LA POLICE SOUS LOUIS XIV

 

CHAPITRE XV. — NOUVELLE FAMINE ET OBJETS DIVERS.

 

 

Les disettes sous l'administration de d'Argenson. — Mauvaises apparences de récolte en 1699. — Fausse alerte. — Disette de 1709. — Résumé d'un journal contemporain. — Formation de comités de charité à Paris. — Détresse des provinces Punition des prétendus accapareurs. — Une chambre de justice est instituée pour juger les infractions aux lois sur le commerce des blés, devenu impossible. — Toutes les mesures prises sont sans résultat. — Émeutes fréquentes . — Fermeté héroïque de d'Argenson. — Il est question d'établir un maximum pour le prix du blé. — Heureusement la mesure est repoussée. — D'Argenson et les affaires de religion. — Il penchait naturellement vers la tolérance. — Il est entraîné par le courant des fanatiques. — Son expédition contre les religieuses de Port-Royal. — Son courage dans un incendie. — Il établit les postes de police permanents. — Conflits d'attributions. — D'Argenson réforme les arrêts du parlement au moyen des lettres de cachet. — Incurie des pères de famille. — Penchant excessif à intervenir dans les querelles privées. — Massillon. — Maximes. — Vauban et mademoiselle de Villefranche. — Diverses lettres de d'Argenson. — Une lettre inédite de madame de Maintenon.

 

Les disettes de 1684 et de 1693-1694 avaient eu lieu pendant l'administration de La Reynie, et l'on a vu les inquiétudes qu'elles lui causèrent. D'Argenson eut, lui aussi, à traverser des épreuves de ce genre, les plus tristes auxquelles un administrateur puisse être soumis, car, quelles que soient sa sollicitude et sa bienfaisance, il lui reste toujours le regret de ne pouvoir découvrir tous les besoins, soulager toutes les misères. — Quatre ans s'étaient à peine écoulés depuis la dernière disette, quand, au mois de juillet 1698, à la suite de pluies persistantes et générales, on apprit que les blés étaient en partie gâtés. Le souvenir des malheurs de 1694 pesait encore sur tous les esprits. Les prix s'étant aussitôt élevés, le gouvernement prit coup sur coup une série de mesures, répétition malheureuse de celles dont nous avons parlé. On défendit les approvisionnements, et des commissaires furent envoyés dans les provinces avec mission expresse de faire porter aux marchés tous les blés qu'ils découvriraient dans les fermes. Le 2 janvier 1699, le lieutenant général de police prononça la confiscation de dix muids de vieux blé qui avaient été trouvés en la possession d'un particulier. Un grand nombre d'arrêts du même genre suivirent. Cependant la disette ne fut pas aussi grande qu'on l'avait supposé d'abord. L'approvisionnement de la capitale éprouva seul quel- ques difficultés, et, vers le mois d'août 1699, toutes craintes avaient cessé. Quoi qu'il en soit, une certaine inquiétude — l'extrait suivant du Journal de Dangeau en fournit la preuve — s'était répandue dans la population parisienne :

8 avril 1699. On a affiché dans Paris des placards très-insolens et injurieux surtout à M. d'Argenson. Il y a beaucoup de choses ridicules dedans. Ce ne peut être qu'un sot qui a fait cela. Ainsi, on n'y fait point d'attention. C'est M. d'Argenson lui-même qui les a apportés à M. de Pontchartrain.

Dix ans plus tard, les alarmes recommencèrent, plus vives, et, par malheur, plus fondées que jamais. Un fait digne de remarque s'était produit dans l'intervalle. A la suite de plusieurs récoltes très-abondantes, les prix avaient baissé au point de ne plus offrir une rémunération suffisante aux propriétaires ou aux fermiers. Parmi ceux-ci, un assez grand nombre abandonnèrent la culture du froment. Quelques années après, c'est-à-dire au moment où les provisions commençaient à s'épuiser, les semailles furent retardées par les pluies de l'automne. Dans les premiers jours de janvier 1709, le vent du nord amena un froid excessif. De mémoire d'homme, on ne se souvenait pas d'en avoir éprouvé de semblable, et il fallait remonter bien haut pour trouver le pareil. Le 3 janvier 1709, dit un contemporain, il tomba de l'eau ; le lendemain, jour des Rois, au matin, il y avoit un pied de neige, enfin, un froid si furieux et rude que l'on n'en a jamais senti un pareil, qui a continué jusqu'au vingt-cinquième jour de la conversion de Saint-Paul, en sorte que la mer, le Tibre, le Danube, le Rhin, et toutes les rivières et fleuves à flux et reflux ont été glacés plus de douze à quinze pieds de haut, et dans les endroits les moins creux tout le poisson étoit gelé. Les hommes geloient sur les chemins, en sorte que depuis Paris à Orléans, on dit que plus de trente hommes sont morts de froid. Des vaches, boucs, chèvres, moutons et agneaux d'un an ont été trouvés morts et gelés en leurs étables ; les volailles et pigeons morts, les pieds gelés ; les perdrix et oiseaux trouvés morts, les corbeaux tuant et mangeant, jusqu'à des lièvres ; les lapins morts dans les terriers par la quantité de neiges que le vent a emportées et amoncelées par endroit, en sorte que tous les blés en étoient couverts et ont été entièrement gelés. Les pêchers, abricotiers et pruniers, pour la plupart, sont morts de gelée, comme les cerisiers, romarins, rosiers, roux, genièvres, absinthes et généralement tous les aromates, oseilles, etc. Les vignes sont tellement gelées qu'on sera obligé de les couper au pied. Depuis le 25 janvier, la gelée a recommencé, à deux ou trois reprises, pendant le mois de février, et encore le 10 mars, qui a duré jusqu'au 15 dudit mois avec de la neige. L'hiver de 1606 et celui de 1684 n'étaient rien en comparaison de celui de 1709 ; aussi, depuis le 1er février jusqu'au 14 avril, le blé a doublé de prix, tellement qu'il vaut aujourd'hui 23 livres le setier, et le pain vingt-deux sous les neuf livres... Le blé augmente toujours, et aujourd'hui 15 juin, il passe trente-cinq livres le setier, et le pain trente-cinq sous[1], parce que les blés ont manqué universellement par toute la France, excepté en Normandie, au Perche, et sur les côtes de Bretagne, où l'on espère avoir de quoi faire la semence ; encore ne sera-ce que par endroits ; en sorte que du blé de 1709, il n'en sera point du tout mangé'[2].

