LA POLICE SOUS LOUIS XIV

 

CHAPITRE XVI ET DERNIER. — LA FIN DU RÈGNE.

 

 

Influence de d'Argenson dans le conseil. — Il travaille avec le roi ; les ministres en sont jaloux. — Il rend un service signalé au duc d'Orléans. — La mort de Louis XIV ébranle sa faveur. — Il conserve son poste malgré les attaques du parlement. — La cassette de Pomereu. — D'Argenson est nommé président du conseil des finances et garde des sceaux en remplacement de Daguesseau. — Intervention de Saint-Simon. — Colère du parlement. — Erreurs financières de d'Argenson. — Le parlement s'ingère de gouverner et de rendre des arrêts. — Situation périlleuse du régent. — Lit de justice du 26 août 1718. — D'Argenson y joue un rôle considérable et sauve le régent. — Indignation comique de Saint-Simon. — Les frères Paris se liguent avec d'Argenson contre Law. — Celui-ci l'emporte. — D'Argenson perd la présidence du conseil des finances. — Compensations qu'il obtient. — Daguesseau est rappelé et ramené de Fresnes par Law. — La chute de d'Argenson est accueillie avec joie par les spéculateurs. — Il rend les sceaux au régent et persiste à se retirer des affaires. — Il est nommé ministre d'État, inspecteur général de la police du royaume. — Sa vie privée, son caractère, ses qualités, ses défauts. — Sa mort.

 

Les fonctions que remplissait d'Argenson, ses preuves nombreuses d'un dévouement qui ne se ménageai pas, son rare bon sens et sa fermeté dans les circonstances difficiles, lui avaient donné à la longue sur Louis XIV une influence dont les ministres, et particulièrement Pontchartrain, passaient pour être jaloux. Travaillant habituellement avec le roi, possédant sa confiance, et, dans les derniers temps, celle du contrôleur général Desmaretz, chargé souvent de missions délicates, le lieutenant général de police avait le crédit et l'importance du ministre le plus en faveur. En même temps, il profitait habilement des prérogatives de sa position pour faire plaisir à des personnages puissants, ou qui avaient chance de le devenir. C'étoit, disait plus tard le cardinal Fleury à l'un des fils de d'Argenson, un bon homme et meilleur qu'on ne sauroit croire, aimant à rendre service, et qui a obligé bien des gens sans que cela ait été su, ni puisse se savoir jamais.

Au nombre de ceux auxquels d'Argenson put ainsi être utile figura le duc d'Orléans lui-même. Il s'était compromis en Espagne dans une conspiration ayant pour objet de le faire déclarer roi à la place de Philippe V, au cas où celui-ci n'aurait pas su conserver la couronne. Un cordelier, qu'on soupçonnait d'avoir trempé dans cette intrigue, ayant été arrêté et enfermé à la Bastille, le lieutenant général de police s'y rendit plusieurs fois pour l'interroger. Louis XIV touchait alors à la fin de sa carrière, et tout faisait croire que le duc d'Orléans pourrait bien remplir avant peu un grand rôle dans l'État. Le duc de Saint-Simon, dont les sympathies pour le duc d'Orléans ne sont pas suspectes, et le marquis d'Argenson, fils du lieutenant de police, s'accordent à dire que, dans cette circonstance, celui-ci rendit au prince, avec la plus habile réserve et tous les dehors du désintéressement le plus grand, un service signalé. Comme le duc d'Orléans voulait, pour convaincre le roi de son innocence, se constituer prisonnier à la Bastille : Monseigneur, lui aurait dit d'Argenson[1], voilà bien le discours d'un jeune prince ; mais croyez-moi, pour quelque motif que ce soit, un prince du sang ne vaut rien à la Bastille.

La faveur particulière dont d'Argenson avait joui pendant les dernières années de Louis XIV devint néanmoins à sa mort, comme il arrive d'ordinaire aux changements de règne, surtout pour les fonctions intimes et secrètes, une cause de disgrâce et même de persécution à peine voilée.

On sait à quel état de mutisme Louis XIV avait réduit les parlements. Investi de nouveau, en 1715, du droit de remontrances, pour la complaisance dont il avait fait preuve en cassant le testament du roi défunt, le parlement de Paris, se dédommageant de la contrainte et du silence qu'on lui avait imposés pendant près d'un demi-siècle, usa de ce droit avec une intempérance telle qu'après trois ans seulement, le régent, à bout de patience, n'aspirait qu'à briser les chaînes qu'il s'était données.

