JACQUES CŒUR ET CHARLES VII - OU LA FRANCE AU XVe SIÈCLE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

Bourges au quinzième siècle. — Ses monuments, sa population, son industrie. — Origine de Jacques Cœur. — Il épouse, en 1418, la fille du prévôt de Bourges. — Est intéressé dans la fabrication des monnaies à Bourges en 1427. — Se trouve impliqué dans un procès auquel cette fabrication donne lieu. — Lettres de rémission de Charles VII à ce sujet. — Jacques Cœur voyage dans le Levant en 1432. — Détails sur Alexandrie, le Caire et Damas vers la fin du quatorzième siècle. — Commerce et richesse de l'île de Chypre et de la ville de Famagouste, sa capitale. — Venise, Florence, Gènes, Marseille et Barcelone au quinzième siècle. — Montpellier à la même époque. — Jacques Cœur y établit le siège de ses opérations commerciales.

 

La ville de Bourges présentait au quinzième siècle, et même fort longtemps après, un aspect bien autrement pittoresque que celui sous lequel elle s'offre aujourd'hui aux regards du voyageur, qu'y attirent sa merveilleuse cathédrale, l'hôtel de Jacques Cœur et quelques anciennes maisons que le temps, le feu et les révolutions ont respectés. Plus de quarante églises, couvents et monastères étaient alors disséminés dans l'enceinte de la ville, et, de tous les côtés, s'élançaient dans les airs, à de prodigieuses hauteurs, des clochers, des flèches que dominaient les tours de l'église cathédrale de Saint-Étienne[1]. A peu de distance de cette église, qui est restée l'un des plus beaux monuments religieux de la France, s'élevait une sainte chapelle, commencée en 1400 aux frais de Jean, duc de Berry, chapelle beaucoup plus riche que celle de Paris elle-même. Consacrée le 18 avril 1405, la Sainte-Chapelle de Bourges avait été dotée par son fondateur d'une quantité considérable de joyaux, d'objets d'or et d'argent, de reliques, de pierreries, de peintures, de livres et d'Ornements de toutes sortes[2]. Après Saint-Étienne et la Sainte-Chapelle, les églises de Saint-Ursin, de Notre-Dame des Sables, de Saint-Aoustrillet, se faisaient encore admirer[3]. Un monument d'une nature toute différente attirait aussi les regards par ses formes imposantes et ses dépendances : c'était la grosse tour, fortification imprenable sans le secours d'une formidable artillerie. Construite, à ce que l'on croyait, vers le cinquième siècle, elle était entourée de courtines, dont cinq tours sveltes, élancées, garnies de meurtrières, de la base au sommet, occupaient les positions les plus importantes[4].

Bourges, cité par deça des Itales,

Est des Gaules l'une des principales.

Son fonds est mis par nature en défense

Droit au milieu de l'empire de France,

Bien équippé et garni de rempars

D'eau, de fossés et murs de quatre pars[5]...

Les privilèges dont jouissaient, au quinzième siècle, le chapitre de Saint-Étienne et la commune de Bourges, étaient, comme on peut le penser, proportionnés à leur importance respective. L'église de Saint-Étienne ne reconnaissait pas la juridiction archiépiscopale et relevait immédiatement de celle du Saint-Siège. Par lettres royales qui remontaient à 1174, non-seulement l'enceinte du cloître de Saint-Étienne était affranchie de toute juridiction laïque, mais le doyen, les chanoines et le chapitre exerçaient par leurs bailli, lieutenant et officiers la haute, moyenne et basse justice sur tous les individus logés dans l'enceinte du cloître[6].

De leur côté, les bourgeois, qu'une charte de 1145 appelait barons de Bourges, dirigeaient exclusivement les affaires intérieures de la ville, et déléguaient, à cet effet, leurs pouvoirs à quatre prud'hommes. Les attributions des baillis au quinzième siècle étaient diverses et très-étendues : celui de Rouen avait le commandement des milices bourgeoises, et souvent même de corps d'armée ; il jugeait les affaires civiles et criminelles, et, une fois par semaine, tenait les assises aux halles de la ville ; il faisait proclamer les impôts et en surveillait la rentrée ; enfin il présidait les grandes assemblées de l'hôtel de ville et intervenait dans les affaires commerciales, ainsi que dans les questions de voirie[7]. Le bailli du Berry et le prévôt de Bourges[8] étaient bien chargés de l'instruction des causes, tant civiles que criminelles, dans la circonscription de la commune, mais le jugement de ces causes appartenait aux prud'hommes, à moins toutefois qu'ils ne préférassent se dessaisir, en faveur du bailli ou de son prévôt, des affaires civiles, car ceux-ci n'avaient pas le droit de juger en matière criminelle. En 1437, Charles VII affranchit les bourgeois de Bourges du droit de francs-fiefs et nouveaux acquêts[9], et leur conféra le privilège d'acquérir, sans craindre d'en être dépossédés, les fiefs, seigneuries et biens nobles. Les lettres de concession étaient motivées sur ce que les habitants de Bourges avaient généreusement exposé leur vie et leur fortune pour amener, la réduction des villes voisines. En laquelle notre ville de Bourges, disait Charles VII, premièrement que en autres villes et cités des marches de par deçà, nous retraismes et y fusmes grandement et noblement reçus, et nous tirent lesdits Bourgeois et Habitans pleine obéissance comme à leur seigneur naturel, seul fils et héritier de nostre dit feu seigneur et père, en donnant exemple à nos autres sujets de Poitou et d'Auvergne[10].

Enfin, et bien qu'aucun document contemporain ne fasse connaître le chiffre de la population de Bourges au quinzième siècle, ses sept mille cinq cents maisons et les neuf mille cinq cents familles[11] qui les habitaient, permettent de l'évaluer à près de soixante mille âmes. Placée au centre de la France et mieux protégée, par suite, que toutes les autres parties du royaume contre les invasions et les conséquences des guerres qu'elles entraînent, cette population était active et adonnée à l'industrie, principalement à celle des laines et à la fabrication des draps, tellement estimés que, dans les contrats de mariage de la province, il était stipulé que la future serait vêtue de drap du Berry[12]. Bourges, dit un écrivain du seizième siècle, forte cité et marchande, spécialement de draperie, laquelle se fait audit lieu[13]. Deux foires importantes qui s'y tenaient en juin et en octobre, et qui duraient chacune sept jours, amenaient à Bourges un grand concours de Français et d'étrangers[14].

C'est dans cette ville, au milieu de ce quinzième siècle si fécond en grands événements et si agité, quelques années après l'apparition de Jeanne Dace, cette noble fille du peuple, qu'us homme du peuple aussi, Jacques Cœur, fils d'un simple marchand, a marqué son empreinte et laissé de son passage des traces qui, loin de s'effacer avec les siècles, semblent, au contraire, malgré quelques fautes qui font tache dans sa vie, devoir tirer un nouvel intérêt de l'étude approfondie de l'époque où il a vécu.

Les contemporains et les compatriotes de Jacques Cœur n'ont constaté ni le lieu, ni l'époque précise de sa naissance ; mais il résulte du témoignage même de ses enfants qu'il était né à Bourges. Ledit Jacques Cœur, disaient ceux-ci dans une des nombreuses réclamations qu'ils élevèrent après son procès, estoit bourgeois de ladite ville et natif en icelle[15]. Son père, Pierre Cœur, était, à ce que l'on suppose, originaire de Saint-Pourçain, petite ville du Bourbonnais, et l'un des plus riches marchands pelletiers de Bourges, où il s'était établi[16]. Cependant un historien moderne a trouvé, dans les registres du Trésor des Chartes, des lettres de rémission rendues, en 1374, en faveur d'un Jean Cuer, monnoyer à la Monnaie de Paris, qui avait pris part à une rixe entre les gens de la maison du roi et les bouchers[17]. D'autres ont dit enfin, mais sans en donner aucune preuve, que Jacques Cœur était originaire de Montpellier et fils d'un orfèvre du pays[18].

