LA POLICE SOUS LOUIS XIV

 

CHAPITRE VI. — LE CHEVALIER DE ROHAN.

 

 

Les procès politiques sous Louis XIV. — La noblesse de Normandie et de plusieurs autres provinces conspire en 1659 pour avoir les États généraux. — La conspiration est découverte. — On fait raser beaucoup de châteaux féodaux. — Exécution du marquis de Bonnesson. — Conspiration du protestant Roux de Marcilly. — Ses menaces de tuer Louis XIV. — Il est exécuté le 21 juin 1659. — Un autre conspirateur protestant, prenant le titre de comte de Sardan, s'engage avec l'Espagne à faire soulever plusieurs provinces. — Conspiration du chevalier de Rohan. — Sa jeunesse folle et dissipée ; ses prodigalités. — La Reynie est chargé de la direction du procès. — Détails à ce sujet. — Le chevalier de Rohan avoue, dans l'espoir que Louis XIV lui pardonnera. — Il est condamné. — Belle lettre que lui écrit une de ses maîtresses pour l'exhorter à bien mourir. — Circonstances de sa mort. — Un auditeur à la cour des comptes est condamné à mort pour n'avoir pas révélé un complot contre le roi. — D'autres complots sont encore formés, mais ils n'éclatent pas.

 

Si, aux prises avec les grandes difficultés économiques, La Reynie était, comme tant d'autres, écrasé par cette lourde tâche, il retrouvait sa vigueur morale dans 'les affaires qui ne réclamaient que le zèle et la vigilance du juge. Nous avons raconté le procès de la marquise de Brinvilliers, dont il n'eut à s'occuper qu'accidentellement. D'autres, des procès politiques, ou, comme on disait alors, pour crime de lèse-majesté, troublèrent par intervalles la longue quiétude du règne de Louis XIV. Dans quelques-uns, comme celui du chevalier de Rohan, La Reynie joua un rôle important, que sa correspondance éclaire d'un jour curieux et tout nouveau. Quelques détails sur les conspirations des premiers temps du règne feront encore mieux apprécier le caractère du tragique événement où l'intervention de La Reynie fut prépondérante.

Entourées, l'on s'en doute bien, d'un mystère impénétrable, la plupart des conspirations contre la personne ou l'autorité du roi s'éteignaient d'ordinaire dans les sombres profondeurs des prisons d'État. Quelquefois pourtant elles faisaient explosion et venaient finir en place de Grève. La première remonte à 1659. Se rappelant une promesse solennelle faite pendant la Fronde, à un moment où l'on avait besoin de son appui, la noblesse de Normandie, d'Anjou, de Poitou, rêvait la convocation des états généraux ; mais le péril était loin, et Mazarin avait complètement oublié les engagements de 1651. Pour ôter toute illusion à la noblesse, un arrêt du conseil du 23 juin 1658 avait interdit à tous gentilshommes et autres de faire aucune assemblée, sous peine de vie, sans permission du roi. On apprit cependant, l'année suivante, que des nobles de la Normandie et de plusieurs provinces se réunissaient secrètement. Pendant plusieurs mois, la correspondance de Colbert et de Mazarin roula sur cette révolte des gentilshommes. L'un des plus compromis était un marquis de Bonnesson, zélé huguenot, dont Colbert faisait activement épier les démarches. J'ai travaillé jusqu'à minuit à donner des ordres et à prendre les mesures justes pour arrêter Bonnesson, écrivait-il au cardinal le 1er septembre 1659. En signant cette dépêche à cinq heures du matin, l'on me donne avis qu'il vient d'être arrêté avec Laubarderie et Lézanville... Je ressens beaucoup de joie d'avoir réussi en cela, par la satisfaction que Votre Éminence en aura. Le marquis de Bonnesson avait dit, quand on se saisit de lui, que son emprisonnement étoit l'affaire de la noblesse et 'qu'on en entendroit parler. Quelques grands personnages, les comtes d'Harcourt, de Matignon et de Saint-Aignan, furent soupçonnés ; mais, pour ne pas donner à l'affaire trop de gravité, on résolut de ne pas les impliquer dans les poursuites. Cependant beaucoup d'accusés étaient parvenus à sortir du royaume. Traduits exceptionnellement devant le grand conseil, composé de maîtres des requêtes de l'hôtel, espèce de commission dévouée au ministre, ils furent condamnés à mort et exécutés en effigie à la Croix-du-Trahoir. En même temps, et c'était là le point essentiel pour la cour, on fit raser sans délai leurs châteaux et leurs bois, bien qu'aux termes des lois en vigueur, il eût fallu attendre cinq ans à partir du jour de leur condamnation ; mais l'occasion était bonne pour écraser la queue de la Fronde, et Colbert, en l'absence de Mazarin, ne la laissa pas échapper.

