LA POLICE SOUS LOUIS XIV

 

CHAPITRE X. — LES DISETTES.

 

 

Les famines sous l'ancienne monarchie. — Détails sur celle de 1661 et 1662. — Une nouvelle disette a lieu en 1692. — Fausses mesures prises par La Reynie. — Des troubles éclatent au faubourg Saint-Antoine et à la place Maubert. — Des soldats aux gardes figurent parmi les meneurs. — La Reynie en condamne trois à mort. — Les difficultés et les troubles continuent en 1693. — Nouveaux arrêts rendus contre les marchands. — La récolte est encore très-mauvaise. — Le blé monte toujours. — On fixe un prix maximum. — Impuissance de toutes les fausses mesures. — L'exaspération du peuple augmente. — On gracie des perturbateurs, faute de pouvoir les punir. — Distribution du pain du roi au Louvre. — On la remplace par une distribution d'argent dans les divers quartiers. — La détresse et les difficultés vont sans cesse en augmentant. — La Reynie est obligé de faire arrêter un marchand. — Au plus fort de ces rigueurs (juin 1694) le setier de blé s'élève à 57 livres. — On se décide enfin à s'adresser aux marchands. — Fin de la disette.

 

La question des subsistances joue un grand et triste rôle dans l'histoire de l'ancienne monarchie. Aux époques les plus florissantes et pendant les règnes les plus illustres, la famine apparaît avec son cortège hideux de populations hâves, désolées, frappées à mort. Le règne de Louis XIV n'échappa point à ces misères, causées par les troubles civils ou par la guerre, aggravées par la difficulté des communications, et surtout, en ce qui concernait l'exportation et le commerce des céréales, par une législation de la plus déplorable mobilité et les préjugés les plus funestes. Dans les premiers temps du ministère de Colbert, de graves embarras, suscités par la cherté des grains, avaient exigé des mesures extraordinaires ; ils se reproduisirent avec un caractère plus alarmant vers la fin de l'administration de La Reynie. La disette avait pourtant été plus grande en 1661 et en 1662 ; mais on était au début du règne, et nonobstant les inquiétudes généralement répandues, la population de Paris se borna, avec une résignation passive, à se porter en foule aux distributions de pain. De pressants appels faits à la charité constatent la déplorable situation des provinces. Même en faisant la part d'une pieuse exagération, les misères durent être affreuses, et dans le Blaisois, en Touraine, en Anjou, elles dépassèrent tout ce que l'imagination peut rêver de plus douloureux. Les pauvres, disait une relation de l'année 1662, sont sans lits, sans habits, sans linge, sans meubles, enfin dénués de tout. Plusieurs femmes et enfants ont été trouvés morts sur les chemins et dans les blés, la bouche pleine d'herbes... Depuis cinq cents ans, il ne s'est pas vu une misère pareille à celle de ce pays...

Un contemporain, le commissaire du roi Delamare, que Colbert avait chargé d'approvisionner Paris, prétend que la disette de 1660 à 1662 fut factice, et il l'attribue — c'était l'idée fixe de la police — aux manœuvres des accapareurs. Suivant lui, la nielle avait gâté quelques blés, au commencement de 1660, et sous prétexte d'un accident spécial à un petit nombre de localités, mais qui n'avait rien d'inquiétant, les marchands de Paris auraient pris la poste et couru de ville en ville, achetant partout au-dessus du cours. Cette manœuvre aurait-elle suffi pour que le prix du setier — 1 hect. 56 cent. —, s'élevât de 13 à 57 livres ? Non, sans doute, et le principal auteur de cette augmentation était l'administration elle-même qui, pour mettre sa responsabilité à couvert, imputait tous les torts aux accapareurs, ajoutant ainsi, sans le vouloir et sans le savoir, à la violence du mal.

