ANNIBAL EN GAULE

 

CHAPITRE IV. — LA TRAVERSÉE DES ALPES.

 

 

III. — L'entrée dans les Alpes.

 

Annibal, ayant marché pendant dix jours le long du Rhône, sans doute à partir de l'Île, commence à monter vers les Alpes. Il entre alors sur le territoire des Allobroges, et bientôt après, son escorte de cavaliers cavares le quitte. Les Allobroges, de leur côté, ne l'attaquent pas avant qu'il soit arrivé aux montagnes, mais se replient devant lui, font appel à une partie de leur nation, et préparent une embuscade à l'endroit critique.

Cet endroit, qui est proprement l'entrée des Alpes, άναβολή τών Άλπεων, c'est le bec de l'Échaillon. Le voyageur qui vient de Valence a vu se rapprocher progressivement sur sa droite les falaises du Vercors ; en face de lui, les montagnes de la Grande-Chartreuse. Au tournant de la vallée, il se trouve brusquement entouré de montagnes : une haute muraille le domine à droite ; à gauche les cimes du Casque-de-Néron, du Hachais, etc. ; en face, la chaîne de Belledonne ; et s'il se retourne, les hauts plateaux des Terres-Froides barrent encore le passage.

Il y a environ 240 à 250 kilomètres, suivant la route ordinaire, depuis le point où nous avons déterminé le passage du Rhône jusqu'au bec de l’Échaillon. Polybe donnait 1.400 stades (248 kilomètres).

Annibal devait être encore à une grande marche de l’Échaillon, quand il envoya des émissaires gaulois aux renseignements. Ceux-ci purent se faufiler aisément jusqu'à l'ennemi par les sentiers du Vercors, dont les derniers relient Saint-Quentin à Veurey. Le camp établi par Annibal avant l'entrée dans les Alpes fut probablement au débouché de la vallée de Mon-taud, près du village actuel de Saint-Quentin. On apercevait sur les hauteurs les Allobroges en armes, qui étaient nombreux sur le petit plateau de Saint-Ours, au tournant de la vallée.

Avant de commencer le récit des combats soutenus par Annibal contre les Gaulois, il convient d'insister sur deux points essentiels dont on a rarement tenu compte : la longueur de la colonne carthaginoise, et la très faible portée à laquelle les assaillants pouvaient se placer pour l'atteindre.

Annibal avait franchi les Pyrénées avec 50.000 fantassins ; il lui en restera 20.000 en arrivant à Turin. Lors de son entrée en montagnes, il devait en avoir au moins 40.000 ; il en perdit plus de 20.000 dans ses deux combats et à la descente du col.

Si la route était assez large pour y passer par quatre, cette infanterie devait occuper une longueur de 16 à 20 kilomètres au moins. Mais, si l'on ne pouvait marcher que par deux, la profondeur de la colonne d'infanterie était de 35 à 40 kilomètres. Ceci est absolument indépendant de la tactique et de la civilisation. C'est le minimum de l'espace que peut occuper une colonne de 40.000 fantassins.

Il y avait 9.000 cavaliers, dont 1.000 furent tués ou perdus au passage des Alpes.

Une journée de vivres pour ces 50.000 hommes pèserait aujourd'hui 62,500 kilos, et exigerait 450 mulets pour son transport ; quatre jours de vivres exigerait donc 1800 mulets. Ainsi, sans porter d'avoine pour celte énorme quantité d'animaux, il y avait 40.000 à 11.000 chevaux et mulets. En admettant qu'ils pussent marcher par deux, ils formaient une colonne de 18 kilomètres. S'ils marchaient par un, il leur fallait 36 kilomètres.

Au total, l'armée d'Annibal s'allongeait sur une profondeur de 35 à 70 kilomètres, suivant la largeur des chemins. Ces chiffres n'ont rien d'étonnant si l'on se rappelle qu'un corps d'armée moderne de 25.000 hommes, marchant régulièrement sur une bonne route, forme une colonne de 24 kilomètres.

Ce sont là des éléments qu'il ne faut pas perdre de vue quand on veut se figurer ce qu'était la marche d'Annibal dans les Alpes, et la manière dont les Gaulois pouvaient l'attaquer.