Restaient le marquis de Bonnesson et quelques autres. Après avoir fait traîner l'affaire en longueur et porté ses prétentions, disent les correspondances officielles, jusqu'à demander un avocat, Bonnesson fut condamné à mort et exécuté le 13 décembre 1659. Il a été assez fier en mourant, écrivit à Le Tellier le président de la commission, et n'a jamais voulu se convertir. C'est une affaire faite, qui auroit pu déjà finir il y a quelques jours ; mais messieurs du grand-conseil ont gardé toutes les formalités imaginables, lesquelles enfin ne doivent point être condamnées, puisque l'événement fait si bien paroitre l'intention droite des juges. Notons que ceux-ci avaient été menacés, s'ils ne voulaient pas en finir, d'être obligés de suivre la cour à Fontainebleau[1]. De son côté, Gui Patin écrivit : Le marquis de Bonnesson a eu la tête tranchée à la Croix-du-Trahoir ; il est mort huguenot, et n'a jamais voulu entendre le docteur de Sorbonne qui a voulu le convertir, afin qu'il mourût à la romaine. Il n'a point voulu être bandé. Je pense qu'il a été vu de tout Paris, car on l'a mené de la Bastille, dans une charrette fort élevée, jusqu'au lieu du supplice. Il avoit un livre entre ses mains, dans lequel il lisoit... D'après Gui Patin, autorité d'ailleurs fort suspecte et qui prenait ses nouvelles de toute main, le bruit courait parmi le peuple que Cromwell devait envoyer une armée au secours des conspirateurs ; et le nouvelliste de s'écrier naïvement : Bon Dieu quelle désolation il y eût eu en France ! Avec le marquis de Bonnesson s'éteignit le dernier souffle de ce qu'il pouvait y avoir eu d'aspirations honnêtes et libérales dans les premiers temps de la Fronde. Grâce aux folles ambitions du cardinal de Retz et des princes, et aux intrigues de quelques aventurières illustres, le pouvoir absolu était désormais si bien établi, qu'une révolution impitoyable, qui couvrit la France de ruines fécondes, était seule capable de le briser.

Une nouvelle exécution pour crime de lèse-majesté eut lieu à Paris dix ans après. En 1668, l'ambassadeur de France à Londres avait signalé l'arrivée en Angleterre d'un des sujets les plus malintentionnés du monde. Il s'agissait encore d'un protestant, Roux de Marcilly, né à Nîmes, qui, alléguant l'injustice des procédés du gouvernement à l'égard de ses coreligionnaires, n'avait imaginé rien de mieux, pour y mettre fin, que de tuer le roi. L'ambassadeur ajoutait que, caché dans un cabinet chez un ami où se trouvait Roux de Marcilly, il avait obtenu, à l'aide d'une série de questions concertées, les renseignements les plus complets sur les projets du conspirateur. Celui-ci, étant rentré en France pour les mettre à exécution, fut arrêté, jugé et condamné à mort. Le procureur du roi au Châtelet, qui avait soutenu l'accusation, écrivit à Colbert que, de l'avis de tous messieurs les conseillers, il n'y avoit point de supplice assez grand pour expier le crime dudit Roux de Marcilly, lequel étoit si foible que l'on n'avoit pu lui donner la question. Ce crime était, d'après les termes mêmes du jugement, d'avoir pris part à des négociations secrètes contre le service du roi et de l'État, et d'avoir tenu des discours pernicieux qui marquoient ses desseins abominables contre la sacrée personne de Sa Majesté. Roux de Marcilly fut exécuté le 21 juin 1669. Il avoua, dit le procès-verbal de son exécution, qu'il avoit tout fait pour susciter des ennemis au roi, qu'il mouroit dans la volonté de le persécuter jusqu'à l'extrémité, puisqu'il poussoit à outrance ceux de sa religion, et que, s'il étoit encore en état, il n'y auroit rien qu'il épargnât et qu'il ne fit contre cela[2].