Homme du pouvoir par excellence, ayant en quelque sorte personnifié en lui le caractère du dernier règne par la manière transcendante dont il faisoit, comme le remarque Saint-Simon, l'inquisition et la police, d'Argenson devait naturellement se trouver en butte à toutes les rancunes du parlement. Le grand chroniqueur ajoute, sans entrer dans les détails, que celui-ci en vouloit cruellement au lieutenant général de police, dont on avoit vu des traits bien forts. Un édit de mars 1716 avait ordonné l'établissement d'une chambre de justice, chargée, suivant l'expression populaire, de faire rendre gorge aux financiers qui avaient réalisé de trop gros bénéfices en prêtant de l'argent à l'État depuis 1698. Colbert avait fait de même après les dilapidations de Fouquet ; mais les temps étaient bien différents, et, si l'intention était louable, rien d'avantageux, dans la détresse des finances, ne pouvait résulter de la mesure. Comme on devait s'y attendre, les actes de cette chambre furent entachés d'abus insignes. Les traitants les plus en faveur et les plus riches esquivèrent les poursuites à force d'intrigues et d'argent, et les larronneaux seuls, comme disait Sully en pareille circonstance, payèrent pour les plus coupables. Instituée au milieu d'un mouvement d'opinion favorable, la chambre de justice tomba bientôt dans un complet discrédit et fut dissoute à peu de temps de là, aux applaudissements de ceux mêmes qui l'avaient acclamée. Cependant les premières poursuites avaient été fort actives, et, comme les plus grandes positions n'avaient pas, dans les commencements, été ménagées, bien des gens puissants s'étaient émus. Fort clé sa faveur, alors dans tout son éclat, le parlement n'avait pas hésité à mettre en cause un des plus anciens et des plus intimes serviteurs de Louis XIV, d'Argenson lui-même. Un contemporain, l'avocat Barbier, complète très-heureusement sur ce point les indications fournies par Saint-Simon. Dans le temps de la chambre de justice, qui étoit composée de la meilleure partie de messieurs du parlement, puisque les deux présidens étoient MM. de Lamoignon et Portail, présidens à mortier, on avoit, dit-il[2], terriblement donné de l'inquiétude à M. d'Argenson, pour lors lieutenant général de police et conseiller d'État. On avoit été sur le point de décréter contre lui sous prétexte de malversation ; il avoit été mandé plusieurs fois, et on avoit arrêté tous les gens qu'il avoit employés dans le secret, soit commissaires ou exempts, du temps du roi Louis XIV. Le parlement avoit cherché toutes les preuves qu'il auroit voulu trouver contre lui ; il étoit piqué du crédit qu'il avoit eu sous le règne précédent, et de celui qu'il s'étoit ménagé par ses intrigues ou son esprit auprès du régent. Ainsi Pomereu, un de ses exempts, ayant été arrêté par ordre de la chambre de justice, et une cassette de papiers secrets ayant été saisie, d'Argenson eut le crédit d'obtenir sur-le-champ du duc d'Orléans une lettre de cachet avec laquelle il fit sortir Pomereu de prison et le fit enfuir, tandis que la cassette étoit portée chez le régent. Les présidens de la chambre voulurent avoir raison de ce coup d'autorité, mais ils furent mal reçus du prince, et tous les papiers furent brûlés.

L'histoire de la cassette de Pomereu circula quelque temps après compliquée d'événements qu'il est prudent de ranger parmi ces fables accueillies d'ordinaire par les contemporains avec une crédulité d'autant plus grande qu'elles sont plus extraordinaires, mais qu'il faut bien rapporter aussi. On raconta donc qu'un jour d'Argenson, informé qu'il serait décrété le lendemain, par suite de l'arrestation de Pomereu, était parvenu à se faire introduire auprès du régent, alors très-indisposé contre lui, et qui avait, dans la journée, refusé à quatre reprises de le voir. Très-mal reçu d'abord, d'Argenson avait exposé au régent que leur perte serait commune. Il possédait, disait-il, une cassette qu'il tenait de Louis XIV et qui renfermait tous les papiers relatifs à la conspiration du duc d'Orléans contre Philippe V. En échange de cette cassette, d'Argenson aurait demandé celle que la chambre de justice avait fait saisir chez Pomereu. Le régent, dit l'avocat Barbier[3], sentit la conséquence de cette affaire, envoya chercher M. de la Vrillière, secrétaire d'État, qui alla, à quatre heures du matin, à la Conciergerie, enlever d'autorité et faire sortir Pomereu, entreprise qui, pour lors, déplut fort au parlement. M. de la Vrillière alla ensuite chez Fourqueux, procureur général de la chambre des comptes et de la chambre de justice, retirer la cassette de Pomereu ; il la rapporta au Palais-Royal, où se fit l'échange des cassettes, et l'on dit que deux heures entières furent employées à brûler les papiers qu'elles contenoient... M. le duc d'Orléans, ajoute Barbier, ayant connu dans cette entreprise l'esprit de M. d'Argenson, le prit pour son conseil et s'en est bien trouvé, car le prince, de son naturel, était très-bon et très-timide, et c'est M. d'Argenson qui lui a appris à gouverner avec hauteur, à être intrépide, et à mener le parlement comme il a fait.

Vraie ou fausse, l'aventure des deux cassettes circulait dans Paris lorsque, le 28 janvier 1718, on apprit que d'Argenson venait d'être nommé tout à la fois, ce qui ne s'était jamais vu jusqu'alors, président du conseil des finances à la place du duc de Noailles, et garde des sceaux, en remplacement du chancelier Daguesseau, exilé à Fresnes. On se figure l'ébahissement que ces nominations durent causer à Paris, surtout au parlement. Le duc de Saint-Simon y prit, dit-il, une part active, et il fait connaître, beaucoup plus sûrement que le bruit public, pour quels motifs d'Argenson fut investi d'une autorité si grande, et, en apparence, si contradictoire. D'un côté, le régent, ébloui par la prestigieuse faconde de Law, voulait lui donner, sous le vain contrôle d'un homme complètement étranger à ces matières, la conduite effective des finances, en attendant de le nommer contrôleur général. Prévoyant, d'autre part, aux allures des membres du parlement, que leur hostilité serait bientôt poussée aux dernières limites, le duc d'Orléans était bien aise de faire entrer dans le ministère, avec une position considérable, un homme dont la fermeté, l'énergie et la vigueur étaient bien connues de tous, et qui, par suite des vexations que le parlement, qu'il fallait mater à tout prix, ne lui avait pas épargnées, n'userait lui-même, envers ceux qui avaient voulu le perdre, d'aucun ménagement.