On a proposé une infinité de défilés où des embuscades ont pu être tendues, dit-on, par les Gaulois à Annibal, et l'on croit volontiers qu'on en trouverait un peu partout. Oui, si l'on se contente du moindre rocher, du défilé le plus court où une poignée de brigands arrêterait une diligence ; et ce sont en effet des embuscades de cette dimension que l'on a imaginées pour l’histoire d'Annibal. Nous sommes loin de compte !

Les défilés où les barbares ont pu assaillir avec avantage une colonne de 50.000 hommes, et lui faire subir des perles énormes, devaient contenir une grande partie de cette colonne, le tiers ou le quart au moins. Un petit défilé de 500, de 1.000 mètres, n'aurait pas donné ce résultat : un combat d'avant-garde l'aurait bien vite emporté ! Annibal aurait perdu une heure, mais il n'aurait pas perdu 10.000 hommes.

Nous trouvons entre Grenoble et le bec de l'Échaillon le défilé de 40 à 15 kilomètres où l'embuscade pouvait être tendue de manière à infliger des pertes cruelles aux Carthaginois.

Le bec de l'Échaillon est l’extrême pointe du massif du Vercors vers le Nord. L'Isère canalisée n'en longe le pied, aujourd'hui, que sur une longueur de 1500 à 2.000 mètres ; mais le lit de cailloux et de sables où ses bras se répandaient s'étend jusqu'au pied des falaises qu'une partie de ses eaux baignait autrefois à partir de Sassenage. La longueur du défilé devait être supérieure à 8 kilomètres, d'après les traces qui en restent. Le chemin qui passait là devait être si dangereux, que le colonel Perrin n'admet même pas qu'Annibal y ait passé : Le pied des montagnes du Lans, complètement infranchissable, même de nos jours, était baigné par l'Isère ou bordé de marais. De Sassenage à Royon, il fallait franchir le bec de l’Échaillon, qui baignait dans le fleuve, et traverser une série de marais impraticables, qui régnaient jusqu'à Saint-Quentin. La route actuelle en déblais et en chaussée ne date que de 1842. Le bec de l’Échaillon était infranchissable, même à des piétons isolés, à cause de ses escarpements, et tous les contreforts sont coupés de ravins profonds, tellement ravinés et abrupts que la circulation y est interdite d'une façon continue. Ceux qui ont osé avancer ce fait n'avaient jamais parcouru ce pays (p. 45).

Nous avons parcouru ce pays, et nous partageons entièrement l'avis du colonel Perrin sur les difficultés qu'il présentât ; mais pourquoi supposer qu'avant la route de 1842 aucun chemin ne passait là ? Quelles seraient les populations assez grossières pour négliger de s'assurer une communication rapide dans le fond d'une vallée au prix de quelques coups de pioche, plutôt que de se contenter de sentiers de montagne ?

Il y eut toujours un chemin en corniche dans cette partie, et tous les mémoires en font foi : Les montagnes qui paraissent sur la rive gauche de l'Isère, nous dit l'ingénieur Montannel (XVIIIe siècle), sont fort élevées, fort roides et couronnées de plusieurs escarpements. Quoique ces montagnes se rapprochent beaucoup de l’Isère, depuis Sassenage jusqu'à l’embouchure de la Bourne, elles ont cependant à leur pied quelques villages dont les principaux sont ceux de Noyarey, de Veurey, de Saint-Quentin, de Saint-Gervais, de Beauvoir et de Saint-Romain, ce qui annonce qu'on peut suivre la rive gauche de l’Isère depuis Sassenage jusqu'à l'embouchure de la Bourne, mais par un chemin assez rude pour les chevaux, et où l'artillerie ne saurait passer[1]. Tel est le chemin que suivit Annibal. Le nom de Maupas, conservé aujourd'hui par un hameau de Noyarey, témoigne encore du caractère que présentait ce passage et des embuscades auxquelles il se prêtait.

