LA POLICE SOUS LOUIS XIV

 

CHAPITRE IX. — LES GALÈRES.

 

 

Anciennes galères. — Les Vénitiens. — Situation des galères à l'avènement de Louis XIV. — Leur accroissement successif. — Condamnés aux travaux forcés à partir de Charles VII. — Recommandations de Colbert pour en augmenter le nombre. — Il n'est que trop bien secondé par les intendants et les magistrats. — On les recrute au moyen de mendiants, de révoltés, de prisonniers, de Russes et de Turcs achetés. — Les consuls du Levant disposent de leurs emplois à condition de fournir des galériens. — On en fait venir du Sénégal. — Des prisonniers Iroquois sont transportés en France et employés comme forçats. — Nécessité de les renvoyer. — Système des Bonnevoglies. — Il est abandonné. — La durée des peines augmentée arbitrairement par Henri IV. — Louis XIV et Colbert suivent ces tristes errements. — Des galériens à temps sont autorisés à se faire remplacer par des Turcs à vie. — Une visite à bord de la Réale. — Les protestants aux galères. — Elles sont supprimées au dix-huitième siècle, grâce à l'adoucissement des mœurs.

 

Des milliers de navires à plusieurs rangs de rames ont sillonné pendant une longue suite de siècles les eaux de la Méditerranée. Ils ont disparu, faisant place à des formes nouvelles, comme ces êtres d'un autre âge que recouvrent les couches superposées du globe. Mais, si la science moderne recompose par induction et pourtant avec une précision merveilleuse, les espèces primitives, ni les descriptions des écrivains contemporains, ni les médailles, ni les bas-reliefs de la Grèce et de Rome, n'ont permis jusqu'à ce jour de reconstruire avec la même sûreté les détails de la galère antique. Cependant, il y a quelques années, un savant archéologue français a fourni sur ce problème, objet d'anciennes et patientes recherches, des données nouvelles. Les essais de la trirème construite d'après ses plans ont réussi, car les rameurs ont pu voguer sur trois rangs de hauteur, résultat qu'on n'avait pas obtenu jusqu'ici[1]. Est-il certain que les anciennes trirèmes fonctionnassent exactement de la même manière ? C'est le point qui resterait à éclaircir.

Les galères modernes, imitées des anciens dans les principales dispositions, ont passé successivement par des transformations nombreuses. Dès le quinzième siècle, les Génois et les Vénitiens en construisaient d'une grandeur démesurée et d'un luxe que les autres puissances étaient incapables d'égaler. Deux cents ans plus tard, la Réale et la Patronne rivalisaient avec les plus belles constructions italiennes. Pendant plusieurs années, un sculpteur de génie, Pierre Puget, prodigua sur les galères royales les plus magnifiques ornements. Tout, jusqu'à la casaque rouge des galériens, y visait à l'effet, et les officiers qui les commandaient étaient choisis de préférence dans la plus ancienne noblesse. Bravant les vents contraires et le calme, pouvant au besoin s'aider de la voile, les galères parcouraient, dans les conditions de construction et d'équipages les meilleures, six milles — deux lieues — à l'heure. Hier, écrivait de Marseille à Colbert l'intendant Nicolas Arnoul, j'ai vu sortir les galères : il n'y a guère de cheval de poste qui allât plus vite ; la vogue étoit si égale et si juste, qu'une rame ne passoit pas l'autre. En résumé, cette marine remplissait alors, mais au prix d'embarras, d'inconvénients et de misères incalculables, le rôle que la marine à vapeur joue de nos jours avec des moyens d'action, une puissance et une précision qui n'admettent aucune comparaison.