Cinq ans plus tard, un aventurier du nom de Sardan s'engageait, avec le prince d'Orange et avec le roi d'Espagne, à faire soulever la Guienne, le Languedoc, le. Dauphiné et la Provence. Protestant comme Bonnesson et Roux de Marcilly, originaire du Languedoc ainsi que ce dernier, il débuta chez un de ses oncles greffier de la cour des aides de Montpellier ; nommé ensuite receveur des tailles au Puy, il avait été chargé d'accompagner des Fonds que les états de Languedoc envoyaient à Paris. Une fois dans la capitale, il dissipa cet argent, passa prudemment en Flandre, et fut condamné par contumace à la peine de mort[3]. Trois mois après, le 20 avril 1674, cet intrigant concluait avec le prince d'Orange un traité où il lui promettait de faire soulever quatre grandes provinces. Un autre traité, signé à Madrid le 23 juillet suivant, portait que ces provinces étaient écrasées d'impôts, que le gouvernement français avait supprimé les états de Guienne et de Dauphiné, énervé ceux de Provence et de Languedoc, réduit tous les parlements au silence, et que les habitants, représentés par diverses personnes, avaient résolu de demander la convocation des états généraux dans une ville libre. Le roi d'Espagne accordait en retour au comte de Sardan une pension annuelle de cent mille livres pour frais de premier soulèvement, un million pour chacune des années suivantes, et cent mille livres à un habitant de Bordeaux qui aiderait à s'emparer d'une place forte dans la province. Si les confédérés parvenaient à former un État particulier ou une république, le roi d'Espagne devait leur continuer sa protection, comme les rois de France avaient fait, disait le traité, à l'égard des États de Hollande, sous des prétextes moins justes. Enfin le prétendu comte de Sardan s'obligeait, en qualité de syndic général des confédérés du Languedoc et député de la confédération, à susciter sans délai, dans les montagnes des Cévennes et du Vivarais, un soulèvement de douze mille hommes pour surprendre les postes de la rivière du Rhône et des autres places de la province et des provinces voisines[4].

Par un hasard étrange, cette chimérique conspiration coïncida, et c'est sans doute ce qui donna tant de confiance au gouvernement espagnol, avec celle du chevalier de Rohan qu'il nous reste à raconter. L'importance de cette dernière affaire, le nom du principal accusé, le rôle que La Reynie joua dans ce procès[5] dont il eut la direction, en ont fait un événement historique, et le soin avec lequel les pièces principales ont été conservées permet d'en étudier les particularités aux sources mêmes. D'une des plus illustres familles du royaume, admis dans sa jeunesse aux jeux de Louis XIV, objet des faveurs des plus belles et des plus grandes dames, parmi lesquelles on nommait la duchesse de Mazarin, qu'il avait le premier enlevée à son mari, l'électrice de Bavière, et, s'il faut s'en rapporter aux bruits du temps, madame de Thianges et jusqu'à madame de Montespan, Louis de Rohan s'était fait comme à plaisir, par sa hauteur et ses dédains, des ennemis nombreux, implacables, en tête desquels figurait le roi. Vainement la princesse de Guéméné, sa mère, cherchait à l'arrêter dans ses folles prodigalités ; il n'écoutait rien, affectait un grand mépris de la cour et vendait successivement, pour se procurer quelques ressources, les charges qu'il y possédait. Il était réduit aux derniers expédients quand il tomba entre les mains d'un gentilhomme normand, George du Hamel, sieur de La Tréaumont, militaire réformé, perdu de dettes comme lui, ne rêvant qu'à refaire sa fortune. L'idée leur vint de faciliter à la Hollande et à l'Espagne une descente en Normandie, moyennant un million. Une dame de Villars, un chevalier de Préaux, son amant, étaient du complot et promettaient leur influence auprès de la noblesse normande, très-douteuse depuis la Fronde et fort mécontente en ce moment à cause de quelques nouveaux impôts. Les correspondances par la poste étant dangereuses, il fallait un émissaire. Un vieux professeur hollandais, Affinius van den Enden, retiré à Paris, où il avait fondé une institution, fut envoyé à Bruxelles pour s'entendre avec le général Monterey[6] sur la descente projetée par les Hollandais. Le 10 septembre 1674, van den Enden reprit le chemin de Paris, la tête pleine d'illusions ; mais, à peine arrivé à la barrière, il fut arrêté. Le chevalier de Rohan avait été fait prisonnier la veille en sortant de la chapelle de Versailles, et le lendemain La Tréaumont, alors à Rouen, fut surpris au lit. Blessé dans la lutte, il mourut dix-huit heures après, sans avoir fait le moindre aveu, mais laissant les papiers les plus compromettants.

