LA POLICE SOUS LOUIS XIV

 

CHAPITRE II. — PREMIERS TEMPS DE LA REYNIE.

 

 

La police et les rues de Paris avant 1667. — Nicolas de La Reynie nommé lieutenant général de police. — Son portrait. — Ses débuts dans l'administration. — Rôle qu'il joue pendant la Fronde. — Devient intendant du duc d'Épernon. — Achète une charge de maitre des requêtes. — Ses premières mesures concernant la police de Paris. — Cherche à y établir l'ordre et la règle. — Absence de documents sur l'organisation ancienne. — Insolence et violence des laquais réprimées. — Pamphlets et libelles. — Détails à ce sujet. — Des libellis, des libraires, des relieurs et des colporteurs sont condamnés par La Reynie aux galères ou à la peine de mort. — Sévérité générale de la législation à cette époque. — La Reynie protège l'imprimerie.

 

On connaît les vers pleins de mouvement et de verve où Boileau décrit les bruits, les embarras et les dangers des rues de Paris en 1660, à l'aurore de ce règne qui devait, par ses grandeurs comme par ses fautes, mais surtout grâce à sa phalange d'incomparable écrivains, prendre une si large part dans l'histoire. Expression vive et juste des aspirations d'une société désireuse d'ordre, de paix intérieure, de sécurité, ce cri d'alarme du jeune poète ne fut perdu ni pour Louis XIV, ni pour Colbert, et en 1667 Nicolas de La Reynie était nommé lieutenant de police. La création de cette charge, qui répondait à un besoin public qui était confiée dès l'origine à des mains si habiles, fut pour la capitale du royaume, on peut le dire sans exagération, le point de départ d'une ère nouvelle. Un an auparavant, Colbert avait voulu remédier au défaut de sûreté et à l'insalubrité des rues ; mais ses réformes n'obtinrent pas l'assentiment général, et, comme il arrive souvent, ceux-là crièrent le plus qui devaient en profiter davantage. Après avoir constaté, à la date du 26 septembre 1666, qu'on tenait des conseils pour la police de Paris chez le chancelier, et que l'oncle de Colbert, le sévère Pussort, y avait la haute main, Olivier d'Ormesson exprimait la crainte que ce ne fût pour mettre Pussort en possession de la charge de lieutenant civil. Il ajoutait que des conseillers d'État faisoient nettoyer les rues, ôter toutes les pierres anciennes, ce qui faisoit murmurer le petit peuple. Olivier d'Ormesson, alors dans les mécontents pour la rancune qu'avait suscitée contre lui son indépendance dans le procès de Fouquet, n'ose pas convenir que le petit peuple avait bien tort de murmurer, les mesures dont il se plaignait ayant précisément pour but d'assainir les rues au milieu desquelles se passait sa vie. Il se trompait d'ailleurs en croyant que Colbert ménageait la place de lieutenant civil à son oncle. La rigidité, la dureté de Pussort auraient bientôt rendu odieux aux Parisiens le régulateur bourru, despotique, quoique très-droit et très-éclairé, du conseil d'État.

Dans une ville comptant déjà plus de cinq cent mille habitants, où les moyens de surveillance étaient encore si bornés, où s'élevaient chaque jour d'importantes questions de justice et de voirie, les attributions administratives et judiciaires du lieutenant civil du prévôt paraissaient excéder désormais la capacité et les forces d'un seul homme. Après l'empoisonnement du sieur Daubray par la marquise de Brinvilliers, sa fille, un édit du 15 mars 1667 dédoubla sa charge ; celle de lieutenant civil fut conservée, mais restreinte à un pouvoir uniquement judiciaire, et confiée à Antoine Daubray, qui devait avoir, trois ans après, le triste sort de son père. On créa en même temps un lieutenant pour la police, qui devint, quelques années plus tard, ce lieutenant général de police dont les attributions ont été maintenues à peu près intactes jusqu'en 1789. Plus considérables que celles du lieutenant civil, qui avait cependant la préséance sur lui, mais sans commandement, elles représenteraient assez bien celles dont le préfet de police était encore investi il y a quelques années, si le lieutenant général de police n'avait eu en outre le droit de juger sommairement les cas de flagrant délit n'entraînant aucune peine afflictive.