Si grands que soient les perfectionnements apportés à l'art des constructions navales, l'habileté des maîtres charpentiers du seizième siècle excite la surprise. En revenant de Pologne pour prendre possession de la couronne de France, Henri III s'arrêta à Venise, où la sérénissime république lui procura le plaisir de voir bâtir une galère pendant le temps de sa visite à l'arsenal. Cent ans après, en 1679, Colbert en faisait monter une en huit heures sur les chantiers de Marseille. Un ambassadeur vénitien, Marino Giustiniano, nous apprend qu'en 1535 la France avait en mer trente galères, dont vingt-six en bon état, et que le service y était fait par des forçats. Le nombre en diminua dans la même proportion que celui des vaisseaux sous les règnes suivants, surtout pendant l'administration du cardinal Mazarin. Craignant que celles qui restaient dans les ports ne fussent hors de service, Colbert recommandait, le 16 octobre 1662, à l'intendant de Toulon, de faire tous les efforts imaginables pour en avoir six neuves et d'en acheter soit au grand-duc de Toscane, soit à la république de Gênes, si elles étaient aussi bonnes que celles de France. Il en faudra même, ajoutait-il, mettre deux autres sur les chantiers, parce que, outre qu'il arrivera tous les jours à Toulon de nouveaux forçats, l'on pourra peut-être prendre des esclaves turcs, ou en acheter à Malte ou ailleurs. Excitations aux intendants, envois de chaînes d'or aux maîtres charpentiers, encouragements de toute sorte, Colbert n'épargne rien pour organiser cette partie essentielle de la flotte. Quelques années plus tard, les vœux qu'il avait formés commençant à se réaliser, son contentement s'exhale avec une vivacité singulière dans une lettre à l'intendant : Vous me flattez un peu trop agréablement quand vous me dites que nous pourrons avoir dans peu vingt galères de gens de force et dix de liberté — c'est-à-dire composées th volontaires ou bonnevoglies —. Je vous avoue que mon esprit naturellement se porte davantage à diminuer ce qu'il a, pour le rendre certain, qu'à espérer ce qu'il n'a pas encore et ce qui est fort douteux. Travaillons à avoir quinze galères quand nous n'en avons que quatorze, et ensuite nous travaillerons à la seizième, et vous verrez que cette manière sera bien plus solide et plus certaine. En 1670, ce nombre s'étant encore accru, Colbert écrit à Arnoul que Sa Majesté estime nécessaire, à présent qu'elle a vingt galères armées, d'avoir une réale qui soit la plus belle qui ait été mise en mer. Plus tard encore, en 1677, Louis XIV compta jusqu'à trente galères dans sa flotte, et un document officiel, cité par un historien de Marseille, constate qu'il n'y en avait pas moins de quarante-deux à la fin du dix-septième siècle[2].

