puissance intérieure qu’est la volonté et l’emploi qu’on en peut faire pour se rendre vraiment libre. Aucune n’a proclamé plus hautement que cette liberté consiste dans l’adhésion à une loi supérieure, adhésion qui ne dépend d’aucune circonstance extérieure et qu’aucune autorité ne peut empêcher. Et si l’expérience de la vie ne permet pas d’admettre comme les stoïciens le professaient, que cette liberté suffise à rendre l’homme insensible à toute atteinte de la souffrance, il est certain qu’elle est du moins une des meilleures conditions du bonheur. C’est aussi une de celles qui contribuent le plus à la formation de la personnalité Les vrais stoïciens ont été ce qu’ils voulaient être, des hommes, au sens le plus noble du mot.

Du cosmopolitisme attribué aux stoïciens. — Ils le furent aussi par le sentiment de la fraternité humaine. Habitués à considérer dans l’homme les car ictères communs de l’espèce, ils rie pouvaient attaches qu’une médiocre importance aux distinctions individuelles, et par suite il leur était plus facile qu’à d’autres de s’élever au-dessus des préjugés de classes, de reconnaître un fière dans le pauvre, dans l’esclave même. Qu’un certain cosmopolitisme ait dû résulter de cette disposition d’esprit, on ne peut le nier. Dans l’effacement des nationalités, dans le mélange des peuples, et lorsque les intérêts politiques tendaient à se confondre, ce sentiment était d’ailleurs naturel et ne doit pas être imputé à une doctrine particulièrement. Celle des stoïciens s’y prêtait assurément, comme toutes les philosophies, toutes les religions de caractère universel. Mais, pas plus que celle-ci, elle ne l’imposait. Chez des Romains, tel que Caton d’Utique, bien loin d’affaiblir le patriotisme, il semble au contraire lui avoir donné plus d’énergie.

Influence du stoïcisme. — Le stoïcisme avait dû beaucoup aux philosophes de l’âge précédent, notamment à Socrate, à Antisthène, à Platon, à Aristote. A son tour, il exerça une influence sensible sur les penseurs des siècles suivants. Il contribua à ramener l’Académie hors des voies du demi-scepticisme où elle s’était engagée depuis le IIIe siècle ; et, plus tard, il entra pour une part dans la formation du néoplatonisme et de l’ascétisme chrétien. Depuis lors, d’ailleurs, quelque chose de ses enseignements et de ses exemples a toujours survécu dans toutes les doctrines morales qui se sont proposé un idéal généreux.

L’épicurisme, son caractère général. — A côté, ou plutôt en face du stoïcisme, s’élevait dans le même temps une autre philosophie nouvelle, l’épicurisme, inspiré, lui aussi, du désir de régler la vie humaine en vue du bonheur, mais qui prétendait y réussir par une méthode opposée. Tandis que le stoïcisme exigeait un effort prolongé, l’épicurisme voulait au contraire supprimer tout effort. Comme il promettait beaucoup, tout en n’exigeant presque rien, on ne doit pas être surpris qu’il ait fait de nombreux adeptes. Qu’enseignait-il en somme ? l’art de vivre doucement, d’éloigner les soucis, de se ménager quelques plaisirs sans excès na fatigue. Rien ne convenait mieux aux natures molles, dénuées d’ambition, assez réfléchies pour apercevoir les dangers de l’action, trop peu énergiques pour les affronter, D’ailleurs l’épicurisme séduisait par sa modération ; il avait gardé de la tradition grecque le sens de la mesure ; ce qui prêtait à sa doctrine, si médiocre qu’elle fût, l’apparence d’une sagesse.

Épicure et son école. — L’Athénien Épicure, qui lui a donné son nom, semble n’avoir pas eu de maître à proprement parler, sauf pour la partie physique de sa philosophie, qu’il emprunta à Leucippe et à Démocrite. Mais ses principes essentiels, ce fut lui qui les formula, en s’inspirant des éclats d’Aristippe. L’école qu’il ouvrit à Athènes en 306 était une sorte de réunion d’amis, qu’il conviait à venir entendre ses leçons dans son jardin. Son influence sur eux était grande. Tous l’aimaient, persuadés qu’il leur apportait le secret de la vie heureuse. Sa confiance en lui-même, la netteté de ses affirmations, la simplicité de ses raisonnements et de ses préceptes enchantaient des esprits qua ne se souciaient guère de rien approfondir. Il excellait à les délivrer des principales causes de trouble, a leur fournir des conseils pratiques, adaptés à toutes les circonstances de la vie. Écrivain abondant et indifférent à la forme, il composa des traités nombreux, où il répétait à satiété des idées peu variées, mais toujours accueillies avec respect par ses admirateurs. De cette littérature, il ne nous reste que deux lettres contenant le résumé de sa doctrine et un recueil de Maximes, qui était le manuel ou le vade-mecum de l’épicurien. Une école qui, au fond, dédaignait la science et s’abstenait le plus possible de la discussion ne pouvait guère subir de changements notables. Aussi n’eut-elle pas d’histoire. Elle vécut plusieurs siècles, mais demeura, jusqu’à sa disparition, telle que son fondateur l’avait faite.