En résumé, la récolte était complètement nulle. A cette nouvelle, toute la France s'émut, et comme Paris était la ville la plus riche du royaume, les demandes de secours y abondèrent. Un comité de charité qui s'y forma bientôt fit appel à la bienfaisance publique en faveur des pauvres de la province. La misère augmentant, les appels se succédèrent. Le bourgeois de Chartres que nous venons de citer en transcrivit un des plus tristement curieux, et c'est grâce à son journal qu'il est parvenu jusqu'à nous. Il était intitulé : Nouvel Avis important sur les misères du temps. Si exagéré qu'il pût être, dans un but facile à comprendre et bien excusable, il montre la profondeur du mal et l'impossibilité où l'on se trouva d'y remédier. L'appel au public passait tour à tour en revue les provinces de l'Orléanais, du Blésois, le pays Chartrain, le Vendômois, le Gâtinais, le Berri, la Touraine. Partout, c'était la famine avec son cortège immonde et repoussant. A Romorantin, le 18 avril 1709, plus de mille pauvres avaient déjà succombé ; près de deux mille étaient aux abois. A Étampes, à Angerville, à Beaugency, à Blois, la misère était indescriptible. La forêt d'Orléans était pleine de misérables, vaguant comme des bêtes. Un père jésuite écrivait qu'à Onzain[3], il avait prêché à quatre ou cinq cents squelettes qui, ne mangeant plus que des chardons crus, des limaces, des débris de charognes et d'autres ordures, ressemblaient plus à des morts qu'à des vivants. Dans le pays Chartrain et le Vendômois, mêmes horreurs auxquelles s'ajoutait le brigandage. Dans tout ce pays-là, dit le Nouvel Avis, on faisait du pain de fougère toute seule, concassée, ou avec la septième partie de son, et du potage avec le gui des arbres et des orties. Partout, ceux qui avaient du pain à manger étaient obligés de se défendre comme en pays ennemi. Dans le Maine et le Perche, des milliers d'affamés bordaient les routes, et, quand ils voyaient passer quelqu'un, s'agenouillaient en criant, les mains jointes ; Miséricorde ! Faut-il que nous mourions de faim ? Mais rien n'était comparable à la détresse de la Touraine. Le jardin de la France était devenu un charnier. A Amboise et dans les quarante-six paroisses environnantes, les malheureux se disputaient les restes des chevaux écorchés. Dans telle commune, sur cinq cents habitants, il y en avait quatre cents à la mendicité, malades pour la plupart, disait l'appel aux Parisiens, jetant des cris si effroyables qu'on ne sauroit représenter par de plus vives images l'état qui précédera le jugement dernier. A une distribution qui avait eu lieu à Marmoutiers, quarante-cinq pauvres étaient morts étouffés, tant la presse était grande. Enfin, dans une commune de quatre cents feux, il n'y avait plus que trois habitants.

Qu'ajouter à ce tableau ? Rien ne complète mieux et plus déplorablement la collection des arrêts, déclarations du roi, lettres patentes, règlements rendus à l'occasion de la disette de 1709. Pour l'approvisionnement de Paris seulement, ces documents remplissent cinquante-trois pages in-folio et donnent une idée des embarras du gouvernement et des difficultés de la situation. Le conseil du roi, le parlement, le lieutenant général de police, toutes les juridictions mettaient la main à l'œuvre pour essayer de répondre aux plaintes les plus urgentes. Vains efforts ! Comme dans les disettes précédentes, on empêcha le commerce des blés en voulant punir les accapareurs. Une sorte de chambre de justice fut instituée avec la mission unique de juger les contraventions aux lois et règlements sur les subsistances. La création d'une autre chambre, dite d'Abondance, fut aussi proposée. Les magistrats, écrivit d'Argenson à ce sujet[4], veulent tout mettre en règle, et les marchands veulent tout laisser à la liberté. Nous savons aujourd'hui, mais après combien d'épreuves, qui, des magistrats ou des marchands, avait raison. Les fermiers qui étaient tenus par leurs baux de payer leurs propriétaires en grains, furent dispensés de cette obligation dont l'exécution aurait empêché la vente immédiate des blés. On établit enfin, au moins dans les provinces, une taxe extraordinaire pour la subsistance des pauvres, et des agents y furent envoyés pour en faciliter l'application. Malgré cela, dit le commissaire de La Mare[5], la pauvreté était si grande dans la campagne, que, lorsque les grains furent parvenus à maturité, les pauvres qui souffroient la faim, impatiens du délai de la moisson, couroient les champs et coupoient les épis de blé pour s'en nourrir, ce qui obligea les principaux habitans d'établir des messiers en plus grand nombre qu'à l'ordinaire, pour la conservation des grains, par des visites continuelles. A Troyes, de La Mare trouva les esprits très-agités. La veille de son arrivée, l'hôtel des monnaies, les bureaux de recette des droits du roi et les maisons des magistrats avaient été sérieusement menacés. En apprenant que le tumulte était sur le point de recommencer, il se rendit au milieu de la foule, accompagné seulement de ses officiers et de deux gardes. Aussitôt que je parus, dit-il, ce pauvre peuple se jeta à genoux en me criant : Monseigneur, nous mourons de faim, c'est la misère qui nous fait assembler.