Ainsi que l'a remarqué M. Osiander, la position où les Allobroges livrent le premier combat se compose d'un défilé bordé d'un côté par des hauteurs d'où l'on commande le sentier qui longe la montagne[2]. L'expression δι ών, employée par Polybe, prouve qu'il s'agit d'un défilé ; les mots στενά et διήλθε, comme dans Tite-Live angustiæ et evadit, nous le confirment. C'est bien la caractéristique du défilé de l’Échaillon et de Noyarey.

Les Allobroges devaient occuper des positions très voisines de la route ; la faible portée de leurs armes leur rendait inutiles la plupart des positions très dominantes qui couronnaient les montagnes. Le soir, selon Polybe, ils rentraient dans leur ville ; d'après Tite-Live, ils se retiraient dans leurs repaires.

La nuit venue, Annibal ayant fait allumer des feux dans son camp de Saint-Quentin, traversa le défilé, soit au bec de l’Échaillon, soit au col qui fait communiquer Saint-Quentin avec Veurey et Noyarey. L'infanterie d'élite qu'il conduisait vint sans doute s'établir sur les hauteurs entre ces deux villages pour assurer le débouché de l'Échaillon. Annibal n'avait pas eu le temps de remarquer que, plus au Sud-Est, le chemin continuait à être en corniche, ainsi qu'en témoignent les escarpements bien visibles aujourd'hui sur le terrain et même sur la carte. Les Gaulois, qui s'étaient retirés, sinon jusqu'à Grenoble, au moins jusqu'à Sassenage, s'ébranlèrent le lendemain matin pour reprendre leurs postes : ils virent alors Annibal posté sur les hauteurs entre Veurey et Noyarey, et commandant ainsi tous les chemins de traverse de la région, La colonne carthaginoise, mise en route de bonne heure, se développait sur la route en corniche, et sa tête dépassait déjà Noyarey. Annibal, on ne sait pourquoi, tenait sa flanc-garde immobile au lieu de marcher parallèlement à la tête de colonne.

Les Gaulois, à ce spectacle, renoncent forcément à gagner leurs positions primitives, d'où ils auraient pu prendre les Carthaginois en tête et en queue, mais ils décident de charger la tête de colonne et de télescoper toute l'armée carthaginoise.

Leur attaque a dû avoir lieu près de Noyarey, vers le Maupas.

Polybe nous en indique les terribles résultats : les chevaux et les mulets roulant au fond de la vallée, etc.

Annibal, surpris un moment par cette attaque d'une forme imprévue, se décide à dégringoler avec sa flanc-garde des hauteurs de Veillière, et il fonce de haut en bas sur les Gaulois qui enveloppaient son avant-garde.

Le combat terminé, il pousse jusqu'à l'oppidum des Allobroges ; c’est Cularo, Grenoble.

Lorsqu'on voit combien les indications de Polybe sont simples et claires, on est stupéfait de la manière dont on a voulu les interpréter.

Il y a longtemps que la situation, et presque les limites des Allobroges, sont connues ; on sait que, dans l'antiquité, Cularo était leur principal oppidum. Or, voici Polybe qui nous montre Annibal pénétrant chez les Allobroges au moment où il entre en montagne, puis pillant leur capitale, y trouvant trois jours de vivres pour 50.000 hommes, et sortant enfin de leur territoire trois jours plus tard ; il semblait que tout fût tracé sur la carte : l'entrée en montagne à l'Échaillon ; à Cularo (Grenoble) la capitale où l'on trouvait 150.000 rations réunies ; et enfin les trois jours de marche depuis Grenoble jusqu'à la Maurienne, où l'on arrivait chez les Médulles.

Mais c'était trop simple ! Il fallait tout bouleverser, remplacer le Rhône par l'Isère, mettre les Allobroges chez les Médulles, sans savoir qui l'on mettrait chez les Allobroges et où l'on enverrait les Médulles ! Il fallait enfin demander 150.000 rations à Saint-Jean-de-Maurienne. Nous prions le lecteur d'aller visiter cet aimable chef-lieu d'arrondissement, pour juger s'il a jamais pu nourrir 50.000 hommes pendant trois jours.