L’incrédulité en matière religieuse. — Un de ses traits caractéristiques était la négation qu’elle opposait à la croyance commune relative à l’action des dieux. Epicure considérait la notion d’une providence divine et tout ce qui en dépend comme la principale cause de beaucoup d’inquiétudes qui tourmentaient alors la plupart des esprits. Il voulait les en affranchir définitivement. Il en demanda le moyen à une conception de l’univers entièrement fondée sur le hasard. La doctrine atomistique de Leucippe et de Démocrite lui en fournit tous les éléments. On en peut lire l’exposé dans le poème didactique du poète latin Lucrèce. Cette doctrine expliquait, comme on l’a vu, la formation de l’univers et tous les phénomènes de la nature par la rencontre fortuite et les combinaisons mécaniques de corpuscules tombant éternellement dans le vide. Tout était ainsi réduit à la matière et au mouvement. L’âme, étant elle-même matérielle, ne pouvait avoir d’autre destinée que le corps. Donc plus de survivance ; toute appréhension relative à une autre vie devait disparaître. Épicure, il est vrai, ne niait pas l’existence des dieux ; mais il les concevait comme relégués dans une oisiveté absolue, indifférents aux choses humaines et trouvant leur bonheur dans cette indifférence même. De tels dieux étaient pour l’homme comme s’ils n’existaient pas. En fait, le surnaturel sous toutes ses formes se trouvait éliminé ; l’humanité n’avait rien à demander à ces bienheureux qui l’ignoraient, rien à redouter d’eux. Aussi était-ce en vain que l’épicurien se défendait d’être athée ; l’opinion commune le tenait pour tel ; et, à tout prendre, il n’est pas douteux que l’épicurisme n’ait contribué pour sa part à ruiner l’ancienne religion.

Morale des épicuriens. — La morale d’Épicure était en rapport avec sa conception de l’univers. Tout dans le monde dépendant du hasard, l’homme n’avait, d’après lui, qu’à obéir à l’instinct qui le portait à rechercher le plaisir. Mais soucieux d’écarter toute cause de malaise intérieur, il devait éliminer du plaisir lui-même tout ce qui risquait de le faire dégénérer en peine ; et le plaisir se séduisait ainsi à une sorte de quiétude. L’art de vivre heureux consistait pour l’épicurien à se garder le plus possible soit des désirs, presque toujours suivis de déceptions, soit des craintes, anticipations vaines d’un avenir inconnu. Le sage, à ses yeux, était celui qui savait se renfermer dans le présent, vivre au jour le joui, sans ambition, sans projets, attaché à jouir du moment qui passe, oublieux des souvenirs importuns, fermé aux préoccupations des choses futures. Une tranquillité faite d’une série indéfinie de sensations douces, tel était son idéal. L’atomisme physique, auquel il croyait, se reflétait dans cette sorte d’atomisme moral. Mais, dans la pratique, cela n’allait pas sans quelque difficulté. La nature ne se laisse pas aisément assujettir à une discontinuité artificielle qui lui est si contraire. Aussi l’épicurien devait-il se munir d’une abondance de préceptes et les avoir sans cesse présents à l’esprit. Il ne pouvait se maintenir dans la bonne voie qu’à la condition de porter en lui-même une collection d’avis, formules brèves, impératives, destinées à le mettre en garde contre ses impulsions irréfléchies, souvent même contre ses sensations. On ne réussissait à être heureux, selon l’esprit du maître, qu’en se persuadant fermement qu’on pouvait toujours être, grâce à ces recettes coutumières. En somme, on achetait l’illusion d’une vie facile au prix d’une discipline sujette à bien des mécomptes.

Influence de l’épicurisme. — Ceux qui adoptaient cette forme de vie aimaient à se rapprocher les tins des autres, à la fois sans doute parce qu’ils se sentaient défavorablement jugés au dehors et parce qu’ils éprouvaient le besoin d’échapper par les agréments de la société au vide intérieur qu’une telle doctrine ne pouvait manquer de produire en eux. Quelques témoignages relatifs à ces cercles d’épicuriens mous les font voir comme des réunions d’amis, passant le temps agréablement, sans but précis, sans action déterminée. Mais, sans doute, ce n’est pas uniquement sur ces adeptes, fidèles à la pensée du maître, qu’il convient de juger l’épicurisme. La doctrine, ne le méconnaissons pas, contenait en elle-même des éléments de dissolution morale, que sa molle discipline n’était pas capable de réprimer. En persuadant à l’homme qu’il avait le droit de vivre sans faite vraiment œuvre d’homme, elle encourageait les dispositions morales qui tendaient à la ruine de la vieille civilisation hellénique. Dégagea l’individu de toute obligation, laisser aller la vie au gré des Inconstances sans essayer de les diriger, c’était, qu’elle le voulût ou non, briser le ressort des volontés qua seul assure le progrès des sociétés humaines.