Si ridicule que fût cette conspiration, Louis XIV, depuis longtemps outré contre le chevalier de Rohan, voulut qu'on la jugeât avec éclat. Une commission extraordinaire fut immédiatement formée, et deux maîtres des requêtes des plus habiles, de Bezons[7] et de Pomereu[8], eurent ordre d'instruire. Le roi, qui appréciait chaque jour davantage le lieutenant de police, lui confia l'emploi de procureur général de la commission. Le premier soin de La Reynie fut de circonscrire l'affaire, dans la crainte de l'éterniser et de manquer le but principal. Persuadée que la noblesse normande était de connivence avec les agitateurs, la cour n'avait rien épargné pour provoquer des révélations. De leur côté, quelques accusés, espérant s'abriter derrière des noms considérables, étaient tout disposés à entrer dans cette voie. Ainsi, van den Enden qui, pour sauver sa tête, s'acharnait contre le chevalier de Rohan, prétendit que le comte de Louvigny, propre frère du duc de Guiche, un des favoris du roi, avait dit que si quelqu'un remuoit en France, il ne seroit pas le troisième. Les noms du cardinal de Retz et du duc de Bouillon étaient aussi prononcés. En même temps, le fils du prince de Condé, Monsieur le Duc, fut signalé par van den Enden comme le premier mécontent et le plus grand murmurateur du royaume[9] ; mais Louis XIV, que la Reynie tenait au courant des moindres incidents, ordonna que ce nom ne parût pas au procès. Cependant plus de soixante personnes avaient été arrêtées, et l'affaire, surchargée de tant d'interrogatoires, avançait à peine. Effrayé du développement qu'elle avait pris malgré lui, La Reynie démontra par d'excellentes raisons les inconvénients de la marche suivie jusque-là. Je ne sais, écrivait-il à Colbert le 16 octobre 1674, s'il est bien à propos de faire le procès à tant de gens à la fois, de remplir ainsi les prisons, et si, au lieu de la justice que tout le monde attend de ceux qui se trouveront coupables et de la terreur qu'elle doit imprimer, on ne trouvera point quelque chose d'affreux dans cette multitude d'accusés et de criminels, et s'ils ne deviendront pas moins criminels au public par le nombre. Enfin, le 28 du même mois, il établissait, dans une note remise à Colbert, que, d'après tous les précédents et à raison de l'importance du procès, la commission devait être présidée par le chancelier en personne. Quant au nombre des juges, La Reynie rappelait plusieurs procès où il n'y en avait pas eu moins de quinze, et celui du maréchal de Marillac où ils avaient été jusqu'à vingt-deux. Non qu'il n'y eût des inconvénients ; mais, outre qu'il pourrait y en avoir davantage à se réduire au nombre précis, à cause des récusations et des maladies, la justice et l'extrême bonté du roi commandaient d'en user ainsi. Trois jours après, le 31 octobre 1674, un arrêt du conseil instituait une commission de dix-neuf membres[10] pour juger l'affaire du chevalier de Rohan.