Le choix du régent une fois arrêté, le duc de Saint-Simon fut chargé de négocier l'affaire avec d'Argenson. Je trouvai, dit-il, dans son piquant et inimitable langage, un homme effarouché du poids des finances, mais bien flatté de la sauce des sceaux, et assez à lui-même dans cette extrême surprise, pour me faire bien des difficultés sur les finances, sans néanmoins risquer les sceaux. Je lui expliquai au long les volontés du régent par rapport à Law, et je ne m'expliquai pas moins nettement avec lui par rapport au parlement et à tout ce que le régent comptoit trouver en lui à cet égard. Law et les finances étoient les conditions sine qua non qu'il falloit bien passer. Pour le parlement, il pensoit comme moi et comme M. le duc d'Orléans, et, de ce côté-là, il étoit l'homme qu'il falloit : ses lumières, la cabale en mouvement, son personnel, tout l'y portoit.

Une question importante restait à régler, et Saint-Simon avait ordre de ne pas la laisser indécise, afin de bien établir les positions. Il s'agissait de savoir si d'Argenson était disposé à seconder le gouvernement dans ces interminables querelles suscitées par la bulle Unigenitus, qui recommençaient déjà sourdement. Sous ce rapport, d'Argenson était on ne peut plus engagé et lié par vingt et un ans d'administration dans un sens tout contraire à celui vers lequel inclinait le régent. Je me persuadai, dit le négociateur, que la palinodie, sa vieille et ancienne peau, ses engagemens de plusieurs années le retenoient, et qu'une conversation avec le cardinal de Noailles — alors archevêque de Paris, très en défaveur, comme on sait, à la fin du dernier règne, pour d'injustes soupçons de jansénisme — enlèveroit ce que je voyois que je n'emportois pas. D'Argenson se prêta de bonne grâce à une entrevue avec le cardinal, chez Saint-Simon ; mais, observe celui-ci, le soir, pour la dérober à la connoissance du monde. C'était, dans la situation de d'Argenson, dire qu'il ne demandait pas mieux que d'être converti à des doctrines plus tolérantes ; le lendemain, il était nommé.

Peindre la surprise et les appréhensions du parlement à cette nouvelle, est chose impossible. Cependant l'avocat Barbier en donne une idée. Le parlement, dit-il avec une animation comique, ne douta pas que d'Argenson ne se vengeât de lui ; aussi celui-ci n'y manqua pas, parce que, effectivement, la vengeance est la vertu la plus flatteuse et la plus digne d'un grand cœur. Barbier ajoute que tout Paris alla complimenter d'Argenson, mais avec des sentiments différents. Il y alla avec son père, à qui d'Argenson dit devant tout le monde, avec intention : Pour vous ; je sais que vous m'aimez ; je prie monsieur votre fils de m'aimer aussi[4]. Quoi qu'il en soit, d'Argenson prit possession de ses nouvelles fonctions. Doué d'une activité dévorante et d'une rare facilité, habitué aux grandes affaires, et, bien loin d'avoir jamais laissé amoindrir ses attributions, ayant, au contraire, de tout temps empiété sur les ministres, il lui fut difficile de se résigner à n'être, comme le régent et Law l'avaient espéré, qu'un semblant de président du conseil des finances, un prête-nom. Il prit donc son rôle très au sérieux. Il veillait des nuits entières, dictait, disait-on, à quatre secrétaires à la fois, et il lui arrivait souvent de lire des dépêches et même de travailler dans son carrosse, le soir, à la lumière, ce dont le public ne manqua pas de se moquer. Par malheur, d'Argenson ne s'était jamais occupé de questions de finances. Transplanté sur un terrain si nouveau, il n'eut sans doute ni assez de confiance en lui-même, ni l'autorité nécessaire pour démasquer les prestidigitations de Law. Il provoqua, en outre, ou pour le moins laissa rendre, vers la fin du mois de mai 1718, un arrêt de refonte des monnaies qui, tout en paraissant favorable au public, était, en réalité, des plus désastreux. Cet arrêt malencontreux, qui excita les plaintes les plus vives et donna lieu à de justes remontrances de la part des parlements, a été attribué tour à tour à Law et à d'Argenson. Quel qu'en soit l'auteur, il est constaté, par un des fils de d'Argenson, que celui-ci écrivit à ce propos des lettres circulaires aux intendants, et ne s'en rapporta, pour le secret des préparatifs, qu'à ses deux fils, à l'exclusion absolue de ses commis[5].