Anciennes écoles et esprit nouveau. — Si l’on met à part l’épicurisme et le stoïcisme, les autres écoles de philosophie, dont l’activité s’est manifestée dans le monde grec entre la mort d’Alexandre et l’établissement de l’Empire romain, ne se donnaient pas pour nouvelles. L’Académie prétendait perpétuer l’enseignement de Platon, le Lycée celui d’Aristote, la secte pythagoricienne celui de Pythagore. Pourtant, sans le déclarer, et peut-être sans le vouloir, elles s’accommodaient plus ou moins à l’esprit de leur temps ; et, par conséquent, elles apportaient, elles aussi, certaines nouveautés. Trois tendances méritent surtout d’être signalées ici, à savoir le scepticisme, le syncrétisme et le mysticisme.

Scepticisme. — Le scepticisme, tel qu’il apparut à la fin du IVe siècle sous Pyrrhon d’Élis, fut en quelque sorte la condensation des doutes qui s’étaient élevés précédemment, soit au sujet du témoignage des sens, soit à propos des jugements eux-mêmes. Une certaine lassitude de l’intelligence générale, en face des spéculations trop abstraites et des controverses incessantes, y eut aussi sa part. Ni Pyrrhon, ni son disciple Timon ne nous sont assez connus pour qu’on puisse aujourd’hui reconstituer exactement toute leur doctrine. Elle consistait, en somme, dans un refus de se prononcer sur quoi que ce soit, dans un abandon systématique à la coutume, dans une soi te de passivité, d’où devait résulter, d’après eux, la tranquillité de l’âme, Car tel était, pour ces sceptiques comme pour les épicuriens, l’objet dernier de la philosophie.

Mais ce fut dans l’Académie, au IIIe siècle, que cette tendance de la pensée prit une forme savante. L’auteur de ce changement fut l’éolien Arcésilas de Pitané, disciple de Crantor. Il en devint le chef vers 280 et la dirigea pendant une quarantaine d’années. Esprit brillant, cultivé, plein de ressources, disputeur infatigable, séduisant par son caractère aimable et désintéressé, ses idées, transmises à ses successeurs, trouvèrent, au siècle suivant, un représentant non moins remarquable en Carnéade de Cyrène, orateur disert, toujours prêt à l’attaque ou à la riposte, qui eut la direction de l’école de 160 environ à 120. Le scepticisme académique fut leur œuvre commune.

Ce n’était, à vrai dire, qu’un scepticisme atténué, assez bien défini par le terme de probabilisme qui sert communément à le désigner. Se donnant surtout pour tâche de réfuter les assertions tranchantes du dogmatisme stoïcien et les négations de l’épicurisme, ses représentants professaient que ni les sens ni la raison ne peuvent procurer la certitude. Ils affectaient de reprendre à leur compte l’attitude expectante que Platon avait prêtée à Socrate dans plusieurs de ses dialogues. N’affirmant rien, ils contredisaient tout ce que soutenaient les écoles rivales. La seule concession qu’ils consentissent à faire, c’est que certaines opinions sont, à tout prendre, plus probables que d’autres, et ils admettaient qu’il était sage d’y acquiescer provisoirement, sans renoncer pourtant à la liberté du doute, Dans les longues disputes qu’ils avaient avec leurs contradicteurs, ils muent en forme presque tous les arguments dont les sceptiques ont depuis lors fait usage ; et, par là, ils ont exercé une influence qui n’a jamais cessé complètement. On leur a reproché avec raison l’inconséquence qui consiste à dise que l’esprit, incapable de discerner le vrai, serait cependant apte à reconnaître le vraisemblable. Mais ce qu’on ne peut leur refuser, c’est d’avoir fait vivement sentir les difficultés d’une connaissance tout à fait assurée. Serait-il juste d’être sévère pour des penseurs qui, en refusant d’acquiescer à des dogmatismes prématurés et trop confiants, réservaient au doute sa part nécessaire dans les progrès de l’esprit humain ?

Syncrétisme. — L’Académie toutefois ne persista pas indéfiniment dans ce demi-scepticisme. Au premier siècle avant notre ère, Antiochus d’Ascalon, son chef, le répudia formellement. Le nouveau dogmatisme qu’il adopta était d’ailleurs un syncrétisme dans lequel se mélangeaient les idées platoniciennes, péripatéticiennes et stoïciennes. Il obéissait en cela à une tendance alors générale. La spéculation philosophique avait multiplié les hypothèses. Aucune n’avait pu s’imposer définitivement, mais presque toutes avaient mis en lumière quelque aspect intéressant des choses. Après tant d’essais, on était peu porté à tenter des explications entièrement nouvelles ; il semblait préférable de réviser ce qui avait été dit antérieurement, de prendre partout ce qu’on trouvait de bon, de concilier autant que possible tout ce qui n’était pas inconciliable. L’Académie nouvelle s’y essaya, trop timidement, elle n’osa pas construire, elle se contenta de réparer. Mais son éclectisme marque du moins le début d’un mouvement qui allait se continuer et d’où devait sortir plus tard le néoplatonisme.

A la même tendance on peut rattacher le renouveau du péripatétisme qui n’avait guère attiré sur lui l’attention depuis Théophraste. Vers le début du premier siècle avant notre ère, on le voit se ranimer à Athènes avec Aristonicos de Rhodes et Boéthos. Commentateurs zélés d’Aristote, dont ils avisent les manuscrits et dont ils interprètent les idées, eux aussi attestent par leur tour d’esprit cette pénétration mutuelle des doctrines, mais, ce qui doit leur valoir une place dans l’histoire générale de la civilisation grecque, c’est surtout d’avoir remis en pleine lumière l’ensemble de la philosophie aristotélicienne, dont l’influence devait être si grande dans la suite.