Au début d'une organisation dont le succès intéressait à un si haut point le gouvernement, il importait de confier les nouvelles fonctions à un homme doué de l'intelligence nécessaire pour en bien marquer les limites et d'une grande fermeté pour les faire respecter. Le corps des maîtres des requêtes de l'hôtel, distinct du conseil d'État, était en possession de fournir les intendants et les administrateurs pour les postes difficiles. Chargés de juger les procès des officiers de la couronne et des maisons royales, employés dans les bureaux de la chancellerie, rapporteurs des affaires sur lesquelles le conseil d'État avait à rendre des arrêts, remplaçant au besoin les présidents des sénéchaussées et des bailliages, envoyés enfin par les ministres en mission extraordinaire soit à l'intérieur, soit aux armées, les maîtres des requêtes de l'hôtel passaient par les fonctions les plus diverses et pouvaient y donner la mesure de leur capacité. L'institution était vénale comme toutes les fonctions administratives et judiciaires depuis François Ier ; mais, indépendamment du haut prix des offices, l'apaisement des guerres civiles et le rétablissement de l'ordre avaient permis d'apprécier sévèrement les garanties d'aptitude et de moralité. Les maîtres des requêtes comptaient dans leurs rangs, en 1667, un homme déjà remarqué par ses services, Nicolas de La Reynie, que Colbert avait voulu envoyer, l'année précédente, dans les ports du royaume pour réorganiser la juridiction des amirautés, entachée de mille abus. Cette mission, dont la durée devait être de plusieurs années, ayant été ajournée, Colbert, qui avait reconnu le mérite du jeune maître des requêtes, le proposa pour les fonctions de lieutenant de police. C'était sans contredit un coup de fortune pour celui que le tout-puissant ministre tirait ainsi de la foule, et qui allait attacher son nom aux mesures d'ordre, de police et de réformation intérieure qui marquèrent les glorieux débuts du règne ; mais ce choix ne fut pas moins heureux pour le gouvernement et pour les Parisiens, qui trouvèrent dans le nouveau magistrat un administrateur ferme et modéré, inflexible contre les vieux abus, vigilant, passionné parfois dans l'exercice de sa charge, évitant néanmoins le plus possible de faire du zèle dans une place où le zèle pouvait être si funeste, d'une intégrité enfin que les contemporains eux-mêmes ne suspectèrent pas.