Malheureusement pour lui, sa culpabilité n'était pas même douteuse. Deux de ses complices, van den Enden et de Préaux, le chargèrent à outrance. Le premier raconta les détails d'un voyage à Bruxelles, où il n'était allé, disait-il, que parce que le chevalier de Rohan l'avait menacé de mort. Il précisa le chiffre des pensions promises par le comte de Monterey : trente mille écus pour le chevalier, vingt mille pour La Tréaumont. Une note de M. de Monterey se terminait, dit van den Enden, par des félicitations à M. de Rohan, au sujet de la généreuse résolution qu'il avoit prise pour le bien public et le repos de l'Europe. Les révélations du chevalier de Préaux furent d'une autre nature. Se voyant perdu sans retour, il avoua que Rohan et La Tréaumont s'étaient souvent entretenus en sa présence de la possibilité d'enlever la reine et le dauphin pendant que le roi était à la tête de ses armées, qu'ils avaient composé ensemble les placards affichés en Normandie, où ils disaient aux nobles que, s'ils continuaient à tout endurer, le roi les traiterait comme en Turquie. Suivant lui, et ses déclarations étaient d'ailleurs confirmées par des projets de proclamations trouvés dans les papiers de La Tréaumont, le plan des conspirateurs était, après avoir renversé le gouvernement, de convoquer une chambre de la liberté, où tous les différends des gentilshommes seraient réglés sous la présidence du chevalier de Rohan, qu'ils comptaient bien faire investir par le peuple d'une autorité à peu près illimitée. Quand la noblesse sera à cheval, avait dit La Tréaumont, il faudra venir faire révolter Paris et demander les états généraux. Enfin le chevalier de Rohan aurait dit en se frottant les mains : Je mourrois content, si je pouvois une fois tirer l'épée contre le roi dans une bonne révolte.

Pressé de tous côtés, espérant fléchir Louis XIV par un aveu, Rohan se décida à parler. Après les plus grandes protestations d'attachement pour le roi, il dit que s'il avait proféré quelques plaintes contre lui, c'était en quelque sorte par un emportement de tendresse et pour ainsi dire de jalousie, comme un amant en auroit pour sa maîtresse, qu'il avait eu néanmoins le malheur de lui déplaire, et que, chaque fois qu'il avait demandé une grâce, il s'était vu refuser. Désespéré, l'idée lui était venue d'exploiter le mécontentement de la Normandie et d'envoyer van den Enden en Flandre, mais, ajoutait-il, sans prendre d'engagement et seulement pour voir ce que les Espagnols diroient. Ces aveux ne lui ayant, à sa grande surprise, servi de rien, il essaya plus tard d'en atténuer la portée. Vains efforts ! la conspiration était flagrante, et sa culpabilité, de même que celle du chevalier de Préaux, de madame de Villars et de van den Enden était avérée. Le droit de défense eût- il existé, les avocats les plus habiles ne les auraient pas fait absoudre[11]. La clémence royale pouvait leur faire grâce ; la justice devait sévir.