Louis XIV a exposé, dans ses Instructions au Dauphin, les mesures qu'il prit à cette occasion : achats de blés à l'étranger ; vente à prix modique à tous ceux qui avaient quelques ressources, distribution au menu peuple des grandes villes comme Paris, Rouen, Tours, etc. A la campagne, ajoute-t-il, où les distributions de blés n'auroient pu se faire si promptement, je les fis en argent, dont chacun tâchoit ensuite de soulager sa nécessité. En même temps, le lieutenant civil faisait une guerre active aux accapareurs et obligeait ceux de la province à venir vendre leur blé sur les marchés de la capitale. Vainement la province se plaignait à son tour ; elle dut céder. Colbert avait trouvé le prix du setier à trente-huit livres ; les achats faits, d'après ses conseils, à l'étranger, n'arrêtèrent pas la hausse. A l'arrivée d'un chargement de Dantzick, une réunion à laquelle le ministre assistait eut lieu (12 avril 1662) chez le chancelier, et l'on décida de vendre ce blé vingt-six livres aux nécessiteux, ce qui fit baisser de dix livres celui des marchands. Une deuxième assemblée régla les questions de détail que soulevait la distribution et la vente. Cependant chaque jour amenant des difficultés nouvelles, on crut bien faire de vendre le pain tout fabriqué, à prix réduit, et un avis affiché dans Paris fit savoir que le 10 mai, à huit heures du matin, on distribuerait aux Tuileries le pain du roi. Se donnera, disait l'avis, la livre dudit pain, à deux sols six deniers, et se continuera ladite distribution, tous les jours, avec défense à toutes personnes de prendre plus de pain que pour sa provision, et de le vendre et regrater, sous peine de punition corporelle. Ces secours permirent d'atteindre plus patiemment la fin de la crise. D'ailleurs, la crainte des accapareurs se dissipait, les apparences de la récolte rassuraient les esprits, et la panique était calmée. Pourtant les récoltes de 1662 et de 1663 causèrent encore des mécomptes, et ce ne fut qu'en 1664 que le blé descendit à son taux normal de quatorze livres le setier.

Les quinze premières années de l'administration de La Reynie s'étaient écoulées sans que l'approvisionnement de Paris lui eût créé de sérieux sujets d'inquiétude. Pour dissiper quelques craintes conçues sans motif en 1684, il avait suffi d'un achat de grains fait par le gouvernement à l'étranger. Vendu d'abord à vingt-huit livres le setier, le blé du roi, comme on l'appelait, avait amené promptement la baisse du blé des marchands, qui était tombé bientôt à seize livres. Cette concurrence faite au. commerce de bonne foi n'était cependant ni juste ni prudente, car elle devait le décourager. Bonne contre un mal chimérique ou insignifiant, elle ne pouvait qu'accroître les illusions et détourner du vrai remède. Aussi quand en 1692 on voulut recommencer, La Reynie se trouva aux prises avec les difficultés les plus sérieuses qu'il eût encore rencontrées. Ses lettres, celles du chancelier Pontchartrain, du président de Harlay ; et les précieux documents recueillis par le commissaire Delamare, contiennent les éclaircissements les plus complets sur la crise des subsistances que le gouvernement allait traverser[1].

Les premières inquiétudes se manifestèrent vers la fin du printemps. Le bruit courut que les blés avaient été niellés. Cela était vrai pour quelques provinces seulement, suivant Delamare, toujours disposé à ne voir dans les disettes qu'une affaire d'accaparement ; mais le dommage étant local, ce qui restait de blés des années antérieures devait, dit-il, remplir les vides. Le public s'alarma ; les marchands de Paris s'empressèrent d'acheter les restes de la récolte précédente, et, ce qui était contraire aux ordonnances, d'arrher les blés en herbe. Par suite, le prix du froment ne tarda pas à s'élever, et il se vendait, après la moisson, vingt-quatre livres le setier, les autres grains en proportion. Le gouvernement recourut alors aux moyens accoutumés. Le 13 septembre 1692, il interdit l'exportation ; mais, comme d'ordinaire, la mesure ne produisit pas grand effet. Le pain continua d'enchérir, et bientôt les désordres de la rue commencèrent. Le 12 novembre, la place Maubert — c'était déjà, avec le faubourg Saint-Antoine, le quartier le plus difficile à gouverner — fut le théâtre d'une sédition d'autant plus grave que les meneurs étaient des soldats aux gardes. Suivis d'une quantité considérable de menu peuple, ils ne s'étaient pas bornés à piller le pain des boulangers ; ils leur avaient encore extorqué de l'argent.