Notre époque, si pauvre en beaux portraits habilement gravés, contraste avec le siècle de Louis XIV, qui nous en a légué un nombre prodigieux. Celui de messire Gabriel-Nicolas de La Reynie, conseiller du roy, maistre des requestes, peint par Pierre Mignard, son ami, a été admirablement buriné par van Schuppen. L'air du visage est sérieux sans être sombre, la physionomie ouverte ; pénétrant et scrutateur, est bien d'un magistrat ; les traits, nobles et réguliers, ont une nuance de hauteur, mais de hauteur gracieuse ; l'épaisseur de la lèvre et du menton annonce une volonté énergique[1]. En admettant que le peintre ait idéalisé son modèle, on est encore bien loin de cette tête de diable imaginée par la vindicative duchesse de Bouillon, et devenue traditionnelle, grâce à Voltaire[2]. L'homme que ce portrait représente était né le 25 mai 1625, à Limoges, d'une bonne famille de robe. Son père, Jean-Nicolas, sieur de Tralage et de La Reynie, exerçait la charge de conseiller du roi en la sénéchaussée et présidial de la ville. Élevé à Bordeaux, le jeune Nicolas s'y était, après ses études, établi comme avocat. Le 4 janvier 1645, il épousait, âgé de vingt ans, Antoinette des Barats, fille d'un avocat au parlement, à laquelle ses parents constituèrent une dot de 24.000 livres. Quant à lui, il eut de son père le fief de La Reynie, valant 200 livres de rente, dont il se hâta de prendre le nom, plus sonore et de meilleure figure que celui de Nicolas. A peine marié, il paraît avoir acheté une charge au présidial d'Angoulême. On le retrouve l'année suivante à Bordeaux, président de la sénéchaussée et siège présidial de Guienne[3]. Quand les troubles de la Fronde éclatèrent, La Reynie, qui avait pris sagement parti pour l'autorité royale, anima le présidial de son esprit et tint tête au parlement, tout dévoué au prince de Condé ; mais les rebelles eurent le dessus, et sa maison fut pillée. Dans cette extrémité, il se vit forcé de chercher un refuge chez le duc d'Épernon, gouverneur de la province, qui le présenta au roi, à la reine, et le fit son intendant[4]. Tels sont les rares détails que nous avons sur les commencements du jeune magistrat. Le duc d'Épernon était trop détesté dans la Guienne pour pouvoir y rester, même après la défaite des frondeurs. Appelé au gouvernement de la Bourgogne, il emmena avec lui La Reynie, qui, plein de résolution, désireux de parvenir, aspirait à montrer sa capacité sur une scène moins étroite. Au mois d'août 1657, d'Épernon, pour lui complaire, le recommandait au dispensateur de toutes les grâces, à Mazarin[5] ; mais la recommandation fut sans effet, et, bon gré, mal gré, La Reynie demeura attaché au gouverneur de Bourgogne jusqu'à sa mort. Il avait, s'il faut en croire un factum, écrit à l'occasion d'un procès de famille, grandement accru sa fortune par des spéculations commerciales, pendant son séjour à Bordeaux. Dès que la mort du duc d'Épernon lui eut rendu sa liberté (juillet 1661), il acheta une charge de maître des requêtes, qui ne lui coûta pas moins de 320.000 livres[6]. Placé désormais sur un théâtre où ses qualités pouvaient se produire, apprécié : par Colbert presque aussi puissant que l'avait été Mazarin, il ne pouvait tarder à voir s'offrir l'occasion que rarement la fortune refuse à ceux qui en sont dignes. Il avoit beaucoup d'esprit et de manège, dit le marquis de Sourches, grand prévôt de France ; il parloit peu et avoit un grand air de gravité[7]. Enfin son heure vint, et au lieu d'une intendance, visée ordinaire des maîtres des requêtes, qui, si importante qu'elle eût pu être, l'aurait relégué au fond d'une province, il obtint, à Paris même, la magistrature la plus considérable après celle de premier président et de procureur général du parlement, et se trouva ainsi du premier coup en rapports fréquents et secrets avec le roi. Si l'attente de l'ambitieux maître des requêtes avait été longue au gré de ses désirs, le dédommagement était proportionné, et dépassait sans doute ses prévisions.