Mais il ne suffisait pas de voir les galères se multiplier, il fallait les pourvoir de l'équipage spécial qu'elles comportaient, et c'est ici que les difficultés de toute sorte apparaissent. — L'emploi des condamnés aux travaux forcés sur les galères semble remonter à Charles VII[3]. Un arrêt du parlement de 1522 défend aux juges d'église d'y condamner les clercs ; mais le premier édit connu, où la volonté du souverain sur ce point soit formellement affirmée, n'est que de 1544. Désireux de fortifier sa marine, François Ier informa les cours et parlements qu'ayant besoin d'un grand nombre de gens doués d'une force suffisante pour voguer à la rame, il avait fait conduire à Marseille, sous bonne garde, tous les vagabonds ayant mérité la mort ou autres individus condamnés corporellement pour quelque crime ou délit que ce fût, hors celui d'hérésie et de lèse-majesté[4]. L'exécution de cette ordonnance demeura vraisemblablement subordonnée aux circonstances, c'est-à-dire que la rigueur était plus ou moins grande suivant la quantité de forçats que réclamaient le service et le nombre de galères à équiper. — En même temps qu'il prescrivit d'en faire construire de nouvelles, Colbert adressa aux présidents des parlements (11 avril 1662) ces ordres, d'une précision significative : Le roi m'a commandé de vous écrire ces lignes de sa part pour vous dire que Sa Majesté désirant rétablir le corps de ses galères et en fortifier la chiourme par toutes sortes de moyens, son intention est que vous teniez la main à ce que votre compagnie y condamne le plus grand nombre de coupables qu'il se pourra, et que l'on convertisse même la peine de mort en celle des galères. Cet ordre devait évidemment faire condamner à la peine des galères un grand nombre d'individus passibles de la simple prison ; il est vrai qu'il était favorable à quelques accusés dont le crime entraînait la mort. Le premier président de Dijon eut à ce sujet un scrupule : il objecta que le parlement ne pourrait, sans des lettres spéciales, changer la peine de mort en celle des galères, c'est-à-dire descendre le châtiment d'un degré. La réponse était facile à prévoir et ne se fit pas attendre. Les lettres de Colbert ne contiennent pas tout ce qui se rattache au rôle des parlements dans cette question. On n'y trouve pas non plus le détail des autres expédients mis en usage pour augmenter le nombre des galériens. C'est surtout en parcourant la correspondance des premiers présidents et des intendants qu'on acquiert la preuve de la pression qui fut exercée ; pression malheureuse et dont les excès, quel que fût le but du gouvernement, causent une insurmontable tristesse[5]. Aux observations qui partaient de Paris pour réchauffer leur zèle, des présidents et des intendants répondirent que ce n'était pas leur faute si le nombre des forçats avait diminué, mais bien celle des agents qui les laissaient pourrir dans les cachots, au lieu de les expédier sur Marseille et Toulon, ou bien des conducteurs de chaînes, qui, par connivence ou défaut de surveillance, les laissaient s'évader en route. J'ai bien à présent dans mon département, écrivait à Colbert le 27 avril 1662 Claude Pellot, intendant du Poitou, vingt condamnés aux galères qui sont bons corps et vigoureux ; quand il vous plaira, vous ferez partir un commissaire avec une chaîne pour les prendre, et le plus tôt sera le meilleur, afin qu'ils ne dépérissent pas et que les juges soient plus disposés dorénavant à donner cette peine, quand ils verront que leurs prisons ne demeureront pas chargées de condamnés. En annonçant peu après la condamnation de cinq galériens, cet intendant — il fut ensuite nommé premier président à Rouen — ajoutait avec une placidité effrayante : Il n'a pas tenu à moi qu'il n'y en ait eu davantage, mais l'on n'est pas bien maitre des juges. Vers la même époque, le 18 août 1662, un avocat général au parlement de Toulouse, M. de Maniban, terminait une lettre relative à la condamnation de quarante-trois forçats par ces paroles textuelles : Nous devrions avoir confusion de si mal servir le roi en cette partie, vu la nécessité qu'il témoigne d'avoir des forçats.