Trois jours après, La Reynie écrivait à de Harlay que le peuple, toujours déraisonnable ; ne comprenait pas que l'augmentation de la valeur du blé dût enchérir le pain, et qu'il murmurait partout. M. le procureur du roi, ajoutait-il, a fait arrêter ce matin deux des séditieux qui commencèrent le désordre de la place Maubert, et son fils a travaillé tout le jour à l'instruction du procès ; M. d'Artagnan a pris les précautions nécessaires pour ce même marché, et les soldats avec les femmes qu'ils emploient pour commencer les désordres qu'ils veulent exciter ayant aperçu ces précautions, se sont aussitôt retirés. M. d'Artagnan a fait aussi arrêter le soldat appelé Descoins, avec quelques autres soldats qu'il fera demain transférer au Châtelet, et, dans le jour, le procès sera entièrement en état de juger[2]...

Les craintes du gouvernement n'étaient, on le voit, que trop fondées. Il avait sollicité en pareille circonstance, lors de la disette de 1662, les avis d'une assemblée mixte, qui, si elle ne supprimait pas les difficultés, donnait du moins une grande force morale aux décisions prises sous son patronage. Une assemblée analogue fut convoquée et se réunit dans la chambre de Saint-Louis, au palais. Composée des présidents du parlement, de la cour des comptes et de la cour des aides, du prévôt des marchands, des échevins, de messieurs de la ville, des commissaires du Châtelet, de députés des chapitres de Notre-Dame, de Saint-Germain-des-Prés, de Saint-Victor, de Sainte-Geneviève, elle statua qu'il y avait lieu de pourvoir à la subsistance des pauvres, — de rétablir l'abondance sur les marchés de Paris en forçant les laboureurs et les marchands d'y amener leurs grains, avec défense expresse d'en vendre ailleurs, — de veiller à la sûreté publique et surtout à celle des boulangers[3]. On prit aussi quelques bonnes mesures pour venir en aide aux plus nécessiteux. Quant à rétablir par la force et la terreur l'abondance sur les marchés en y traînant les propriétaires de grains, si résolu qu'il fût à tout oser, le gouvernement reculait devant une pareille entreprise. Seule, la répression des vols de grains et de pain était possible, et elle ne se fit pas attendre. — Le 28 novembre, La Reynie condamnait à mort trois soldats pris en flagrant délit. L'arrêt, soumis au parlement, fut confirmé pour un des coupables ; les deux autres furent envoyés aux galères, après avoir assisté à l'exécution. Quelques gardes furent mis au carcan ou battus de verges. On pouvait croire que ces actes de sévérité préviendraient de nouveaux excès ; il n'en fut rien. Quatre jours après, huit soldats attaquaient, l'épée à la main, la femme d'un boulanger de Vaugirard, qui conduisait au marché une charrette de pain. Tels étaient, à la fin de 1692, les exploits des soldats français au cœur même de Paris ! Louvois, à la vérité, n'était plus ; mais toute discipline avait-elle donc disparu avec lui ? On se demande enfin ce qui devait se passer dans les provinces, puisque l'insubordination était poussée, à ce point sous les yeux mêmes du gouvernement.