L'édit du 15 mars 1667, qui avait réorganisé la police de Paris, traçait aussi exactement que possible la ligne de démarcation entre les fonctions du magistrat chargé de veiller à la sûreté publique et celles du lieutenant civil ; mais il ne suffisait pas, dans ces matières délicates où la sécurité des citoyens et le bon ordre de la capitale étaient directement engagés, de procéder à une répartition d'attributions plus ou moins bien étudiée ; il fallait voir à l' œuvre l'organisation nouvelle. Une lettre du 24 juin 1667 au chancelier Séguier, la première qu'on ait de La Reynie, montre son activité ferme et prudente. Après avoir informé le chancelier que les assemblées qui jusque-là s'étaient réunies pour s'occuper de la propreté des rues de Paris lui paraissaient désormais inutiles, il ajoutait : Nous faisons tous les jours quelque progrès dans les matières de police, et le bien qui peut en réussir est d'autant plus considérable qu'il se fait sans bruit et qu'il donne lieu à tous les habitants de cette ville d'espérer un fruit considérable de la bonté que le roi a eue de vouloir établir l'ordre et la règle dans Paris. L'ordre et la règle, tel fut le but invariable de La Reynie. Quelle était à cette époque l'organisation administrative de la police parisienne ? De quel personnel disposait le magistrat placé à sa tête ? La somme affectée à ce service était-elle considérable ? Autant de questions intéressantes que l'esprit se pose ; mais rien, dans les documents connus, ne permet de les résoudre, et il est bien à craindre que les pièces qui auraient fourni des indications à cet égard n'aient été détruites. Si l'on remonte au seizième siècle, on voit le guet des métiers organisé sur le pied d'une milice urbaine ; mais son insuffisance, sa faiblesse peut-être, ayant été constatée, on créa un guet royal composé d'abord de 20 sergents à pied et de 20 sergents à cheval, qui fonctionna concurremment avec celui des métiers. Une organisation pareille ne pouvait durer longtemps sans amener des conflits dangereux. Henri II décida que le guet royal porté à 272 hommes, dont 22 à cheval, serait seul chargé de veiller à la sûreté des Parisiens. Réduit, on ne sait pourquoi, par Charles IX, modifié sans doute encore après lui, ce corps fut augmenté par Colbert de 120 cavaliers et de 160 fantassins ; ces derniers prirent le nom d'archers du guet. Les auxiliaires du lieutenant général vers la fin du dix-septième siècle étaient des conseillers, des commissaires, —  des inspecteurs, des greffiers, des officiers gradués. Les derniers enfin dans la hiérarchie, mais les plus redoutables aux malfaiteurs, étaient les exempts chargés d'opérer les arrestations. Les budgets du temps ne donnent la dépense que pour un seul point, le pavage de Paris, dépense qui s'éleva à 137.000 livres la première année du ministère de Colbert, et qui, déclinant sans cesse depuis, était tombée, vingt ans après, à 50.000 livres.

Il serait difficile, sans entrer dans de trop minutieux détails, de mentionner toutes les mesures par lesquelles La Reynie justifia la confiance de Louis XIV et de Colbert ; on nous permettra de nous restreindre aux principales.

Deux déclarations, l'une de 1660 et l'autre de 1666, avaient interdit le port d'armes aux particuliers. Cependant les laquais et domestiques de grande maison continuaient de porter l'épée. La Reynie annonça, dès le début, l'intention de faire quitter l'épée aux valets et autres personnes capables de causer du désordre, de faire sortir de Paris les gens sans aveu qui pouvaient servir le roi dans ses armées, et de purger ainsi la ville de tous les vagabonds. Ces principes posés et nettement proclamés, il s'agissait de montrer qu'ils ne seraient pas lettre morte. Une occasion se présenta bientôt. Un laquais du duc de Roquelaure et un page de la duchesse de Chevreuse avaient battu et blessé un étudiant sur le Pont-Neuf[8]. Ils furent appréhendés, condamnés à être pendus, et exécutés sans miséricorde, malgré les plaintes de leurs maîtres, dont la dignité se prétendait offensée — tant les instincts féodaux étaient difficiles à refréner — par cette application du droit commun à leur domesticité. Deux ans après, le 5 juin 1669, La Reynie remettait en vigueur d'anciennes ordonnances défendant aux domestiques de quitter leurs maîtres sans congé, et aux maîtres de prendre des domestiques sans livret régulier. Si l'esprit de réglementation était en ce cas excessif, il témoigne du moins de l'état des mœurs. La violence et l'insolence des laquais de grande maison étaient tellement enracinées que, le 25 mars 1673, le lieutenant général de police dut leur défendre de nouveau de s'attrouper sous peine de la vie, et de porter des cannes ou bâtons sous peine de punition corporelle, indépendamment d'une amende de trois cents livres contre leurs maîtres. L'ordonnance était motivée sur ce que la défense d'avoir des bâtons, faite plusieurs fois aux laquais, et le châtiment exemplaire que quelques-uns avaient encouru, ne suffisaient pas pour empêcher un certain nombre d'entre eux d'en porter et de se livrer à des actes de brutalité intolérables sur les bourgeois, et même sur les personnes de qualité. Cependant le désordre continua, et l'on vit en 1682 les laquais commettre de nouvelles insolences envers de jeunes filles et des dames de la cour, à la porte des Tuileries[9]. Plus tard enfin, en 1693 et 1696, des ordonnances interdirent aux domestiques d'entrer dans les jardins des Tuileries et du Luxembourg, et il fallut encore leur réitérer la défense de porter des bâtons[10].

