JACQUES CŒUR ET CHARLES VII - OU LA FRANCE AU XVe SIÈCLE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE II.

 

 

La France à l'avènement de Charles VII. — Portrait de ce roi. — Ses habitudes, temps qu'il donnait au travail. — Organisation de son Conseil. — Mauvais état de ses finances pendant une grande partie de son règne. — Appréciation de son caractère par divers auteurs contemporains. — Luttes de ses favoris. — Le président Louvet, Pierre de Giac, Lecamus de Beaulieu, La Trémouille. — Portraits du connétable de Richemont et de Dunois, bâtard d'Orléans. — Les frères Chabannes. — Détails concernant La Hire et Xaintrailles. — Jean et Gaspard Bureau, grands maîtres de l'artillerie. — Martin Gouge, Regnauld de Chartres, Guillaume Cousinot, Étienne Chevalier, Jean Dauvet, le comte du Maine. — Influence qu'exerce la bourgeoisie dans le Conseil de Charles VII.

 

Aucun règne n'eut de plus tristes commencements que celui de Charles VII. Les Anglais maîtres de Paris et d'une grande partie du littoral, grâce surtout à l'inimitié si longtemps implacable du duc de Bourgogne qui faisait cause commune avec eux ; les quelques provinces qui avaient reconnu le nouveau roi ravagées dans tous les sens, moins encore par les Anglais et les Bourguignons, dans leurs irruptions, quel par les hommes d'armes, leurs chefs en tête, qui valent la bannière de Charles VII ; les paysans enlevés et décimés comme du bétail, lorsqu'ils ne pouvaient payer à ceux-là même qui avaient mission de les défendre une rançon la Plupart du temps impossible ; d'immenses étendues de pays couvertes de ronces ; nulle part enfin, sauf dans quelques villes protégées par leurs murailles, trace d'administration ou d'autorité. Avec cela, un roi de vingt ans dont l'absence d'énergie et de caractère fut le défaut dominant pendant la première partie de sa vie, et que l'on savait plongé dans ces excès où la raison de son père s'était, disait-on, perdue. Cependant ce roi, sur qui pesait en outre le fatal souvenir des représailles de Montereau, est celui sous lequel la France, par un glorieux effort, rejeta de son sein les garnisons anglaises. Grâce aux règlements trop peu connus qu'on lui doit, à sa politique habile et ferme, on voit peu à peu disparaître les décombres que le malheur des temps avait laissé s'accumuler de toutes parts. A la même époque, plusieurs procès éclatants apprennent aux princes du sang et aux grands barons qu'il leur faudra désormais compter avec le roi, c'est-à-dire avec la loi. Une armée régulière remplace enfin les bandes indisciplinées ; à la vérité, l'impôt se trouve par suite augmenté, mais il est assis sur des bases relative-meut équitables. De belles ordonnances sur l'administration de la justice et de la police, sur la comptabilité, financière, sur les monnaies et les Mines ; de puissants efforts, que le succès couronna, pour arrêter un nouveau schisme dont l'Église était affligée ; de prudentes limites imposées au pouvoir des papes en ce qui touchait leurs rapports avec le temporel du royaume, tels furent encore les principaux actes de ce règne. Comment ces choses s'accomplirent-elles sous un prince si longtemps gouverné par des favoris qu'il laissait, égorger sous ses yeux ? qui, dans son inexcusable apathie, se rendit en quelque sorte complice des juges de Jeanne Pare en ne tentant aucun effort pour la sauver ? qui scandalisait ses contemporains en leur donnant le spectacle des mœurs les plus dissolues qu'un roi dé France ait jamais affichées ? C'est ce qu'il importe d'examiner.

Les contemporains même de Charles VII l'avaient, de son vivant, surnommé le Bien-Servi. Jamais, en effet, même sous Louis XIV, la royauté n'a eu à son service, dans un temps donné, autant de vaillants capitaines, de ministres et de diplomates habiles que sous Charles VII. Le principal secret de la force de ce prince et des résultats qu'il obtint, au moins pendant la première partie de son règne, est là. Au nombre des personnages historiques qui se groupent autour de lui, quelques-uns sont devenus populaires ; tels sont Jeanne Darc, Dunois, La Hire, Xaintrailles, le connétable de Richemond, Jacques Cœur, les frères Bureau. D'autres ont jeté moins d'éclat, et il en est, dans le nombre, qui sont aujourd'hui presque inconnus ; mais leur heureuse influence apparaît fréquemment lorsqu'on étudie de près les différents événements de ce règne, les grandes négociations que ses diplomates ont menées à bonne fin, les monuments qu'il a laissés de sa législation.

Les chroniqueurs contemporains représentent Charles VII avec une physionomie gracieuse et ouverte. D'une taille ordinaire, il ne manquait pourtant pas d'élégance lorsqu'il était vêtu de la toge ou habit long, que l'on portait encore alors ; mais lorsque, obéissant aux lois de la mode, il s'habillait en veste de couleur verte qu'il affectionnait, ce qui lui arrivait fréquemment, ses jambes courtes et mal tournées, ses genoux, fort gros le rendaient presque difforme[1]. Solitaire estoit, dit un écrivain anonyme qui parait avoir fait partie de sa cour[2], vivant sobrement, aymant joyeuseté. Son jeu estoit aux eschecs ou à tirer de l'arbalète ; son serment, sainct Jean ! sainct Jean ! Il prenoit ordinairement chaque jour deux repas seulement ; il parloit et buvoit peu. Il oyoit tous les jours trois messes, c'est à sçavoir une grande messe courte et deux basses messes, et disoit ses heures chaque jour sans y faillire. On a la preuve que, lorsqu'il se trouvait à Poitiers, il assistait, avec la chape, aux offices de l'église collégiale de Saint-Hilaire, dont le chapitre le comptait parmi ses membres[3], et il en était sans doute de même dans d'autres villes. Il se levait matin et mangeait seul, excepté les jours de fêtes solennelles, où il admettait à sa table un prince du sang et un évêque ou un abbé, et, dès que l'on commençait à servir, tous les courtisans se retiraient[4].