A peu de distance du palais et de la Sainte-Chapelle de Bourges, au coin de la rue des Armuriers et de celle du Tambourin d'Argent ; s'élevait, au quinzième siècle, une maison appartenant à Pierre Cœur, et dans laquelle il est probable qu'est né Jacques Cœur, bien qu'une tradition locale place le lieu de sa naissance dans une autre partie de la ville, aux bords de l'Yévrette[19]. Comment se passa l'enfance du jeune Cœur ? Suivant toutes les apparences, il ne suivit pas longtemps les écoles de la ville, car un de ses contemporains constate qu'il était sans littérature, sine litteris[20], et son père l'initia de bonne heure à la vie des affaires. Jacques Cœur avait un frère, Nicolas, qui entra dans les ordres, et une sœur qui épousa Jean Bouchetel, originaire de Reims et secrétaire du roi Charles VI. Un ancien valet de chambre du due Jean, devenu depuis prévôt de Bourges, Lambert de Lodderpap ou Léodepart, qui avait épousé Jeanne Roussard, fille du maître de la monnaie de Bourges, demeurait jouxte la maison de feu Pierre Cœur, dit un document contemporain. Vers 1418, Jacques Cœur épousa placée de Léodepart, fille du prévôt, et s'allia ainsi à une famille déjà marquante du pays[21].

La fabrication et l'administration des monnaies étaient, sous l'ancienne monarchie, si compliquées et donnaient lieu à des procès tellement nombreux, qu'on avait institué pour cet objet une juridiction spéciale, la Cour des monnaies, qui a été maintenue jusqu'à la révolution de 1789. Au quinzième siècle ; une ordonnance qui remontait à 1211 assurait aux ouvriers des monnaies de très-beaux privilèges, tels pie l'exemption, par tout le royaume, de taille, d'ost et de chevauchée[22]. La même ordonnance portait que nul ne verrait travailler les ouvriers, ni ne travaillerait avec eux, s'il n'était leur frère, leur fils ou leur neveu. Enfin, si quelqu'un, étranger à la monnaie, frappait un de ces ouvriers, il était tenu de venir nud à eux et de se mettre à leur miséricorde. Les ouvriers des monnaies ne pouvaient, d'ailleurs, être cités que devant le maître des monnaies, si ce n'est dans les trois cas, de meurtre, de rapt et d'incendie[23].

La première fois qu'on voit figurer officiellement le nom de Jacques Cœur dans l'histoire de son temps, c'est, il faut le dire, à l'occasion d'un procès fâcheux qu'il eut à subir devant cette juridiction, et auquel donnèrent lieu, en 1429, des infractions aux règlements concernant la fabrication des monnaies. Des lettres de rémission, accordées le 6 décembre 1429 par Charles VII, constatent qu'en 1420 un certain Ravaut le Danois quitta la ville de Rouen, où l'invasion anglaise avait ruiné son commerce, et proposa de se charger de la fabrication des monnaies à Bourges, à Orléans, à Saint-Pourçain et à Poitiers. Ses offices furent agréées. En 1427, ne pouvant, avec ses propres ressources, tenir tous ses engagements, Ravaut le Danois forma à Bourges où, en raison de la situation dans laquelle se trouvait le royaume, la fabrication des monnaies était sans nul doute la plus importante, une association avec Jacques Cœur et un changeur de la ville nommé Pierre Godait. Or, Jacques Cœur aurait, à ce qu'il paraît, fait affiner jusqu'à trois cents marcs d'argent au-dessous du titre fixé, auquel affinage, disent les lettres de rémission, ledit Jacques a peu avoit proffict de six à sept vingt escus. Ravaut le Danois reconnaissait bien ce qu'il y avait eu d'irrégulier dans quelques-unes des opérations qui lui étaient reprochées ainsi qu'à ses associés, mais il s'excusait sur l'obligation où il s'était trouvé de faire face aux demandes continuelles que les gens du roi lui adressaient ; il était prêt, d'ailleurs, à faire restitution, selon ses facultés, de la somme à laquelle il serait taxé. En considération des services qu'il en avait reçus, Charles VII commua la peine et se contenta d'une amende de mille écus d'or payés comptant, et dont Jacques Cœur supporta sans cloute une part. L'arrêt portait que, moyennant cette amende, Ravaut le Danois et ses facteurs ne pourraient plus être travaillés ni molestés pour les faits dont il s'agit[24].

Il n'existe aucune trace certaine de la résolution que dut prendre Jacques Cœur après cette condamnation ; on peut croire toutefois que, dès ce moment, il tourna ses vues vers le commerce. Celui du Levant offrait, au quatorzième et au quinzième siècle ; un moyen de fortune presque assuré aux Européens qui avaient l'énergie et les capitaux indispensables pour l'entreprendre. C'est celui auquel se livra Jacques Cœur.

Un écuyer du duc de Bourgogne qui avait entrepris, en 1432, le voyage de la Terre-Sainte, a laissé de son pèlerinage une curieuse relation, dans laquelle on lit ce qui suit[25] : Et quant nous fusmes venus à Damas, nous y trouvasmes plusieurs marchans françois, venitiens, génois, florentins et catalans, entre lesquels y avait ung François nômé Jacques Cueur, qui depuis a heu grant autorité en France, et a esté argentier du Boy ; lequel nous dist que la gallée de Narbonne, qui estoit allée en Alexandrie, devoit revenir à Baruth. Et estoyoient lesdits marchans françois, allez pour achepter aucunes marchandises et danrées, comme espices et autres choses pour mettre sur ladite gallée.

Évidemment Jacques Cœur était un des marchands dont la gallée de Narbonne devait transporter les achats en France. C'étaient sans doute, outre les productions du pays, telles que la noix de galle, la laine, la soie, le poil de chèvre, des étoffes et des tapis fabriqués dans la Turcomanie et la Caramanie[26]. En échange de ces marchandises, les Français fournissaient à la Turquie et à l'Égypte du fer, des bois de toutes espèces, de l'étain, du plomb, du cuivre, des draps légers, des objets de menue quincaillerie[27]. Ils y transportaient aussi, mais contrairement aux lois, car l'exportation des matières d'or et d'argent constituait alors un grave délit, des monnaies françaises, toujours fort recherchées dans les échelles du Levant[28].

Jamais peut-être les relations de ces contrées avec l'Europe n'avaient été plus actives ; et, si l'on en juge par les richesses que quelques villes avaient gagnées, ce commerce devait procurer des profits immenses. Un pèlerin de Florence, qui visita les principaux ports du Levant en 1384, en a laissé une description qui donne une haute idée de la splendeur qu'ils avaient à cette époque. Les chrétiens, qui en faisaient la fortune, y étaient néanmoins soumis à des vexations innombrables et bien souvent humiliantes. Ainsi, à peine le navire où le pèlerin de Florence avait pris passage fut-il entré dans le port, qu'une barque égyptienne vint à eux. Immédiatement, une vingtaine de douaniers et de noirs qu'elle transportait montèrent à bord et enlevèrent la voile et le gouvernail, afin d'empêcher le navire de repartir avant que les passagers eussent acquitté le tribu d'un ducat par tête, ainsi que les droits de transit qui étaient dus au soudan. On dit aux passagers, pour les consoler, que cela se pratiquait ainsi, non-seulement à Alexandrie, mais à Aden et sur toute la côte de Barbarie. Comme la ville de Florence n'avait pas encore, en 1384, de consul à Alexandrie, le consul de France, qui portait le titre de consul des Français et des pèlerins, prit les pèlerins florentins sous sa protection et leur donna un logement dans sa maison. Alexandrie comptait alors soixante-dix mille hues. Lorsque les pèlerins de Florence voulurent se rendre au Caire, ils s'embarquèrent sur le canal du Nil, qui était encore en bon état et sur les bords duquel s'élevaient de nombreuses maisons de plaisance entourées de jardins et de vergers qui fournissaient des cédrats, des dattes, des oranges. Le delta du Nil était couvert de plantations de sucre. Une multitude de bateaux chargés de marchandises, et conduits par des femmes, sillonnaient le fleuve, se dirigeant sur Rosette et Alexandrie.