Nonobstant les mesures prises par le gouvernement pour atténuer les effets de la disette et la cherté de toutes choses qui, comme à l'ordinaire, s'en était suivie, bien des séditions avaient eu lieu sur d'autres points, principalement dans la capitale. Là, cependant, sauf dans les quartiers pauvres, rien, en apparence, n'était changé, et il en était de même à Lyon. Nous nous sentons à Paris de la famine aussi bien que chez vous, écrivait Boileau à son ami Brossette, le 15 mars 1709 ; il n'y a point de jour de marché où la cherté du pain n'y excite quelque sédition ; mais on peut dire qu'il n'y a pas moins de philosophie que chez vous, puisqu'il n'y a point de semaine où l'on ne joue trois fois l'opéra avec une fort grande abondance de monde, et que jamais il n'y eut tant de plaisirs, de promenades et de divertissemens.

Le lieutenant général de police traversait, quoi qu'en dise Boileau, une crise difficile, et il suffit de lire sa correspondance pour en apprécier la gravité. Chaque soir, souvent plusieurs fois par jour, il écrivait au chancelier Pontchartrain, et surtout à Desmaretz, contrôleur général des finances, qui avait alors et très- justement la principale autorité dans le ministère, pour leur faire connaître le véritable état de Paris et la situation des marchés. La correspondance de d'Argenson avec Desmaretz nous initie à toutes les péripéties de la grande famine. Pendant que, tout en maintenant le peuple, il encourageait ceux qui étaient sur le point de perdre confiance, Pontchartrain, effrayé outre mesure, fatiguait le roi de ses craintes, comme si l'on eût été à la veille de revoir les barricades. Heureusement les faiblesses du chancelier avaient pour correctif l'énergie du contrôleur général, à qui d'Argenson écrivait, le 4 mars 1709 : C'est par vous seul que nous devons recevoir les ordres du roi. La dernière lettre dont vous m'avez honoré suffit pour mon assurance et pour mon instruction. Ainsi, j'essuierai courageusement les reproches et les gronderies que chaque courrier m'apportera. Parmi les qualités de l'administrateur, il n'en est pas de plus essentielles que la modération et la bienveillance, surtout quand elles s'accompagnent du degré de fermeté qu'exigent ses fonctions. Despotique, absolu, abusant, même dans un but honnête, des moyens arbitraires mis à sa disposition, d'Argenson était en même temps bon et humain. C'est ainsi du moins qu'on aime à se le représenter d'après cette lettre du 5 avril 1709 au contrôleur général : ... Il a été affiché, la nuit dernière, quelques placards ; mais comme ils ne regardent que moi, je m'en embarrasse fort peu. Je suis persuadé que nos facteurs de la halle que je fais observer de près en sont les auteurs, et, peu sensible aux louanges outrées que le peuple m'a données quelquefois, je ne le suis pas davantage à ses imprécations. Je plains les pauvres, quelque injustes qu'ils puissent être, et je continuerai de les servir de tout mon cœur, malgré leurs murmures. Une autre fois, rendant compte au chancelier, toujours alarmé, de quelques attroupements de femmes que le bruit public avait beaucoup grossis, d'Argenson ajoutait : Mon usage est de descendre d'abord de mon carrosse, de me mêler avec elles, d'écouter leurs plaintes, de compatir à leurs malheurs, de leur promettre quelques secours, de leur en donner en effet, quand leur misère le mérite. Ma porte leur est ouverte tous les jours, et je tâche d'apaiser de mon mieux le feu qui s'allume et d'empêcher, s'il se peut, le progrès de l'incendie, quelque difficulté qu'il y ait.

Nulle précaution, on le voit, n'était négligée pour maintenir l'ordre dans Paris, et d'Argenson y veillait avec des soins et une intelligence dont, grâce à ses lettres, nous pouvons juger mieux que ses contemporains. Il nous apprend lui-même que la garnison avait dû être doublée pour la sûreté des marchés ; mais Saint-Simon dit que cela n'avait pas empêché force désordres, en plusieurs desquels Argenson courut risque de la vie. L'anecdote suivante ne serait-elle pas, pour un peintre habile, le sujet d'un tableau digne de figurer parmi les grandes journées de l'Hôtel de ville ? Un jour, dit Fontenelle, M. d'Argenson était assiégé dans une maison où une troupe nombreuse voulait mettre le feu ; il en fit ouvrir la porte, se présenta, parla et apaisa tout. Plusieurs fois, à la même époque, le dauphin, allant à l'Opéra ou retournant à Versailles, avait été entouré par des groupes de femmes qui lui demandaient du pain, et auxquelles il avait dû faire jeter de l'argent, accompagné de force promesses que personne au monde ne pouvait réaliser. Louis XIV lui-même avait pu entendre, des fenêtres de Versailles, des murmures d'autant plus pénibles que toutes les largesses du gouvernement étaient impuissantes à soulager les misères que causait la disette. Malgré la pénurie du trésor, on ouvrit de nouveau des ateliers publics. Il y avait alors, entre les portes Saint-Denis et Saint- Martin, une grosse butte ; on la fit raser, en distribuant aux ouvriers pour tout salaire, du pain de médiocre qualité. Le 20 août 1709, le pain même ayant manqué, une femme qui avait crié très-haut fut appréhendée par les archers. Ce fut le signal d'une émeute formidable qui s'étendit du quartier Saint-Martin au faubourg Saint-Antoine, où Dangeau rapporte que madame de Maintenon fut insultée. Le maréchal de Boufflers et le duc de Gramont étaient, par hasard, venus dans le quartier. Ils circulèrent dans les groupes, firent entendre raison aux plus exaltés en leur parlant avec douceur et fermeté tout à la fois, et leur promettant de porter, le jour même, les doléances du peuple au roi. Des cris de Vive le maréchal de Boufflers ! s'élevèrent des groupes qui, à partir de ce moment, se dispersèrent peu à peu. Cependant, ajoute Saint-Simon, Argenson y marchoit avec des détachemens des régimens des gardes françoises et suisses, et, sans le maréchal, il y auroit eu du sang de répandu, qui auroit peut-être porté les choses fort loin. On faisoit même déjà monter à cheval les mousquetaires.