Mysticisme. — D’une manière générale, toutes ces philosophies prétendaient faire œuvre de raison, mais on en aurait une idée certainement incomplète, si l’on négligeait la part de mysticisme qui s’y mêlait de plus en plus. Répandu partout, c’est toutefois dans le néopythagorisme du premier siècle qu’il se manifeste le plus complètement. Ce fut probablement à Alexandrie, ville cosmopolite entre toutes, que la doctrine néopythagoricienne naquit et se développa d’abord ; et il y a lieu de croire qu’elle résulta d’une fusion entre l’orphisme de tradition grecque, les religions juives et orientales et certains éléments de l’ancienne sagesse pythagoricienne qui en formèrent le noyau, Divers emprunts faits aux doctrines philosophiques énumérées plus haut vinrent s’y ajouter, Mais ce néopythagorisme n’était, à vrai dire, qu’une manifestation particulière d’un état d’esprit général. Le monde hellénique, moralement affaissé, cherchait dans le surnaturel un réconfort et des espérances. Jamais il ne s’était si fortement attaché aux mystères, aux révélations qui ouvraient aux croyants des perspectives sur la vie future. Il acceptait avec empressement la croyance à des dieux nouveaux ou à des êtres intermédiaires entre l’humanité et les dieux. Les purifications et les expiations trouvaient faveur auprès d’âmes inquiètes et troublées que tourmentaient de vagues superstitions. Rien ne leur semblait plus désirable que d’entier en communion avec la divinité par des initiations et des pratiques théurgiques, sources de grâces privilégiées. Idées tantôt diffuses, tantôt coordonnées en doctrines, plus fermes et plus précises chez quelques-uns, plus indistinctes chez beaucoup d’autres, ruais dont l’importance déjà grande allait devenir prépondérante dans le dernier stade de la civilisation grecque.

Les sciences. Inégalité du progrès dans les diverses sciences. — En ce qui concerne les sciences proprement dites, mathématique, physique, mécanique, astronomie, biologie, les trois siècles de l’époque hellénistique nous offrent le spectacle d’inégalités frappantes. Tandis que les sciences mathématiques font alors des progrès remarquables, les sciences de la vie demeurent à peu près stationnaires. La raison en est sans doute que les premières se construisent par un enchaînement logique d’idées qui ne relève que du travail de l’esprit ; de toute vérité acquise naît immédiatement une autre vérité, qui en est la conséquence. Dans les sciences de la vie, au contrarie, les premières observations recueillies n’apportent à l’intelligence qu’une masse de matériaux confuse, prodigieusement complexe, pleine d’énigmes et d’apparentes contradictions ; et lorsque quelques esprits supérieurs les ont une première fois classées, une longue patience est nécessaire pour vérifier leurs interprétations, noter leurs erreurs, tirer de leurs aperçus tout ce qu’ils contiennent d’utilisable. L’antiquité d’ailleurs manquait de bien des ressources indispensables : elle n’avait à sa disposition ni le microscope ni l’analyse chimique. Il lui était bien difficile, dans ces conditions, de faire mieux qu’Aristote et Théophraste.

Sciences naturelles. — Passons donc ici très rapidement sur cet ordre de sciences En fait de zoologie, de botanique, de médecine même, l’époque hellénistique n’a lien produit qui mérite d’être signalé dans une revue aussi sommaire que celle-ci. La médecine, toutefois, en raison de son utilité pratique, se montrait toujours active, mais sans réaliser de gains scientifiques appréciables. A côté d’un dogmatisme qui prétendait perpétuer la tradition d’Hippocrate, mais qui, très infidèle à son esprit, se figeait dans des formules rigides, on vit naître alors un empirisme, qui, se refusant à toute coordination des faits, aboutissait à la négation même de la science Le plus grand mérite des médecins de ce temps fut de faire vivre un art qui devait être renouvelé dans la période suivante par Galien et transmis par lui au moyen-âge.

Sciences mathématiques et physiques. — Au contraire, dans les sciences mathématiques et physiques, les premiers progrès qui avaient été réalisés précédemment par Pythagore et ses successeurs, Platon et son école, Théodore de Cyrène, Eudoxe de Cnide, se continuaient avec éclat. Au commencement du me siècle, Euclide rédigeait ses célèbres Éléments, qui lui ont valu d’être nommé le Géomètre par excellence et que nous lisons encore ; il y établissait les fondements de la géométrie tels qu’ils ont subsisté jusqu’a nous, quelques-unes des plus notables qualités de l’esprit grec ne se sont manifestées nulle part plus vivement que dans cet ouvrage. Peu après, Archimède, à Syracuse, faisait preuve d’un génie merveilleusement inventif, soit dans les théories relatives à la mesure du cercle et du cylindre, aux propriétés de la parabole, à l’étude des courbes, soit dans la physique et la mécanique, découvrant à la fois des principes nouveaux et des applications imprévues. Vers la fin du même siècle, le pamphylien Apollonios de Pergé composait le premier trait des sections coniques ; et enfin Héron d’Alexandrie, au début du premier siècle, faisait également progresser la physique, la mécanique et les mathématiques pures.