D'Argenson finit cependant par s'apercevoir que le système financier de Law menait aux abîmes. A partir de ce moment, il n'eut plus d'autre pensée que d'atténuer les suites de la folle expérience que l'aventureux Écossais était venu tenter en France, et à laquelle le régent s'était prêté plus follement encore. Sur ces entrefaites, d'autres préoccupations vinrent absorber le gouvernement. Les dangers que le duc de Saint-Simon avait, dit-il, fait pressentir à d'Argenson à l'époque de son entrée au ministère, étaient sur le point d'éclater. Fondées en principe, les remontrances du parlement au sujet de la refonte des monnaies échauffaient les esprits. Il avait sollicité la chambre des comptes et la cour des aides de faire cause commune avec lui ; elles refusèrent, mais tout en protestant isolément. Le 20 juin 1718, il prescrivit le renouvellement des remontrances, et suspendit, jusqu'à ce qu'il eût plu au roi d'y faire droit, l'exécution de l'édit de refonte. Usurpant, avec une audace que la situation semblait justifier, le rôle du gouvernement, il rendit, le 12 août suivant, un arrêt qui réduisait la banque à sa première institution, défendait aux directeurs et employés de garder aucuns deniers royaux, d'en faire aucun usage pour le compte de la banque, et de les convertir en billets. Le vertige était devenu général. Après ce coup d'essai, dit Saint-Simon, il n'y avoit plus qu'un pas à faire pour que le parlement devînt en effet, comme de prétention folle, le tuteur du roi et le maître du royaume, et le régent plus en sa tutelle que le roi, et peut-être aussi exposé que le roi Charles Ier d'Angleterre. Messieurs du parlement ne s'y prenoient pas plus foiblement que le parlement d'Angleterre fit au commencement ; et, quoique simple cour de justice, bornée dans un ressort, comme les autres cours du royaume, à juger les procès entre particuliers, à force de vent et de jouer sur le mot de parlement, ils ne se croyoient pas moins que le parlement d'Angleterre, qui est l'assemblée législative et représentante de toute la nation.

Il faut, pour juger la portée de ces actes, se reporter à l'époque où ils se passaient, et se rappeler les dangers qui menaçaient le régent. Un des fils de d'Argenson a caractérisé la situation avec des couleurs un peu sombres peut-être, pour rehausser les services de son père, mais en s'appuyant sur des faits incontestés. Suivant lui, une révolution était imminente. Le régent était trahi par ses propres ministres, et le cardinal Alberoni avait dit, dans une lettre interceptée, qu'il n'y avait plus qu'à mettre le feu aux mines. L'opiniâtreté des parlements, l'agitation des protestants du Poitou, les troubles de Bretagne, la conspiration de Cellamare dans laquelle étaient impliquées nombre de personnes de Paris, et dont les fils étaient ourdis à l'hôtel du Maine, les querelles entre les princes du sang et les légitimés, entre la noblesse et les ducs et pairs, entre les jansénistes et les molinistes, toutes ces causes de discorde fomentées par l'argent de l'Espagne rendaient la situation des plus périlleuses. N'est-ce rien, ajoute le marquis d'Argenson[6], que d'avoir sauvé au royaume cet affreux tumulte et les guerres civiles qu'il eût fallu certainement essuyer avec un prince du courage de M. le duc d'Orléans, avant de le terrasser ?

Le fameux lit de justice qui fut tenu aux Tuileries dans la matinée du 26 août 1718, dissipa heureusement, sans crise ni violence, tous ces dangers. Plein de hardiesse et d'énergie dans les situations bien engagées et quand il n'était plus possible de reculer, le régent avait hésité longtemps à prendre ce parti extrême. Le duc de Bourbon, l'abbé Dubois, Law, d'Argenson et Saint-Simon le décidèrent. Il faut voir, dans les Mémoires de ce dernier, les détails de cette matinée célèbre et le rôle qu'y joua d'Argenson, sur qui pesait, en sa qualité de garde des sceaux, la principale responsabilité, et qui avait contre lui les princes légitimés, les maréchaux de Villars, de Villeroy, de Tallard, de Besons, d'Uxelles, d'Estrées, les ducs de Noailles, d'Antin, de Guiche, Effiat, Torcy et tant d'autres. Le garde des sceaux, dit Saint-Simon dans la description des préliminaires de la séance, étoit grave, pensif, paroissant avoir trop de choses dans la tête ; aussi en avoit-il beaucoup à faire pour un coup d'essai. Néanmoins il se déploya, avec son sac, en homme bien net, bien ferme, bien décidé.

Le lit de justice avait un double but : retirer aux bâtards légitimés le rang de princes du sang que, par un excès de pouvoir inouï et une violation injustifiable de la plus-respectable des lois sociales, Louis XIV leur avait assigné ; faire casser, par le roi en personne, les remontrances et arrêts du parlement concernant la refonte des monnaies et les finances, et lui intimer l'ordre d'exécuter tous les édits du royaume huit jours après que les remontrances auraient été faites, si le roi n'avait pas jugé à propos d'y obtempérer. Sur le premier point, tous les membres du conseil de régence furent successivement appelés à donner leur avis. Le garde des sceaux, dit Saint-Simon, parla peu, dignement, en bons termes, mais comme un chien qui court sur de la braise, et conclut à l'enregistrement. Il consacra à l'autre question deux discours. Le premier président de Mesmes voulut répondre par une nouvelle remontrance ; mais, ajoute le plus vaniteux de tous les ducs avec une extravagance comique, le scélérat trembloit en la prononçant. Sa voix entrecoupée, la contrainte de ses yeux, le saisissement et le trouble visibles de toute sa personne démentoient le reste de venin dont il ne put refuser la libation à lui-même et à sa compagnie. Ce fut là où je savourai ; avec toutes les délices qu'on ne peut exprimer, le spectacle de ces fiers légistesqui osent nous refuser le salutprosternés à genoux et rendant à nos pieds un hommage au trône, nous, étant assis et couverts sur les hauts sièges et aux côtés mêmes du trône. Ces situations et ces postures, si grandement disproportionnées, plaident seules, avec tout le perçant de l'évidence, la cause de ceux qui, véritablement et d'effet, sont laterales regis contre ce vas electum du tiers état. Mes yeux, fichés, collés sur ces bourgeois superbes, parcouroient tout ce grand banc à genoux ou debout, et les amples replis de ces fourrures ondoyantes à chaque génuflexion longue et redoublée, qui ne finissoit que sur le commandement du roi, par la bouche du garde des sceaux, vil petit-gris qui voudroit contrefaire l'hermine en peinture, et ces têtes découvertes et humiliées à la hauteur de nos pieds.