L'année 1693 fut plus agitée et plus difficile encore que celle qui venait de finir. Vainement la police escortait les boulangers sur les routes et les protégeait pendant la durée des marchés ; la détresse était telle que la crainte des châtiments et de la mort même n'était plus un frein suffisant. Vers la fin de mars, les soldats des gardes — toujours des soldats ! — se livrèrent à de graves désordres dans divers marchés. Ils s'attroupèrent au Marché-Neuf, dit La Reynie, et après s'être répartis par pelotons ils enlevèrent de force du pain et du poisson, et quelques-uns de ces soldats se jetèrent sur l'argent que l'on comptoit à une vendeuse de marée. La Reynie ajoute que le blé avait été rare aux halles, et que les prix, stationnaires depuis quelques mois, s'étaient élevés de vingt sous par setier, ce que quelques personnes attribuaient au mauvais temps. On a appris, cependant, disait M. de Harlay, qu'il a passé des gens inconnus aux habitans des lieux d'où il vient des blés à Paris, qui ont affecté de les enchérir, et qui ont promis d'enlever tout au même prix. Il pourroit être avantageux au public qu'il vous plût de vous en faire rendre compte[4]. Le fantôme des accapareurs se dressait de nouveau, et troublait toutes les têtes. Depuis le commencement de l'année, de nombreux arrêts avaient été rendus contre les marchands de blés, moyen infaillible pour empêcher que le commerce vint en aide aux populations. D'autre part, la répression ne faiblissait pas. Le 14 mai, un ouvrier avait forcé, à la tête d'un attroupement, la boutique d'un boulanger de la rue de Lourcine et pillé le pain et les meubles. La Reynie le condamna à être pendu au carrefour de la porte Saint-Marcel, et l'arrêt, confirmé par la cour du parlement, fut exécuté le lendemain même. Quelques jours après, le 29 mai, on ouvrait des ateliers publics aux pauvres valides, à la condition qu'ils n'iraient pas mendier aux heures de repos. Par malheur, la nouvelle récolte fut encore plus mauvaise que la précédente, et la situation ne fit qu'empirer. Pendant plusieurs mois, les lettres de La Reynie et de Harlay sont pleines de détails navrants et montrent que le gouvernement ne savait jamais la veille s'il y aurait du pain à la halle le lendemain. Sollicité d'indiquer un remède au mal, le lieutenant de police proposa d'enjoindre : — à tous les laboureurs et fermiers, à huit lieues à la ronde, d'amener sans délai leurs grains aux halles et autres marchés les plus rapprochés de leurs domiciles, sous peine d'amende et de confiscation ; — aux marchands de blés de déclarer dans trois jours la quantité qu'ils en avaient, avec obligation d'envoyer incessamment à Paris les grains nécessaires. Sur ces divers points, La Reynie ne fut que trop écouté. Un arrêt du parlement du 27 juillet donna force de loi aux dispositions qu'il avait suggérées et décida que les blés seraient vendus d'autorité, au prix moyen des marchés, du 25 juin au 8 juillet. Veut-on savoir le résultat de ces fatales mesures ? Le 20 juillet, le prix du setier était de vingt-quatre livres ; un mois après, il avait presque doublé.

Cependant La Reynie, plein d'illusions, avait écrit au président du parlement, en recevant l'arrêt du 27 juillet : Il faut aimer le public autant que vous l'aimez, et avoir autant d'application et d'activité que vous en avez dans cette conjoncture, pour le secourir à temps comme vous faites. Si l'arrêt est publié et débité aujourd'hui et demain dans les marchés de Paris, le peuple attendra le secours, et les boulangers espéreront trouver des blés à juste prix... Insistant sur la nécessité de fixer un maximum, tant à la halle que sur les ports, il faisait remarquer qu'une conduite ferme et suivie étoit surtout nécessaire, et qu'il seroit très-dangereux de se relâcher dans cette conjoncture, car on seroit livré à la discrétion des monopoleurs... Puis, le 29 juillet : Il n'est rien arrivé d'extraordinaire aujourd'hui dans les marchés ; mais le mécontentement du peuple est tel que, s'il n'y a incessamment quelque diminution au prix des grains et à celui du pain, il seroit difficile de s'assurer de le pouvoir longuement contenir.

Les marchés suivants furent plus tranquilles ; mais le menu peuple se plaignait toujours, et difficilement l'empêchait-on de se porter aux derniers excès. Le 29 août, un marchand qui avait un bateau de blé au port de l'École, en demanda quarante-deux livres le setier. Là-dessus, La Reynie de l'accuser d'avoir brûlé beaucoup de papiers depuis peu, et de n'avoir pas le cœur françois, ce qui voulait dire que c'était encore un accapareur. Invité de nouveau à donner son opinion sur la situation, et subissant jusqu'à la fin l'influence funeste du système de réglementation si fâcheusement exagéré par Colbert, il répondit que son avis était d'établir un prix maximum du blé pendant le mois de septembre. Cela même, ajoutait-il, ne sera pas approuvé et il y aura une forte résistance, mais le public sera-t-il abandonné ? Faut-il attendre davantage à le secourir, et, quoi qu'il puisse arriver, l'état présent n'est-il pas le plus mauvais où il puisse être réduit ?