Une activité non moins grande régnait d'ailleurs au Caire. Boulak, qui sert de port à cette ville, comptait dans ses eaux autant de navires que Gènes et Venise. De nombreux joailliers étalaient des pierres précieuses et (les perles d'un grand prix dans leurs boutiques situées sur une place, vis-à-vis le château du soudan. Parmi les chrétiens qui habitaient la ville, et le nombre en était- considérable, il y avait des Grecs, des Nubiens, des Géorgiens, des Éthiopiens et des Arméniens, mais fort peu de Latins. On comptait en outre, au Caire seulement, vingt-cinq mille chrétiens renégats. La population de cette ville devait être, à la vérité, prodigieuse, car le pèlerin de Florence estima qu'elle était supérieure à celle de la Toscane. Faute de demeure, cent mille individus couchaient, lui dit-on, en plein air. Une foule de cuisiniers étaient occupés nuit et jour à servir les passants sur les rues et places publiques ; des milliers de chameaux transportaient l'eau du Nil dans les maisons, et dix mille coursiers étaient toujours à la disposition des Sarrasins qui voulaient faire des excursions. La ville possédait des entrepôts considérables de sucre et d'épiceries où les marchands de l'Europe entière venaient s'approvisionner. C'était là sa principale richesse. Le luxe de la toilette des femmes était poussé à un point qui étonna les Italiens eux-mêmes. Elles portaient des chaussures ornées d'or, d'argent, de pierreries, de perles, et s'enveloppaient de drap fin et de toiles d'Alexandrie. Dès cette époque, de fréquentes révolutions amenaient à la tête du gouvernement des familles nouvelles ; mais déjà la milice des mameluks disposait eu quelque sorte du pouvoir. A chaque treizième lune, les chrétiens et les juifs payaient au soudan un tribut d'un ducat. Le pèlerin florentin rapporte eu outre que la ville de Damas lui parut immense, qu'il en vit partir pour la Mecque une caravane composée de vingt-cinq mille personnes, que chaque métier avait son quartier ou bazar, que, de père én fils, les mêmes familles se livraient à la même industrie, ce qui donnait aux produits des fabriques de la ville une grande supériorité, et enfin que les essences de roses et les confitures y étaient particulièrement renommées[29].

De son côté, l'écuyer du duc de Bourgogne, qui vit Jacques Cœur à Damas, raconte que cette ville, bien qu'elle dit été saccagée et réduite en cendres au commencement du quinzième siècle par Tamerlan, comptait, trente ans après, plus de cent mille habitants[30]. Un entrepôt, sur les murs duquel des fleurs de lis étaient sculptées, et qui avait été fondé, suivant toutes les apparences, par un Français, recevait toutes les marchandises précieuses. Cependant, les chrétiens étaient à Damas l'objet d'une profonde aversion, et, chaque soir, on les enfermait dans leurs maisons[31]. Il en était de même à Alexandrie, sous prétexte que l'on craignait qu'ils ne profitassent de la nuit pour s'emparer du gouvernement. Indépendamment de cette ville, Rosette et Damiette sur la Méditerranée, Suez sur la mer Rouge, étaient les ports principaux de l'Égypte ; mais déjà, vers 1430, Alexandrie perdait chaque jour de son ancienne prospérité, et tout le mouvement de la ville s'était retiré dans le quartier voisin du port, où les chrétiens avaient leurs établissements[32]. A Beyrouth, bien que cette ville fût en même temps l'entrepôt des marchandises de Damas et des soies du Liban, la décadence était également sensible[33]. Jaffa, l'ancienne Joppé, était grandement déchue de sa splendeur passée, et mi voyageur la trouva, en 1422, bien déroquiée[34]. La plus riche et la plus florissante de toutes les villes de l'Orient était, notamment au quatorzième siècle, Famagouste, capitale de l'île de Chypre. Un prêtre allemand, Rodolphe de Saxe, qui la visita en 1341, en se rendant à Jérusalem, raconte que ni Venise ni Constantinople ne lui étaient seulement comparables. Une foule de Grecs, d'Arméniens, d'Arabes, de Turcs, d'Éthiopiens, de Syriens, de Juifs, y coudoyaient sur le port les marchands arrivés de la Vénétie, de l'Allemagne, de là Ligurie et des Deux-Siciles, du. Languedoc., de là Flandre et de l'Aragon.

Il y a dans ce pays de Chypre, écrivait Rodolphe de Saxe à l'évêque de Paderborn, les plus généreux et les plus riches seigneurs de la chrétienté. Une fortune de trois mille florins annuels n'est pas plus estimée ici qu'un revenu de trois marcs chez nous[35]. Mais les Chypriotes dissipent tous leurs biens d'airs les chasses, les tournois et les plaisirs. Le comte de Jaffa, que j'ai connu, entretient plus de cinq cents chiens pour la chasse. Les marchands de Chypre ont aussi acquis d'immenses richesses ; et cela n'est pas étonnant, car leur fie est la dernière des chrétiens vers l'Orient ; de sorte que tous les navires et toutes les marchandises, de quelque rivage qu'ils soient partis, sont obligés de s'arrêter en Chypre. De plus, les pèlerins de nous les pays qui veulent aller outre-mer doivent descendre d'abord en cette île. De sorte que l'on peut y savoir, à tous les instants de la journée, depuis le lever jusqu'au coucher du soleil, par les lettres ou les étrangers qui y viennent incessamment, les nouvelles et les bruits des contrées les plus éloignées. Aussi les Chypriotes ont-ils des écoles particulières pour apprendre tous les idiomes connus.

Quant à la ville de Famagouste, c'est une des plus riches cités qui existent. Ses habitants vivent dans l'opulence. L'un d'eux, en mariant sa fille, lui donna, pour sa coiffure seule, des bijoux qui valaient plus que toutes les parures de la reine de France ensemble, au dire de chevaliers français venus avec nous en Chypre. Un marchand de Famagouste vendit un jour au sultan d'Égypte, pour le sceptre royal, une pomme d'or enrichie de quatre pierres précieuses : une escarboucle, une émeraude, un saphir et une perle. Ce joyau coûta soixante mille florins : quelque temps après la vente, le marchand voulut le racheter et en offrit cent mille florins : mais le sultan les refusa....

Il y a dans telle boutique que ce soit de Famagouste plus de bois d'aloès que cinq chars n'en pourraient porter. Je ne dis rien des épiceries, elles sont aussi communes dans cette ville et s'y vendent en aussi grande quantité que le pain.

Pour les pierres précieuses, les draps d'or et les autres objets de luxe, je ne sais que vous dire ; on ne me croirait pas dans notre pays de Saxe.

Il y a aussi à Famagouste une infinité de courtisanes ; elles s'y sont fait des fortunes considérables, et beaucoup d'entre elles possèdent plus de cent mille florins ; mais je n'ose vous parler davantage des richesses de ces infortunées[36].

En échange de ses vins, du sucre en poudre, de l'indigo, du savon, des cotons bruts et filés, de la soie et des autres marchandises auxquelles l'île de Chypre servait d'entrepôt, les galères flamandes et françaises l'approvisionnaient de draps de Bruxelles, Malines, Louvain, Bruges, Gand, Toulouse, Narbonne, Carcassonne, Béziers, Perpignan, Bagnols, Amiens, et des couvertures alors très-renommées de Provins[37].

Cependant, cette grande prospérité de l'île de Chypre n'avait nullement porté atteinte à celle de Venise. Loin de là ; car la fortune des nations est solidaire, et la richesse des unes ne fait qu'ajouter à celle des autres : Malgré l'infériorité de sa position relativement aux autres grandes villes du littoral italien, malgré les luttes qu'elle avait eu à livrer pour conquérir le sol même où elle était assise, Venise offrit pendant plusieurs siècles l'exemple d'une persistance de volonté rare chez les nations, plus encore peut-être que chez les individus, et des avantages qui en résultent[38]. Les deux plus anciennes industries de Venise, celles qui la rendirent pendant longtemps maîtresse de la Méditerranée, étaient la construction des galères et la vente du sel. Successivement, elle s'appropria le filage du colon et la fabrication des camelots. Ses soies brochées d'or, ses damas, ses velours n'avaient pas de rivalité à craindre au quinzième siècle. À la vérité, la république prenait d'étranges précautions pour conserver le monopole de son industrie. L'article 26 des statuts de l'inquisition d'État était ainsi conçu : Si quelque ouvrier ou artiste transporte son art en pays étranger, au détriment de la république, il lui sera envoyé l'ordre de revenir ; s'il n'obéit pas, on mettra en prison les personnes qui lui appartiennent de plus près, afin de le déterminer à l'obéissance par l'intérêt qu'il leur porte ; s'il revient, le passé lui sera pardonné, et ou lui procurera un établissement à Venise ; si, malgré l'emprisonnement de ses parents, il s'obstine à vouloir demeurer chez l'étranger, on chargera quelque émissaire de le tuer, et, après sa mort, ses parents seront mis en liberté[39].