Heureusement, les choses ne furent pas poussées aux dernières extrémités, et la population de Paris, contenue par une autorité énergique, finit par se résigner. On en a la preuve par la lettre suivante de d'Argenson au contrôleur général (7 septembre 1709) :

Les marchés d'aujourd'hui ont été plus tristes que tumultueux. Il n'a paru aucun mouvement qui tendit à la sédition, mais une tristesse véritable plus accompagnée de larmes que de cris.

J'ai l'honneur de vous envoyer un mémoire exact du prix du pain qui est beaucoup augmenté ; mais ce qu'il y a de plus terrible et de plus fâcheux, c'est que le blé est encore enchéri à la halle de 3 livres par setier, en sorte qu'il a été vendu jusqu'à 66 livres. Il ne nous reste qu'une seule ressource, c'est d'obliger tous les boulangers à mettre au moins une moitié d'orge dans tout le pain. Mais il faut attendre encore un mois, et je ne sais si le parlement approuvera ce remède, ou si, après l'avoir approuvé, il nous permettra d'en maintenir l'usage avec toute la fermeté nécessaire. J'ai fait arrêter huit ou dix paysans qui avoient acheté de l'orge dans les fermes, et il en murmure déjà[6].

Tout en passant ainsi de la colère au découragement, les Parisiens savaient les efforts constants du gouvernement pour diminuer la gravité et la durée de la crise. Celui-ci, à bout de moyens et voyant que le prix du blé continuait à se maintenir à un taux élevé, avait eu un instant la triste idée d'établir un prix maximum pour chaque province. Discutée en conseil, la question partagea les avis. On résolut alors de consulter les intendants, les lieutenants généraux, les commissaires en mission dans les provinces, les chambres de commerce des principales villes. Six mémoires seulement se prononcèrent pour la fixation des prix ; tous les autres émirent un vœu contraire. L'opinion ayant été, sur ce point, à peu près unanime, le gouvernement renonça sagement à la déplorable mesure que d'imprudents conseillers lui suggéraient. Que dire encore ? Comme en 1662 et en 1693, plus qu'à ces deux époques, la disette soumit la France entière et le gouvernement aux plus cruelles épreuves. Partout les mesures les plus arbitraires accrurent, suivant l'usage, la violence du mal, et les distributions de blés, de pain et d'argent n'y remédièrent que faiblement. On a vu à quel point il arriva dans les provinces. Enfin des jours meilleurs commencèrent à luire ; mais la paix mit seule un terme à tant de souffrances, et non-seulement bien des années s'écoulèrent avant que les terribles épisodes de la famine de 1709 fussent oubliés, mais les générations suivantes elles-mêmes en conservèrent longtemps, par tradition, l'effrayant souvenir.

Tolérant par nature, n'ayant de la dureté que le masque et ce qu'il croyait indispensable pour l'exercice de sa charge, d'Argenson fut souvent réduit, dans les affaires de religion, à de rudes alternatives. Saint-Simon le représente comme s'étant livré, sous Louis XIV, aux jésuites, mais en faisant le moins de mal qu'il put, sous un voile de persécution qu'il sentoit nécessaire pour persécuter moins en effet, et même pour épargner les persécutés. C'est, l'on s'en souvient, le jugement qu'il a aussi porté sur La Reynie. A défaut de preuves plus explicites, l'extrait suivant d'un mémoire de d'Argenson, sur la situation des protestants à Paris, constate sa répugnance pour les moyens violents que le gouvernement, entraîné sur une pente fatale, mettait en œuvre pour obtenir dans le royaume ce qu'on appelait l'unité de foi. L'inquisition qu'on établiroit dans Paris contre les protestans dont la conversion est douteuse, disait d'Argenson, auroit de très-grands inconvéniens. Elle les forceroit d'acheter des certificats ou à prix d'argent ou par des sacriléges. Elle éloigneroit de cette ville ceux qui sont nés sujets de princes neutres, indisposeroit de plus en plus les protestans ennemis, brouilleroit les familles, exciteroit les parens à se rendre dénonciateurs les uns des autres, et causeroit un murmure peut-être général dans la capitale du royaume, qui doit être considérée comme une patrie commune[7].