Les remontrances du premier président terminées, le garde des sceaux prit les ordres de Louis XV — alors âgé de sept ans —, revint à sa place, et prononça ces paroles : Le roi veut être obéi et obéi sur-le-champ. Là-dessus, on enregistra les édits. Pendant l'enregistrement, continue Saint-Simon, je promenois mes yeux doucement de toutes parts, et si je les contraignis avec constance, je ne pus résister à la tentation de m'en dédommager sur le premier président : je l'accablai donc à cent reprises, dans la séance, de mes regards assénés et prolongés avec persévérance. L'insulte, le mépris, le dédain, le triomphe, lui furent lancés de mes yeux jusqu'en ses mœlles ; souvent il baissoit la vue quand il attrapoit mes regards. Une fois ou deux, il fixa les siens sur moi, et je me plus à l'outrager par des sourires dérobés, mais noirs, qui achevèrent de le confondre. Je me baignois dans sa rage, et je me délectois à le lui faire sentir.

Ainsi, la comédie se mêlait par un coin, comme cela arrive souvent dans les choses humaines, aux affaires les plus sérieuses, et celui qui a peint les hommes de son temps dans une galerie de portraits admirables où circule le sang, où la vie palpite, a tracé de lui-même, sans le savoir, à l'occasion du lit de justice du 26 août 1718 et du juste abaissement des légitimés, une image expressive, parlante, et il faut bien le dire aussi, d'un ridicule achevé.

Le succès de ce lit de justice, la manière facile et secrète, expéditive et victorieuse, dont l'affaire avait été conduite, l'absence complète de résistance, enfin, le calme qui suivit, donnèrent à d'Argenson une grande importance. Fatigué de n'être que le prête-nom de Law, il résolut de le renverser, soit pour avoir l'honneur d'administrer les finances en chef, soit dans le but louable d'épargner à la France les catastrophes qu'il entrevoyait dans l'avenir, si le système était poussé à ses dernières conséquences. Les frères Paris, déjà riches et célèbres, proposèrent à d'Argenson un plan qui était la contre-partie de celui de Law, et qui, relativement à l'imperfection des méthodes financières du temps, présentait de grands avantages sur celui de leur concurrent. Il s'agissait d'affermer à une compagnie constituée sur un capital de 100 millions payables en billets d'État, l'exploitation de la plus grande partie des revenus publics, de ceux qu'on a nommés depuis revenus indirects. Cette combinaison, qui présentait un double avantage, en raison de ce qu'elle diminuait de 100 millions la dette exigible de l'État et procurait une augmentation de revenus de 12 millions, fut approuvée, grâce au crédit de d'Argenson, et reçut même un commencement d'exécution. Mais Law, dont elle contrecarrait les projets, ne voulut pas souffrir autel contre autel. Il tenoit, comme dit Saint-Simon, par son papier, un robinet de finances qu'il laissoit couler à propos sur qui le pouvoit soutenir. M. le duc, madame la duchesse, Lassay, madame de Verrue, y avoient puisé force millions, et en tiroient encore. L'abbé Dubois y en prenoit à discrétion. C'étoient de grands appuis, outre le goût de M. le duc d'Orléans qui ne s'en pouvoit déprendre. En outre, les audiences du garde des sceaux, plus de nuit que de jour, désespéroient ceux qui travailloient sous lui, et ceux qui y avoient affaire. Avec son coup d'œil ordinaire, d'Argenson comprit bientôt qu'il n'était pas en position de se maintenir contre le courant qui l'entraînait. Pour sauver les sceaux, auxquels était attaché un traitement de 200.000 livres, il proposa de se démettre de ses fonctions de président du conseil des finances. On lui en sut d'autant plus de gré qu'il épargnait l'ennui de l'y contraindre un peu plus tard. Le régent donna huit jours à Law pour se convertir à la religion catholique, puis il le nomma contrôleur général.