Un autre chroniqueur, dévoué au duc de Bourgogne et qui n'avait aucun intérêt à flatter Charles VII, a tracé de lui le portrait suivant : Cestuy Charles septiesme, à proprement le descripre au vif selon que nature y avoit ouvré, pas n'estoit des plus espéciaulx de son œuvre, car moult estoit linge (sic) et de corpulence maigre. Avoit feble fondacion et estrange marce, sans porcion ; visage avoit blesme[5], mais spécietilx assez, parolle belle et bien agréable et subtille, non de plus haulte oye. En luy logeait ung très-beau et gracieux maintien. Néantmoins, aucuns, vices soutenoit, souverainement trois : C'estoit muableté, diffidence, et au plus dur et le plus, c'estoit envye pour la tierce... Il a esté dit que moult estoit de condition muable ce roy, dont, à cause de tel accident, ils escheurent aussi fréquentes et diverses mutacions autour de sa personne ; car, avoit de condicion qu'en terme de temps, quand on s'estoit bien haut eslevé emprès ly jusques au sommet de la roc, lors s'en commençoit à esnuyer, dont, à la première occasion que pouvoit trouver aulcunement apparence, voulontiers le renversa de hault à bas. Clerement percevoit que, en diverses gens y a diverses proprietez et plus en deux que ung, et en dix que en trois. Finablement, ly qui estoit renouvellant voulontiers et assavouroit le fruit que ne povoit traire, en devint si duit que, de toutes qualités en quoy hommes pouvoient servir, il en tira à luv les plus excellents, et, selon leur vocacion, chascun en son estat, les employa à utilité telle qui leur séoit : l'ung à la guerre, l'aultre aux finances, l'aultre au conseil, l'aultre à l'artillerie. Dont enfin, par la grant distincte cognoissance qu'avoit des uns et des aultres, sur toutes choses avoit son regard également sur les fautes aussi comme sur les vertus, et l'estat, entour de lv, devint à estre si dangereux, que nul, tant feust grant, povoit cognoistre à peine là où il en estoit, et se tint ferme chascun en son pas deu, de peur que, du premier mespris que feroit, ne fut pris à pied levé...

Donna cours à justice qui, paravant, y avoit esté morte longtemps ; fist cesser les tyrannies et exactions de gens d'armes aussi admirablement que par miracle ; fist d'une infinité de murtriers et de larrons, sur te tour d'une main, gens résolus et de vie honneste ; mist bois et foretz murtrières, passages assurez ; toutes voies segures, toutes villes paisibles, toutes tracions de son réaume tranquilles. Corrigeoit les mauvais et les bons honoroit ; piteux étoit toutes voies de sang humain et se délibéroit en vis. Tenoit heures limitées pour servir Dieu et ne les rompoit pour nul accident ; mectoit jours et heures de besoignier à toutes conditions d'hommes, lesquelles infailliblement voloit estre observées, et besognoit de personne à personne distinctement à chascun ; une heure avecques clercs, une aultre avecques nobles, une aultre avecques estrangiers, une aultre avecques gens mécaniques, armeuriers, voulentiers, bombardiers ; et, sur les gens, avoit souvenance de leurs cas et de leur jour estably. Nul ne les osoit prévenir. Avoit merveilleuse industrie, vive et fresche mémoire ; estoit historien grant, beau racompteur, bon latiniste et bien saige en conseil[6].

Un annaliste du quinzième siècle confirme quelques-uns de ces détails sur Charles VII. Il estoit, dit-il, moult bel prince et biau parleur à toutes personnes et estoit piteux envers povres gens. Mais il ne s'armoit mie volontiers et n'avoit point chier la guerre, s'il s'en eust pu passer[7]. Or, ce roi qui n'aimait pas la guerre fut obligé de la faire, pendant plus de trente ans.

La défiance de Charles VII pour les avis de son conseil, le soin qu'il prenait de le consulter en toutes choses sont constatés, on le voit, par des écrivains contemporains. Convaincu que la première règle des affaires, c'est l'ordre, Charles VII avait, assigné à chacun des jours de la semaine son emploi spécial. Le lundi, le mardi et le jeudi, il travaillait avec le chancelier et expédiait toutes les réclamations relatives à la justice. Il voulait d'ailleurs qu'elle fût administrée promptement an pauvre comme au riche, au petit comme au grand. Il défendait absolument le trafic des charges de magistrature, et, toutes les fois qu'un office venait à vaquer dans un parlement, il n'y nommait que sur les présentations de la Cour. Le mercredi, il entendait d'abord les maréchaux, capitaines et autres gens de guerre. Il y avait le même jour Conseil pour les finances, indépendamment d'un autre Conseil qui se tenait aussi pour cet objet le vendredi. La guerre étant toujours subordonnée aux moyens qu'on avait de la faire, les gens de guerre et les gens des finances assistaient d'ordinaire aux mêmes Conseils. Et aucune fois, ajoute le chroniqueur, il prenoit le jeudy ou partie du jour pour sa plaisance[8]. Plus explicite à ce sujet, le chroniqueur bourguignon dit, dans le portrait dont on a vu des extraits : Avoit ses jours de récréacion aussi avec femmes, par lesquelles il devoya plus que assez et fut exemple de grant mal et de grant playe en son temps. De nombreux témoignages viendront plus tard s'ajouter à ceux-là.

En ce qui concerne l'administration de ses finances, Charles VII s'en occupa toute sa vie avec un soin particulier. Non-seulement il signait de sa main les rôles des receveurs généraux, mais encore il se faisait rendre compte de tout ce qui se rattachait l'assiette et à la perception de l'impôt. Dans un pays ravagé et appauvri comme l'était la France à cette époque, la pénurie à peu près constante du trésor dut être une des plus fréquentes préoccupations de la royauté. Ou était loin des temps où, grâce à la sagesse et à la prévoyance de Charles V, dix-sept millions d'or étaient tenus en réserve pour les événements. En 1422, Charles VII, encore Dauphin, passa l'hiver à Bourges. Sa détresse était telle alors que le chapitre de Saint-Étienne, propriétaire de vastes étangs, lui fournit à crédit le poisson nécessaire pour sa table ; et cette créance, qui s'éleva avec le temps à quatre mille livres parisis, n'était pas encore payée en 1435[9]. C'est sans doute vers les premières années de son règne que se passait le fait suivant raconté par un poète de la fin du quinzième siècle, et si souvent répété depuis :

Un jour que La Hire et Poton

Le veindre veoir ; pour festoyenent,

N'avoit qu'une queue de mouton

Et deux poulets tant seulement.

Las ! cela est bien au rebours

De ces viandes délicieuses

Et des mets qu'on a tous les jours

En des tables trop somptueuses[10].