Cependant une circonstance se présenta où d'Argenson fut sans doute obligé, pour ne pas briser sa carrière, de faire violence à ses secrets penchants et de fouler aux pieds d'une manière brutale la liberté de conscience, cette précieuse conquête du dix-huitième siècle, pour laquelle — on l'oublie trop aujourd'hui — tant de sang a été répandu. Un homme dont l'influence a été longtemps funeste, le père Tellier, avait remplacé le père de La Chaise dans ses fonctions de confesseur du roi. On s'aperçut bientôt de ce changement à la recrudescence de haine qui se déchaîna contre les restes de Port-Royal. Le prétexte de la persécution fut une bulle que les religieuses de Port-Royal-des-Champs refusèrent de signer, si on ne leur laissait la liberté d'ajouter quelques explications qui devaient mettre leur conscience en repos. Le père Tellier, qui voulait la ruine de ce couvent, avait fait naître cette occasion d'en venir à ses fins. Il parla d'insubordination obstinée, d'esprit de révolte, de rébellion envers le roi, et obtint un arrêt du conseil qui ordonnait la destruction de l'ordre. Dans la nuit du 28 au 29 octobre 1709, la modeste abbaye — c'est le duc de Saint-Simon qui raconte ce triste épisode des derniers temps du règne — fut entourée comme une forteresse redoutable, de détachements de gardes françaises et suisses. Vers le milieu de la matinée, dit-il, d'Argenson arriva dans l'abbaye avec des escouades du guet et d'archers. Il se fit ouvrir les portes, fit assembler toute la communauté au chapitre, montra une lettre de cachet ; et, sans donner plus d'un quart d'heure, l'enleva tout entière. Il avoit amené force carrosses attelés, avec une femme d'âge dans chacun ; il y distribua les religieuses suivant les lieux de leur destination, qui étoient différens monastères à dix, vingt, trente, quarante, et jusqu'à cinquante lieues du leur, et les fit partir de la sorte, chaque carrosse escorté de quelques archers à cheval... Après leur départ, d'Argenson visita la maison des greniers jusqu'aux caves, se saisit de tout ce qu'il crut devoir appartenir à Port-Royal de Paris, hors le peu qu'il ne crut pas pouvoir refuser aux religieuses enlevées, et s'en retourna rendre compte au roi et au père Tellier de son heureuse expédition.

On voudrait, pour l'honneur de Louis XIV, que des expéditions de ce genre n'eussent été ni autorisées ni exécutées. L'enlèvement militaire des religieuses de Port-Royal et la destruction de l'abbaye avaient produit une impression fâcheuse dont le contre-coup rejaillit sur d'Argenson. Un courage qui ne se démentait jamais quand il croyait la dignité de ses fonctions engagée, des améliorations importantes dans la police de Paris, notamment le règlement du 15 août 1714 concernant le service des lanternes et l'enlèvement des boues, lui ramenèrent peu à peu les esprits. On a vu quelle avait été sa fermeté dans cette émeute occasionnée par la cherté des grains, où sa présence d'esprit le sauva d'une mort imminente et imposa à la révolte. Chaque fois qu'un incendie éclatait, il arrivait des premiers sur le lieu du sinistre, donnait les ordres, dirigeait les secours, excitait le dévouement, et prêchait d'exemple. Pendant son administration, le feu prit aux chantiers de la porte Saint-Bernard ; un embrasement général était à craindre. Les gens du port, les soldats du régiment des gardes, hésitaient à traverser un espace envahi par les flammes. M. d'Argenson, dit Fontenelle, le franchit le premier, se fit suivre des plus braves, et l'incendie fut arrêté. Il eut une partie de ses habits brûlés et fut plus de vingt heures sur pied.

Quelques traits épars dans sa correspondance avec le chancelier de Pontchartrain compléteront, sous d'autres aspects, le portrait du courageux administrateur. En 1698, le chevalier du guet lui proposa d'établir près du Pont-Neuf une escouade de police, afin, disait-il, que le public en étant instruit, y trouvât un secours certain, au lieu que la marche continuelle des brigades et des escouades qui veillent à la sûreté de la nuit empêche souvent qu'on n'en puisse rencontrer aucune dans les besoins les plus pressans. La proposition fut adoptée. Nous avons donc là, bien près de nous, l'origine des postes de police fixes dont l'utilité est telle qu'ils sembleraient devoir remonter à des temps beaucoup plus anciens. Trois ans après (1er décembre 1701), d'Argenson écrivait : La brigade qui ne se lève qu'à minuit et ne se retire qu'au jour, fait, elle seule, plus d'effet que toutes les autres, et il se passe peu de nuits sans qu'elle fasse quelque capture ou qu'elle surprenne quelque locataire qui déménage en fraude de son hôte. Ainsi, je ne puis assez me louer de ce nouvel ordre dont tout le peuple témoigne chaque jour sa satisfaction. L'administration de Paris a de tout temps donné lieu à des conflits d'attributions, tantôt entre le prévôt des marchands et le lieutenant général de police, tantôt entre ce dernier et le Châtelet. Il y en avait eu sous La Reynie ; que de fois il s'en est présenté depuis ! Le 24 février 1700, d'Argenson se plaignit au chancelier que le prévôt des marchands excédât sans cesse sa juridiction. A l'entendre, ce magistrat était forcé de reconnaître que ni ses titres ni sa charge ne l'autorisaient à faire construire des échafauds sur les rues à l'occasion des fêtes publiques, ni à faire afficher les placards concernant la paix ; mais il se retranchait derrière les ordres du roi. Vainement le lieutenant de police invoquait les règlements, les usages ; le roi avait parlé, il fallait se soumettre. Une protestation contre la juridiction  du Châtelet prend, sous sa plume, un cachet tout particulier. Il s'agissait d'un mauvais sujet qui mettait à contribution les maisons de débauche, se battait partout où il était le plus fort, et ne couchait jamais trois jours sous le même toit. Cependant d'Argenson ne pouvait rien contre lui. Vous me direz, écrit-il au chancelier le 14 octobre 1702, qu'il peut être poursuivi comme vagabond ; mais, quand je l'aurai fait arrêter, il me rapportera aussitôt un certificat de quelque aubergiste officieux ou de quelqu'un de ces scélérats qui logent à un sol par nuit, et, selon la jurisprudence du Châtelet, c'en sera assez pour le tirer d'affaire. J'attendrai donc qu'il ait passé cinq ou six fois par la juridiction criminelle et payé le tribut du plus amplement informé, dont le greffe et le juge sont si jaloux. Veut-on savoir où menait cette méfiance du Châtelet et des juges légaux ? Une lettre du 25 juillet 1701 va nous l'apprendre. Un individu avait été banni pour quelques années, par arrêt du parlement, pour des obscénités commises dans une église. La peine ayant paru trop douce à d'Argenson, il demanda l'autorisation de le faire renfermer au chancelier qui lui envoya généreusement une lettre de cachet[8]. La mesure exécutée, il en rendit compte lui-même en ces termes : C'est ainsi que la justice ordinaire autorise souvent les plus grands crimes par une jurisprudence relâchée ; et c'est ce qui m'oblige aussi, dans ces occasions, de recourir à l'autorité immédiate du roi, qui seule fait trembler nos scélérats et sur qui les détours ingénieux et le sçavoir faire de la chicane ne peuvent rien. Réformer arbitrairement les arrêts d'une cour par le motif que les peines appliquées ont été insuffisantes ! Est-il possible de commettre, dans des intentions meilleures, une action plus détestable, et quelles ne devaient pas être, à d'autres égards, les aberrations d'un gouvernement qui croyait si bien faire en faisant si mal !