Il y a là chez Tite-Live une de ces expressions malheureuses qu'il place à point nommé dans les descriptions pour le désespoir des commentateurs : le chemin où s engagèrent les Carthaginois était, dit-il, escarpé des deux côtés (utrimque). Nous ne croyons pas qu'il faille y attacher d'autre importance, car on ne trouvera que sur les glaciers les moins accessibles un chemin (?) entre deux précipices. On a voulu expliquer cet utrimque en prétendant qu'il s'agissait d'un col, où le chemin montait, puis descendait, et était très raide des deux côtés ; mais ce n'est pas là le sens d'utrimque. Les historiens qui ont voulu placer le premier combat dans un col, engagent la colonne dans un chemin creux, et alors c'est toute la description du combat qui devient inexacte ; plus de chevaux roulant du chemin en bas, etc.[3]

L'oppidum des Allobroges une fois pillé, Annibal se remet en marche, Polybe nous dit simplement qu'il parcourt un certain espace ; Tite-Live, plus précis en celte circonstance, qu'il marche tranquillement pendant trois jours, et fait beaucoup de chemin dans ces trois jours. Il y a, de Grenoble à Aiguebelle, 70 à 75 kilomètres ; ce doit être là ce que l’historien d'Annibal a jugé être beaucoup de chemin pour trois journées de marche, en comparaison de la vitesse a laquelle on avait marché jusqu'alors.

Là commence la dernière phase de la marche d'Annibal. Mais, avant de parler de la seconde bataille et du passage du col, nous avons à revenir sur quelques opinions émises à propos de l'entrée en montagne,

Nous avons montré comment Tite-Live avait intercalé, dans la relation que Polybe et lui ont suivie, un fragment pris chez Timagène ou chez quelque autre auteur copié par celui-ci : Les différends des Allobroges étant apaisés, Annibal ne prit pas le chemin le plus court, mais il tourna à gauche chez les Tricastins et se dirigea vers les Tricoriens en longeant l’extrême frontière des Voconces, sans rencontrer d'obstacle avant d'arriver à la Druentia, etc.

La plupart des historiens (Deluc est peut-être seul à faire exception) n'ont pas constaté l’interpolation, et ont traité le récit de Tite-Live comme un tout homogène. Ils avaient ainsi, d'une part, dans Polybe, pour le trajet entre l'île et l'entrée en montagne :

— 800 stades le long du fleuve, avec une escorte de cavalerie fournie par les habitants de l’Île, puis l'arrivée chez les Allobroges.

D'autre part, dans Tite-Live :

— Sortir de l'Île, où étaient les Allobroges ; ne pas prendre le chemin le plus court vers les Alpes ; tourner à gauche dans le pays des Tricastins, puis longer la frontière des Voconces, arriver chez les Tricoriens, passer la Druentia, et parcourir un certain espace en plaine avant d'arriver aux montagnes.

Au delà, les deux récits se reprenaient à coïncider.

Quelque hypothèse que l'on fit, le texte de Tite-Live était inintelligible : impossible d'imaginer qu'Annibal venant du Midi s'est trouvé chez les Allobroges, et que là, faisant face aux Alpes et prenant à gauche, il est allé chez les Tricastins (Saint-Paul-Trois-Châteaux).

On ne s'est pas mis en peine pour si peu : les uns ont déclaré qu'un copiste maladroit avait mis à gauche pour à droite, d'autres que les Allobroges avaient habité le pays des Tricastins et réciproquement, etc. Il n'est rien qu'on ne puisse comprendre en modifiant convenablement les textes et les faits.

Pour nous, qui avons lu le même passage chez un auteur plus ancien que Tite-Live, nous savons qu'aucune erreur de copie n'y a été commise, mais qu'il a été interpolé un peu maladroitement.

C'est à part qu'il faut l'étudier ; on y voit alors Annibal, après le passage du Rhône, ne pas prendre la route directe du mont Genèvre, mais tourner à gauche chez les Tricastins, contourner le territoire des Voconces, se diriger vers les Tricoriens.