Cette pénurie se faisait d'ailleurs sentir à chaque instant et dura presque alitant que le règne de Charles VII. En 1437, le Dauphin, alors âgé de quatorze ans, n'avait que dix écus par mois pour ses menus plaisirs ; il en eut vingt l'année suivante. Quatre ans après, il fut obligé, pour payer des troupes qu'il commandait, et qui menaçaient Sans doute de l'abandonner, d'emprunter à l'église de Vienne une croix et un hanap qu'il mit en gage pour douze cents écus d'or et qu'il rendit plus tard[11]. Ne tenant nul compte de ces difficultés, des contemporains blâmaient Charles VII d'avoir conclu avec le duc de Bourgogne, en 1435, le traité d'Arras, cette œuvre d'une politique habile qui sauva la France. Depuis que le Roy s'en vint de le ville de Saint-Denys, dit l'un d'eux, il monsta si petit vouloir de soy mestre sus pour conquérir son royaume, que tous ses subgectz, chevaliers et escuiers et les bonnes villes de son obéissance s'en donnoient très grant merveille. Et sembloit à la plupart que ses prouchains conseilliers fussent assez. de son vouloir, et leur suffisoit de passer temps et vivre, et par espécial depuis la prinse de la Pucelle. Le Roy et sesdiz conseilliers se trouvèrent, depuis ladite prinse, plus abaissiez de bon vouloir que par avant, et tant que nulz d'entre eulx ne sçavoient aviser ne trouver autre manière comment le Roy peust vivre et demourer en son royaulme, sinon par le moyen de trouver appointement avecques le Roy d'Angleterre et le duc de Bourgoigne, pour demourer en paix. Le Roy monstra bien qu'il en avoit très grant vouloir et ayma mieulx à donner ses héritaiges de la couronne et de ses meubles très largement que soy armer et soustenir les frais de la guerre[12].

Telles étaient sans doute les réflexions et les critiques que le traité conclu avec le duc de Bourgogne inspira aux chevaliers, aux écuyers, aux partisans de la guerre. Était-ce l'opinion des villes et des campagnes ? Un document contemporain va nous prendre. En 1444, neuf axis après que le traité d'Arras eut détaché le duc de Bourgogne de l'Angleterre, Charles VII conclut avec cette puissance une trêve qui devait être de huit mois et qui fut continuée pendant quatre ans. Or, la nouvelle de cette trêve causa en France une joie universelle[13]. Délivrés des terreurs au milieu desquelles ils avaient vécu pendant si longtemps, les habitants des villes et des campagnes s'échappaient de leurs maisons ou de leurs bourgs comme d'un cachot, et croyaient sortir d'un long esclavage. Une foule immense des deux sexes se rendait dans les temples pour remercier Dieu. En outre, un grand nombre de citadins allèrent en pèlerinage dans diverses provinces du royaume. Parmi eux, ceux-ci n'avaient jamais vu les forêts, ceux-là les campagnes elles-mêmes, et, quelque dévastées qu'elles fussent, ils ne se lassaient pas de les admirer. Et cette joie, ce n'étaient pas seulement les habitants des villes et la multitude qui s'y livraient, les soldats eux-mêmes la partageaient ; enfin, les garnisons et les troupes anglaises prirent part à ces réjouissances, tant la lassitude de la guerre était grande et le besoin de repos général[14]. Or sans le traité d'Arras, Charles VII aurait-il pu conclure ces trêves qui permirent à la France de respirer, et à l'expiration desquelles il lui fut possible, au moyen d'un dernier effort, de chasser !es Anglais de la Normandie et de la Guyenne ?

Cependant, tandis que son gouvernement suivait modestement, mais avec persévérance, cette habile politique, Charles VII, grâce à la faiblesse de son caractère, passait sa vie au milieu des plus violentes passions. La maturité de l'âge et l'expérience des hommes lui donnèrent avec le temps de la fermeté, de l'énergie, et il en fit preuve dans plusieurs circonstances ; mais rien, dans nos annales, ne saurait être comparé aux luttes qui ensanglantèrent, sa cour elle-même pendant les premières années de son règne. Indépendamment du président Louvet, et de Tanneguy-Duchâtel qu'il avait dû sacrifier à une alliance très-nécessaire avec la Bretagne, deux favoris assassinés presque sous ses yeux, un troisième traqué de ville en ville par celui-là même à qui il devait son élévation, donnent une idée de ces scènes de désordre qui rappellent les cours de l'Orient. Le premier et le plus célèbre de ces favoris, Pierre de Giac, était, en 1426, au plus haut degré de la faveur. C'était un homme d'un caractère violent et emporté, qui avait joué un rôle dans l'affaire du pont de Montereau. Dans une assemblée des trois États qui eut lieu à Mehun-sur-Yèvre, près de Bourges, un évêque non nié lingues Comberel ayant consenti un nouvel impôt, mais à condition qu'on osteroit les pilleries, et non autrement, le sire de Giac conseilla au roi de faire jeter maître Comberel à la rivière, avec tous ceux qui avaient été de son opinion, ce dont les courtisans eux-mêmes furent scandalisés. On racontait en outre que pour se débarrasser de sa femme, ancienne maîtresse du duc Jean, il lui avait donné un breuvage empoisonné, l'avait prise en croupe et avait chevauché ainsi avec elle plus de quinze lieues. Elle morte, avec son enfant, car elle était grosse, il avait épousé hi comtesse de Tonnerre dont il était amoureux. Les exactions et l'insolence du sire de Giac lui avaient attiré des ennemis puissants, en tête desquels figuraient le connétable de Richemont et la Trémouille. Ils résolurent sa mort. Une nuit de janvier, à Issoudun, ils pénétrèrent dans sa chambre, l'arrachèrent des bras de sa femme qui s'empressa, disent les chroniques, de sauver la vaisselle. Quant à lui, ils l'entraînèrent sans estre vertu ni chaussé, sinon d'un manteau et d'une botte. Il avoua qu'il avait vendu une de ses mains au diable, empoisonné sa première femme, enfin, tout ce qu'on voulut. Condamné à mourir par le bailli de Dun-le-Roi, dont le connétable était le seigneur, le sire de Giac demanda grâce de la vie en proposant pour otages sa femme, ses enfants, ses places et cent mille écus d'or. — Il aurait tout l'argent du monde, répondit le connétable, que je ne le laisserais pas aller, puisqu'il a mérité la mort. Le bourreau de Bourges fut d'urgé de mettre le favori de la veille dans un sac et de le jeter à la rivière, celle-là même où Giac voulait faire noyer cet évêque mal avisé qui prétendait empêcher les pilleries, et avec lui tous ceux qui étaient de cet avis. Ne demandez pas si le Roy fut bien courroucé, dit un chroniqueur ; mais dès qu'il fut bien informé du gouvernement et de la vie dudit. Giac, il fut très-content. Quant à la veuve du favori, elle épousa, assez tost après, le sire de La Trémouille, qui, d'après ce que rapporte un autre chroniqueur, en eut plusieurs beaux enfants[15].