On comprend sans peine que, grâce à de pareilles condescendances, la chiourme augmenta sensiblement. Un document de décembre 1676 la porte à 4.710 ; mais les galères étaient insatiables, et la mort y faisait d'affreux ravages. Pour combler les vides, l'intendant de Marseille avait suggéré à Colbert l'idée d'y envoyer les gens vagabonds et sans aveu. Le ministre résista cependant, par le motif qu'il n'y avait point d'ordonnance édictant cette peine, et qu'il faudrait établir de nouvelles lois. Plus tard, ces lois furent faites, et des individus qu'on ose à peine punir aujourd'hui, les mendiants récalcitrants, les contrebandiers, encombrèrent les bagnes. En 1662, une révolte —  nous en parlons plus loin — avait lieu dans le Boulonnais. On la réprima vigoureusement, et plus de quatre cents malheureux furent envoyés à Toulon ; mais la plupart, épuisés de fatigue par la longueur d'un voyage à travers la France entière, ne tardèrent pas à mourir. D'autres expédients réussirent mieux. Le duc de Savoie n'avait pas de galères ; on lui paya ses forçats. Des lettres patentes de Charles IX, du 7 octobre 1562, constatent la présence d'esclaves turcs sur les galères ; on en acheta, ainsi que des Russes — les Anglais en faisaient autant pour leur marine — et des nègres de Guinée, les meilleurs pour la rame. Sa Majesté, écrivait Colbert le 12 novembre 1676 à l'intendant des galères, estimant qu'un des meilleurs moyens d'augmenter le nombre de ses galères seroit de faire acheter à Constantinople des esclaves russiens qui s'y vendent ordinairement, veut qu'il s'informe des moyens d'en faire venir un bon nombre... Elle veut être informée du succès qu'aura eu l'affaire de Tanger pour l'achat des quatre-vingts Turcs qui étoient à vendre. Très-recherchés à cause de leur force, de leur insouciance, ces derniers se payaient de 400 à 450 livres ; mais, écrivait l'intendant, cette marchandise se vendoit argent comptant. Par représaille d'un usage odieux familier aux Espagnols, des prisonniers de guerre furent assimilés aux forçats et contraints de ramer sur les galères du roi. On voudrait pouvoir nier un fait plus affligeant encore, que les correspondances officielles ne permettent pas de révoquer en doute. Pour atteindre le but si ardemment désiré, on alla jusqu'à inféoder les consulats du Levant à ceux qui livreraient le plus grand nombre d'esclaves turcs. Un sieur Bonnet, consul à Candie en 1679, fut menacé dans son emploi. Prévenu à temps, il écrivit à l'intendant : Je m'oblige à fournir tous les ans cinquante Turcs à 340 livres l'un. Outre cela, j'en donnerai tous les ans dix autres en pur don, si on m'accorde à perpétuité la commission du consulat. Et le sieur Bonnet obtint ce qu'il demandait[6] ! De leur côté, les armateurs recherchaient les esclaves turcs ; mais le gouvernement s'alarma de cette concurrence, et le ministre de la marine écrivit au consul de France à Livourne, principalement chargé de ces achats : Je vous envoie l'ordonnance que vous m'avez demandée pour empêcher les François d'acheter des Turcs, afin de vous faciliter les moyens d'avoir à bon marché ceux que vous achèterez pour les galères du roi. Si la marine recherchait les esclaves turcs, il n'en était pas de même des nègres. L'intendant de Marseille en avait reçu du Sénégal cent quarante ; sur ce nombre, vingt-huit, arrivés malades, avaient été mis à l'hôpital. Je ne ferai pas mettre les autres à la chaîne, écrivit-il au ministre le 12 août 1679, de peur de les perdre tous dans le misérable état où ils sont. D'après un relevé officiel, une chiourme de deux cent soixante-quinze rameurs comprenait soixante Turcs et cinq à six nègres seulement. Malgré les soins intéressés que l'intendant prenait de ces derniers, le climat les décimait cruellement et on prit le parti de renvoyer ce qui en restait aux îles d'Amérique. C'était le moment où la France disputait le Canada aux peuplades indigènes. On eut l'idée, pour diminuer le nombre des Iroquois, d'employer sur les galères ces sauvages qui étaient, disait une lettre du roi au gouverneur, du 31 juillet 1684, forts et robustes. Louis XIV recommandait d'en prendre le plus possible et de les faire passer en France. Il était apparemment plus facile de tromper les Iroquois que de les capturer de vive force. Le gouverneur de la colonie, c'était alors le marquis Dénonville, colonel de dragons, attira les chefs de tribu dans un guet-apens, s'en empara et les envoya en France. Justement indignés, furieux, ceux qui restaient prirent les armes et firent aux Français une guerre d'extermination qui dura quatre ans, et à l'issue de laquelle le gouverneur fut obligé de leur promettre le retour des chefs qu'il avait si odieusement enlevés. Le 9 février 1689, Louis XIV donna ordre de renvoyer au Canada, suivant la demande du gouverneur, les Iroquois qui étoient aux galères. N'aurait-il pas mieux valu désavouer dès le début ce gouverneur, pour avoir ainsi compromis une colonisation déjà si difficile, et chercher d'autres moyens de recrutement ?