Presque aussi remarquables étaient les travaux des astronomes. Au savant Aristarque de Samos, qui enseignait vers 250, revient l’honneur d’avoir devancé Copernic et osé dire, le premier, malgré les plus vives contradictions, que la terre tourne sur son axe et exécute une révolution annuelle autour du soleil. Au même temps se rapportent les ouvrages astronomiques d’Ératosthène, — mentionné plus haut comme critique et comme géographe, — ses poèmes didactiques et scientifiques, l’Hermès et l’Erigone, ses Catastérismes, par lesquels il rivalisait avec les Phénomènes d’Aratos, son contemporain. Ce dernier, il est vrai, ne faisait guère que vulgariser des connaissances déjà acquises et il mélangeait la fable à la science. Tout au moins, pouvons-nous conclure du succès de son poème à l’intérêt que les contemporains prenaient à la connaissance de l’univers. Mais le grand astronome de ce temps fut le Bithynien Hipparque de Nicée, qui vivait au second siècle, inventeur de l’astrolabe, créateur de la trigonométrie, véritable initiateur des calculs et des mesures astronomiques, premier auteur de tables où furent notes les mouvements du soleil et de la lune. Par l’ensemble de ces travaux, on peut dite que l’astronomie sortait alors de l’enfance et inaugurait les méthodes vraiment scientifiques.

N’insistons pas davantage. Il suffit de l’énumération de ces noms et du rappel sommaire des principales découvertes qui les ont illustrés pour qu’on puisse se faire une idée de la contribution apportée par la science hellénistique à l’ensemble des connaissances que la Grèce a léguées aux civilisations postérieures.

IV. — L’ART HELLÉNISTIQUE ET GRÉCO-ROMAIN.

Vue générale. — Aptes les productions admirables des Ve et IVe siècles, l’art grec se trouvait en possession de traditions d’école et de modèles en tout genre, c’était à la fois pour lui une force et un danger. Il était relativement facile, pour les artistes des siècles suivants, d’imiter leurs prédécesseurs et ils pouvaient faire de belles choses en les imitant, il était, au contraire, difficile de faire autrement qu’eux et de se montrer vraiment original. L’imitation s’imposait en quelque sorte au talent. Il n’est pas surprenant qu’elle domine dans l’ensemble des œuvres de ce temps. Ce qui est remarquable, c’est qu’elle n’ait pas plus complètement paralysé l’invention et que celle-ci se manifeste même, — tout au moins pendant la période hellénistique, — par un si grand nombre de productions d’art qui attestent la brillante vitalité du génie grec.

L’architecture. — L’établissement des royautés qui se formèrent après la mort d’Alexandre fut pour l’architecture l’occasion de travaux considérables. Aux commandes des cités succédèrent celles des rois. Ceux-ci tenaient à donner la plus haute idée de leur puissance et, pour satisfaire leurs ambitions politiques ou leur vanité, ne regardaient guère à la dépense. Un certain faste était pour eux un moyen de gouvernement ; pouvoir absolu dont ils disposaient leur assurait des ressources abondantes. Épris de gloire, ils exigeaient que tout prix autour d’eux un air de magnificence. Ce qui avait paru grand autrefois était trop petit à leurs yeux. Il fallait que l’art se mît à la mesure de leur orgueil. D’ailleurs, n’étaient-ils pas obligés, puisqu’ils régnaient en Orient, de rivaliser avec les œuvres imposantes ou même colossales que les vieilles civilisations de l’Assyrie et de l’Égypte avaient produites et qui frappaient d’étonnement tant de visiteurs ? Le problème que les architectes grecs eurent à résoudre fut de concilier ces exigences nouvelles avec leurs traditions d’harmonie et de mesure ; plusieurs d’entre eux se tuèrent à leur honneur de cette difficulté.

Rien n’est plus propre à nous donner une idée de la passion de bâtir qui régnait alors que la description d’Alexandrie qu’on lit dans Strabon[1]. Elle fait apparaître devant nous une ville immense, sortie de terre en 331, et grandissant comme à vue d’œil sous les règnes successifs des premiers Ptolémées. Chacun d’eux voulant avoir sa demeure toute neuve, une série de palais contigus s’ajoutent peu à peu à celui du fondateur de la dynastie ; le quartier royal finit par occuper le quart ou même le tiers de la ville. Là s’élève le Musée, vaste édifice contenant bibliothèque, portiques, exèdres, salles de conversation, cours plantées ; non loin est la nécropole des rois, avec le tombeau d’Alexandre et les sépultures princières. Une partie de ces constructions magnifiques dominaient la mer. Tout autour et en arrière s’étendait la ville, bâtie sur un plan rectiligne, avec ses deux longues voies, larges et droites, perpendiculaires l’une à l’autre, auxquelles aboutissaient les rues secondaires. Le long du rivage, les ports, les quais, les docks, appropriés aux besoins de la plus grande place de commerce qu’il y eût alors ; le tout défendu par un môle immense et couvert du côté du large par l’île de Pharos, où se dressait la tour célèbre, considérée comme une des merveilles du monde, monument qu’avait élevé l’architecte Sostratos de Cnide. Dans la ville même, on admirait plusieurs temples, le grand gymnase avec ses portiques qui se développaient sur plus d’un stade de longueur, le belvédère en spirale appelé Paneion, d’où le regard embrassait une vaste perspective, l’hippodrome et de nombreuses constructions particulières. Outre l’ampleur extraordinaire du plan, cette description accuse une régularité de conception vraiment caractéristique. On retrouve là l’esprit géométrique dont l’architecture grecque ne s’est jamais départie ; mais on y voit aussi une liberté d’invention, qui sait s’adapter à un nouvel état de choses. Ce qui est ainsi attesté pour une des plus grandes capitales de ce temps s’applique, sauf des variations de détail, à la plupart des autres, à Antioche, à Séleucie, à Pergame, et, dans une certaine mesure, à quelques-unes des villes de la Grèce continentale, notamment à Athènes, qui dut aux Lagides et aux rois de Pergame des embellissements et des édifices nouveaux.