Lecamus de Beaulieu, qui succéda à Pierre de Giac, fit une fin aussi tragique. En peu de temps, il trouva le moyen d'indisposer contre lui toute la cour. Il gastoit tout ; ne vouloit que homme approchast du Roy, et faisoit encore pis que Giac. Le connétable ne s'était point débarrassé de ce dernier, de la manière que l'on a vue, pour supporter patiemment les impertinences de son successeur. Trahi par un des siens, Lecamus de Beaulieu fut conduit à la promenade, près du château de Poitiers. Deux hommes du maréchal l'y attendaient. Ils lui donnèrent sur la teste tant qu'ils la luy fendirent et luy coupèrent une main ; de sorte que plus il ne bougea, et s'en alla celuy qui l'avait amené, et ramena son mulet au chasteau, là où estoit le Roy qui le regardoit, et Dieu sçait s'il y eut beau bruit[16].

Mais ce bruit dura peu. Il fallait un favori à Charles VII ; le connétable lui donna Georges de La Trémouille, le meure qui l'avait si bien secondé dans son expédition nocturne contre Giac, et qui avait épousé sa veuve. C'était, disait le connétable pour le faire accepter, un homme puissant et qui pourrait bien servir le roi. Cependant, Charles VII fit plus de difficultés qu'à l'ordinaire. Vous me le baillez, beau cousin, dit-il au connétable, mais vous vous en repentirez, car je le comtois mieux que vous. Et, dit un chroniqueur contemporain, La Trémouille ne fit point le roi menteur. Bientôt, ce favori devint plus nécessaire à Charles VII que ne l'avaient été Giac et Lecamus ; le connétable n'eut pas alors d'ennemi plus puissant. Instruit parle sort de ses devanciers, sachant de quelle manière on se débarrassait des favoris incommodes, La Trémouille prit ses précautions. Grâce à elles, son crédit se maintint environ six ans. Ce fut dans cet intervalle que Jeanne Darc vint à la cour. La Trémouille ne négligea rien pour diminuer l'influence qu'elle avait bientôt conquise, et il n'y réussit que trop bien[17]. Avide, faux, violent, il se rendit odieux à tous. En 1434, une conspiration fut ourdie contre lui, à la cour même, et en quelque sorte avec l'assentiment de la reine. Une nuit, quelques Bretons dévoués au connétable pénétrèrent dans la demeure du favori, et l'un d'eux lui donna dans le ventre un coup d'épée qui l'eût tué, sans son embonpoint. Un de ses neveux, qui était de la conspiration, lui sauva la vie[18].

Ces violences ne ternirent d'ailleurs que quelques années du règne de Charles VII, et l'on peut dire qu'à partir de la chute de La Trémouille, la funeste influence des favoris sans talent cessa de compromettre la marche des affaires en même temps que la dignité du pouvoir. Les jalousies, les haines, les ambitions effrénées ne disparurent sans doute pas de la cour, mais elles y occupèrent une moindre place, et pendant que le cœur humain, là comme ailleurs, plus qu'ailleurs peut-être, cédait trop souvent à ses mauvais instincts, la France, grâce à la bravoure des uns, à la patiente habileté des autres et à la docilité de Charles VII à suivre les avis de ses ministres, se relevait peu à peu de l'extrême détresse où il l'avait trouvée à son avènement.

A la tête des hommes qui contribuèrent le plus à ce résultat, on doit placer ce connétable de Richemont, l'ennemi implacable des favoris qui s'enrichissaient de pillage, alors que les troupes qui disputaient pied à pied aux Anglais le sol de la patrie, attendaient en vain leur solde. Le connétable était frère du duc de Bretagne. Fait prisonnier à la bataille d'Azincourt, il y avait donné des preuves d'un courage qui ne se démentit jamais. Chef de l'armée, après le roi, il fixait les garnisons des places fortes et des châteaux, nommait les capitaines des gens d'armes et représentait le roi ; pour tout ce qui concernait la guerre, partout Où celui-ci n'était pas présent. Le 6 septembre 1425, le connétable adressa de Poitiers une lettre à ses très-chers et bons amis les conseillers, bourgeois et habitants de Lyon, pour les prier d'aviser aux moyens d'aider monseigneur le Roi à soutenir la guerre, et à résister aux entreprises des Anglais, ses ennemis, lesquels étaient er grande puissance dans le pays du Maine[19]. Toutes les grandes opérations militaires du règne de Charles VII furent dirigées par le connétable dont l'heureuse influence se manifesta, en outre, on le verra plus loin, dans la rédaction des célèbres ordonnances qui organisèrent les armées permanentes. On a pu juger en même temps de son caractère et des sœurs de l'époque par la double exécution de Giac et de Lecamus de Beaulieu. D'après un auteur contemporain, il n'y avait pas, de son temps, un meilleur catholique que le connétable. Non-seulement il n'avait jamais blasphémé, mais s'il entendait un blasphème et que le coupable fût sous ses ordres, il le punissait rigoureusement. Eu nième temps, et par suite de ces dispositions, le connétable professait une profonde aversion pour les hérésies et pour les sorciers et sorcières qui en étaient convaincus. Bien y parut, ajoute son panégyriste, car il en fist plus brusler en France, en Poictou et en Bretagne, qu'aucun autre de son temps. Né en 1393, il était taché à Charles VII depuis 1424, époque où celui-ci l'avait nommé son connétable pour sceller la réconciliation de la Bretagne et de la France que de misérables querelles divisaient depuis plusieurs années, à la grande satisfaction des Anglais[20].

Bien plus aimé du roi qui le combla de biens et d'honneurs, le bâtard d'Orléans était, officiellement, subordonné à l'autorité du connétable. C'était, comme on sait, le fils naturel de ce duc d'Orléans, frère de Charles VI, assassiné en 1407 par Jean sans Peur. Peu d'hommes ont rendu à leur patrie d'aussi grands services que Dunois ; rarement aussi la popularité a été plus juste qu'à son égard. Le bâtard d'Orléans fut du très-petit nombre des personnages de la cour de Charles VII qui crurent à l'inspiration de Jeanne Dam et qui la secondèrent. Un jour Jeanne Darc accompagnait Charles VII qui retournait avec son armée à Château-Thierry. Une foule immense la suivait toujours ; criant Noël ! Noël ! pleurant de joie et chantant le Te Deum. En nom Dieu, dit Jeanne Darc, voicy un bon peuple et dévot, et quand je devray mourir, je voudrois bien que ce fût en ce pays. — Jeanne, lui demanda Dunois, savez-vous quand vous mourrez et en quel lieu ? Elle répondit qu'elle ne savait et que c'était à la volonté de Dieu. — Je voudrois qu'il plût à Dieu, mon créateur, ajouta-t-elle, de me laisser partir à cette heure et délaisser les armes pour aller servir mon père et ma mère et garder leurs brebis avec ma sœur et mes frères qui seraient si joyeux de me voir. En l'entendant parler ainsi, en voyant ses yeux levés vers le ciel et remerciant Dieu, Dunois et le chancelier crurent plus que jamais, dit un chroniqueur, que c'estoit chose venue de la part de Dieu plustost qu'autrement[21]. Heureux dans la plupart des batailles où il se trouva, employé dans toutes les grandes négociations de l'époque, le bâtard d'Orléans doit figurer en première ligne parmi ceux qui contribuèrent le plus activement à la délivrance de la France.