Les limites des Tricoriens nous sont si mal connues, que nous ne pouvons savoir où passait l'itinéraire défini par Timagène : en tout cas, l'expression per extremam Vocontiorum oram doit s'appliquer au passage par la pointe du Vercors, où habitaient les Voconces.

D'après le texte de Timagène, Annibal, après avoir passé chez les Tricoriens, franchit les Alpes et atteint la Druentia cisalpine (Tanaro) ; Tite-Live place la Druentia chez les Tricorii, de sorte que ce peut être, dans son esprit, le Drac ou la haute Durance. Il reprend ensuite le trajet en plaine, campestri maxime itinere, cum bona pace incolentium, qui répond aux 800 stades le long du fleuve, comptés par Polybe avant l'entrée en montagne.

MM. Fuchs et Osiander, après avoir réussi à trouver un sens au texte de Tite-Live, sont arrivés à une conclusion très particulière : d'après eux, l'armée d'Annibal, en quittant l'Île, aurait formé deux colonnes ; l'une de cavalerie, dont Polybe définirait sommairement la route par ses 800 stades le long du fleuve ; l'autre, d'infanterie, que Tite-Live mènerait chez les Tricastins, les Voconces, etc. Nous n'avons trouvé dans les textes aucune trace de cette division.

Il n'est pas douteux, dit M. Osiander (p. 101), que Polybe et Tite-Live reproduisent ici deux relations différentes ; mais il n'est pas moins certain que ces deux relations, loin de se contredire, se complètent.

A notre avis, il y en a une qui se contredit elle-même, et ne peut, par conséquent, être mise d'accord avec aucune autre. Mais M. Osiander passe très vite sur le mouvement à gauche vers les Tricastins.

Tite-Live, dit-il encore, dissipe (XXI, 31) l’obscurité qui règne dans Polybe ; et son campestri maxime itinere montre encore que l'on marche, non plus sur une ligne plane, mais sur une surface plane (Osiander, p. 30).

Où était donc l'infanterie carthaginoise, à qui incombait la mission de couvrir les derrières de la cavalerie ? Tite-Live nous donne (XXI, 31) la réponse qui manque dans Polybe. Annibal dirigea son infanterie du camp situé au confluent de l'Isère, non pas suivant la ligne directe, mais à gauche dans le domaine des Tricastins, puis par la frontière des Voconces vers les Tricoriens, c'est-à-dire par la rive gauche de l’Isère et vers l’Est. Nous sommes un peu abasourdis par cette manière de comprendre ad lœvam, et par le circuit fabuleux imposé à cette infanterie, qui est venue de Roquemaure à Valence et va retourner de là chez les Tricastins !

Il y a on trait caractéristique de ce passage que Fuchs a relevé, dit M. Osiander, c'est qu'il s'y agit spécialement des opérations de l'infanterie, tandis que dans Polybe c'est presque toujours la cavalerie qui est au premier plan.

Comme le passage le Polybe se borne à l'indication de 800 stades le long du fleuve, avec une escorte de cavaliers gaulois, nous ne voyons pas en quoi les opérations de la cavalerie carthaginoise y sont spécialement mentionnées. Quant à Tite-Live, il ne parle ni d'infanterie ni de cavalerie, mais se borne à dire qu’au sortir de l'Île, Annibal prend à gauche chez les Tricastins, etc. Ce fragment, intercalé dans la relation de Silenos, a fort intrigué les commentateurs. D'après Soltau, dit M, Osiander, ces données proviendraient d'an ancien annaliste romain, et furent fondus avec des passages plus étendus de Polybe par un second écrivain.... Breska pense à Fabius Pictor, Soltau à Acilius, ce contemporain de Caton l'Ancien dont les annales écrites en grec furent transcrites en latin par un certain Claudius (pas Quadrigarius) et utilisées sous cette forme par Tite-Live (XXV, 39 ; XXXV, 14 ; Cicéron, De officiis, III, 32.) En tout cas, l’écrivain latin n'a pas simplement juxtaposé les divers morceaux de ses deux originaux en une sorte de mosaïque' mais il s'est efforcé de les mélanger intimement.