Les ruines de quelques édifices, soigneusement étudiées de nos jours, témoignent du goût qui était alors général. Citons particulièrement celles des temples d’Artémis Leucophryéné à Magnésie du Méandre, de Dionysos à Téos, d’Apollon à Didymes, d’Asclépios à Tralles, construits au IIIe siècle, celles des portiques d’Eumène et d’Attale à Athènes, du temple de Zeus Stratios à Alabanda, édifiés ait second siècle. Dans presque toutes ces créations architecturales se manifeste le désir de frapper l’imagination à la fois par la grandeur du plan et par la richesse du décor. L’emploi des marbres, des stucs colorés, des incrustations, l’ornementation des chapiteaux et des frises ajoutent au charme propre des lignes et des proportions la séduction d’une parure opulente et variée. On se plaît à adoucir par de gracieuses ondulations la rigidité des profils ; on multiplie et on diversifie ingénieusement les effets de couleur obtenus par la polychrome ; on recherche le contraste des ombres et des parties en lumière.

Un des plus remarquables spécimens de cette décoration architecturale nous a été fourni par les fouilles de Pergame. Au second siècle, les Attalides, fiers de l’extension donnée par eux à leur royaume à la suite de leurs victoires sur les Galates, voulurent les commémorer par une construction monumentale. Ils édifièrent dans leur capitale une sorte d’autel gigantesque, qui ressemblait à une acropole artificielle. Au milieu d’une immense esplanade, se dressait un massif de forme carrée, reposant sur un puissant soubassement de pierre, qui était lui-même élevé sur quelques degrés et surmonté d’une corniche. L’aire supérieure était entourée d’un mur plein, sauf du côté sud, où le massif du soubassement était entaillé par un large escalier de 24 marches donnant accès à la plate-forme. Ou arrivait par ces marches à la cour intérieure, qu’entourait un portique à colonnes, de style ionique, au milieu, se dressait l’autel de Zeus et d’Athéna. Deux frises sculptées formaient la parure extérieure du monument : l’une, la plus grande, décorant le soubassement et les parois de l’escalier, se développait sur une longueur de plus de 120 mètres, l’autre, plus petite, ornait le haut du mur. Qu’il y eût, dans la conception de cet ensemble, une sorte d’emphase, résultant de la disproportion trop sensible entre la grandeur du plan et la destination de l’édifice, c’est sans doute ce qu’un Athénien du temps de Phidias et d’Ictinos aurait senti vivement, mais il fallait à une société très différente des moyens d’effet nouveaux, et on ne peut refuser aux architectes de Pergame le mérite d’une invention hardie qui n’était pas sans beauté.

Le résultat nécessaire de travaux si nombreux et si divers fut de développer et de perfectionner à certains égards la technique architecturale. Amenés à résoudre des problèmes multiples, les constructeurs de ce temps durent imaginer des procédés appropriés et, peu à peu, se faire des règles qui se fixèrent en formules. Pour l’aménagement des théâtres particulièrement, pour l’assainissement des villes, pour l’installation des bains, des gymnases, des stades, l’expérience et l’observation suggérèrent des inventions, d’où dérivèrent bientôt des théories. Ainsi se constitue une doctrine que les architectes grecs de l’époque hellénistique transmirent, d’une part, aux architectes latins et, d’autre part, à leurs successeurs des premiers siècles de l’empire. Nous la trouvons condensée dans le traité de Vitruve, composé sous le règne d’Auguste, et l’on sait qu’elle influence elle a exercée sur les architectes de la Renaissance. C’est donc, dans le legs de la civilisation hellénique, un élément qu’il n’est pas permis de méconnaître.