Dans un rang inférieur, les trois Chabannes, Étienne Vignolles, dit La Hire, et Poton de Xaintrailles, secondaient vaillamment Charles VII comme hommes d'action. La famille de Chabannes a traversé, non sans éclat, les règnes de Charles VII et de Louis XI. L'un des trois frères, Étienne de Chabannes était mort capitaine de gens d'armes, en 1423, à la bataille de Crevant. Jacques de Chabannes, fut sénéchal du Bourbonnais, puis grand maître d'hôtel de France, et mourut de la peste en 1452. Le plus célèbre des trois frères, Antoine de Chabannes, avait d'abord été page de La Hire. Plus tard, il se distingua au siège d'Orléans et dans les campagnes de la Pucelle ; enfin, impatient du commandement, il se mit, avec La Hire, à la tête de quelques compagnies franches, et parcourut l'Artois, la Champagne, la Lorraine, la Bourgogne, pillant indistinctement les Français et les ennemis. L'an 1437, dit un écrivain contemporain, il mena en Cambresis et Haynaut une compagnie de François, lesquels on nommait en commun langage les escorcheurs, pour autant que toutes gens qui estoient rencontrez d'eux estoient devestus de leurs habillemens tout au net jusques à leurs chemises[22]. Quoi qu'il en soit, Antoine de Chabannes ne perdit rien de sa faveur dans ces expéditions, et nous le retrouverons plus tard activement mêlé au procès de Jacques Cœur.

La figure la plus caractéristique et la plus curieuse à étudier dans ces temps de désordres, où la royauté était obligée d'accepter de si étranges soutiens, est. sans contredit celle de La Hire. D'où descendait-il ? dans quel pays et à quelle époque était-il né ? Rien ne l'apprend. On sait seulement qu'il était d'origine gasconne. En 1418, après la surprise de la ville de Cou ci, livrée à l'ennemi par la trahison d'une chambrière, La Hire est nommé capitaine par un certain nombre d'hommes, et depuis ce moment jusqu'à sa mort, la terreur qu'inspire son nom va toujours croissant. Si Dieu le père se faisait gendarme, disait La Hire pour se justifier, il deviendrait pillard. Cependant, ce même pillard croyait en Dieu. En 1427, à Montargis, il avisa un passage par où il lui sembla qu'on pourrait entrer dans le camp des Anglais. L'entreprise était périlleuse. Un chapelain était là ; La Hire lui avoua qu'il avait fait tout ce que gens de guerre ont coutume de faire, en obtint l'absolution, et, joignant les mains : Dieu, je te prie, dit-il en son gascon, que tu fasses aujourd'hui pour La Hire autant que tu voudrais que La Hire fît pour toi, s'il était Dieu et que tu fusses La Hire. Le 16 mai 1427, il délivrait quittance d'une somme de trois cents écus d'or que le roi lui avait donnée pour l'aidier à avoir ung bon cheval. Plus tard, le 23 avril 1431, Charles VII lui lit un nouveau don dans les termes les plus honorables : Savoir faisons que pour considéracion des bons et aggréables services que notre bien-amé escuier d'escueirie, Estienne de Vignolles, dit La Hire, nous a faictz et fait chacun jour au fait de nos guerres et autrement, et pour certaines autres causes à ce nous mouvans, nous luy avons donné et donnons par ces présentes la somme de 600 livres tournois. Après la prise et pendant le procès de Jeanne Darc, La Hire, qui avait sans doute combattu auprès d'elle, essaya une attaque sur Rouen, dans l'espoir d'y provoquer un soulèvement et de la sauver ; par malheur, son entreprise échoua et il fut lui-même fait prisonnier. Cette semaine, dit le Journal d'un bourgeois de Paris, fut pris le plus mauvais et le plus tyran et le moins piteux de tous les capitaines qui furent de tous les Armagnacs, et estoit, par sa mauvaiseté, nommé La Hire, et fut pris par povres compagnies, et fut mis au Chastel de Dourdan. Mais La Hire parvient. à s'échapper, et en 1433, il est nommé capitaine général de l'Île de France, Picardie et Beauvoisis. Bientôt il parcourt et ravage les provinces avec Antoine de Chabannes. On lui a reproché un acte d'une déloyauté insigne. Un de ses amis, le seigneur d'Aussemont, venait lui offrir des rafraîchissements ; La Hire s'empara perfidement de son château et força le seigneur d'Aussemont de le lui racheter. Charles VII lui-même ne put obliger La Hire à rendre deux places fortes dont il s'était rendu maître, et dont il ne commanda de livrer les clefs qu'après avoir été fait prisonnier. La Hire mourut en 1442 de la suite de ses blessures, dans un âge fort avancé ; Charles VII, reconnaissant des services qu'il en avait reçus, donna six mille écus d'or à sa veuve, qui épousa, en 1444, Jean de Courtenay[23].

Jean Poton de Xaintrailles était, comme La Hire, de cette race de Gascons bons chevaucheurs et hardis, n'épargnant ni leurs corps ni leurs chevaux, et qui, de tout temps, vinrent volontiers chercher fortune sur les terres de la langue d'oïl. Témoin des prodiges qu'avaient enfantés l'enthousiasme et le courage de Jeanne Darc, Xaintrailles eut la faiblesse de croire qu'il dépendait de lui de les renouveler. Il imagina de se faire accompagner par un jeune berger, Guillaume le Pastourel, qui se prétendait inspiré de Dieu ; mais, à la première bataille, ils tombèrent tous deux au pouvoir des ennemis[24]. Xaintrailles devint successivement capitaine de gens d'armes, bailli du Berry, puis maréchal de France. Entre autres faveurs, Charles VII lui accorda, à l'occasion de son mariage, une gratification de quatre mille écus d'or à percevoir, disaient les lettres patentes, sur le produit des tailles de la chastellenie de Salignac 2[25]. D'après ses biographes, Xaintrailles n'aurait jamais pris part aux expéditions des écorcheurs. Le fait suivant vient à l'appui de cette assertion. Un prieur de sa terre de Vailly, en Berry, était venu se plaindre à lui de ce qu'on voulait, en son nom, retirer au prieuré des privilèges dont il avait joui jusqu'alors. Monsieur le prieur, répondit Xaintrailles en présence d'un garde du scel royal qui enregistrait ses paroles, les usages et privilèges qu'avez en nies bois et que mes prédécesseurs, seigneurs de Vailly, vous ont donnez ainsi qu'il m'appert, je veuil que vous en jouissiez et que l'on ne vous donne aucun destourbier (trouble), car je ne veux rien de l'Église[26].