Les faits économiques obéissent à des lois naturelles qu'on ne fausse pas impunément, et sur ce terrain la force brutale se brise impuissante. Comme toujours en pareil cas, les résultats obtenus furent donc bien différents de ceux qu'on avait espérés. A bout d'expédients, le gouvernement chargea (5 septembre 1693) les conseillers d'État Pussort, d'Aguesseau, de Harlay fils et Phélypeaux d'aviser aux moyens d'obliger sans délai ceux qui avoient des magasins de blé à le vendre, et d'en faciliter la circulation dans les provinces. Un second arrêt ordonnait de nommer dans toutes les villes et communes du royaume des personnes de probité pour visiter les fermes, abbayes et maisons, dresser procès-verbal de la quantité dei grains qui s'y trouveraient, et les faire porter au marché. S'il eût été possible d'ajouter au mal, de telles mesures l'eussent fait ; elles restèrent à peu près partout lettre morte. La défense aux brasseurs, ceux des Flandres exceptés, d'employer du blé ou de l'orge à la fabrication des bières, la suppression de tous droits d'entrées et autres levés tant au profit du roi que des villes, communautés ou seigneurs particuliers, firent sans doute quelque bien ; mais les violences continuaient. Le 16 septembre, à la nuit, deux cents femmes attaquèrent à coups de pierres la maison d'un boulanger de la rue des Gravilliers. Le lendemain, nouveaux troubles, nouveaux pillages de boulangeries par des femmes. Les journées suivantes ne furent pas moins agitées. Le 24, La Reynie, envoyant à M. de Harlay un pain de seigle et d'orge qui ne revenait qu'à deux sous, lui mandait : La chaleur paroit grande du côté du faubourg Saint-Marcel. Ce sont des femmes et des veuves de soldats qui souffrent véritablement et qui sont d'une vivacité extraordinaire. Il en est venu ce matin devant ma porte, auxquelles il a fallu nécessairement que j'aie parlé, après avoir entendu la plus hardie, qui portoit la parole pour toutes les autres, lesquelles n'avoient point osé la suivre, de crainte qu'on ne le trouvât mauvais, quoique, à ce qu'elle m'a dit, ces femmes, qui avoient vu périr une partie de leurs enfants, fussent peu en peine de leur propre. vie, à cause de la misère extrême qu'elles souffraient...

Si ces faits étaient purement accidentels, il n'y aurait qu'à les laisser dans la poussière des in-folio ; mais ils se représentaient à chaque disette, et Dieu sait si les disettes étaient nombreuses, grâce à l'épouvantail des accaparements. Ils nous permettent d'ailleurs d'étudier de près, dans la partie la plus difficile de son œuvre, un administrateur justement célèbre. La situation s'aggravant toujours, la surexcitation des populations devint telle qu'il fallut, chose inouïe depuis la mort de Mazarin, composer avec les révoltés. Sur l'avis de La Reynie, deux perturbateurs, que le chancelier voulait punir exemplairement, furent graciés, parce que le moment eût été mal choisi En même temps, il est vrai (25 septembre), un arrêt du parlement, basé sur les derniers troubles, défendit de s'assembler tumultuairement et de faire aucune violence aux boulangers sous peine de vie. Édit non moins insignifiant et inutile que tous ceux qui avaient précédé ! En 1662, Louis XIV avait fait fabriquer du pain qui devait être distribué à prix réduit : on recourut de nouveau à ce moyen extrême. On bâtit encore une fois des fours dans la cour du Louvre, et on y fit cuire cent mille livres de pain par jour, qui furent vendues deux sols la livre, moitié du prix d'achat, avec défense d'en acheter pour le revendre. Malgré les précautions, de graves désordres eurent lieu. Ainsi, le 28 octobre, une femme, que la curiosité avait attirée près du Louvre, périt étouffée. Son mari et son fils furent blessés. On peut juger par là des abus qu'une foule pareille devait occasionner. Un arrêt destiné à empêcher ces violences porte que beaucoup de personnes aisées profitaient du bas prix de ce pain pour en acheter le plus possible, et que les véritables pauvres perdaient ainsi leurs journées. Pour empêcher ce trafic, on fit distribuer le pain par les curés des paroisses, avec le concours de personnes charitables du quartier. Quinze jours après (14 novembre 1693), nouvel arrêt substituant les distributions d'argent à celles de pain. Au lieu de cent mille livres de pain par jour, les pauvres de Paris eurent 120.000 livres d'argent deux fois par semaine. Quelques mois s'écoulèrent, et l'on reconnut alors que, loin de parer aux difficultés, ces distributions n'avaient fait que les compliquer.' Les lettres de La Reynie à de Harlay — elles abondent, hélas ! sur ce triste chapitre — le prouvent suffisamment :