Après les crimes et les désordres de la rue, le soin de prévenir et de réprimer les pamphlets et libelles fut la partie la plus importante et la plus délicate des attributions de La Reynie, celle qui exigea de sa part, du premier au dernier jour de son administration, la surveillance la plus sévère. Malgré le, prestige et la force incontestables du gouvernement, l'esprit de la Fronde n'était pas éteint, et bien des germes d'opposition couvaient çà et là. La durée excessive du procès de Fouquet et les violences faites à quelques juges, les récriminations des grands financiers soumis à des restitutions qui s'élevaient pour quelques-uns à plusieurs millions de livres, la réduction arbitraire et spoliatrice des rentes de l'hôtel de ville, le mécontentement de la noblesse des provinces privée désormais de toute influence, la défaveur des protestants de jour en jour plus marquée, les querelles sans cesse renaissantes du jansénisme et la persécution contre Port-Royal, tels étaient les motifs principaux qui excitaient les malintentionnés de toute sorte et provoquaient de nombreux libelles. Ces causes d'irritation, Colbert aurait pu les atténuer par d'habiles ménagements ; mais, tout entier à la poursuite de ses desseins, fier des résultats déjà obtenus, il ne tenait à cette époque nul compte des résistances, et laissait à La Reynie le soin d'y mettre bon ordre. Celui-ci n'y épargna rien, et poussa souvent la répression jusqu'aux extrêmes limites. La lettre du 24 juin 1667 au chancelier nous le montre à l'œuvre, peu après sa nomination, avec ses impressions premières et personnelles. J'ai dressé, lui écrivait-il, un projet d'arrêt du conseil sur le fait de l'imprimerie et librairie, que j'ai estimé très-nécessaire de vous proposer pour des raisons marquées à la marge. J'en enverrai autant à M. Colbert, afin que, s'il a quelque pensée particulière, je puisse vous en rendre compte. J'ai recouvré depuis un livre intitulé : Réponses chrétiennes, du sieur de Vernant contre les évêques, qui se vend chez les Carmes des Billettes. Ce nouvel abus m'a confirmé dans l'opinion où j'étais sur l'article qui défend à toutes personnes autres que les libraires, de vendre des livres. La même lettre annonçait au chancelier qu'on venait de saisir un autre factum de huit pages imprimé à Bruxelles, le plus séditieux du monde ; que, selon toutes les apparences, quelque mauvais Français y avait travaillé, et que, du reste, on l'envoyait à la cour[11].