C'est à Venise, en 1429, que parut le premier recueil des procédés employés pour la teinture[40]. Deux rues entières étaient spécialement habitées par les armuriers, qui étaient, avec ceux de Milan, les plus renommés de l'Europe ; là se fabriquaient ces lances, ces cottes de mailles, ces épées, ces arcs, ces casques, ces boucliers, ces armes de toute espèce enfin que les Vénitiens, au grand scandale de la chrétienté, expédiaient aux Sarrasins. Dans d'autres quartiers, on épurait la cire qui, nulle part ailleurs, soit que cela tint à l'habileté des ouvriers ou à la qualité des eaux, n'atteignait le même degré de blancheur, et dont la république fournissait le monde chrétien. Plus loin, se façonnaient ces objets d'orfèvrerie dont la délicatesse de travail doublait le prix et que toutes les nations recherchaient. Il n'était pas jusqu'aux drogues médicinales de l'Orient qui, travaillées par les pharmaciens de Venise, ne décuplassent de valeur. Est-il besoin de rappeler ses admirables cristaux aux formes si élégantes, aux couleurs si limpides, ses glaces que la France a mis des siècles à égaler, ses cuirs dorés ? Quant aux perles de Venise elles sont, au dire des voyageurs, restées la monnaie courante des peuples de la Nubie[41].

Les expositions maritimes des Vénitiens avaient un caractère de régularité et en même temps de puissance dont il est impossible de ne pas être frappé. Tous les ans, sept escadres composées de navires loués par la république à des compagnies mettaient à la voile pour la Romanie, Trébizonde, Chypre, l'Arménie, la Syrie, l'Égypte, la Barbarie, l'Angleterre et la Flandre. D'après une chronique contemporaine, il partit de Venise, en 1433, une escadre pour les ports de Romanie, une autre pour Beyrouth, une troisième pour Alexandrie, une quatrième pour la Barbarie, une cinquième pour la Flandre ; une sixième transporta des pèlerins en Syrie ; enfin, une septième se rendit à Aigues-Mortes[42]. Tandis qu'en France les commerçants étaient considérés et traités avec dédain par la noblesse, tombant dans l'excès contraire, la république de Venise avait décidé que les galères faisant partie des escadres commerciales ne pourraient être commandées que par des nobles. Chacune de ces escadres se composait de huit à dix navires d'une construction hardie et pouvant porter de mille à deux mille tonneaux[43]. Celle qui était destinée pour la Flandre, passait le détroit de Gibraltar, longeait les côtes de l'Espagne, du Portugal, de la France et se rendait d'abord en Angleterre ; il lui était interdit de faire aucun chargement en route et de rien vendre en allant, sinon des marchandises sorties du port de Venise. Mais au retour, les navires pouvaient prendre des marchandises, et les débiter où ils voulaient. Afin de pouvoir lutter avec les pays qui fabriquaient mieux et à meilleur marché certaines étoffes, Venise admettait sans droits, ou à des droits très-modérés, les objets qui devaient être échangés plus tard contre (les marchandises asiatiques. D'ailleurs, son système commercial abondait en prohibitions et en entraves dirigées contre les étrangers. Après avoir essayé des droits différentiels, la république décida qu'on ne pourrait débarquer ailleurs qu'à Venise les marchandises du Levant destinées pour des pays étrangers, ou celles de ces pays destinées pour le Levant ; les lieux soumis à la domination vénitienne n'étaient pas même l'objet d'une exception. Un décret de 1272 contenait d'ailleurs une obligation qui mérite d'être signalée : Dans aucun cas, y est-il dit, le marchand ne pourra rapporter et introduire à Venise de l'or et de l'argent monnayés ou des lettres de change, sous peine de la perte du quart[44]. Sans nul doute, la liberté eût mieux valu et l'exécution du décret de 1272 dut présenter des obstacles insurmontables ; mais ne faut-il pas admirer cette profonde sagacité de l'oligarchie vénitienne comprenant, dès le treizième siècle, que l'importation de marchandises ou de matières premières, source assurée de nouveaux bénéfices, était préférable à celle de l'or ?

La prospérité de leur commerce devait naturellement suggérer aux Vénitiens l'idée d'un établissement destiné à simplifier les opérations financières : telle fut l'origine de la banque qu'ils fondèrent au douzième siècle, devançant ainsi de près de trois cents ans celle qui fut plus tard établie à Gênes, sous le nom d'office de Saint-Georges. En 124G, le pape Innocent IV déposait à la banque de Venise deux mille cinq cents marcs d'argent pour un bourgeois de Francfort. On ne s'étonnera pas qu'au milieu de tant de sources de richesse, les finances de la république fussent dans un état florissant. Un document qui remonte à l'année 1420 établit que son revenu net s'élevait, à un million de ducats[45]. La population, déterminée par le cadastre, atteignait alors le chiffre de cent quatre-vingt-treize mille habitants[46]. Le seul arsenal de Venise occupait seize mille ouvriers et trente-six mille marins. A la même époque, il y avait dans le Conseil un parti qui, à l'instigation des Florentins, cherchait à l'entraîner dans une guerre à laquelle le doge Mocenigo était opposé. Dans plusieurs discours qui ont été conservés, Mocenigo déroula avec un juste  orgueil, au sénat, le brillant tableau des affaires de la république, montrant ainsi ce que les citoyens auraient à souffrir de hi guerre : Toutes les semaines, disait-il, il nous arrive de Milan dix-sept à dix-huit mille ducats ; de Monza, mille ; de Côme, trois mille ; de Tortone et de Novarre, deux mille ; de Pavie, autant ; de Crémone et de Parme, autant ; de Bergame, quinze cents. Tous les banquiers déclarent que le Milanais a tous les ans seize cent mille ducats à nous solder. Tortone et Novarre achètent par an six mille pièces de drap ; Pavie, trois mille ; Milan, quatre mille ; Crémone, quarante mille ; Côme, douze mille ; Monza, six mille ; Brescia, cinq mille ; Bergame, dix mille ; Parme, quatre mille ; en tout, quatre-vingt-quatorze mille pièces. Ces villes nous envoient en outre de l'or fin pour quinze cent cinquante-huit mille sequins. Nous faisons avec la Lombardie un commerce de vingt-huit millions de ducats. Les Lombards achètent de nous, tous les ans, cinq mille milliers de coton, vingt mille quintaux de fil, quatre mille milliers de laine de Catalogne et autant de France, des étoffes d'or et de soie pour deux cent cinquante mille ducats ; trois mille charges de poivre, quatre cents fardes de cannelle, deux cent milliers de gingembre, pour quatre-vingt-quinze mille ducats de sucre ; autres marchandises pour coudre et broder, trente mille ducats ; quatre mille milliers de bois de teinture ; grains et plantes de teinture, cinquante mille ducats ; savon, deux cent cinquante mille ducats ; esclaves, trente mille[47]. Je ne compte pas le produit des sels. Considérez combien de vaisseaux le recouvrement de ces marchandises entretient en activité, soit pour les porter eu Lombardie, soit pour aller les chercher en Syrie, en Romanie, en Catalogne, en Flandre, en Chypre, en Sicile, sur tous les points du monde. Venise gagne deux et demi à trois pour cent sur le fret. Voyez combien de gens vivent de cc mouvement courtiers, ouvriers, matelots, des milliers de familles, et enfin les marchands dont le bénéfice ne s'élève pas à moins de six cent mille ducats. Sachez que tous les ans, Vérone prend deux cents pièces d'étoffes d'or, d'argent et de soie ; Vicence, cent vingt ; Padoue, deux cents ; Trévise, cent vingt ; le Frioul, cinquante ; Feltre et Bellune, douze ; que vous fournissez à ces divers pays quatre cents charges de poivre, cent vingt fardes de cannelle, cent milliers de gingembre, cent milliers de sucre, et deux cents pains de cire par an. Florence vous envoie des marchandises pour la valeur de seize mille sequins, et trois cent cinquante mille en espèces pour lesquelles elle reçoit des laines d'Espagne et de France, des grains, des soies, de l'or et de l'argent filés, de la cire, du sucre et des bijoux. Enfin, le commerce de Venise met en circulation, tous les ans, dix millions de sequins. Vous êtes les seuls, disait le doge en terminant, à qui la terre et la mer soient également ouvertes. Vous êtes le canal de toutes les richesses ; vous approvisionnez le monde entier ; tout l'univers s'intéresse à votre prospérité ; tout l'or du monde arrive chez vous[48].