Il en existait un, en effet, et Colbert lui-même en avait pendant quelque temps recommandé l'usage à l'intendant des galères qui le trouvait très-praticable et mettait tout en œuvre pour le faire prévaloir. C'était de substituer, dans une certaine proportion, les rameurs volontaires ou bonnevoglies aux forçats. Les divers États maritimes de l'Italie avaient beaucoup de bonnevoglies, et ceux-ci, dans leurs engagements, contractaient l'obligation de se laisser enchaîner comme des forçats, supportant ainsi, dans les circonstances extraordinaires, des fatigues auxquelles des hommes non enchaînés ne se seraient pas pliés. En France, le gouvernement trouvait bien des bonnevoglies, mais ils ne consentaient pas à porter la chaîne, et il fallait, par suite, avoir pour eux des ménagements que les capitaines prétendaient incompatibles avec un bon service. D'un autre côté, la dépense effrayait Colbert, qui écrivait en 1669 à l'intendant : Je suis bien aise que vous trouviez facilement des bonnevoglies, mais il faut travailler à en diminuer la dépense, étant certain que si la solde que vous donnez continuoit, il seroit impossible de pouvoir faire cet établissement. L'année suivante, un des frères du ministre, Colbert de Maulevrier, qui venait de faire la campagne de Candie, le dissuada d'employer des bonnevoglies. Non-seulement, écrivait Colbert à l'intendant (10 janvier 1670), mon frère ne demeure pas d'accord que cet établissement puisse être aussi avantageux que vous le croyez, mais il soutient au contraire que l'on ne sauroit tirer beaucoup de service de galères qui ne sont composées que de gens de liberté, et qu'en fait de galères, il n'y a que les forçats qui puissent bien servir. Quelque temps après, le roi recommandait au comte de Vivonne d'examiner les moyens de faire des bonnevoglies de chaîne pour en introduire, s'il étoit possible, l'usage en France, comme en Italie, étant difficile que l'établissement des bonnevoglies puisse avoir autrement le succès que l'on s'en promet. Plus l'équipage des galères était soumis, dépendant, plus l'autorité des commandants était facile. Le comte de Vivonne partagea sans doute l'avis des capitaines et de Colbert de Maulevrier. Abandonné par eux, l'intendant Arnoul le fut aussi par le ministre, et le système en vertu duquel les galères ne devaient être montées que par des forçats et des esclaves triompha complètement.

Ce fut, si l'on examine la question au point de vue toujours supérieur des droits de l'humanité et de la justice, une grande faute qui a suffi pour jeter sur l'administration d'ailleurs si glorieuse de Colbert une ombre fâcheuse. La nécessité prétendue de n'avoir qu'une très-petite quantité de bonnevoglies, nécessité où il est à croire que la crainte de la dépense fut prépondérante, avait déjà donné lieu à bien des énormités : condamnations excessives afin de multiplier le nombre des galériens, aliénations de consulats moyennant des fournitures d'esclaves, prisonniers de guerre traités comme des forçats, enlèvement des Iroquois. Toutes ces iniquités furent dépassées par une iniquité plus grande, qu'on a peine à croire vraie, et qu'aucune excuse ne saurait couvrir. L'ordonnance de Blois de mars 1510 portait que les capitaines de galère ou autres devraient, sous peine de destitution, rendre la liberté aux hommes qui auraient fait leur temps. Cette injonction, aujourd'hui superflue, tant les notions de droit naturel se sont vulgarisées, fut dans la suite modifiée à plusieurs reprises de la manière la plus étrange. D'abord Charles IX imposa aux juges un minimum de condamnation fixé à dix années. Par lettres patentes du 6 juin 1606, un roi justement illustre, mais dont toutes les ordonnances n'ont pas également droit à nos éloges — si grand qu'on soit, on est toujours de son temps —, Henri IV, enjoignit au général des galères de retenir les forçats durant six ans, nonobstant que les arrêts fussent prononcés pour moins de temps. Louis XIII enfin renouvela la défense de condamner aux galères pour moins de six ans, se fondant sur cette raison singulière que les forçats ne faisaient presque rien les deux premières années, soit à cause des maladies, soit parce qu'ils n'étaient pas exercés à la rame. Ils n'étaient donc, pendant ces deux ans, d'aucune utilité, et, comme ils ne rendaient pas les services qu'on attendait d'eux, ce temps, disait-il, ne devait pas leur être compté.