Prévenir pour n'avoir pas à réprimer, tel était le but, telle est l'excuse de d'Argenson. Scandalisé de l'incurie de quelques pères de famille, il écrit, le 27 octobre1700, au chancelier : J'ai remarqué, pendant le cours de cette année, que plusieurs bourgeois, et même plusieurs marchands des plus distingués, négligent tellement l'éducation de leurs enfans qu'ils les laissent parmi des filous et des coureurs de nuit, sans se donner aucun soin pour les rappeler dans leur maison ni pour les corriger. On trouva même, ces jours passés, un fils de famille âgé de dix-huit ans, qui, depuis quinze mois, logeoit en chambre avec des femmes d'une prostitution publique et parmi des scélérats, sans que son père eût fait un seul mouvement pour le retirer d'un tel désordre. Cette découverte m'a obligé de rendre une ordonnance générale pour obliger les pères de dénoncer au magistrat leurs enfans vagabonds et libertins, à peine d'être responsables civilement de toutes les fautes qu'ils pourront commettre et d'une amende proportionnée à leur négligence. Puis, le 16 novembre 1703 : Je sais que les femmes qui cachent leur prostitution et qui ont quelque confusion de leur désordre, ne sont pas le véritable objet de notre police. Mais quand elles font gloire de leur dérèglement et que, non contentes de s'abandonner au premier venu, elles engagent des maris à quitter leurs femmes, à oublier leur famille et à renoncer aux obligations les plus essentielles, le magistrat ne sauroit être trop attentif à les corriger, ni négliger de le faire, sans manquer à l'un de ses devoirs les plus importans.

On a là un d'Argenson un peu différent de celui de Saint-Simon, mais plus vrai, plus vivant, intervenant dans les affaires privées beaucoup plus que La Reynie, trop disposé à recourir aux lettres de cachet, s'exposant ainsi, sans une nécessité absolue, aux erreurs les plus fâcheuses ; actif d'ailleurs, allant tous les mois à l'hôpital général voir les pauvres, les malades, constatant leur nombre dans des états qu'il transmettait régulièrement au chancelier, observateur malicieux et décochant volontiers le trait, tantôt contre M. le lieutenant civil qui ne hait pas les querelles domestiques parce que le pillage est toujours pour lui, tantôt contre M. le lieutenant criminel, dont le zèle est bien amorti si un crime de cette qualité ne le réveille pas ; sentencieux enfin, et doué d'un esprit très-fin, très-piquant, comme on peut en juger par quelques citations nouvelles également empruntées à sa correspondance secrète avec le chancelier. Une dame de Montpouillant avait été renfermée au couvent de la Madeleine pour son inconduite. Toutes les dames qui s'y retirent, écrit d'Argenson, sont touchées de son infortune ; mais cet empressement ne suffit pas pour sa justification, et je crains qu'il n'y entre plus de cette pente naturelle qui porte les plus vertueuses à plaindre et à excuser la fragilité, que de réflexion et de justice. Un sieur de Brandebourg, qui courait le monde sous le nom de père Fleurand et prétendait avoir été l'amant de très-grandes dames qu'il nommait, fut arrêté. En envoyant au chancelier les objets trouvés en sa possession, d'Argenson lui mandait : Vous y trouverez une jarretière de femme, qui certainement n'est pas neuve, et qui seroit beaucoup mieux ailleurs... Il y avoit aussi quantité de vers d'une obscénité à exciter l'indignation des plus libertins, et d'autres où les règles de la bienséance et de la versification sont également négligées. Au sujet d'un procès scandaleux entre un mari et sa femme : Le public, écrit-il, est charmé de la scène qu'on lui donne, et personne n'a eu encore la charité de tirer le rideau pour cacher un spectacle si ridicule. Que ne dit-on pas, et avec raison, au sujet des facilités qu'offre Paris aux vices et aux désordres de toutes sortes ? Il y aura bientôt deux cents ans, d'Argenson pensait déjà de même et il écrivait, à l'occasion d'une dame qu'il avait ordre de rechercher : C'est pour se soustraire à l'autorité des lois et à l'indignation de sa famille qu'elle est venue à Paris, asile ordinaire de toutes les femmes de province qui haïssent leurs maris. Le petit récit qui suit, où les Parisiens né sont pas oubliés, paraîtra finement touché : Vous avez oublié sans doute que la dame Aubry s'absenta de sa maison au commencement de l'année dernière et laissa sur la table de son cabinet une grande lettre qu'elle écrivoit à son mari en forme d'apologie, dont la principale raison étoit que, ne pouvant compatir avec l'humeur de son beau-père, elle avoit résolu d'aller chercher un climat plus doux et une compagnie moins gênante. Le mari fut charmé de cette lettre, plaignit les chagrins de sa femme, différa son retour avec une simplicité digne d'un bon Israélite ou d'un véritable Parisien. Enfin, cette aimable personne est revenue après avoir reconnu sans doute qu'il n'y avoit point de lieu dans le monde où celles de son sexe jouissent d'une plus parfaite liberté qu'à Paris, et le sieur Aubry, charmé de son retour, s'est abstenu, par prudence ou par bonté, de lui demander aucun compte de son voyage... Et le curieux chancelier d'écrire en marge, pour ses agents particuliers : Vérifier et savoir ce qu'on en dit. Qui est-elle ? Sa figure et son âge ? De la part d'un si grave personnage, la curiosité semble un peu vive. D'autres passages des lettres de d'Argenson, le suivant par exemple, prouvent qu'elle se portait volontiers d'un objet à l'autre : La fille aînée du sieur Malarty, dont vous m'avez ordonné de faire observer les mouvemens et les intrigues, est âgée d'environ vingt ans, d'une taille médiocre, et fort délicate. Ses cheveux et ses sourcils sont bruns, son teint assez beau et sa figure fort avenante. Elle s'habille fort proprement et paroît avoir bonne envie de plaire. La cadette est âgée de dix-neuf ans, blonde et blanche, un peu moins vive que l'aînée, mais encore plus coquette. Souvent le père est jaloux d'elles jusqu'à la fureur, et quand ses fantaisies sont passées, il leur laisse une liberté entière, qui va jusqu'à la licence... De quoi s'agissait-il donc ? Quel était le mobile de ces jalousies ? Il est évident au surplus que, s'il les eût jugées criminelles, le lieutenant de police n'eût pas manqué, suivant ses habitudes en pareil cas, de demander au chancelier quelque bonne lettre de cachet. L'administrateur, nous allions dire le peintre, aura vraisemblablement forcé la touche sans le vouloir.