La sculpture. — Les circonstances qui favorisaient l’architecture n’étaient pas moins propices aux arts qui contribuent à l’ornementation des édifices, particulièrement à la sculpture et à la peinture. L’époque hellénistique les vit fleurir l’une et l’autre dans toute l’étendue du monde grec, jamais les ateliers de sculpture ne furent plus nombreux ni plus actifs que pendant ces trois siècles. Les rois commandaient à l’envi des statues, des groupes, des bas-reliefs, et, par un effet ordinaire, les riches particuliers suivaient l’exemple des rois dans la mesure de leurs moyens. Ainsi encouragés et stimulés, les artistes remarquables rie manquèrent pas. Naturellement, ils ne pouvaient apporter dans leurs travaux l’inspiration religieuse et nationale qui avait animé les maîtres des siècles précédents. Il n’y avait plus pour eux de patrie, à proprement parler ; et les dieux n’étaient plus considérés avec les mêmes sentiments de piété profonde et de crainte respectueuse D’autre part, les sculpteurs hellénistiques n’étaient pas moins souris que les architectes du même temps à l’influence des modèles qui s’imposaient à leur admiration. Quoi qu’il en soit, le génie inventif de la Grèce continuait à vivre en eux. Leur activité féconde sut créer, dans l’imitation même, un art qui eut son originalité et dont l’influence a été grande. Quelques-unes de leurs œuvres, sauvées de la destruction, sont encore justement admirées.

La science moderne a pu classer ces artistes en écoles ou tout au moins en groupes locaux ; elle a distingué les ateliers de Pergame, de Rhodes, de Tralles, d’Alexandrie, chacune de ces villes étant représentée soit par des œuvres renommées, soit par des familles de sculpteurs dont elle a recueilli les noms et reconstitué la filiation. Il suffira de définie ici quelques-uns des traits qui caractérisent l’art de ce temps.

Un des plus frappants est ce désir de faire grand que nous avons déjà signalé dans les œuvres de l’architecture contemporaine, La décoration sculpturale du gigantesque autel de Pergame mentionné ci-dessus, en offrait le plus décisif témoignage. La frise inférieure dont il a été question, celle qui se déroulait autour du soubassement et sur les parois de l’escalier monumental, représentait la victoire de Zeus et d’Athéna sur les géants, symbole de celle que les Attalides avaient remportée sur les barbares. Jamais l’art grec n’avait fait pareil choix pour donner l’impression du déploiement de la force musculaire, exaltée par la fureur du combat. Des corps convulsés, des gestes violents, des formes monstrueuses, mais habilement combinées, formèrent un ensemble d’un effet puissant, La majesté des dieux vainqueurs s’y opposait d’ailleurs à l’acharnement désespéré des géants vaincus. La noblesse ou la grâce de plusieurs figures atténuaient heureusement ce qu’il y avait de brutalité nécessaire dans certaines parties. Et ainsi, du spectacle de ce tumulte, de cette mêlée surhumaine, se dégageait en définitive pour le Spectateur le sentiment de la supériorité d’une force intelligente et maîtresse d’elle-même. Par là, comme par le mérite technique du travail, se manifestait la perpétuité de la tradition grecque, Il n’en était pas moins évident qu’on usait de moyens nouveaux.

Un autre fait intéressant du même art était la recherche du pathétique. Il semble que le succès croissant de la tragédie classique y ait été pour beaucoup. La sculpture, s’inspirant des scènes tragiques les plus populaires, fut amenée à essayer, elle aussi, de représenter, par ses moyens propres des situations émouvantes. A l’époque hellénistique appartiennent les groupes célèbres qui témoignent de cette tendance. Mentionnons le Laocoon, le supplice de Dircé (connu sous le nom de Taureau Farnèse), la mort des Niobides ; autant de sujets empruntés aux légendes que le théâtre avait vulgarisées. Et, dans toutes ces œuvres, même souci de traduire par des attitudes expressives, dans l’immobilité du marbre, ce que la poésie avait décrit ou mis sous les yeux des spectateurs. A coup sûr, on est en droit de faire des réserves sur l’opportunité de cette alliance entre la statuaire et la littérature. Mais la renommée des œuvres qui viennent d’être citées atteste en tout cas l’influence que l’art hellénistique a exercée jusqu’à notre temps.

La perfection de la technique contribuait aussi à engager les sculpteurs aux réalisations difficiles. Possédant tous les secrets du métier, il était naturel qu’ils fussent tentés d’en faire montre. Trop de science risque d’aboutir à la virtuosité La sculpture hellénistique n’y a pas toujours échappé. Dans l’analyse des détails dit corps humain, dans l’observation des mouvements et des gestes, les maîtres de ce temps n’avaient plus rien à apprendre. Ils aimaient à le prouver par le fini de leurs productions. La statue bien connue dite le Gladiateur combattant, et qui représente probablement un Galate se défendant contre un cavalier, est presque, dans sa perfection technique, une étude d’anatomie sin un corps vivant. D’ailleurs, si l’Aphrodite de Milo et quelques-unes de ses sœurs sont aussi, comme il y a lieu de le croire, des œuvres de la même époque, on ne peut nier que cette virtuosité n’ait été parfois créatrice d’exquise beauté. Elle permettait, en tout cas, à ceux qui la possédaient de reproduise à leur gré, avec à plus fine exactitude, toutes les variations, tous les caprices mêmes de la nature. C’est ainsi qu’ils excellèrent à la fois dans le portrait en marbre ou en brome et dans la sculpture de genre. Aucune époque n’a produit plus d’effigies sculptées, attestant chacune, par des traits expressifs, une ressemblance individuelle qui dut être frappante. Aucune, non plus, n’a imaginé plus de sujets gracient et amusants, amours rieurs ou irrités, enfants jouant entre eux ou avec des animaux domestiques, figures grotesques. Mieux encore que le marbre, le brome et quelquefois l’or ou l’argent se prêtaient à ces caprices de l’invention artistique. Tous nos nausées possèdent des statuettes, des groupes, des reliefs ciselés sur des coupes ou des vases, des manches de miroir qui nous font admires la variété d’invention l’imagination et l’adresse ingénieuse de leurs auteurs ; et l’anthologie grecque nous a conservé bon nombre d’épigrammes qui sont autant de descriptions de ces jolies choses.