Quelles étaient, à cet égard, les traditions administratives au moment où Colbert prit la direction de la marine ? Un document postérieur de quelques années va nous l'apprendre. On a vu l'ordre intimé en 1510 aux capitaines de libérer les forçats à l'expiration de leur temps, sous peine de révocation, et les excès de pouvoir qui avaient suivi. Après une mission prêchée en 1673 sur les galères, l'évêque de Marseille intervint doucement, timidement, de crainte d'indisposer et de manquer son but, en faveur de condamnés dont on avait doublé et triplé le temps. Un état officiel, dressé le 5 juillet 1674, des forçats invalides auxquels on crut devoir, par une grâce spéciale, accorder la liberté, montre tout à la fois le résultat de cette pieuse intercession et les usages du temps, en ce qui concernait la durée de la peine. Sur trente-quatre individus que comprenait l'état, huit avaient été condamnés, de 1652 à 1660, pour deux, quatre, cinq ou dix ans, et ils étaient encore aux galères en 1674 ! Trop exclusivement préoccupé, on peut le dire, de la nécessité de donner au plus tôt à la marine française un grand développement, Colbert avait donc continué, à l'égard des forçats, le régime de la détention arbitrairement prolongée, en vigueur avant lui. Enfin, sans les maladies dont ils étaient atteints et que l'état indique, les malheureux dont il s'agit n'auraient pas obtenu leur liberté. Un seul, estropié du bras droit, était renvoyé à l'expiration exacte de sa peine. Un second document officiel, du 4 août 1674, donne les noms de cent trois antres forçats, libérés aussi à titre d'invalides. Vingt d'entre eux avoient servi de quinze à vingt ans au-delà de leur condamnation. Vingt condamnés à vie étaient autorisés à se faire remplacer par des Turcs. Enfin la même autorisation était accordée — de quel nom qualifier une pareille faveur ? — à des condamnés à temps, reconnus invalides, qui avaient accompli leur peine, et qui — les lettres de quelques présidents de parlement justifient toutes les suppositions — ne l'avaient peut-être pas méritée. Cette violation des arrêts de la justice était-elle du moins l'effet d'une aberration momentanée, d'une force des choses exceptionnelle ? Hélas ! non, et cette excuse même n'existe pas. J'ai examiné, écrivait le 13 mars 1679 l'intendant des galères de Marseille, le registre de la chiourme pour vérifier en quel temps et par qui le nommé Reboul a été condamné. Il l'a été par le conseil de guerre du régiment des gardes en l'année 1660, pour cinq ans. Ainsi, comme il est demeuré quatorze ans en galère au-delà de son temps, sa liberté pourrait lui être accordée par grâce, si vous l'avez, Monseigneur, pour agréable. Puis, le 6 mai suivant : Le nommé Carreau a été condamné aux galères en l'année 1665 pour deux ans ; de sorte qu'il y a demeuré douze ans au-delà du temps porté par ladite condamnation.

Et cela se passait en France du vivant de Lamoignon et de Domat, dans le siècle des Pascal, des Bossuet, des La Bruyère !