Un arrêt de 1666 avait autorisé, par exception, les officiers ordinaires à juger en dernier ressort ceux qui écrivoient des nouvelles et des gazettes. D'après quels principes ? sur quelles bases ? On l'ignore. Ce que l'on sait, par des preuves nombreuses, c'est la multiplicité des libelles. L'arrêt de 1666 n'avait été rendu que pour une année. Quatre ans après, La Reynie conseillait à Colbert de le remettre en vigueur et de faire savoir au procureur général Talon de quelle importance il étoit pour le service du roi et pour le bien de l'État de réprimer par les voies les plus rigoureuses la licence que l'on continuoit de se donner de semer dans le royaume et d'envoyer dans les pays étrangers des libelles manuscrits. C'était aussi l'avis de Colbert, qui ne demandait pas mieux que de faire punir sévèrement les auteurs et distributeurs de gazettes à la main et de libelles. Il y était porté tout à la fois par ses souvenirs de la Fronde et par ses dispositions naturelles ; les dénonciations ne manquaient point d'ailleurs pour exciter son zèle. Le 16 février 1665, un habitant de Toulouse l'avertissait de l'arrivée d'un poète, du nom de Boyer, qui débitait avec effronterie des satires contre le roi et le contrôleur général. Ne permettez pas, disait l'honnête anonyme, que ces petits fripons se raillent plus longtemps de leur roi ni de vous. Et il dénonçait du même coup le premier président de Lamoignon —  toujours suspect d'opposition  — pour avoir chez lui un autre satirique, nommé La Chapelle, qui poétisoit aussi[12]. Cependant ni les amendes, ni l'exil, ni la Bastille, n'imposaient silence aux libellistes. Le 23 avril 1670, La Reynie informait Colbert qu'il venait de faire arrêter plusieurs écrivains porteurs d'un très-grand nombre de pièces manuscrites, et en général de tout ce qui avoit été fait d'infâme et de méchant depuis quelques années. De son côté, le marquis de Seignelay stimulait sans cesse le lieutenant général de police, tantôt à l'occasion de chansons sur la régale et l'assemblée du clergé, où le père de la Chaise étoit nommé, tantôt sur un méchant livre qui parloit de Sa Majesté, tantôt sur un comédien nommé Aurélio qui parloit sur les affaires de Rome'[13]. Ces recommandations fréquentes prouvent que l'audace toujours croissante des pamphlétaires avait fini par inquiéter le gouvernement. Si encore la politique seule eût été matière à libelles ; mais les questions purement religieuses faisaient éclore une multitude de publications non moins vives, et les prêtres eux-mêmes n'étaient pas les moins ardents à la controverse. Le 21 avril 1683, Louis XIV autorisa La Reynie à juger plusieurs ecclésiastiques et libraires qui se mêloient de composer divers écrits et libelles diffamatoires contenant des maximes contraires au bien du service, au repos des sujets du roi, et attaquant l'honneur et la réputation de diverses personnes constituées en dignité. Nous savons par une lettre de Seignelay que deux des prévenus — l'un d'eux était aumônier de l'Hôtel-Dieu de Saint-Denis — furent condamnés aux galères[14]. La lettre se tait sur le sort d'un autre accusé, le sieur Lenoble, auteur d'un pamphlet mensuel intitulé : Les Travaux d'Hercule. Une autre lettre de La Reynie à Louvois au sujet de Bayle prouve que, chez le lieutenant de police, la passion politique n'étouffait pas les goûts littéraires. Le gouvernement avait cru devoir empêcher la distribution de quelques opuscules du hardi penseur. En prévenant Louvois des mesures prises à cet égard, La Reynie ajoutait : Sa lettre sur les comètes, sa critique de Calvin même et les Nouvelles de la république des lettres peuvent bien faire juger de son habileté ; mais la finesse et la délicatesse de ces mêmes écrits ne les rendent pas moins suspects, et, bien qu'il se soit beaucoup contraint dans son journal pour le faire recevoir en France, il n'a pu cependant si bien cacher sa mauvaise volonté et son dessein que M. le chancelier ne s'en soit aperçu[15]. Par malheur, les condamnations aux galères, châtiment déjà bien sévère, n'étaient pas toujours jugées suffisantes. Plus d'une fois le bûcher et la potence punirent des crimes qui, si détestables qu'ils pussent être, ne méritaient pas du moins cette atroce pénalité. Un avocat du temps, Antoine Bruneau, a consigné dans un journal, dont de rares fragments sont parvenus jusqu'à nous, quelques-unes de ces condamnations capitales. C'était sans doute, par une exception rare dans sa profession, un esprit très-peu libéral et très-inhumain ; la satisfaction naïve avec laquelle il enregistre ces rigueurs mérite néanmoins d'être notée. C'est un renseignement dont il faut tenir compte, et comme un jour ouvert sur l'opinion des contemporains.