La peinture. — Il n’est pas douteux que, pour la décoration des édifices énumérés plus haut, il n’ait été fait appel à l’art des peintres autant qu’à celui des sculpteurs. Et le goût du portrait, auquel ces derniers devaient satisfaire si fréquemment, ne mit pas moins en œuvre le talent des premiers. Malheureusement, les productions de la peinture sont essentiellement périssables. Rien ne nous est resté qui nous mette à même d’apprécier par nous-mêmes celles qui firent alors la célébrité de quelques artistes, tels qu’Aétion, Théon de Samos et d’autres, dont on trouve les noms cités par divers auteurs. Ce que l’on peut affirmer, c’est que le goût hellénistique, tel qu’il vient d’être caractérisé dans la sculpture, se manifesta également dans la peinture. Là aussi, les artistes se complurent aux scènes pathétiques, inspirées par la tragédie ; et, d’autre part, ils se montrèrent appliqués à l’étude des détails. Ils s’essayèrent à traduire, par les moyens qui leur étaient propres, telles ou telles phases de sentiments violents que des acteurs en renom avaient réalisées, les tortures morales de Médée, ses hésitations suprêmes et ses fureurs, la résolution sombre d’un Ajax, l’horreur du supplice d’Iphigénie, le déchirement de cœur d’Agamemnon. Épris de naturalisme, ils mirent à la mode les scènes familières, les sujets de génie, les vues d’intérieurs, dans lesquelles la reproduction des objets réels n’excluait pas une part de fantaisie. Il parait probable aussi que, sous l’influence du gente pastoral, ils donnèrent au paysage une importance nouvelle ; beaucoup de légendes s’y prêtaient, notamment celles qui mettaient en scène les centaures, habitants des montagnes, Polyphème et Galatée, les dieux de la mer et leurs aventures. La caricature même paraît avoir été alors en honneur. A défaut des originaux, beaucoup de vases peints témoignent encore de cette diversité de tentatives, qui souvent furent des succès ; et nous ilions de là, en somme, l’idée d’un art qui sans doute vécut beaucoup d’imitation, qui ne produisit probablement rien de grand, au vrai sens du mot, mais qui fit preuve d’une remarquable habileté technique, associée à la grâce, parfois à l’émotion et presque toujours à une invention ingénieuse ou amusante.

L’art grec sous l’empire. — Entre cet art hellénistique et l’art grec de l’époque impériale, il n’y eut point interruption de continuité. Le second n’est que le prolongement du premier. Nous n’avons pas à. l’en séparer ici Seulement, par l’effet de l’unification politique que le régime impérial imposait au monde, l’échange des idées, la pénétration mutuelle des exemples et des influences deviennent alors de plus en plus faciles. Le goût romain se fait accepter partout. Mais il est lui-même tout pénétré des enseignements de la Grèce. Aussi, à partir du Ier siècle de notre ère, est-il à peu près impossible de distinguer ce qui est proprement grec de ce qui est romain ou oriental. Il n’y a guère de production artistique de ce temps qui ne soit faite d’éléments d’origines diverses. Ce que l’on peut dire toutefois, c’est que, dans tous les arts, jusqu’au temps où prédomine le christianisme, la tradition grecque, en Orient, est de beaucoup la plus forte. L’architecture particulièrement, au Ier et au IIe siècle, reste dans cette partie de l’Empire une architecture grecque par tous ses traits essentiels. Les empereurs, depuis les Césars jusqu’aux Antonins, embellissent les villes grecques, celles d’Asie surtout, autant ou plus que les rois de l’époque hellénistique. Mais, quels que soient le nombre et l’importance des œuvres d’art dont ils les gratifient, ni l’art du constructeur ni celui du sculpteur ou du peintre ne paraissent s’être alors signalés par des créations originales : et quant aux combinaisons qu’ils ont réalisées plus ou monts heureusement, elles ne peuvent être étudiées ici. C’est, en somme, le goût hellénistique, diversement modifié dans le détail, qui continue à régner, et, tant que se maintiennent la connaissance et la pratique du métier, l’art se perpétue honorablement. La décadence ne se fait définitivement sentir qu’à partir du IIIe siècle de notre ère, par le fait des guerres civiles d’abord, puis des invasions barbai es. Mais c’est alors aussi que, sous l’influence du christianisme, commence à se former un art grec nouveau, qui sera l’art byzantin. Nous n’avons pas à en parler ici. L’avènement de la civilisation byzantine marque le moment où finit la civilisation hellénique proprement dite.

 

 

 



[1] Strabon, XVII, 1, 6, et suiv.