Une lettre de La Reynie à Colbert, du 26 novembre 1674, lui apprit qu'ils seraient condamnés, les trois premiers à avoir la tête tranchée, le dernier à être pendu devant la Bastille, de Préaux et van den Enden devant être préalablement soumis à la question. La Reynie aurait voulu qu'il en fût de même pour le chevalier de Rohan ; mais la chambre de l'Arsenal lui en épargna l'humiliation et les douleurs. La Reynie prévenait en outre Colbert que l'arrêt était ajourné au lendemain, afin que l'exécution  pût avoir lieu le même jour. Je vous supplie, ajoutait-il, de me faire savoir s'il y a quelque choix particulier à faire d'un confesseur pour M. de Rohan ; le père Bourdaloue n'en étoit pas encore satisfait à midi. A partir de cet instant jusqu'à la dernière heure, les lettres de La Reynie se succèdent. Le 27 novembre, à sept heures du matin, il écrit à un de ses agents : Faites-moi savoir par le sieur Desgrez tout ce qui se passera à la prononciation de l'arrêt, particulièrement à l'égard de M. de Rohan, et, s'il y a quelque chose d'important, écrivez-moi sur un morceau de papier, et mettez-le entre les mains du sieur Desgrez, que je ferai tenir à la Bastille pour cela. Il y a ici un courrier de Saint-Germain qui attend ce que je vous demande, et que je ferai partir sur-le-champ... Un contemporain a prétendu que Louis XIV aurait fait grâce au chevalier de Rohan, s'il n'eût craint de paraître céder à l'influence de Colbert, qu'on supposait s'y intéresser à cause de son gendre, le duc de Chevreuse, dont le chevalier de Rohan était parent[12]. Pour ôter tout prétexte aux commentaires, Colbert quitta la cour pendant quelques jours, et c'est à Seignelay que La Reynie adressa ses dernières lettres. Noble privilège du génie ! on essaya d'une représentation de Cinna ; mais Louis XIV demeura inflexible, alléguant, dit-on, qu'il s'agissait de la France, non de lui, et qu'il n'était pas libre de pardonner à des hommes qui avaient comploté avec l'étranger. Les ordres suprêmes furent donc donnés. Le 27 novembre, à dix heures du matin, La Reynie pré vint Seignelay que toutes les dispositions étaient prises, les troupes commandées, les chaînes des principales avenues aboutissant à la rue Saint-Antoine tendues. Il l'informait en même temps que le chevalier de Rohan, humble et courageux tout à la fois, avait communié avec de grands sentiments de piété, et que le père Bourdaloue était invité à ne rien négliger pour provoquer, au dernier moment, ses aveux concernant le crime d'État. La Reynie avait-il sur ce point une confiance absolue dans l'éloquent prédicateur ? On pourrait en douter, car il lui écrivit de nouveau à deux heures de l'après-midi, pour insister sur la nécessité de ces révélations, le suppliant d'employer tout ce que ses lumières et sa prudence lui pourraient inspirer dans une conjoncture si importante ; mais cette lettre ne put être remise. Une autre lettre annonçait à Seignelay que van den Enden, mis à la question, avait encore chargé le chevalier de Rohan, à qui il aurait ouï dire à plusieurs reprises : Si nous pouvions avoir le roi ! Enfin, à sept heures, La Reynie rendit compte de l'exécution. Rohan était mort en chrétien, avec une fermeté modeste, mais sans avoir pu prendre sur lui de regarder de sang-froid son dénonciateur. Pour éviter quelque récrimination violente, on mit, d'après La Reynie, ce misérable étranger dans un lieu séparé, et ce fut le seul, quoi qu'on en ait dit, qui mourut lâchement. Bien que le concours de la population eût été immense, l'exécution s'était faite au milieu d'un calme inusité. Revenant le lendemain sur les accusés qui restaient à juger, La Reynie conclut pour leur mise en liberté, en faisant observer que si l'arrêt n'en avait pas même parlé, c'était à raison de leur innocence présumée.

Ce sage conseil, qui honore le magistrat, prévalut sans doute, car aucun document ne mentionne des condamnations nouvelles se rattachant à l'affaire du chevalier de Rohan. D'autres complots marquèrent-ils cette période du grand règne[13] ? On peut l'affirmer hardiment, et d'ailleurs la certitude existe que des passions mauvaises continuèrent à fermenter. Ainsi, le 20 février 1682, un auditeur à la chambre des comptes dont il va être question dans le procès des poisons, Jean Maillard, fut condamné à, mort pour n'avoir pas révélé des projets criminels contre le roi. Sept années plus tard, le 4 octobre 1689, le marquis de Seignelay écrivait à la Reynie pour l'informer d'une conspiration contre Louis XIV et contre l'État. Il y a sept personnes, ajoutait-il[14], qui doivent être arrêtées et conduites à Vincennes, et comme il est important qu'elles n'aient aucune communication, le roi veut que vous y alliez vous-même pour faire préparer les logemens... Heureusement aucun de ces projets n'aboutit, et sauf quelques cas exceptionnels, comme dans les affaires de Bonnesson, de Roux de Marcilly et du chevalier de Rohan, ils restèrent le secret de la police. Ce règne, l'un des plus longs de nos annales, et qui eut aussi ses agitations, aujourd'hui trop oubliées, ne fut souillé par aucune tentative sérieuse d'assassinat. Les fureurs criminelles, qui ont, hélas ! réveillé tant de fois en sursaut la France du dix-neuvième siècle, s'arrêtèrent devant Louis XIV. Leur dernière explosion avait, il est vrai, été terrible, car en frappant dans la force de l'âge, le 14 mai 1610, le prince chez qui tant de fermeté et de courage, de bon sens et de grandes vues, s'unissaient aux plus vives qualités de l'esprit, le monstre du fanatisme avait fait à la France, au point de vue de son influence extérieure et de sa prospérité, une blessure que nulle autre n'égalera jamais.