Un autre ordre de faits attire ici l'attention. On vient de voir que les condamnés à vie, et ceux que le ministre retenait au-delà de leur temps sur les galères, étaient admis à se faire remplacer par des Turcs. Mais tous les galériens n'ayant pas 4 ou 500 livres en leur possession, cette facilité était illusoire pour le plus grand nombre. Je citerai parmi ceux qui ne purent en jouir le sieur de Blessis, ancien amant de la Voisin. Condamné pour suspicion par la chambre de l'Arsenal, il adressa à Louis XIV, après plusieurs années de bagne, un placet se terminant par ces mots : Denis Poculot, sieur de Blessis, forçat de la galère la Fidèle, et autrefois lieutenant du régiment de Picardie, qui a fait cinq ans de plus que ne portoit sa condamnation, et qui ne peut donner de l'argent pour sa liberté, n'en ayant point, comme en ayant beaucoup dépensé au service de Sa Majesté[7]. Ajoutons que les remplaçants turcs offraient des avantages précieux. Il ne s'est jamais vu de plus beaux hommes, écrivait avec un enthousiasme comique l'intendant Arnoul à Colbert, en lui annonçant l'arrivée de quarante esclaves du Levant ; ils avoient la gaieté dans le cœur et sur le visage. On connaissait bien la force, mais non la gaieté des Turcs. Naturellement les remplaçants devaient être plus vigoureux que les forçats auxquels ils étaient substitués. Mais ils ne les remplaçaient pas — quelle que fût la durée de la peine encourue — pour un temps déterminé ; l'esclave turc était galérien à perpétuité. Épuisé de bonne heure comme tous ses compagnons de chaîne, malgré sa vigueur, les épaules meurtries, quand ses forces commençaient à décliner, par le bâton du comite ou de l'argousin, il mourait de fatigue sur son banc, ou après quelques jours d'hôpital.

Il faut se représenter en effet par l'imagination cette vie des anciennes galères, si rebutante, si pénible, que beaucoup préféraient, au désespoir des intendants, se donner la mort ou se mutiler plutôt que de la supporter. Colbert, il est vrai, n'avait rien négligé pour l'améliorer au point de vue matériel ; mais, cela est triste à dire, son unique préoccupation était d'obtenir un meilleur service des condamnés et de faire durer leurs forces. Nourris de fèves à l'huile, d'un peu de lard et de pain noir, disait un voyageur de la fin du dix-septième siècle, rongés de vermine et de gale, n'ayant pour tout vêtement qu'un hoqueton large et court, sans bas, sans souliers, ils couchaient sur la dure, rivés les uns aux autres. Avait-on, pendant les manœuvres, besoin de silence, un bâillon en bois, qu'on leur faisait mettre dans la bouche, les empêchait de parler. Cependant il ne venait personne de marque à Marseille que l'intendant de l'arsenal ne le régalât d'une promenade sur la Réale. Ce jour-là, les forçats endossaient leur plus belle casaque rouge ; les banderoles, les flammes, les étendards, les pavillons de taffetas, sur lesquels les armes du souverain étaient brodées d'or et de soie, flottaient au vent ; les bancs d'arrière étaient recouverts de damas cramoisi, et une tente de même étoffe, garnie de franges et de crépines d'or, garantissait au besoin les visiteurs des ardeurs du soleil. Mais, la pitoyable chose, continue en son naïf langage, le voyageur que nous citons, à un signal donné, les forçats saluent monsieur l'intendant et ceux qu'il a amenés, en criant par trois fois tous ensemble : Hou ! hou ! hou ! comme si c'étoient des ours et non des hommes. J'omets d'autres détails ; ils soulèvent le cœur.

Se figure-t-on le dégoût que durent éprouver les protestants obligés de vivre au milieu de ces impuretés et de cette dégradation, lorsque, par suite de la révocation de l'édit de Nantes, ceux qui refusèrent d'abjurer et qui furent arrêtés dans leurs conciliabules ou en essayant de passer à l'étranger, eurent à subir la peine des galères ? Justement odieuse, par toutes les raisons qu'on vient de voir, aux condamnés d'un rang infime qui avaient forfait à l'honneur ou aux lois naturelles, une telle peine était monstrueuse pour d'honnêtes gens dont la conscience glorifiait les résistances, et l'on n'est plus étonné, en songeant à ce qu'ils avaient à souffrir, du nombre de suicides signalé par les intendants.