Pendant que Pise, dont les entreprises maritimes avaient, au, treizième siècle, jeté un si vif éclat dans la Méditerranée, disparaissait de la scène commerciale, Florence, son heureuse rivale, après s'être longtemps bornée à la fabrication de la draperie, venait d'acquérir tout à coup une importance considérable par la cession que la république de Gênes lui avait faite, en 1421, du port de Livourne. Au commerce des laines, des draps et des soieries, qu'ils avaient fait jusqu'alors, les Florentins joignirent Celui de la banque et des échanges où on les accusait, au surplus, de faire des bénéfices exagérés. Bientôt, il n'y eut plus en Italie, en Espagne, en Portugal, en France, en Angleterre, en Flandre, une place où les commerçants de Florence n'eussent des comptoirs. A l'exemple de Venise, des expéditions florentines sillonnèrent tous les ans la Méditerranée, la mer Noire et l'Océan. On a vu la description un peu pompeuse, mais fidèle sans doute, des ressources commerciales et manufacturières de Venise. D'après un auteur florentin du quinzième siècle, les lainages et draperies de Florence l'emportaient de beaucoup sur les produits similaires de Venise. On sait cela, ajoutait-il, à la cour de Rome, à celle de Naples, en Sicile, à Constantinople, à Pera, à Scio, à Bursa[49], à Gallipoli, à Salonique, à Andrinople et partout où les Florentins envoient leurs draps, ont des banques, des factoreries et des consulats. Quant aux soieries et aux brocards d'or et d'argent, nous en faisons et en ferons toujours plus que votre Venise, Gênes et Lucques ensemble. Demandez-le à vos marchands qui fréquentent Marseille, Avignon, Lyon, Genève, Bruges, Anvers et Londres ; partout ils trouvent de fortes banques, des bourses magnifiques, des négociants respectables, des fondes[50], des églises et des consulats appartenant aux Florentins. Informez-vous des banques des Médicis, des Pazzi, des Capponi, des Brandelmonti, des Corsini, des Falconieri, des Portineri et de tant d'autres maisons dont les noms rempliraient des pages. Dans ces établissements, ce n'est pas de merceries, de quincaillerie, de fil à coudre, de franges, de chapelets, de verroteries que l'on fait trafic : on y débite des ducats, des brocards et de la draperie. Quand vous autres Vénitiens allez chercher des épices, des cotons et de la cire à Alexandrie, vous êtes obligés de les acheter à ducats comptants. En échange de ces marchandises, les Florentins donnent leurs draps et autres tissus[51].

Quant à la république de Gênes, rivale infatigable, acharnée, des Vénitiens et des Catalans tout à la fois, elle mettait tout en œuvre pour écraser leur marine. Cette fière et turbulente république, travaillée sans relâche par les dissensions intérieures, rêvait toujours le monopole du commerce de l'Orient. Les richesses qui s'étaient accumulées. sur ce point de la Méditerranée depuis le onzième siècle, époque où la marine génoise commence à jeter un vif éclat, jusqu'au milieu du quinzième, étaient incalculables, immenses. On raconte qu'en 1201 une seule de ses flottes avait rapporté du Levant quinze cents livres d'or, d'argent et ; de pierres fines. En 1379, un bâtiment à trois ponts, le plus grand que les Génois eussent jamais construit, revint avec une cargaison d'épices, de mousselines, d'étoffes de soie d'or et d'argent, évaluée à quinze cent mille ducats[52]. Gênes avait fondé dans le Bosphore et la mer Noire des colonies importantes ; c'était Phocée, renommée par son alun comparable à celui de Trébizonde ; Galata, appelée aussi Péra, où les négociants génois avaient des établissements considérables ; Caffa, qui rendait en quelque sorte la république maîtresse du commerce de la mer Noire. Gaffa était l'entrepôt d'une grande partie des marchandises que la haute Asie, l'Asie septentrionale, la Chine, l'Inde et la Perse expédiaient en Europe. D'une audace sans égale, stimulés outre mesure par les richesses de leurs concitoyens, les marins de Gênes ne reculaient devant aucune entreprise, quelque téméraire qu'elle fût, et, grâce à leur courage, à leur habileté, à leur persévérance, ils finissaient presque toujours par réussir. Au surplus, leurs expéditions étaient-elles de nature à compromettre, à embarrasser la république : elle eu désavouait les auteurs. Une carte dressée à Gênes en 1436 prouve que les côtes des pays fréquentés par les marins de la république avaient déjà été reconnues avec soin. Comme à Venise, l'esclavage était toléré à Gênes, et le commerce des esclaves y était une source importante de bénéfices[53]. Le voyageur français qui rencontra Jacques Cœur dans le Levant parle d'un Génois qui faisait ce trafic, reste odieux des temps barbares[54]. Les négociants génois du quinzième siècle connaissaient d'ailleurs les assurances maritimes[55] ; ils se livraient en outre aux mêmes spéculations à la hausse ou à la baisse que ceux du dix-neuvième, vendant pour une époque déterminée des marchandises qu'ils n'avaient pas, sauf, quand le moment fixé pour en faire la livraison était arrivé, à payer ou à recevoir la différence entre le prix stipulé et le prix courant au jour de la liquidation[56]. En échange des draps de soie, des épiceries, des parfums, de l'or, de l'argent et des perles qu'ils rapportaient du Levant, les Génois y exportaient des draps de moyenne qualité, des toiles, du fer ouvré, des armes et des Cottes de mailles que leur fournissaient Milan et une partie de la Lombardie. Bien que plus spécialement voués aux spéculations maritimes, ils avaient cependant des filatures de coton, des fabriques de draps et d'autres étoffes de laine, de maroquins, de mégisserie. Ils filaient l'or et l'argent, tissaient les cotons de Chypre, d'Alexandrie et de Malte, les laines de Catalogne, de Barbarie, de Provence et des îles Baléares[57].

On ne sera pas surpris que des opérations commerciales aussi actives, aussi développées, eussent donné naissance à des institutions de crédit d'une importance réelle. Toutes les fois que la république méditait une grande expédition on voulait fonder une colonie, des compagnies s'organisaient et lui avançaient les fonds nécessaires. Si la guerre ou la colonie avait réussi, les sociétaires, désignés sous le nom de mahons, ou mahonais, recevaient, soit en numéraire, soit en marchandises, quelquefois en propriétés territoriales, une part de profit proportionnée à leur mise de fonds. Jusqu'en 1407, la république avait affermé la perception des divers impôts à des particuliers ou à des compagnies. Le maréchal de Boucicaut, gouverneur de Gênes à cette époque, ayant établi des impôts exagérés, le peuple se trouva dans l'impossibilité de payer, et les fermiers firent faillite. A cette occasion, et pour diminuer sans doute les frais d'administration et de perception qui devaient être considérables, on réunit toutes les fermes en une seule qui prit le nom d'office de Saint-Georges, patron de la république, sous. la protection duquel elle fut placée. L'Office, car il porta le nom de banque seulement à partir de 1673, était chargé de la perception de toutes les contributions dues à l'État. Le taux de l'intérêt qu'il eut à payer à ses actionnaires fut fixé à sept pour cent. Administré par un conseil composé de huit protecteurs choisis parmi les hommes les plus expérimentés dans les affaires, l'office de Saint-Georges prospéra bientôt au point de pouvoir acheter successivement à la république les riches colonies de Famagouste, de Gaffa et la Corse elle-même, ce dia : niant brut qui a résisté au frottement de toutes les civilisations. Ainsi, pendant que la France se débattait depuis près d'un siècle contre la domination anglaise faute de quelques millions pour solder les troupes nécessaires à sa délivrance, les républiques italiennes possédaient des institutions de crédit aussi perfectionnées que celles des temps modernes. A Gênes notamment, au quinzième siècle, des particuliers ou des communautés achetaient des actions de l'office Saint-Georges. Nul doute d'ailleurs que ces titres ne donnassent lieu aux mêmes spéculations que les marchandises elles-mêmes. Enfin, des actions étaient aussi achetées pour servir de dot à des enfants ou pour fonder des services religieux[58].