 

 

 



[1] J'ai publié de nombreuses lettres sur cette affaire, très-peu connues jusqu'à ce jour, dans le premier volume des Lettres de Colbert, texte et appendice, année 1659 ; introduction, LXXXI.

[2] Bibl. imp., Mss. Mélanges Colbert. Lettres adressées à Colbert, juin 1689.

[3] Dans une supplique au parlement, de Marie Vosser, veuve du sieur de Saint-Laurent, ancien receveur général du clergé, il est question d'un nommé Paul Sardan, ancien receveur des tailles en Languedoc, qui, de 1667 à 1670, aurait été lié avec Godin de Sainte-Croix, amant de la marquise de Brinvilliers, et. Reich de Penautier, receveur général du clergé, compromis dans l'affaire de la Brinvilliers. Ce Sardan ne serait-il pas l'intrigant dont le prince d'Orange et le roi d'Espagne furent les dupes ?

[4] Dumont, Corps diplomatique, VII, 277. — Ces ridicules promesses d'un conspirateur besogneux n'eurent naturellement aucune suite, et l'on ne peut trop s'étonner que le cabinet espagnol les eût prises au sérieux. Quant à la France, elle ignora longtemps encore que ce traité, pourtant fort réel, eût été signé, et l'on voit par des lettres du chancelier Pontchartrain qu'on n'en soupçonna l'existence qu'en 1704, par une découverte tout à fait inattendue. Il y a apparence, écrivait-il le 23 juillet au lieutenant général de police d'Argenson, que ce traité peut avoir été fabriqué par un fripon du nom de Sardan qui étoit à Paris. C'est cet homme que nous voudrions bien trouver, et duquel le roi souhaite que vous fassiez toutes les perquisitions possibles. Dans une autre lettre, Pontchartrain parle du prétendu traité signé Paul de Sardan. — Depping, Correspondance administrative sous Louis XIV, II, 716, 811, 812. — Un moment sur la voie, le gouvernement français venait donc de s'égarer de nouveau.

[5] Bibl. imp., Mss. F. F. 7, 629. Procès criminel du chevalier de Rohan, 1 vol. in-fol. C'est la collection d'un grand nombre d'interrogatoires résumés par La Reynie, procureur général de la commission extraordinaire qui fut chargée de juger l'affaire. Il contient en outre beaucoup de lettres de La Reynie et diverses pièces émanées de la main des accusés.

La Bibliothèque impériale possède encore — fonds 500 Colbert, n° 26 — un manuscrit intitulé : Procès de Messire Louis de Rohan et de ses complices, 1 vol. in-fol. C'est la copie du procès-verbal officiel de tous les actes du procès.

Il y a enfin aux Archives de l'Empire, les interrogatoires originaux et diverses pièces ou lettres relatives à l'affaire du chevalier de Rohan.

J'ai raconté ailleurs avec détail — Trois drames historiques — la conspiration du chevalier de Rohan. Je traiterai particulièrement ici de la part que prit La Reynie à son procès.

[6] Le comte Zuniga de Monterey, gouverneur des Pays-Bas espagnols. — Seignelay, dans la relation de son voyage en Hollande, en parle assez avantageusement. — Voir Lettres de Colbert, III, 2e partie, p. 298.

[7] Louis Bazin, seigneur de Bezons, conseiller au parlement en 1666, maître des requêtes en 1674, intendant de Limoges (1678), d'Orléans (1681), puis de Lyon et de Bordeaux, conseiller d'État en 1691. Mort à Bordeaux le 9 août 1700.