Au point de vue de l'habileté et du profit matériel, la résignation de d'Argenson avait été un coup de maître. Les contemporains remarquèrent, en effet, qu'il ne quitta pas la présidence du conseil des finances sans compensation. Déjà, il avait fait un de ses frères archevêque de Bordeaux. De ses deux fils, l'aîné, âgé de vingt-quatre ans, fut nommé conseiller d'État, chancelier de l'ordre de Saint-Louis et intendant à Valenciennes, où, un peu plus tard, il arrêta Law vingt-quatre heures, alors qu'il fuyait Paris et la France sous le coup de l'indignation universelle. Le second fut fait lieutenant général de police de Paris, avec promesse de la première place vacante au conseil d'État. On n'avoit jamais ouï parler, dit Saint-Simon, à l'occasion de ces nominations, d'un conseiller d'État et intendant de Hainaut de vingt-quatre ans et d'un lieutenant de police encore plus jeune. Cependant le sacrifice qu'avait fait d'Argenson en se démettant de la présidence des finances ne fut pas longtemps jugé suffisant. A mesure que les résultats du système se montraient sous un jour plus douteux, le gouvernement éprouvait le besoin de se concilier l'opinion, d'autant plus susceptible qu'elle prévoyait une crise où la plupart des fortunes du royaume pouvaient se trouver engagées. Un homme entre tous jouissait alors d'une popularité que la postérité a consacrée ; c'était l'ancien chancelier d'Aguesseau, celui-là même que d'Argenson avait, en entrant dans le ministère, remplacé comme garde des sceaux. On l'avait disgracié parce qu'on ne comptait pas assez sur lui pour le lit de justice. Au mois de juin, il fut rappelé pour calmer, dans l'occasion, par l'autorité de son nom et de son caractère, les orages qui se formaient à l'horizon, et c'est Law qui se rendit à Fresnes pour le ramener à Paris.

Le gouvernement, il importe de le rappeler, avait rendu, le 21 mai précédent, un édit qui, tout en ramenant de 100 livres à 30 la valeur du marc d'argent, réduisait de près de moitié la valeur des actions de la compagnie et des billets de la banque. Cet arrêt avait jeté l'épouvante dans Paris et les provinces, et à tort ou à raison — ce point n'a jamais été éclairci —, on l'attribua à d'Argenson. II avait été décrété en outre qu'on ne rembourserait en espèces, pendant quelque temps, que des billets de 10 livres, et depuis ce moment, la foule encombrait les avenues de la banque où de graves désordres avaient lieu fréquemment. Il fallait une victime aux capitalistes, aux spéculateurs, c'est-à-dire à la France entière. Comme le régent conservait ses illusions et croyait encore à l'alchimie sociale de Law, d'Argenson fut sacrifié. Suivant l'avocat Barbier, tout le monde se réjouit fort de cette nouvelle, à cause de l'arrêt de réduction qu'on attribuoit à M. d'Argenson, lequel étoit généralement haï, même du peuple. Barbier ajoute que le régent avait fait redemander les sceaux à d'Argenson ; mais un témoin mieux informé sans doute, le maréchal de Villars, raconte les faits autrement : Le régent, dit-il[7], envoya dire par l'abbé Dubois au garde des sceaux qu'il rappeloit le chancelier, mais qu'il vouloit absolument que lui, d'Argenson, gardât les sceaux. D'Argenson, malgré cette instance, les rapporta le jour même, et ne put jamais être ébranlé de la ferme résolution qu'il avoit prise de se retirer. Enfin, pour témoigner que d'Argenson n'avait pas démérité, le régent le nomma ministre d'État, inspecteur général de la police du royaume.

Il s'était d'abord retiré chez les jésuites de la rue Saint-Antoine, puis chez les Bénédictines réformées de la Madeleine de Traisnel, au faubourg Saint-Antoine, où il occupait, depuis longtemps, un appartement contigu au couvent même. Saint-Simon prétend qu'il avait procuré beaucoup de bien à cette maison, à cause de la supérieure, madame de Veny, femme d'esprit, fort attrayante, qu'il disait sa parente. Écoutons, sur ce point délicat, le maréchal de Villars. Il alla s'enfermer dans le couvent de la Madeleine. Il avoit une amitié des plus fortes pour madame de Vilmont — de Veny — qui en étoit prieure, et, quoiqu'il fût un peu contre la bienséance qu'un garde des sceaux allât s'enfermer deux jours de la semaine dans un couvent de filles, sa passion l'avoit emporté sur toutes les considérations. Peut-être qu'il n'y avoit aucun commerce de galanterie ; mais enfin la prieure avoit été très-belle ; elle l'étoit encore et avoit beaucoup d'esprit. Quoi qu'il en soit, ils s'étoient mis tous deux au-dessus des raisonnemens du public, assurés l'un et l'autre que, quelque chose qu'on pût en penser, ils n'en seroient pas plus mal avec le régent. Le fils aîné de d'Argenson a lui-même confirmé ce scandale dans le passage suivant de ses Mémoires : Je suis obligé de convenir que les mœurs secrètes de mon père n'étoient pas parfaitement pures, et je l'ai vu de trop près pour croire qu'il ait été dévot ; mais il faisoit respecter la décence et la religion, et en donnoit l'exemple en même temps qu'il en prescrivoit la loi.

Le remplacement précipité de d'Argenson priva la France de quelques lois excellentes, déjà préparées, et qui n'attendaient plus que la sanction du régent. L'une d'elles aurait fait défense aux ordres religieux des deux sexes de recevoir des vœux avant l'âge de vingt-cinq ans accomplis. L'autre avait pour but de priver l'Église de tous droits féodaux et de la réduire à l'état de simple propriétaire. L'édit aurait même enjoint aux vassaux de l'Église de rembourser, suivant une juste estimation, tous droits de vasselage, mouvances, censives, etc. — Monseigneur, avait dit d'Argenson au régent en l'entretenant de ces projets d'édits, soyons justes, mais soyons fermes. Nous allons nous faire des ennemis ; sachons les braver. Habitué depuis vingt-cinq ans à un torrent d'affaires, qui, dans les dernières années, était allé sans cesse grossissant, il s'ennuya cruellement, nous apprend Saint-Simon, et mourut le 8 mai 1721, à l'âge de soixante-dix ans[8]. — Samedi, 10 mai, dit l'avocat Barbier dans son Journal, on a porté le corps de M. d'Argenson à Saint-Nicolas-du-Chardonnet où il a sa sépulture, avec un cortège convenable à sa dignité. Le peuple accompagnoit la pompe en maudissant le défunt. Les femmes se jetoient sur les chevaux en criant : Ah ! voilà le fripon, le chien qui nous a fait tant de mal ! Le peuple lui a attribué, sans sujet, la suite du système. Tout le mal s'est fait depuis qu'il n'étoit plus en place. On ne peut lui reprocher que le lit de justice.