On a vu comment se trahissait, de la part des républiques italiennes, cette jalousie qui devait contribuer à les perdre successivement les unes par les autres. Suivant toutes les apparences, Jacques Cœur visita, soit en allant dans le Levant, soit à son retour, ces villes fameuses, Venise, Gênes, Florence, dont l'industrie, l'activité et les richesses devaient, à bon droit, paraître en quelque sorte fabuleuses à nos modestes marchands. Rien, il est vrai, ne constate que la gallée de Narbonne ait fait escale à Livourne et à Gênes, mais tout permet de le supposer. Une ville entre autres, Florence, devait offrir un attrait particulier à la curiosité du marchand de Bourges. Il y avait là, en effet, en 1432, à l'époque du voyage de Jacques Cœur dans le Levant, un de ces hommes rares qui, pacifiquement, par leur travail et sans causer une seule larme, illustrent à jamais leur patrie en l'enrichissant et remplissent le monde du bruit de leur nom. On a dit que Jean de Médicis devait sa fortune à d'heureuses spéculations sur les charbons. Né en 1389, Cosme, son fils, était, en 1432, chef d'un puissant parti, et marchait, en flattant, il est vrai, le peuple, à cette espèce de souveraineté qui est restée l'apanage de sa famille pendant plusieurs siècles. C'était, au dire de ses historiens, un homme habile et prudent, mais généreux, plein de fermeté et de franchise. Sa fortune, que la banque et le Commerce vivifiaient, n'aurait, dit-on, jamais dépassé deux cent cinquante mille florins d'or[59]. Il dépensait annuellement la cinquième partie de ses revenus à encourager les lettres et les arts, l'étude de la philosophie platonicienne, à fonder des bibliothèques, à faire construire des palais magnifiques dont le luxe contrastait avec la noble simplicité de ses manières, à doter sa ville natale et plusieurs autres de temples, et Jérusalem d'un hospice. Pénétrés de reconnaissance, les concitoyens de Cosme de Médicis lui décernèrent de son vivant le titre de Père de la patrie[60].

Vers l'époque où Jacques Cœur accomplissait sou voyage dans le Levant, les comtes de Provence étaient en hostilité avec les rois d'Aragon. Cet état de choses datait même de loin. Aussi la prospérité de Marseille, loin de s'accroître, éprouvait des vicissitudes que trahissait l'élévation du taux de l'intérêt dont le chiffre ordinaire dépassait alors vingt pour cent. Or, cette élévation n'avait pas alors pour cause, comme cela a lieu quelquefois, l'abondance, mais l'incertitude des affaires[61]. À la vérité, Marseille était en même temps ce qu'elle est redevenue depuis, une ville industrielle ; mais, les expéditions maritimes s'arrêtant, tout souffrait à la fois. Déjà, au treizième siècle, elle fabriquait des armes d'après les procédés de l'Orient, et, comme à Venise, une rue entière, celle des cabres, était le siége de cette industrie. Marseille fabriquait aussi des draps, des bonnets, et ses savonneries étaient renommées. Les marchandises qui donnaient lieu aux transactions les plus nombreuses étaient, indépendamment des armes, des draps et des savons, les soieries, les pelleteries, les épices et la cire dont l'usage, considérable à cette époque, attestait l'abandon où était tombée la culture de l'olivier. Loin de partager les funestes préjugés des Français contre le commerce, les sujets même les plus nobles, des comtes de Provence, ne dédaignaient pas de se mêler de trafic. Les chefs de plusieurs grandes familles locales, les Montolieu, les Candole prenaient la qualité de noble et marchand, nobilis et mercator. Vers 1460, l'un des principaux facteurs de Jacques Cœur, Jean de Village, son neveu, qui avait, on le verra phis loin, fondé à Marseille un grand établissement commercial où il s'était enrichi, était, eu même temps que négociant, seigneur de Lançon, en Provence, viguier de Marseille, capitaine général de la mer, conseiller et maître d'hôtel du roi René, et chambellan du duc de Calabre[62].

A quelque distance de Marseille et sur la route de Barcelone, dont la prospérité égalait à cette époque, si elle ne la surpassait, celle de Gènes, sa rivale implacable, s'élevait, non loin du littoral, une ville où se concentrait alors presque tout le commerce extérieur de la France. Bâtie à près de deux lieues dans les terres, Montpellier, dont le nom est destiné à offrir un éternel sujet de controverse aux étymologistes[63], était reliée à la mer par un étang et par la petite rivière du Lez, à l'embouchure de laquelle. se trouvait le port de Lattes. Un juif espagnol, Benjamin de Tudèle, qui le visita au douzième siècle, l'a décrit comme il suit : Le port de Lattes est beau et bien commode et le port Sarrasin contribue à sa gloire. Les chrétiens et les mahométans y abordent des Algarves, de la Lombardie, du royaume de la grande Rome, d'Égypte, de la terre d'Israël, de la Grèce, de la Gaule, de l'Espagne, de l'Angleterre : mesme les Indes et l'Éthiopie qui commercent d'antiquité avec Lisbonne et Marseille y paraissent quelquefois, et fort souvent des marchands de la Grande-Arménie et de la Perse la plus reculée[64].

L'organisation municipale et commerciale de Montpellier favorisait du reste, autant que sa position géographique, l'esprit entreprenant de sa population. En 1293, six consuls, nommés tous les ans, administraient la ville et jugeaient les contestations commerciales. Cinquante-trois ans plus tard, en 1346, les consuls de Montpellier députèrent un de leurs collègues, Etienne Lobet, à Constantinople, pour mieux régler, disait la délibération, la négociation du Levant et pour accommoder quelques différends de nos trafiqueurs. Le serment que prêta, à cette occasion, Étienne Lobet peint tout à là fois les caractères et les mœurs du temps. Moy, Estienne Lobet, consentant à l'élection qui a esté faite de ma personne, du mandement et à la réquisition de messieurs les consuls de Montpellier je reçois l'office de ce nouveau consulat, à l'honneur de Dieu et pour la commodité des marchands et de toute la société de Montpellier et de France, et je jure sur les saints Évangiles de Dieu que je touche corporellement que je me comporterai dans les fonctions de ma charge en homme de bien et loyal marchand et chef des marchands, et que, de toutes mes puissances, je procurerai l'honneur, et l'avantage de mes compagnons et associés, sans faire rien dans la fraude, mais tout dans la bonne foy. Ainsi me soit Dieu en ayde[65].

Dans les environs, deux villes, Narbonne et Aigues-Mortes, eurent, à diverses époques, quelque portance commerciale ; néanmoins les principaux établissements, les comptoirs étrangers étaient, à Montpellier, qui avait aussi des foires célèbres où le Languedoc, le Gévaudan, le Rouergue, l'Auvergne vendaient leurs draps aux Vénitiens, aux Florentins, aux Génois. La ville de Montpellier jouissait en outre de deux privilèges considérables, bien que tout à lia différents. En 1254, saint Louis l'avait dotée d'un tribunal dit du petit scel, dont la juridiction s'étendait à tout le royaume et même à l'étranger. La justice de ce tribunal était en même temps plus-prompte et moins dispendieuse. que celle des établissements ordinaires, et l'on se figure les avantages qu'y trouvait le commerce auquel la lenteur des procédures est particulièrement nuisible. L'autre privilège consistait dans la faculté que le pape Urbain V avait, en 1367, accordée à la ville de Montpellier de commercer, sans encourir les censures ecclésiastiques, avec les Sarrasins, à Alexandrie et dans les autres ports soumis à la domination du soudan. Urbain V avait déclaré d'ailleurs qu'il n'accordait cette permission que pour un seul navire, chaque année, sur les six appartenant à la ville de Montpellier, et sous la condition expresse qu'il n'y serait chargé de marchandises que des seuls habitants de cette ville et qu'il ne porterait aux infidèles ni armes, ni fer, ni bois pour la construction des vaisseaux, ni en général rien qui fût capable de nuire au bien et à l'avantage de la chrétienté[66].