Un dessin du temps représente La Hire et Xaintrailles sur le même cheval, allant fourrager le pays du duc de Bourgogne[27]. On les voit également tous deux en scène dans un charmant fabliau qui paraît remonter au commencement du seizième siècle. Au temps du roy Charles VIIe, Poton et La Hire furent deux gentilz capitaines qui aydèrent bien à chasser les Anglois de France. La Hire dit ung jour à Poton : Mon compaignon, nous combattrons demain les Anglois qui ont si gros nombre d'archiers que leurs flèches nous feront perdre la clarté du soleil. Poton respondit : Ce sont bonnes nouvelles ; nous combattrons à l'ombre[28].

Issus d'un simple bourgeois de Paris, les frères Gaspard et Jean Bureau occupèrent aussi dans les conseils et dans les armées de Charles VII une grande position : l'aîné, Gaspard Bureau, s'était le prenner distingué dans l'artillerie, science nouvelle et qui, à cette époque de sièges et de combats incessants, jouait pourtant un grand rôle. Jean Bureau avait commencé par être commissaire au Châtelet. Chargé, grâce sans doute au crédit de son frère, de diverses missions qu'il remplit avec intelligence, il s'avança à la cour, fut employé dans l'artillerie avec son frère et le surpassa bientôt. Au siège de Pou-toise qui, par les difficultés qu'il présentait et par ses conséquences, fut un des événements de l'époque, il fit des prodiges. Tellement s'y comporta, dit un historien contemporain[29], qu'il en est digne de recommandation perpétuelle. En peu de temps, la faveur des frères Bureau égala celle des plus puissants et leur suscita des envieux ; on leur fit Mi crime de leur naissance. Il importait sans doute à la France que les Anglais fussent chassés du royaume par des hommes comptant douze ou quinze quartiers. La science accommodante des généalogistes vint d'ailleurs en aide aux frères Bureau, et ils prouvèrent que leur père, pauvre cadet de famille, estoit venu de Champagne s'habituer à Paris, par le malheur des guerres, néantmoins qu'il estoit noble et sorty de devanciers qui estoient nobles de toute ancienneté. Comme les frères Bureau lui étaient très-utiles, Charles VII confirma ces prétentions par des lettres patentes[30]. Les contemporains ont cependant persisté à donner à Jean Bureau une origine moins illustre. Un écrivain qui s'était trouvé à la cour avec lui en a laissé ce portrait : Il y avoit alors dans les conseils du roi un homme qui étoit chargé de la direction de toutes les machines et des appareils de guerre destinés aux sièges, c'étoit maître Jean Bureau, bourgeois de Paris. Issu d'une famille plébéienne, d'une petite taille, mais grand par l'audace et le courage, il excelloit dans la disposition et l'emploi de ces machines[31]. A la mort de son frère, Jean Bureau, qui avait jusqu'alors partagé avec lui la charge de grand-maître de l'artillerie de France, en eut seul la direction. Au siège de Cherbourg, il plaça des canons dans la mer même, de telle sorte que lorsque les eaux se retiraient, la ville était battue en brèche de très-près et avec une vigueur qui décida le succès. A Rouen, à Castillon, dans toutes les batailles et dans tous les sièges du temps, Jean Bureau rendit à la France les plus grands services[32].

Mais le connétable de Richemont, Dunois, les Chabannes, La Hire, Xaintrailles, les frères Bureau et quelques autres, tels que Pierre de, Brézé qui, à partir de 1440, jouit d'une grande faveur auprès de Charles VII, et le maréchal de France Gilbert de La Fayette, gentilhomme d'Auvergne, qui avait blanchi sur les champs de bataille, représentaient principalement l'esprit militaire. Or, il y avait à la même époque, dans les Conseils du jeune roi, des hommes spécialement chargés de l'administration civile du royaume et dont les services, pour avoir eu moins d'éclat, ne furent pas moins honorables ni moins utiles. Le plus ancien d'entre eux était Martin Gouge de Charpaigne, qui avait d'abord été évêque de Chartres, puis de Clermont, ensuite chancelier de Berry et d'Auvergne. On l'accusait, il est vrai, d'avoir moult profité durant le brouillis, à l'époque où il avait le gouvernement des finances du duc Jean de Berry[33]. On avait même fait signer à Charles VI une ordonnance portant confiscation des biens de Martin Gouge, comme partial des Armagnacs. Mais cette dernière accusation donne la clef des autres. En 1421, Charles VII, encore dauphin, nomma Martin Gouge chancelier de France, reconnaissant par expérience de fait, disaient les lettres patentes, les très-grand sens, prudence, loyauté, et suffisance, ensemble la bonne conduite, diligence et autres commendables vertus et mérites estant en la personne dudit seigneur de Clermont. Martin Gouge fut remplacé en 1428, comme chancelier de France, par Regnauld de Chartres, cardinal et archevêque de Reims.

Regnauld de Chartres jouissait, conjointement avec Georges de La Trémouille, d'un grand crédit auprès de Charles VII, à l'époque où Jeanne Dace était venue délivrer Orléans et changer la face de la guerre. Chacun d'eux espérait alors relever, au moyen de sa propre influence, les affaires du roi, et se grandir encore par le service qu'il lui aurait rendu. L'arrivée de l'héroïque jeune fille, la faveur qui s'attacha aussitôt à son nom, leur avait été un vif sujet de jalousie, et, tacitement, sans s'être communiqué leur projet, ils avaient travaillé, à la perdre. Regnauld de Chartres était un prélat de cour ; négociateur habile, il comptait sur son adresse diplomatique pour sauver le royaume. Mais subjugué par Jeanne, il ne savait la combattre qu'absente. Quand elle eut été faite prisonnière, il écrivit aux habitants de Reims que Dieu avait souffert prendre la pucelle parce qu'elle s'était constituée en orgueil, soit pour les riches habits qu'elle avait pris, soit pour ce qu'elle avait fait sa volonté au lieu de faire la volonté de Dieu. — Elle ne voulait croire conseil, ajoutait l'archevêque de Reims, ains faisait tout à son plaisir. Au surplus, un pâtre du Gévaudan s'était présenté au roi, avec commandement de Dieu d'aller déconfire sans faute les Anglais et Bourguignons. Tels étaient les regrets que la prise de Jeanne Darc et la certitude de sa mort prochaine avaient inspirés an chancelier de France, Regnauld de Chartres[34]. Quant à Martin Gouge, son prédécesseur, il resta à la cour et il exerça jusqu'en 1444, époque de sa mort, principalement dans les affaires de l'Église, une influence dont nous retrouverons les traces plus loin[35].