2 décembre 1893. — Tous les marchés ont été aujourd'hui si difficiles qu'il est, ce semble, impossible d'empêcher qu'il n'arrive quelque grand désordre, si les choses subsistent encore un peu de temps sur le même pied, car le concours et l'état du peuple qui paroît dans tous les marchés est tel qu'il n'est plus au pouvoir des officiers et de tous ceux qui concourent à maintenir la sûreté, de répondre qu'elle ne sera point troublée. La multitude renouvelle les menaces, et on y entend dire, sans qu'il soit possible d'y remédier, qu'il faut aller piller et saccager les riches. Le pain est enchéri en quelques marchés, et, aux autres, il a fallu faire de tels efforts que je ne sais s'il ne seroit pas mieux de laisser le soin qu'on essaye de prendre pour le soulagement du public que de continuer de le prendre très-inutilement  Presque tout le monde croit savoir qu'il y a des blés, qu'ils sont retenus, qu'il y a une espèce de conjuration sur cela, et que le temps presse ; mais j'ose dire que la malignité presque de tous ceux qui profitent à tenir le public en cet état est si grande qu'ils ne se mettent point en peine qu'il arrive du désordre...

Trois jours plus tard, le 5 décembre 1693, après avoir constaté que les boulangers de la campagne ne veulent plus venir à Paris parce qu'on leur vole le pain sur les chemins, dans les rues et dans les marchés, où ils sont continuellement exposés, La Reynie reconnait avec douleur qu'il faudroit un officier pour chaque boulanger pendant toute la vente de son pain, et que, par malheur, le concours du peuple met tous les boulangers en état d'être pillés. Il ajoute ensuite tristement : La plus grande partie de ce peuple ne sait en quoi l'équité et la proportion du blé au pain peut consister, et n'est pas en état d'acheter du pain, quand il seroit beaucoup au-dessous du prix où il est[5].

Ces sentiments témoignent de l'humanité du magistrat ; mais, dans les voies de la charité, le cœur n'est pas souvent le meilleur guide, et on ne saurait trop déplorer les récriminations constantes contre les gens soupçonnés d'avoir du blé chez eux. Non-seulement elles faisaient le vide sur les marchés, mais que de fois elles appelèrent d'injustes rigueurs sur d'honnêtes citoyens ! Au mois de mars 1694, un protestant fut signalé comme accapareur, et La Reynie reçut l'ordre de s'expliquer sur la convenance de le faire arrêter à cause de sa mauvaise conduite sur le fait des blés. Il le connaissait sans doute pour un homme de bien, car, saisi d'indignation à cette pensée, il répond qu'il regarde la mesure proposée comme odieuse, plus dangereuse même que le mal auquel on voulait porter remède[6]. Il eût été honorable pour La Reynie de protester jusqu'à la fin contre cette violence ; mais, la cour ayant insisté, il faiblit, et, l'esprit séduit par l'illusion commune, il finit par écrire que la détention de cet homme, dont on avoit saisi tous les papiers, ne laissoit pas de faire quelque exemple[7]. Singulier exemple en vérité, puisque vers la même époque (juin 1694), le setier de blé se vendit 57 livres ! Suivant l'usage invariable, le commissaire Delamare, principal agent de La Reynie dans ces affaires, rejetait le tort sur les fermiers qui, s'étant enrichis les années précédentes, n'avaient pas besoin de vendre les blés vieux qui leur restaient. Mais si, comme il le prétendait, les apparences de la récolte étaient favorables, ces fermiers auraient donc été bien sots de ne pas profiter de l'élévation des prix ! Le 27 juin, le prévôt de Paris et le lieutenant général furent invités à poursuivre ceux qui, par de faux bruits et des discours séditieux, avoient, la veille d'une récolte abondante, fait renchérir considérablement le blé à Paris et dans les marchés voisins. Quelques jours après, six commissaires au Châtelet se transportaient dans les provinces pour faire venir des blés à Paris et informer contre ceux qui en causaient la cherté. Suivant Delamare, qui visita la Bourgogne et la Champagne, ils trouvèrent partout, dans les fermes comme dans les villes, des blés vieux de plusieurs récoltes, qu'ils firent porter aux marchés les plus proches, où ils rétablirent ainsi l'abondance. Disait-il la vérité ? Ne pliait-il pas les faits dans le sens de ses préjugés ? Une lettre de La Reynie (23 juillet 1694) prouve que cette abondance, tant vantée dans les relations faites après coup, n'était rien moins que réelle[8]. On peut voir par vingt passages de sa correspondance quelle passion instinctive, irréfléchie, l'animait correspondance les marchands de blé. Un de ces marchands, le sieur Legendre, de Rouen, consentit à envoyer du blé à Paris ; mais il réclama sans doute des garanties, et il eut bien raison. C'est alors que, dompté enfin par l'évidence et par la force des choses, La Reynie écrivit à M. de Harlay cette lettre que les lieutenants généraux de police auraient dû faire imprimer en lettres d'or, mais qu'aucun d'eux ne connut probablement :