[8] Auguste-Robert de Pomereu, seigneur de la Bretesche. Intendant à Moulins de 1661 à 1666, à Bourges et à Moulins réunis, de 1864 à 1666. Conseiller d'État, prévôt des marchands de 1676 à 1682, membre du conseil des finances en 1697. Mort le 7 octobre 1702, âgé de 72 ans.

[9] C'est de lui que Saint-Simon a dit : Fils dénaturé, cruel père, mari terrible, maitre détestable, pernicieux voisin, sans amitié, sans ami... uniquement propre à être son bourreau et le fléau des autres...

[10] Elle se composait, du lieutenant général de police, qui en était le procureur général ; du chancelier d'Aligre, désigné pour la présider ; de douze conseillers d'État ordinaires, Poncet, Boucherat, Laisné de la Marguerie, Bazin, de Bezons, Pussort, Voisin, Hotmann, Benard de Rezé, de Fieubet, Lefèvre de Caumartin et de Pomereu ; et de cinq maîtres des requêtes ordinaires de l'hôtel, Fortia, Ladvocat, Courtin, Goujon de Thuizy, Quentin de Richebourg.

[11] Une maîtresse du chevalier de Rohan, mademoiselle Renée-Maurice d'O de Villers, avait été arrêtée avec lui. Ne se faisant pas d'illusion, elle lui avait écrit, avant sa condamnation, la lettre suivante qui figure en original dans les pièces du procès, et qui est empreinte d'un remarquable cachet de tendresse et de grandeur : Si je vous connoissois moins de force d'esprit ou plus de frayeur de la mort, je prendrois de grands soins de vous y préparer peu à peu et de vous apprendre le peu d'espoir que vous devez avoir en la vie ; mais comme vous n'avez jamais rien craint, je ne pense pas que vous ayez peur de perdre une vie que vous avez tant de fois méprisée et dont vous devez regarder la perte plutôt comme un bien que comme un mal puisqu'elle vous délivre de force misères, qu'elle vous sauve de nouveaux crimes et qu'elle vous ouvre une voie de faire votre salut en offrant votre mort en sacrifice à Dieu, en expiation de vos fautes. Aussi bien êtes-vous une vraie victime que La Tréaumont a immolée à son ambition, du nom, de l'amitié et de la foiblesse duquel il a cruellement abusé. Commencez donc, monsieur, à recourir à Dieu, employez tous les momens qui vous restent à travailler à votre salut ; n'ayez plus que de l'horreur pour toutes les pernicieuses erreurs et les chimères que vous avoit mises en tète La Tréaumont et desquelles il avoit empoisonné votre esprit et votre cœur. le ne souhaite de vous inspirer en cela que les sentimens dont j'ai l'ame remplie, car, malgré la foibleue de mon sexe, je voudrais de tout mon cœur parottre criminelle à vos juges, afin de me délivrer d'une vie qui ne m'est que très-odieuse. Je vous assure que je n'en demanderois pas la prolongation à Dieu ni au roi ; mais je suis assez malheureuse pour que ma prison et mes ennemis n'aient pu ternir mon innocence. Aussi, monsieur, je me vois réduite à tramer mes chaînes autant qu'il plaira à Dieu, et si quelque chose m'empêche de murmurer contre mon sort, c'est qu'il me laisse la liberté de prier pour vous le reste de mes jours. Voilà de quoi vous devez titre certain comme vous devez l'être que personne n'étoit plus véritablement de vos amies et de vos très-humbles servantes que Renée-Maurice d'O. — Bibl. imp. S. F. n° 870, à la fin du volume.

[12] Bibl. imp. Mss. Fonds Bouhier, 43. Mélanges de M. Philibert de Lansarre, n° 307 et 493.

[13] L'histoire de la Bastille et des autres prisons d'État sous l'ancien régime est encore à faire, et la dispersion de leurs archives en 1789 rendra de travail difficile, incomplet. Cependant la bibliothèque de l'Arsenal possède des papiers provenant de la Bastille, qui n'ont pas encore été explorés. Les archives de l'Empire et celles de la préfecture de police fourniraient sans doute aussi des matériaux utiles. Enfin, il en existe, dit-on, de précieux à la bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg, si riche, par malheur, en documents originaux de source française.

[14] Archives de l'empire, Registres des secrétaires d'État, 1689.