Un homme dont le nom est resté inconnu aux biographes et à la plupart des historiens s'était aussi attaché à la fortune de Charles VII dès les premières années de son règne, et il lui avait sans doute donné de grandes preuves de dévouement et d'intelligence, car elles lui ouvrirent. plus tard l'entrée du conseil privé. Il s'appelait Guillaume Cousinot. Nommé successivement chevalier, chambellan, maître des requêtes et bailli de Rouen, Guillaume Cousinot reçut de Charles VII une preuve d'intérêt sans exemple peut-être, et, dans tous les cas, fort honorable. Il avait, été fait prisonnier par les Anglais qui fixèrent sa rançon à vingt mille écus d'or. Charles VII mit une taille de pareille somme pour le délivrer[36]. Guillaume Cousinot fut envoyé plusieurs fois en Angleterre pour y traiter de la paix. Au retour, al suivait le roi à l'armée, et ou le voit figurer, en 1449, à une attaque qui décida la capitulation de Rouen, dont il fut alors nommé bailli. Son expérience et son habileté étaient grandes sans doute ; en effet, Louis XI, à son avènement, lui conserva toutes ses charges. Enfin, Guillaume Cousinot s'intéressa aux affaires publiques jusqu'à un âge fort avancé, car il assista en 1484 aux États de Tours. Et s'en mesloit fort, dit un historien contemporain[37], un fort ancien homme qu'on nommoit maistre Guillaume Cousinot.

Le fils d'un secrétaire de Charles VII, Étienne Chevalier, jouit auprès de ce prince d'une faveur égale à celle de Guillaume Cousinot. Envoyé comme lui et avec lui deux fois en Angleterre, Etienne Chevalier s'éleva jeune aux plus hautes charges de l'État. Il fut secrétaire du roi, conseiller et maître des comptes, contrôleur de la recette générale des finances et trésorier de France. La plupart des grandes ordonnances de ce règne furent contresignées par lui, et nul doute qu'il n'ait été appelé à les discuter. Étienne Chevalier aima et protégea les arts. Originaire de Melun, il enrichit de cette ville d'une statue de la Vierge en argent doré et d'antres ornements de prix, y fit construire des orgues et la dota de deux tableaux à volets, qu'on y admirait encore au milieu du seizième siècle, et dans l'un desquels on croyait reconnaître les traits d'Agnès Sorel, dont il fut avec Jacques Cœur et le médecin Robert Poitevin chargé d'assurer les dernières volontés[38].

Enfin le procureur général, Jean Dauvet, joua nu grand rôle, principalement dans le procès de Jacques Cœur et pendant les dernières années du règne. De son côté, le comte du Maine[39] contrebalançait auprès du roi la faveur des Chabannes, avec lesquels il vivait dans un état d'inimitié déclarée.

Tels étaient les hommes qui, dans une période d'environ trente années, exercèrent tour à tour la plus grande influence dans la direction des affaires générales du royaume. Ajoutons à ces personnages, parmi lesquels se faisaient remarquer les noms plébéiens des frères Bureau, malgré leurs faiblesses nobiliaires, de Guillaume Cousinot, d'Étienne Chevalier et de Jean Dauvet, le fils de l'ancien marchand de Bourges, Jacques Cœur, à partir de l'époque, incertaine d'ailleurs, où son intelligence et la grande position que lui avaient faite les richesses me lui procurait le commerce, lui eurent donné accès dans le conseil étroit et privé de Charles VII.

 

 

 



[1] Amelgardi, De rebus, etc., Bibl. nat. Mss. Fuit autem ipse Carolus rex de statura mediocri et bona facie salis venusta, œquis humeis, sed cruribus et tibiis justo exilior algue sublilior. Cum togatus esset, satis eleganti specie apparebat, sed cum curta veste indueretur, quod faciebat frequentius, panno viridis utens coloris, eum exilitas crurium et tibiarum, cum utriusque poplitis tumore, et versus se invicem quœdam velut inflexione, deformem utrumque ostentabant. (Voir pièces justificatives, n° 1, extrait F.)

[2] Denys Godefroy, Histoire de Charles VII ; reproduction d'un Mss. anonyme, intitulé : De la vie, complexion et condition du roy Charles VII.

[3] Annales archéologiques de M. Didron, t. I, p. 27. — Les annales donnent la description de la chape que portait Charles VII dans les cérémonies de l'église Saint-Hilaire.

[4] De la vie, complexion, etc., dans Godefroy, loc. cit.

[5] D'après l'auteur anonyme cité par Godefroy, Charles VII était, au contraire, de complexion sanguine, belle forme, stature et bon régime. Il est difficile d'accorder ces versions, sur certains points contradictoires.

[6] Georges Chastellain ; extrait inédit publié par J. Quicherat dans la Bibliothèque de l'École des Chartes, t. IV, p. 76 et suivantes.

[7] Mémoires de Pierre de Fenin.

[8] Denys Godefroy, etc., Mss. anonyme cité plus haut.

[9] M. Raynal, Histoire du Berry, t. III, p. 6.

[10] Martial d'Auvergne, les Vigilles du Roy Charles septiesme. Enfin, on ne sait s'il faut ajouter foi à l'anecdote suivante : Le roi Charles septiesme estant à Bourges, et y essayant une paire de hottes neufves, en ayant jà chaussé une, il fut contraint de se la faire tirer, pour ce que le cordonnier, ayant appris de luy qu'il n'avoit lors argent, ne les voulut laisser aller. (Discours des choses advenues en Lorraine, depuis le duc Nicolas jusqu'à René ; cité par M. Leber dans son Essai sur l'appréciation de la fortune privée au moyen âge, p. 58, note.)

[11] L'abbé Legrand, Histoire de Louis XI ; Bibl. nat., Mss. — L'histoire manuscrite de l'abbé Legrand est un magnifique travail en six volumes in-folio, accompagnée de chartes, de lettres et de documents du plus grand prix. Un historien de Louis XI, qui s'en est approprié des passages considérables, Duclos, n'a pas même cité le savant et consciencieux auteur dont les recherches lui ont été si utiles.

[12] Perceval de Caigny, Chronique de la Pucelle, écrite en 1438, et publiée par M. Quicherat, dans la Bibliothèque de l'École des Chartes, 2e série, t. II, p. 171.

[13] Amelgard, Mss., loc. cit., lib. IV, cap. I. Populos Galliarum immema et quœ vix referri possit lœtitia perfudit. (Voir pièces justificatives, n° 1, extrait C.)