Novembre 1694. — Le vendredi 19, sur les six heures du soir, par sentence de M. de La Reynie, lieutenant de police, au souverain, furent pendus à la Grève un compagnon imprimeur de chez la veuve. Charmot, rue de la Vieille-Bolacherie, nommé Rambault, de Lyon, et un garçon relieur de chez Bourdon, bedeau de la communauté des libraires, nommé Larcher, deux condamnés à être conduits aux galères, et sursis au jugement de cinq jusqu'après l'exécution, les deux pendus ayant eu la question ordinaire et extraordinaire pour avoir révélation des auteurs, pour avoir imprimé, relié, vendu et débité des libelles infâmes contre le roi, qui est, dit-on, son mariage avec madame de Maintenon, et l'Ombre de M. Scarron[16], qui étoit son mari, avec une planche gravée de la statue de la place des Victoires ; mais au lieu des quatre figures qui sont aux angles du piédestal, c'étoient quatre femmes qui tenoient le roi enchaîné, et les noms gravés : madame de La Vallière, madame de Fontanges, madame de Montespan et madame de Maintenon. Le graveur est en fuite. J'estime qu'on ne peut assez punir ces insolences contre le souverain, puisque, par les ordonnances, le moindre particulier est en droit de demander réparation des libelles diffamatoires qui seroient faits contre lui. On a trouvé des paquets de ce libelle jetés la nuit dans la rivière, entre le pont Notre-Dame et le Pont-au-Change.

Décembre. — Le lundi 20, le nommé Çhavance, garçon libraire, natif de Lyon, fut condamné, par sentence de M. de La Reynie, à être pendu et mis à la question pour l'affaire des livres mentionnés en novembre ; il eut la question et jasa, ac cusant des moines. La potence fut plantée à la Grève et la charrette menée au Châtelet. Survint un ordre de surseoir à l'exécution et au jugement de La Roque, autre accusé, fils d'un ministre de Vitré, et de Rouen, qui a fait la préface de ces impudens livres. On dit que Chavance est parent ou allié du père La Chaise, confesseur du roi, qui a obtenu la surséance...[17]

Plus on s'éloigne d'une époque, surtout quand la période intermédiaire s'appelle le dix-huitième siècle, plus il importe de tenir compte de la différence des milieux et de la modification des idées sur les points fondamentaux. Il serait donc tout à fait injuste d'imputer les condamnations capitales qui frappaient des imprimeurs et des libraires à La Reynie, simple instrument, subissant l'influence des passions de son temps, suffisamment attestées par les aveux de l'avocat Bruneau. Il faut considérer d'ailleurs la dureté d'un code criminel où la peine de mort apparaissait à chaque article. Sans doute, il eût été glorieux pour le roi et ses ministres de le modifier en ce qu'il avait d'extrême et d'antichrétien, et tel avait été, au moment de sa révision, l'avis de Lamoignon, qui lutta vainement contre les tendances rigoristes de Pussort et de Colbert. La résistance que les parlements opposèrent cent ans plus tard aux réformes les mieux fondées, doit encore nous rendre indulgents pour les choses et les hommes ; n'oublions pas enfin que, dans le champ de la législation criminelle, bien des problèmes restent à résoudre. Si La Reynie avait été naturellement dur et inhumain, ce sentiment aurait trouvé mille occasions de se faire jour dans ses nombreuses lettres, ainsi que cela est arrivé à Louvois, qui commande de sang-froid la fusillade des populations fidèles à leur culte, l'incendie des villes, l'extermination des habitants, et chez lequel la pensée des scènes les plus déchirantes, triste conséquence de ses ordres barbares, n'éveille jamais un mouvement de pitié. Au surplus, pendant que, dominé par les devoirs de sa charge, La Reynie se laissait aller à trop de sévérité dans la répression des excès de l'imprimerie, il protégeait efficacement les imprimeurs zélés pour le progrès de leur art. Le 19 novembre 1671, il écrivait à Colbert au sujet du sieur Vitré : Sa longue expérience et la connoissance qu'il a des causes qui ont maintenu ou détruit l'imprimerie dans le royaume, selon la diversité des temps, ne nous ont pas été d'un médiocre secours. Il proposait en conséquence d'augmenter sa pension, qui étoit médiocre, et d'allouer aux sieurs Thiéry et Petit, pour la belle impression de leurs livres, une gratification qui produirait un excellent effet. On redonnait là le bibliophile intelligent à qui la France doit la conservation des textes primitifs de Molière. Comme lieutenant général de police, La Reynie devait veiller à ce que les œuvres du poète subissent, quel que fût le généreux patronage dont le roi le couvrait, certaines corrections ; mais Je discret appréciateur de Bayle, l'amateur de livres, le curieux, conservait précieusement pour lui seul les textes originaux, et c'est grâce à son exemplaire, heureusement parvenu jusqu'à nous, qu'on possède dans leur pureté native la pensée et la forme même du grand peintre de l'humanité[18].