Mais si d'Argenson flatte et satisfait agréablement les goûts du chancelier pour la chronique légère, il sait, quand les convenances l'exigent, refuser les perquisitions qu'on lui demande sur des personnages respectables qu'un soupçon parti de haut pourrait corn promettre auprès de leurs domestiques et dans le public. Un prêtre illustre, une des gloires de la tribune catholique, le père Massillon, avait été décrié pour quelques assiduités auprès de la marquise de l'Hospital. Écho de ces bruits, un des chroniqueurs du siècle les croit fondés[9]. Toujours friand de scandale, le chancelier écrivit au lieutenant général de police pour lui demander d'éclaircir le fait mais d'Argenson, plus sage que son chef, s'excusa par d'excellentes raisons : Je sais que l'on a censuré les assiduités du père Massillon pour madame la marquise de l'Hospital, qu'on a blâmé leur séjour à la campagne, et que la critique médisante a porté ses soupçons jusqu'aux conséquences les plus criminelles... Je crains que la recherche curieuse qu'on feroit de cette prétendue intrigue, où il n'y a tout au plus qu'un peu d'étourderie, ne fût une espèce de crime. J'ajouterai que cette information, quelques précautions que l'on prit pour la rendre secrète, ne pourroit l'être assez pour ne pas exciter, parmi les domestiques de madame de. L'Hospital, du murmure et du scandale, dont les libertins triompheroient au grand préjudice de la religion que ce digne prédicateur a non-seulement prêchée, mais édifiée de tant de manières[10]...

Que fit dans cette circonstance le futile chancelier ? Mit-il ses agents secrets en campagne pour fixer ses doutes ? On peut le supposer sans lui faire tort. Nous rencontrons, vers la même époque, une curieuse lettre de d'Argenson. Le plus grand homme du siècle, celui qui a le plus aimé le peuple, et que Louis XIV, mieux inspiré, aurait fait son premier ministre, le maréchal de Vauban, avait été signalé à Pontchartrain comme rendant des soins à une des beautés à la mode dont nous avons déjà parlé, mademoiselle de Villefranche. Quelles questions le chancelier avait-il adressées à ce sujet au lieutenant de police ? La réponse de ce dernier, du 10 novembre 1703, le laisse aisément deviner : M. le maréchal de Vauban n'a point encore rendu de visite en forme à mademoiselle de Villefranche, qui en est assez fâchée ; mais il la voit presque tous les jours chez madame la duchesse de Saint-Pierre, où l'on prend grand soin de lui plaire, d'applaudir à tous ses discours et de donner à la politesse de son esprit et à la douceur de sa conversation des louanges qu'il mérite infiniment par des qualités plus éminentes et par des vertus plus solides. On dit cependant chez lui que l'entreprise de madame la duchesse de Saint-Pierre ne réussira pas, et que leur maître en fait quelquefois des railleries ; mais la demoiselle, accoutumée à gagner les cœurs les plus difficiles, se flatte toujours que celui-ci ne lui résistera pas et que l'habitude de la voir produira nécessairement une passion violente dont elle saura bien faire usage. Le chancelier était curieux jusqu'à l'indiscrétion. Mandez les suites, écrivit-il en marge. Par malheur, la correspondance secrète de d'Argenson ne les donne pas. Tout ce que nous savons, c'est que Vauban avait soixante-douze ans au moment où mademoiselle de Villefranche entreprit le siège de son cœur, et qu'il mourut deux ans plus tard. On a vu toutefois[11] que, le 17 février 1706, quatre mois après la lettre qu'on vient de lire, le chancelier faisait remarquer, dans une lettre à d'Argenson, que les brillants de mademoiselle de Villefranche étaient bien baissés et ses charmes moins dangereux que dans les premières années. Ne peut-on en conclure que l'intrigue montée par la duchesse de Saint-Pierre, dans un but qu'il n'est pas facile de deviner, avait échoué