Nous avons montré l'original du fragment interpolé par Tite-Live, et l'on a pu voir qu'il n'avait subi aucune retouche, aucun mélange ; on a vu aussi, qu'à part les 800 stades le long du fleuve et l’escorte de cavalerie, que Tite-Live ne mentionne pas, le fragment de Timagène vient s'intercaler simplement dans la relation que Polybe a copiée. On jugera s'il y a là le moindre effort de fusion et de rédaction.

Il nous semble que les deux historiens allemands auraient pu s'attacher davantage aux expressions formelles des auteurs, comme παρά τόν ποταμόν et ad lœvam, plutôt que d'y chercher des distinctions d'armes qu'on n'y aperçoit pas.

M. Osiander a placé l'Île chez les Allobroges ; plus tard, au moment d'entrer dans les Alpes, Polybe nous parlera des Allobroges. Le savant allemand en conclut que tout le trajet depuis l'Île jusqu'à l'entrée en montagne se fait dans le territoire allobroge, et selon son habitude, il attribue directement à Polybe ce qu'il croit pouvoir déduire de ses indications,

Hannibal musste also wenigstens mit einem Teil seiner Armee auf der Insel erscheinen... Dass dies geschah, folgt aus Polybîus III, 49, 13, denn nach erledigtem Streit zieht Hannibal mit seinen Reitern (and Elephanten) durch clas Land der Allobroger, also durch die Insel, bis in die Nähe der Alpenübergang. Quelle étonnante manière de lire et de traduire un texte !

Chemin faisant, M, Osiander rencontre Cularo, qu'il éprouve le besoin de placer sur la rive droite de l'Isère, malgré toutes les descriptions et tous les témoignages.

Plus loin encore, lisant dans Tite-Live : haud usquam impedita via, priusquam ad Druentiam flumen pervenit, il comprend que haud impedita via signifie praticable pour l’infanterie seulement.

Telles sont les interprétations où l'on est entraîné quand on s'est écarté dès le début des chiffres et des données positives de Polybe.

Est-il nécessaire, après ce que nous savons des fragments de Timagène où la Druentia est mentionnée, de nous demander si elle doit être assimilée au Drac ou à la Durance, dans la pensée de Tite-Live ? La question a bien peu d'intérêt, et il est bien inutile d'éclaircir les confusions de l’historien latin.

Le Drac a porté, au moyen âge, des noms très voisins de Druentia ; il s'est appelé Drausus (Acta sanctorum, 11 mai 972), Derausus, etc. La confusion a donc pu se faire entre la Durance, le Drac et cette troisième Druentia nommée par Strabon et Timagène, qui doit être le Tanaro[4].

 

 

 



[1] Archives de la Guerre, Mémoire local et militaire sur la frontière des Alpes, p. 199.

[2] C'est bien sur le flanc du chemin que le terrain était escarpé ; ce n'était pas le chemin lui-même qui était en pente raide ; dans ce cas, Polybe, comme on le verra plus loin, emploie les expressions άνωφίρης et κατωφέρης.

[3] M. Osiander fait (p. 31) la remarque suivante :

A cause de l'utrimque de Tite-Live, M. le colonel Hennebert parle d'un isthme étroit, raboteux, soutenu de part et d'autre par un talus à pic, col élongé, dessinant un A majuscule. Le contexte montre qu'il s’agit bien plutôt d’une paroi rocheuse, avec une muraille à pic remontant d'un côté et descendant de l’autre.

Ceci ne nous semble pas contestable.

[4] LARAUZA, p. 88 :