Tandis que les documents du temps font connaître quelle était, au quinzième siècle, la population de Venise et de Florence, aucune indication de ce genre ne nous a été laissée sur celle de Marseille, de Montpellier et même de Paris à la même époque. Les historiens locaux constatent que déjà, au douzième siècle, Montpellier était appelée la populeuse. Toute la ville, disait Froissart, environ deux cents ans après, était de grande recouvranee pour le fait de la marchandise par mer et par terre. Au seizième siècle, François Ier aurait dit à Charles-Quint : Paris n'est pas une ville, mais un monde. Tolose, Lyon, Bourdeaux et Rouen, sont bien estimables ; mais Montpellier les surpasse[67]. On a vu que Bourges, avec ses quarante églises, pouvait compter, vers le milieu du quinzième siècle, environ soixante mille habitants. On peut, ce semble, à défaut d'autres indices, conclure des données qui précèdent et des soixante-cinq églises que renferma Montpellier au moment de sa plus grande splendeur, ciné sa population, aujourd'hui réduite à trente-sept mille âmes, dut atteindre à cette époque un chiffre peut-être trois fois plus élevé.

Enfin, un autre grand port de la Méditerranée, celui de Barcelone, jouissait, au quinzième siècle, d'une prospérité remarquable qui datait d'ailleurs de plusieurs siècles et. qui n'éprouva jamais d'interruption bien sensible. Heureuse d'obéir à des rois, Possédant en même temps un excellent régime municipal, la capitale de la Catalogne se trouvait, sous quelques rapports, dans des conditions beaucoup plus avantageuses que les républiques italiennes, notamment que celles de Gênes et de Florence. Dès le quatorzième siècle, Barcelone avait un magnifique arsenal ; son port, défendu par des travaux importants, était fréquenté par des navires de tontes les nations. Des constructeurs habiles y construisaient des galères à deux et à trois ponts, renommées pour leur légèreté, et dont ils louaient une partie à des étrangers. Là, de même qu'à Venise, à Gênes et à Marseille, le commerce était honoré, et la noblesse ne croyait pas déroger en s'y adonnant. En I, les syndics du consulat de Barcelone avancèrent au roi don Martin, conjointement avec les consulats de Valence, de Mayorque et de Perpignan, l'argent nécessaire pour soutenir la guerre contre la Sardaigne. Plus tard, en 1453, la bourse de Barcelone prêta aussi de l'argent au roi don Alphonse V, mais en y mettant en quelque sorte pour condition qu'il ne négligerait rien pour conclure la paix avec le soudan d'Égypte. Car, disaient sagement les négociants, la guerre nous empêche de faire librement, dans ce pays, un commerce nécessaire à la nation catalane, et qui est le principe et la clef du commerce en général. En effet, une fois les relations avec le Levant troublées, tout autre commerce s'en ressent plus ou moins. Les premiers peut-être en Europe, les négociants de Barcelone établirent, dans les divers ports étrangers ; des consuls permanents chargés du soin de défendre les intérêts des nationaux. D'un autre côté, Si les ordonnances municipales accordaient appui et protection à ceux qui en étaient dignes, elles punissaient sévèrement les falsificateurs, ce fléau du commerce. Celui qui était convaincu d'avoir altéré les denrées du Levant avait le poing coupé ; quant aux drogues falsifiées, elles devaient être réexportées sur-le-champ. Loin de nuire au commerce de Barcelone, la protection accordée par les ordonnances municipales aux étrangers ajoutait encore à sa prospérité. On comptait, en 1420, dans cette ville, quinze maisons allemandes et treize de la Savoie. De leur côté, les Barcelonais étaient devenus d'habiles banquiers, et un grand nombre d'entre eux s'étaient établis en cette qualité en Italie, en Castille, en Flandre et en France, notamment dans la Gascogne. Comprimées par des règlements minutieux, les corporations de Barcelone se traînèrent sans éclat. Les seules industries où elles paraissent avoir réussi sont celles des tissus communs, de la verrerie, imitée de celle de Venise, de la maroquinerie et de la pelleterie. Il faut ajouter que la coutume odieuse et déshonorante en vertu de laquelle les habitants du littoral, même dans les pays les plus civilisés, dépouillèrent et volèrent pendant si longtemps les malheureux naufragés, n'existait déjà plus en Catalogne au moyen âge. Enfin, les assurances maritimes furent réglées, en 1435, à Barcelone, par une ordonnance très-développée, qui servit, en quelque sorte, de code aux autres nations[68].

C'est au milieu des circonstances commerciales dont nous venons de présenter l'esquisse, que Jacques Cœur établit à Montpellier vers 1432, sans doute au retour du voyage qu'il avait fait dans le Levant, le centre de ses opérations. Ces circonstances étaient, on a pu en juger, des plus favorables. D'une part, les républiques italiennes, emportées par leur jalousie habituelle, se livraient à des guerres incessantes, et deux d'entre elles, Florence et Gênes, notamment la dernière, étaient alors en proie aux factions intestines. D'un autre côté, la plus dangereuse rivale de Montpellier, Marseille n'appartenant pas encore à la France, ne faisait qu'une partie des échanges que réclamaient les besoins des populations méridionales. Affaiblie, d'ailleurs, par les luttes malheureuses que soutenait la maison d'Anjou pour recouvrer le royaume de Naples, elle était, de plus, à cette époque, hors d'état de lutter avec les Catalans, ses redoutables voisins, qui faisaient à sa marine une guerre acharnée. Enfin, les facilités accordées par Urbain V à la ville de Montpellier pour le commerce du Levant, constituaient, en faveur de cette ville, un privilège qui, habilement exploité, pouvait avoir les plus heureuses conséquences. Aucun document ne fait connaître les ressources avec lesquelles Jacques Cœur entreprit les opérations qui devaient le rendre célèbre. On n'a pas non plus le détail des développements successifs qu'il y donna. Mais si les particularités de cette organisation commerciale, la plus grande sans contredit dont l'histoire ait conservé la trace, manquent, on verra du moins se dérouler successivement les preuves de la prodigieuse fortune de l'illustre commerçant, et l'on jugera, par l'importance des résultats, de l'activité, de l'intelligence, on peut même dire du génie qu'il dut déployer.

 

 

 



[1] Pourtraict de la ville de Bourges, des Gaules la cité première. Cette vue de Bourges se trouve dans un volume intitulé : Relation de l'ordre de la triomphante et magnifique monstre du mystère des saints actes des apôtres, suivie de l'inventaire de la Sainte-Chapelle de Bourges, en 1564, etc., par M. Labouvrie, Bourges, 1836.

[2] M. Labouvrie, loc. cit., p. 395 et suivantes. — La chute du pignon de cette église, qui eut lieu en 1756 par suite d'un violent orage, l'ayant endommagée de manière à rendre ce désastre irréparable, elle fut supprimée à perpétuité, par lettres patentes du roi, données à Versailles, en février 1757. En même temps, les revenus et le mobilier de la Sainte-Chapelle furent donnés à l'église de Saint-Étienne, à l'exception d'un tableau représentant Charles VII, tableau qui fut transporté au Louvre. Une maison particulière fut bâtie, en 1796, sur l'emplacement qu'elle occupait.

[3] La Thaumassière, Histoire du Berry, Paris, 1689, p. 101.

[4] Elle fut détruite en 1651 par l'ordre de Louis XIV qui, évidemment, ne devait pas voir de bon mil ces restes du régime communal, qu'il amoindrit autant que cela dépendit de lui. Le roi, dit à ce sujet La Thaumassière, étant arrivé à Bourges et connaissant que la grosse tour était plus désavantageuse que profitable à son service, en ordonna la démolition, dont il chargea les échevins de la ville. Les précautions ayant été mal prises, quinze personnes furent tuées et soixante blessées par les éclats d'une mine que l'on dut faire jouer pour venir à bout de la vieille forteresse du cinquième siècle. Histoire du Berry, p. 401.