L'horreur du service des galères et des iniquités qu'il entraînait ne fit qu'augmenter et se propagea peu à peu à mesure que les idées philosophiques élaborées par le dix-huitième siècle germèrent dans les esprits. Déjà, au surplus, l'utilité des galères avait été bien diminuée par le perfectionnement de la manœuvre des bâtiments à voiles. N'osant plus s'aventurer en pleine mer, elles s'éloignaient à peine du littoral. En 1743, de quatre galères expédiées sur Tunis, une seule put y arriver. D'après un historien du port de Toulon, on ne retirait plus de ces bâtiments qu'un médiocre service, et on les jugeait inutiles ; mais on les gardait parce que quelques États de la Méditerranée en avaient encore[8]. Un rédacteur de l'Encyclopédie méthodique constate en outre qu'en 1786 on ne s'en servait plus depuis longtemps que pour les voyages des princes et autres personnes de distinction, ou pour la parade[9]. D'autre part, le recrutement des esclaves était devenu presque impossible, et il fallait quelquefois, en présence de démonstrations énergiques, rendre ceux qu'on avait achetés. C'est ainsi que l'esclavage disparaissait honteusement du sol français avant d'être rayé de la loi. Enfin, et c'est ici que l'influence des saines idées philosophiques se faisait surtout sentir, les tribunaux, dépendant de jour en jour plus de l'opinion et moins du ministre, cessèrent de condamner aux galères dans l'intérêt exclusif de la marine. Tandis que le personnel des forçats était, en 1676, de 4.710, il n'y en avait plus que 4.000 vers le milieu du siècle suivant, malgré l'augmentation sensible de la population et la quantité toujours croissante des faux-sauniers. Une ordonnance du 27 septembre 1748 les répartit entre les arsenaux de Toulon, de Rochefort et de Brest, en les affectant aux travaux les plus rudes du port. Grâce à Dieu et à la marche de la civilisation, l'institution des galères avait disparu. Quant à Colbert et à ses instructions sur le recrutement des forçats, on ne peut que répéter pour son excuse ce que nous disions tout à l'heure à propos de quelques édits de Henri IV : Si grand qu'on soit, on est toujours de son temps.

 

 

 



[1] Voir, au sujet de l'essai de reconstruction d'une ancienne trirème, par ordre de l'empereur, un curieux volume publié en 1861 sous ce titre : la Flotte de César, etc., par M. Jal, historiographe de la marine, auteur de l'Archéologie navale, et du Glossaire nautique. Cette trirème est conservée à l'arsenal de Cherbourg. On voit, dit-on, dans le Bosphore, de grands calques, à triple étage de rameurs, faisant le petit cabotage. N'est-ce pas là qu'on pourrait encore surprendre la tradition grecque ou romaine ?

[2] En 1696. — Histoire de Marseille, par Ruffi, II, 363.

[3] Étude sur la marine des galères, par M. Laforêt, Marseille, 1861, p. 67. — Dictionnaire des institutions et mœurs de la France, par M. Chéruel.

[4] Les galères de Louis XIV, par M. E. Gallien, Gazette des Tribunaux des 23, 27, 28 septembre, 4 et 16 octobre 1854. — Excellent travail, resté malheureusement inachevé.

[5] Voir à ce sujet : 1° Correspondance administrative sous Louis XIV, par Depping, Galères, p. 874 à 955 ; — 2° les articles cités plus haut de M. Gallien, dans la Gazette des Tribunaux ; — 3° enfin, l'Étude sur la marine des galères, de M. Laforêt.

[6] Étude sur la marine des galères, p. 94.

[7] Étude sur la marine des galères, p. 84.

[8] Guerres maritimes de la France : Port de Toulon, par Victor Brun, I, liv. XII.

[9] Dictionnaire de marine, II, verbo Galères.