Le Drac, qu'Annibal dut nécessairement passer près de Grenoble, ne présente-t-il pas, et là précisément, la réunion de tous les caractères de ce fleuve Druentia que Tite-Live fait traverser avec tant de difficultés et de dangers par les Carthaginois ? L'ayant observé près de Grenoble sur plusieurs points de son cours, je crois pouvoir affirmer qu'il serait impossible d’en donner une description plus exacte qu'en reproduisant mot pour mot la description latine. Il est vrai que les travaux qu'on a faits pour obvier à ses ravages ont pu dénaturer en partie l'aspect qu'il offrait autrefois, mais ils peuvent aussi donner une idée de ce qu'il devait être avant qu'on ne les eût entrepris. Ainsi, d'après les renseignements que j'ai recueillis sur les lieux, il parait qu'il passait d'abord au petit village d'Échirolles, traversait la plaine du côté où se trouve aujourd'hui la grande route de Bourg d'Oisans, et venait, après avoir côtoyé les anciens remparts de Grenoble, se jeter dans l’Isère à un quart de lieue au-dessus de la ville, près le petit village de la Tronche. Les ravages que causaient ses débordements décidèrent, sous Louis XIII, le maréchal de Lesdiguières à entreprendre les travaux qui existent encore aujourd'hui. Il détourna son cours, lui fit creuser un nouveau lit qu'il fortifia de deux longues digues, qui s'étendent depuis sa nouvelle embouchure jusqu'au pont de Claix dans l'espace de 5.400 toises... Mais, même dans le lit artificiel où on a voulu l'emprisonner, il présente encore les phénomènes que Tite-Live attribue à la Durance. Entraînant dans son cours une grande quantité de sables, il se forme de nouveaux lits dans celui que l'art lui a creusé, et s'y portant de tout l'effort de ses eaux, il y coule avec l'impétuosité d'un torrent non moins profond que rapide, tandis qu'à côté on aperçoit le sable à découvert, ou tout au plus quelques pieds d'eau qui permettraient de le passer à gué. C'est à raison de cette irrégularité continuelle dans son cours, qu'on est obligé d'aller chercher tantôt  plus haut, tantôt plus bas, le bac qui sert à le passer, et que l'on a pratiqué de distance en distance tout le long de la chaussée des chemins qui aboutissent aux divers endroits où l'on peut le traverser. Mais si l'on veut le voir tel qu'il existait autrefois, il faut aller au delà du pont de Claix, où se terminent les constructions dont nous venons de parler. N'étant plus encaissé dans un lit régulier, n’ayant point de rives fixes qui le contiennent, charriant dans son cours d'énormes masses de sable et de gravier, il s'y creuse à la fois plusieurs lits tantôt sur un point, tantôt sur un autre, forme sans cesse de nouveaux gués et de nouveaux gouffres, et souvent, lorsque ses eaux sont grossies par les pluies tombées dans les montagnes, on le voit occuper en largeur plus d'un quart de lieue de terrain...

Quand on songe que la plupart de ces noms de fleuves sont significatifs ; que leur sens étymologique réside principalement dans celui du radical ; que ce radical, dans un grand nombre de ces noms, représente une propriété commune, ainsi dans Rhodanus, Druna, Druentia, Dracus, le verbe 'ρέω ou quelque mot celtique analogue, qui s'y montre évidemment, surtout dans les trois derniers, où l'identité du radical est si sensible ; quand on observe enfin que, du temps de Tite-Live, le dernier de ces fleuves n'avait pas encore de nom dans la géographie, puisqu'on ne le trouve pas, même plus tard, dans Strabon ni dans Ptolémée, ne conçoit-on pas facilement comment cet historien, rencontrant ce fleuve décrit dans les mémoires d'après lesquels il travaillait, et désigné sous un nom qu'il ne retrouvait dans aucun géographe ; voyant d'ailleurs le rapport qu'il avait, et par lui-même et par son nom, avec la Durance, rivière alors très connue, aura pu prendre sur lui-même, tout en conservant la description, de substituer à la dénomination inconnue celle de Druentia, qui est restée ? Si l'on veut que ce mot, par cela seul qu'il se trouve dans la narration de Tite-Live, ait dû se trouver dans les mémoires qu'il consultait, ne pourrait-on pas alors voir là une seule et même dénomination appliquée à deux rivières différentes, et penser que les auteurs de ces mémoires reconnaissaient deux Durances, comme depuis on a reconnu deux Doires ? Ou bien enfin ne pourrait-on pas encore supposer que la rivière en question se trouvait décrite seulement sans être nommée, et que Tite-Live, d'après les analogies qu'elle avait avec la Durance, aura cru reconnaître en elle ce dernier fleuve, dont il lui aura imposé le nom ?