 

 

 



[1] L'original de ce portrait, parfaitement conservé, appartient à M. Octave de Rochebrune, à Fontenay — Vendée —, par héritage de la succession du fils de La Reynie. — Lettres écrites de la Vendée, par Fillon, p. 69.)

[2] Siècle de Louis XIV, chap. XXVI.

[3] Bibl. imp. Mss. Cabinet des titres. Famille Nicolas. Mémoire imprimé ; Paris, 1742.

[4] Mercure galant, juin 1709.

[5] Archives des affaires étrangères, France, vol. 162.

[6] Bibl. imp. Mss. cabinet des titres.

[7] Mémoires secrets et inédits de la cour de France sur la fin du règne de Louis XIV, à la date du 30 janvier 1685. — Il y a dans ce passage quelques inexactitudes sur les commencements de La Reynie. Rien n'est plus commun que les erreurs de ce genre chez les contemporains.

[8] De la sûreté publique dans la ville de Paris, par M. Basset, Moniteur du 2 septembre 1858.

[9] Bibl. imp. Mss. F. F. 10, 245. Lettres historiques et anecdotiques, juin 1682.

[10] Bibl. imp. Mss. S. F. 2, 370-27. Police de Paris de 1667 à 1613, IX. — Depping, Correspondance administrative sous Louis XIV, Introduction, XLI.

[11] Bibl. imp. Mss. S. F. 709-43, page 51, lettre autographe.

[12] Depping, Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, t. II, 555.

[13] Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, t. II, 188, 561, 571, 573, 579. — Voici le passage sur Aurélio :

Sa Majesté m'a ordonné de vous écrire de faire observer Aurélio, comédien, afin que s'il parle mal, comme on dit, des affaires de Rome, vous le fassiez arrêter. C'était sans doute au sujet de l'interminable affaire dite des franchises. Six mois auparavant, le 4 juin 1687, Bussy-Rabutin écrivait très-justement à ce sujet : Les franchises sont odieuses quand elles vont à rendre les crimes impunis. Il est de la gloire d'un grand pape de réformer cet abus, et même de celle d'un grand roi de ne pas s'en plaindre.

[14] Arch. de l'Empire, Registres des secrétaires d'État, 10 mai 1683.

[15] Dépôt de la guerre, n° 725 ; 22 mars 1685.

[16] Il existe un pamphlet intitulé : Scarron apparu à madame de Maintenon, et les reproches qu'il lui fait sur ses amours ; Cologne, Jean Le Blanc, 1694, in-12 de trente-six pages, y compris la gravure. — C'est sûrement de celui-là qu'il s'agissait.

[17] Bulletin du bibliophile, 2e série, p. 331.

[18] Cet exemplaire était devenu, après bien des pérégrinations, la propriété d'un bibliophile distingué, N. Armand Bertin ; il appartient aujourd'hui à M. le comte de Montalivet.