J'exécuterai l'ordre que vous me faites l'honneur de me donner à l'égard du blé du sieur Legendre, autant qu'il peut dépendre de moi... C'est là le cas où un bon marchand, qui n'est d'aucun complot ni d'aucune cabale, amenant sa marchandise à Paris, doit y avoir, ainsi que tous les autres en général, une entière et pleine liberté de la vendre et débiter à tel prix qu'il le peut et le plus avantageux pour lui, en observant les règles établies dans le lieu où il fait son commerce. La moindre contrainte au delà sera toujours vicieuse et d'un grand préjudice au public, car elle empêcheroit le bon effet qui lui doit revenir de la liberté de chaque marchand et de la liberté réciproque des acheteurs. Il est encore de l'intérêt public, ainsi que vous le jugez, aussi bien que de l'intérêt du marchand, qu'il vende promptement, afin qu'il revienne bientôt rapporter d'autre marchandise.

Sages et judicieuses réflexions pour les subalternes ; mais étaient-ils assez éclairés pour en profiter ? Pour sa part, le commissaire Delamare continua de voir partout des monopoleurs. Toutes leurs ruses étant découvertes, dit-il, ils furent obligés de rentrer dans l'ordre et la discipline d'un légitime commerce. Se figurant que les mesures auxquelles il se glorifie d'avoir pris part avaient ramené l'abondance  et les bas prix, Delamare ajoute naïvement : Par toutes ces diligences, le prix du blé tomba à Paris, dix jours après le départ des commissaires, de 54 livres le setier à 36, deux jours après à 32, dans la même semaine à, 28, et au bout d'un mois à 20 livres. Cette diminution continua toujours jusqu'à la Saint-Martin, que le plus beau blé ne se vendait plus que 15 et 16 livres, et ce fut ainsi que finit cette disette apparente et cette véritable cherté qui avoit duré près de deux ans.

Ce fut ainsi, ajouterai-je, et telle est la leçon à tirer de ce triste épisode, ce fut grâce à ces appréciations erronées et à cette malheureuse disposition à nier le mal et à persécuter ceux dont il aurait fallu au contraire stimuler les efforts, que de nouvelles disettes, plus cruelles que les précédentes, vinrent en 1698, en 1699 et surtout en 1709, mettre à une rude épreuve le successeur de La Reynie, et, ce qui était bien plus fâcheux encore, faire peser sur les populations affamées des misères que d'autres principes et d'autres errements leur auraient épargnées, du moins en partie.

 

 

 



[1] Un économiste contemporain, M. André Cochut, a signalé avec raison — Revue des deux mondes, du 15 août 1863 —, à propos de cette crise, les fautes de l'administration et les dangers des innombrables règlements soi-disant tutélaires qui entravaient l'industrie des marchands de blés et des boulangers sous l'ancien régime.

[2] Depping, Correspondance administrative, II, 631.

[3] Delamare, Traité de la police, II, 890.

[4] Depping, Correspondance administrative, II, 639.

[5] Depping, Correspondance administrative, II, 669.

[6] Depping, Correspondance administrative, II, 674.

[7] Depping, Correspondance administrative, II, 674, note.

[8] Depping, Correspondance administrative, II, 679.