L'exaspération du peuple, imputant faussement les funestes résultats du système à d'Argenson, fut telle que ses deux fils se virent obligés, pour échapper à. ce triste spectacle, de quitter le cortège et de le devancer à l'église. Aveugles rancunes, dans lesquelles on ne peut pas même trouver une leçon ! Trente-huit ans auparavant, les mêmes insultes poursuivaient le corps de Colbert, et, plus récemment, la lie du peuple n'avait pas mieux respecté les dépouilles mortelles de Louis XIV, de ce roi qui, engagé, par sa faute il est vrai, dans des guerres fatales, avait néanmoins défendu avec une fermeté héroïque la nationalité française, un moment menacée. Un autre avocat au parlement, Mathieu Marais, confirme dans ces termes le récit que fait Barbier des funérailles de d'Argenson : Quand on l'a voulu enterrer à Saint-Nicolas, sa paroisse, les harengères ont voulu avoir son corps, et ont dit mille injures contre lui. On a apaisé avec beaucoup de peine cette populace furieuse qui n'avoit jamais osé le regarder en face pendant sa vie, et qui vouloit arracher la barbe au lion mort....

On a pu, par le récit de la vie publique de d'Argenson et par quelques aperçus furtifs de sa vie privée, se faire une idée de son caractère, de ses qualités, de ses défauts, et du rôle considérable qu'il joua sous les deux règnes, si curieux à tant de titres et si divers, pendant lesquels il figura sur la scène politique. De tels personnages sont rarement bien jugés par leurs contemporains. On ne peut lui reprocher que le lit de justice, dit l'avocat Barbier ; et il ajoute : Ç'a été le plus grand génie et le plus grand politique du siècle, comparable au cardinal de Richelieu... Il a fait des coups étonnans pour la politique depuis la régence ; aussi est-il généralement haï de tout le monde. A coup sûr, d'Argenson n'est pas, en politique, de l'école de Richelieu. Pendant tout le temps qu'il a été lieutenant général de police, il a rendu au gouvernement des services éminents, mais de second ordre, si on le compare à l'illustre cardinal. Une selle fois, sous la régence, il eut le génie de la situation. Celui de ses fils qui a été ministre des affaires étrangères, et, avant tout le monde en France, ministre philosophe, a dit avec vérité que le cardinal de Richelieu n'eût point désavoué le lit de justice des Tuileries. Dans une autre circonstance, où il aurait pu prévenir une immense catastrophe, d'Argenson manqua de décision. Le maréchal de Villars et le duc de Saint-Simon racontent qu'un jour Law avait été, sur l'ordre du régent lui-même, arrêté et emprisonné. Si le fait est vrai, d'Argenson, alors garde des sceaux, pouvait immédiatement renverser le système par un coup d'éclat ; la situation se renouvelait forcément, et il en devenait le maître. Au lieu de cela, il hésita, dit Saint-Simon, donna au régent le temps de retomber dans son engouement, laissa passer l'occasion qu'il avait eue d'être véritablement un grand ministre, et, du même coup, il se perdit.

Certes, tout n'est pas à louer dans la vie de d'Argenson. Il y a, nous les avons notées en passant, des capitulations de conscience qu'on voudrait pouvoir en retrancher, une disposition malheureuse à se mêler de trop de choses, un fâcheux mépris des arrêts de la justice ; et des actes de persécution contre Fénelon, Vauban, Port-Royal, qu'on serait heureux de ne pas y trouver. Mais il y a là aussi toute une carrière d'administrateur habile, dévoué, intègre, de travailleur incessant, qui, dans un moment de crise, voit le danger, l'aborde sans bravade, l'écarte avec fermeté, et en quelque sorte sans effort. On se souvient de sa décision et de son courage, dans les disettes, les incendies. En un mot, on trouve en lui, pour continuer la métaphore de Mathieu Marais, la griffe, c'est-à-dire ce je ne sais quoi par où l'homme, quelle que soit la scène où il déploie l'intelligence et l'activité dont Dieu l'a doué, y occupe le premier rang. C'étoit enfin, au jugement de son fils, un esprit nerveux, le cœur presque aussi courageux que l'esprit, une justesse infinie avec de l'étendue ; ne connoissant pas tout ce qu'il avoit de génie et d'élévation. Lettré d'ailleurs, on a pu en juger par ses dépêches, et protecteur des lettres, comme l'ont été les plus grands ministres de la France : Suger, Sully, Richelieu, Colbert, Turgot. Mon père, dit à ce sujet le marquis d'Argenson, eut de tout temps l'amour du travail ; j'en possède des preuves multipliées : remarques sur les lettres, dissertations sur la politique, extraits historiques, études du droit public et particulier ; j'en ai des volumes. On ne sait, et c'est grand dommage, ce que ces volumes sont devenus ; mais la correspondance officielle existe, dont on ferait un curieux recueil. Qu'on joigne à cela tout le charme, toute la grâce de l'homme du monde le plus accompli, malgré sa figure de Rhadamante[9], suivant la pittoresque expression de Saint-Simon. Quand il n'étoit question que de plaisir, remarque Fontenelle, dans le charmant éloge qu'il en a fait, on eût dit qu'il n'avoit étudié toute sa vie que l'art si difficile, quoique frivole, des agrémens du badinage.