Quelques extraits pris au hasard dans la correspondance secrète de d'Argenson achèveront de le faire connaître :

— J'ai parlé à Marconnay de ces opérations merveilleuses dont il présume si fort, mais il n'a pas voulu les entreprendre jusqu'à ce que la nature soit plus échauffée et le soleil plus lumineux et plus ardent. Il faut, dit-il, que l'air et la terre soient allumés de cette ardeur vive qu'il appelle l'âme du monde, pour mettre le sage à portée d'inspirer aux matières qu'il travaille ce feu sublime et philosophique qui doit les transformer dans le premier de tous les métaux. J'attendrai donc qu'il veuille agir, et, persuadé que ses idées sont des matières vaines et ridicules, je ne m'empresserai pas beaucoup de faire dépenser au roi vingt ou trente pistoles qui certainement s'évanouiront en fumée.

— Le sieur de Molineuf, qui prend la qualité d'officier de marine, se croit le père de cet enfant, mais il pourra trouver des contradicteurs, s'il se donne la peine de vouloir chercher.

— Ce malheureux attachement — il s'agit d'un prince de Léon, qui voulait se marier malgré sa famille — paroît beaucoup ralenti depuis un mois, et l'on peut espérer que l'hiver achèvera d'en user les restes.

— Plus je me mêle des affaires publiques, moins je suis surpris des protections secrètes que trouvent les méchans et des ressorts extraordinaires qu'ils font agir. S'il y a dans Paris une créature prostituée...

Enfin, la maxime suivante ne serait pas déplacée parmi celles de La Rochefoucauld :

— Le chef-d'œuvre de la coquetterie consiste à voir rarement un amant qui ne plaît pas et à le ruiner[12].

Citons encore, pour sa nouveauté, une lettre inédite de madame de Maintenon à Pontchartrain. Elle avait fait accorder à une dame de Tillon une pension de 400 livres pour se rendre, disait-elle, maîtresse de la conduite de cette femme qui ne lui feroit peut-être pas grand honneur. Cela ne fut que trop vrai. Il fallut bientôt l'envoyer dans un couvent, et la pension que le mari consentait à payer se trouva insuffisante. C'est alors que madame de Maintenon écrivit au chancelier cette lettre empreinte de sa roideur habituelle :

Mardi matin [1710]. — M. Tillon ne veut donner que 600 francs à madame sa femme, et c'est plus qu'elle ne vaut. Il faudroit, Monsieur, que les religieuses s'en contentassent en attendant qu'on voie si on pourra le persuader d'en donner davantage, ou qu'on lui donne quelque couvent plus éloigné qui la prenne à meilleur marché, ce qui, je crois, ne seroit pas difficile par la misère où ils sont présentement. Je ne crois pas M. Tillon bien riche ; il mérite plus d'être ménagé que sa femme qu'il faut punir. Donnez de bons ordres, je vous en supplie, pour qu'elle soit bien gardée, et même avec rigueur, car sans cela elle en fera bien accroire aux bonnes religieuses.

 

 

 



[1] Les neuf livres ; il valait en temps ordinaire sept à huit sous.

[2] Extrait du Journal de Jean Bouvart, bourgeois de Chartre, conservé par un de ses descendants. — Magasin pittoresque, numéro de juin 1854.

[3] Loir-et-Cher, arrondissement de Blois, canton d'Herbault ; commune comptant aujourd'hui 2.193 habitants.

[4] D'Argenson à Desmaretz, contrôleur général des finances ; lettre du 1er juin 1709.

[5] Traité de la police, par de La Mare, p. 35, supplément.

[6] Convenons que le parlement n'avait pas tort d'en murmurer.

[7] Œuvres de Rulhière ; Éclaircissements historiques sur la Révocation de l'Édit de Nantes, t. V, p. 454.

[8] Près d'un siècle après, tant les plus mauvaises institutions sont difficiles à détruire ! un esprit éclairé et libéral, M. de Vergennes, alors ministre, répondait à Senac de Meilhan, au sujet d'un mémoire contre les lettres de cachet :

... Il est une foule de cas où le roi, par un effet de sa bonté paternelle, se prête à corriger pour empêcher la justice de punir. Je sais qu'il serait plus régulier de laisser à la loi ce qui est de son ressort, mais le malheureux préjugé qui fait refluer sur toute une famille l'infamie d'un de ses membres semble demander des exceptions, et c'est principalement pour parer à ces inconvénients qu'on est facile à accorder des lettres de cachet. — Les Autographes, par M. de Lescure ; p. 333.

[9] Journal et mémoires de Mathieu Marais, édités par M. de Lescure ; t. I, p. 487 et note, année 1720. — L'inculpation étant des plus graves, Al de Lescure, n'ose se prononcer. Des nouvelles à la main — Bibl. Mazarine ; Ms. Lettres à la marquise de La Cour — parlent d'une autre galanterie avec la duchesse de Berry. Enfin Chamfort cite, par tradition, madame de Simiane. Mais quelle foi ajouter à de pareils bruits ? La lettre du lieutenant général de police me parait démontrer au contraire que l'accusation portée contre Massillon n'est pas suffisamment établie.

[10] Bibl. imp., Mss. 8, 124, fol. 347 ; — décembre 1706.

[11] Chap. XIV. — On lit dans le Journal de Dangeau, à la date du 18 mars 1102 : Le roi accorde une pension de 800 livres à mademoiselle de Villefranche, nouvelle convertie. Est-ce la même ? On peut dire, en ce cas, qu'elle faisait flèche de tout bois.

[12] Bibl. imp. ; Mss. S. F. N° 8,119 à 8,125 ; passim.