[14] Quod nedum a civibus et inermi multitudine, verum etiam a viris militaribus, tam Francis quam Anglicis, similiter fiebat. Amelgard, ubi supra.

[15] Denys Godefroy, Histoire de Charles VII, p. 15, 374, 493 et 751. — On sait que cette histoire n'est autre chose que la collection des chroniques de divers auteurs contemporains, tels que Chartier, Berry, Mathieu de Coucy, etc., sur le règne de Charles VII.

[16] Guillaume de Bruel, Vie du connétable de Richemont, dans Godefroy, p. 754 et 752.

[17] M. J. Quicherat, Aperçus nouveaux sur l'histoire de Jeanne d'Arc, p. 23.

[18] Godefroy, loc. cit., p. 752 ; — M. Henri Martin, Histoire de France, t. VII, p.33 et suivantes.

[19] Catalogue des lettres autographes de M. le baron de L. L., Paris, Charon, 1846.

[20] Guillaume Gruel, dans Godefroy, loc. cit., p. 741 et suivantes.

[21] Procès de Jeanne d'Arc, déposition de Dunois, t. III, p. 14 ; — Chronique anonyme dite de la Pucelle, dans Godefroy, loc. cit., p. 509, 510 et 525.

[22] Sébastien Monerot (Chroniques de), citées dans les Œuvres d'Alain Chartier, édition de Duchesne, annotations, p. 533.

[23] Chronique de la Pucelle, ap. Godefroy, p. 495 ; — Bibi. nat., Mss., Portefeuille Fontanieu ; règne de Charles VII ; — Journal d'un bourgeois de Paris, année 1431 ; — Mémoire du Beauvoisis, par Antoine Loisel, pièces justificatives, p. 327 ; — M. H. Martin, Histoire de France, t. VII, p. 35, note ; Biographie universelle, article La Hire. — On voit, en outre, dans la Chronique du connétable de Richemont (ap. Godefroy, p. 759), que La Hire avait un frère portant le singulier nom d'Amadoc, et qui mourut en 1434, au siège de Creil, d'une flèche à la volée toute déferrée. Le chroniqueur ajoute : Et estoient dedans Antoine de Chabannes et autres qui ne tinrent guères ladite place depuis la mort d'Amadoc.

[24] Biographie universelle, article Xaintrailles, par M. de Barante.

[25] Catalogue des Archives de M. le baron de Joursanvaulx, année 1442.

[26] M. L. Raynal, loc. cit., t. III, p. 317, pièces justificatives.

[27] Bibl. nat., cabinet des estampes, collection Gaignières, règne de Charles VII.

[28] Bibl. nat., Mss. de Béthune 8,623, fol. 45, cité par Delort dans son Essai sur Jeanne d'Arc, Agnès Sorel et Charles VII.

[29] Jean Chartier, dans Godefroy, loc. cit., p 117.

[30] Godefroy, Dissertation sur les frères Bureau, p. 866 et suivantes de l'Histoire de Charles VII.

[31] Erat tunc in ministerio regis Francorum, generaliter super omnes machinas et bellicos apparatus prepositus magister Joanes Bureau civis parisiensis, vir quidam plebius et statura corporis parvus, verum audax et animo magnus, qui in usu et exercitio hujusmodi machinarum, atque in eis convenienter ordinandis, valde industrius et peritus erat, ut pote qui jant per annos plurimos etiam sub Anglorum servitio et ditione, tali officie incubuerat. — Amelgard, De rebus gestis Carol. VII, lib. V, cap. VI. Mss. 5,963, f. 77, cité dans les Études sur le passé et l'avenir de l'artillerie, par le prince L. Napoléon Bonaparte, t. I, p. 50. — D'après la version d'Amelgard, Jean Bureau aurait d'abord servi chez les Anglais. Cependant l'on a vu plus haut qu'il avait été commissaire au Châtelet et chargé de diverses missions. Il est donc plus probable que c'est Gaspard Bureau, dont Amelgard ne parle pas, qui aurait été, pendant quelque temps, au service des Anglais. C'est probablement aussi un dos frères Bureau qui fit fondre un canon dont parle un historien de Charles VII, et dont la pesanteur était telle qu'il fallait, disait-on, cinquante chevaux pour le traîner sur son affût. (Histoire de la milice en France, par le P. Daniel, t. I, p. 446).

[32] Martial d'Auvergne, le poète populaire de l'époque, les chanta ainsi dans ses Vigilles de Charles VII :

(Siège de Cherbourg.)

Près dudit Cherbourg et autour

Où François leurs engins dressoient,

Venoit le flot deux fois le jour

Dont Anglois fort s'esbahissoient,

Bureau y fist là grant chief-d'œuvre.

(Entrée de Rouen.)

Et quant en de l'artillerie,

Bureau qui estoit gouverneur,

Y fist une triumpherie

Et y acquist moult grant honneur.

(Journée de Castillon.)

Bureau allons ne dormoit pas,

Car avait sept cens manouvriers

Qui faisoient fosses par compas

Et un champ clos audit d'ouvriers.

Dans ledit champ si fust enclose

Toute ladicte droguerie,

Et besoignoient ouvriers sans pose

A asseoir l'artillerie.

[33] Godefroy, Vie de Charles VI, édition du Louvre, p. 355.

[34] M. Quicherat, Aperçus nouveaux sur l'histoire de Jeanne d'Arc, p. 28 et 92.

[35] F. Duchesne, Histoire des chanceliers et gardes des sceaux de France depuis Clovis jusqu'à Louis XIV, p. 178 et suivantes.

[36] Godefroy, Vie de Charles VII, p. 6 de l'Éloge du roi Charles VII, au commencement du volume.

[37] Saint-Gelais, Histoire de Louis XII, citée dans l'Abrégé de la vie et actions mémorables de messire Guillaume Cousinot, chevalier, seigneur de Montreuil, etc. — Brochure d'environ cinquante page, sans lieu ni date.

[38] Dissertation sur Étienne Chevalier et sa famille, par Godefroy, Vie de Charles VII, p. 881 ; — Recherches sur les prétendus amours d'Agnès Sorel et d'Étienne Chevalier, Melunois, par Eugène Grésy, Melun, 1815. — M. Grésy donne le dessin de ces tableaux. Étienne Chevalier y est présenté par un apôtre à la Vierge dont les traits seraient, d'après la tradition, ceux d'Agnès Sorel.

[39] Il était frère du roi René. Après un premier mariage avec une duchesse napolitaine, il épousa en secondes noces Isabelle de Luxembourg Saint-Pol, de laquelle il eut Charles qui hérita du comté de Provence à la mort du roi René... Il eut de plus un fils naturel nommé Jean, surnommé le bâtard du Maine. (Papon, Histoire de Provence, t. III, p. 314, note.)