Ainsi traversa la scène de l'histoire et du monde, ce d'Argenson qui fut successivement lieutenant général de police, contrôleur général des finances, garde des sceaux. Si, par un coup d'État digne de Richelieu, il tira le régent d'un mauvais pas dans le lit de justice du 26 août 1718, plus habile que le terrible ministre de Louis XIII, il le fit du moins sans verser une goutte de sang. On a vu ses qualités et ses défauts comme lieutenant de police. Esprit plus délié, plus ouvert que La Reynie, il n'avait pas ses scrupules honorables, aimait trop à régler, discipliner, prévenir, et, dans ce but, faisait bon marché de la liberté des citoyens. L'un et l'autre, au surplus, ont justement marqué à leur manière dans l'administration difficile dont ils avaient à poser les bases, et l'on peut dire que nul après eux, tant ils avaient tracé profondément leur sillon, n'y a laissé le souvenir d'une personnalité aussi considérable et de tant de services rendus.

Tels furent les deux hommes que Louis XIV associa à son œuvre et auxquels la grande agglomération parisienne dut une sécurité jusqu'alors inconnue. On a, pour la première fois, pu juger sur pièces les actes principaux de la police politique et privée de la France pendant plus d'un demi-siècle. Si, emporté par des préventions passionnées, on n'y veut voir que la pression royale dans le procès de Fouquet, les violences religieuses, les dénis de justice, la centralisation et le goût des règlements poussés à l'excès, les répressions à outrance, les fausses mesures aux jours de disette et les lettres de cachet usurpant le rôle des tribunaux, l'appréciation de cette époque sera sévère. Mais que l'on songe aussi à l'épuisement où Mazarin avait laissé le royaume, à l'effroyable gaspillage des finances, aux brutalités de la noblesse des provinces, à la faiblesse et à la connivence des juges, aux mœurs grossières du clergé constatées par les intendants, et l'on sera forcé de reconnaître que ce demi-siècle, trop loué jadis, trop décrié aujourd'hui, a été, sous bien des rapports, et malgré les misères que nous n'avons pas dissimulées, en progrès manifeste sur l'époque antérieure. Au mois de décembre 1750, Voltaire écrivait à la sœur du grand Frédéric : Je travaille au Siècle de Louis XIV ; je fais un grand tableau de la révolution de l'esprit humain dans ce siècle où l'on a commencé à penser[10]. C'est cet heureux mouvement des intelligences qui est le plus grand honneur du règne. Là, au moins, il n'y a pas d'ombres au tableau. L'anarchie féodale, définitivement vaincue, cédait enfin la place à la civilisation moderne. Grâce aux principes de justice introduits par Colbert dans l'administration, tout, jusqu'aux excès du despotisme, allait désormais précipiter la victoire des idées nouvelles. La voie des grandes réformes était ouverte ; il n'y avait plus qu'à y marcher. L'égalité devant la loi et devant l'impôt, l'abolition des privilèges, des lettres de cachet, des jurandes et des corvées, étaient fatalement au bout du chemin et pouvaient déjà s'apercevoir aux profondeurs de l'horizon.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Journal et mémoires du marquis d'Argenson ; édit. Rathery, t. I, p. 38.

[2] Journal historique et anecdotique sur le dix-huitième siècle, par Barbier, t. I, p. 12 ; édition charpentier.

[3] Journal historique, etc., p. 194.

[4] Journal historique, etc., t. I, p. 13.

[5] Journal et mémoires du marquis d'Argenson, t. I, p. 22.

[6] Journal et mémoires du marquis d'Argenson, t. I, p. 39.

[7] Mémoires du maréchal de Villars, collection Petitot, t. LXX, p. 42.

[8] Marc-René d'Argenson laissa en mourant, outre une fille mariée à un maréchal de camp, fils d'un riche négociant de Rouen nommé Legendre, ces deux fils dont il vient d'être question, qu'il avait poussés d'emblée aux premiers emplois, et qui furent tous deux ministres sous Louis XV. L'un, dit Saint-Simon, plein d'esprit et d'ambition, et, de plus, fort galant — il devint plus tard ministre de la guerre —, et un aîné qui étoit et qui fut toujours un balourd. C'est à ce balourd, qui fut un instant ministre des affaires étrangères, qu'on doit, entre autres ouvrages, des Mémoires très-originaux, très-singuliers, édités avec beaucoup de soin par un savant bibliophile, M. Rathery, et un Traité de la démocratie dans un État monarchique, imprimé pour la première fois en 1764, sous ce titre : Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France, et qui eut quatre éditions en peu de temps.

[9] Il étoit laid, avec une physionomie d'esprit, et fort bien fait, dit encore le véridique marquis d'Argenson.

[10] Revue française du 1er novembre 1865 ; lettres inédites de Voltaire.