[5] Chaumeau, Histoire du Berry, Lyon, 1566 ; citée par M. Labouvrie, p. 185.

[6] La Thaumassière, loc. cit., p. 112.

[7] M. A. Cheruel, Histoire de Rouen sous la domination anglaise, au quinzième siècle, p. 139. — Ces attributions sont bien celles données aux baillis par Du Cange (Glossarium, t. I, Ballivi). D'après des lettres de 1323, tous les baillis dou royaume de France devaient faire les receptes de leurs baillies et en compter dans les termes accoutumez. Cependant, ils étaient choisis parmi les hommes d'épée, ex ordine militum. Leur traitement variait de quatre cents à six cents livres. Le serment qu'ils devaient prêter mérite d'être reproduit :

Li sermens que doivent faire li Baillis :

1° Vous servirez le Roy bien et loyalement et garderez son secret et son droit partout là où vous le sarez.

Item. Que vous ferez bon droit et hatif à tous ceux qui auront à faire devant vous pour cause de votre office, tant au faible comme au fort, au pauvre comme au riche...

Item. Que de nulle personne de vostre Baillie, ne d'autre, quelle qu'elle soit, qui ait cause devant vous, ou espérez qu'elle doie avoir, vous ne prendrez don ni présent de vin en tonnel, de beste entière, comme buef ou porc, ou viandes en autre manière, fors que pour la souffisance de la journée, ne or, ne argent, ne joyaux, ne autres choses qui puissent ou doivent tourner it mauvaise convoitise.

Ainsi le jurez-vous, Bailly, ainsine vous aist Diex et ses saints Évangiles.

Les baillis ne pouvaient être originaires de leur bailliage, ni s'y marier, ni y devenir acquéreurs. (V. Du Cange, t. V, au mot Prœpositi, p. 764.)

Les attributions des sénéchaux étaient généralement les mêmes que celles des baillis. — Les sénéchaux étaient les baillis des pays situés dans les provinces de la langue d'oïl.

[8] Prévôt, præpositus (Du Cange, t. V. p. 767), judex pedeanus, minor judex in pagis, qui Ballivo subest, et cujus appellationes ad eumdem Ballivum devolvuntur. Il paraît que les offices de prévôts étaient vendus au plus offrant et dernier enchérisseur. Du Cange cite à ce sujet un passage de Christine de Pisan qui voit, dans celte vénalité, la cause des plus grands abus. Pour ce, dit-elle, en sièges en beaucoup de lieux à de très mauvaise ribaudaille, mangeurs de pauvres gens et pires que ne sont larrons.

[9] On entendait communément par les mots droits de francs-fiefs la taxe que les roturiers, possesseurs de fiefs, payaient au roi tous les vingt ans, et à chaque mutation de vassal, pour la permission de conserver leurs fiefs. — Les nouveaux acquêts étaient les héritages, tant féodaux, allodiaux que roturiers, qui n'avaient pas été amortis, et dont les possesseurs payaient un droit annuel au roi. Ces droits ont existé jusqu'en 1789. Voir Collection de décisions nouvelles relatives à la jurisprudence actuelle, par Denisart.

[10] La Thaumassière, loc. cit., p. 145 et 155.

[11] M. Labouvrie. loc. cit., p. 131.

[12] Catherinot, Opuscules sur le Berry ; le Prêt gratuit, cité par M. Labouvrie.

[13] Le Catalogue des antiques, érections des villes et cités des troys Gaules, en deux parties, la 1re par Gilles Corrozet, la 2e par Claude Champier, Lyon, 1527.

[14] La Thaumassière, loc. cit., p. 99.

[15] Actes judiciaires relatifs à la condamnation de Jacques Cœur, publiés par Buchon, dans le Panthéon littéraire, à la suite des Mémoires de Duclerc et de Lefebvre-Saint-Remy, p. 612, 2e colonne.

[16] La Thaumassière, loc. cit., p. 84 ; M. Louis Raynal, Histoire du Berry depuis les temps anciens jusqu'en 1789. — Je ferai de fréquents emprunts à cet excellent ouvrage, dans lequel l'auteur a (t. III, 1re partie, p. 51 à 96) consacré à Jacques Cœur un chapitre plein d'intérêt.

[17] M. Michelet, Histoire de France, t. V, p. 377, citée par M. Raynal, t. III, p. 53.

[18] Pierre Borel, Recherches et antiquités gauloises et françoises, Paris, 1655. — Borel ajoute très-sérieusement que le père de Jacques Cœur était si pauvre qu'il n'avait pas de quoi louer boutique, mais qu'ayant fait la connaissance de Raymond Lulle, majorcain, celui-ci lui communiqua son secret pour faire de l'or, secret qu'il transmit à son fils, qui feignant avoir beaucoup gagné dans le commerce, couvrait, par ce moyen, l'origine de sa richesse. — Le chanoine d'Aigrefeuille (auteur d'une Histoire de la ville de Montpellier, 2 vol. in-fol. Montpellier, 1738), veut bien faire remarquer, en passant, au conseiller et médecin ordinaire du roi, que Raymond Lulle était mort en 1315, et qu'il faudrait que Jacques Cœur et son père lui eussent survécu chacun de soixante-dix ans. (T. I, p. 209).

[19] M. Raynal, loc. cit., p. 53.

[20] Amelgardi (Thomas Basin), presbiteri Leodinensis, De rebus gestis temporibus Caroli VII et Ludovici ejus filii. Bibl. nat., Mss. Voir aux pièces justificatives, n° 1, extrait G.

[21] J'emprunte tous ces détails à M. Raynal, qui s'appuie lui-même sur l'Histoire du Berry, par La Thaumassière, et sur un État des biens de Macée de Léodeparp (sic), publié par Buchon, à la suite de l'édition des Mémoires de Duclerc et de Lefèvre-Saint-Rémy. — J'ajouterai, relativement à la date du mariage de Jacques Cœur, que son fils aîné, Jean Cœur, fut nommé en 1416 à l'archevêché de Bourges, n'ayant encore que vingt-six ans. On peut conclure approximativement de lit, 1° que Jacques Cœur devait être né vers 1395 ; 2° qu'il dut se marier vers 1418.

[22] L'ost était pour défendre le pays, et la chevauchée son seigneur ; mais ces termes furent souvent confondus. (Ordonnances des rois de France, t. I, p. 152, note.)

[23] Ordonnances des rois de France, t. I, p. 30.

[24] Bibl. nat., Mss. Fonds Saint-Germain, 572. — Procès de Jacques Cœur, p. 793 et suivantes.

[25] Bibl. nat., Mss. 10, 264 ; Voyage de la Terre-Sainte, par Bertrandon de la Brocquière. — Ce voyage a été remis en français moderne et publié par Legrand d'Aussy, dans le t. V, p. 422 et suivantes, des Mémoires de l'Académie des sciences morales et politique, an XII. — On ne s'explique pas cet arrangement de la part de Legrand d'Aussy. Heureusement, un de nos érudits les plus infatigables et les plus distingués, M. le comte A. de Laborde, prépare une édition fidèle de l'intéressante relation de la Brocquière.

[26] M. Pardessus, Tableau du commerce antérieurement à la découverte de l'Amérique, servant d'introduction à la collection des lois maritimes, 2e partie, p. XXI. — Je citerai souvent ce remarquable travail, un des modèles du genre, par la multitude et le choix des preuves, ainsi que par la sobriété de la narration.

[27] M. Pardessus, loc. cit., p. XLIV.

[28] Cette exportation des monnaies françaises en Orient fut un des principaux griefs dirigés contre Jacques Cœur qui, sans doute, avait beaucoup d'imitateurs clandestins. La même pratique se retrouve encore du temps de Colbert.

[29] Viaggio di L. N. Frescobaldi in Egito e in Terra Santa, Rome, 1818 ; cité par M. Depping, Histoire du commerce entre le Levant et l'Europe, depuis les croisades jusqu'à la fondation des colonies de l'Amérique, t. II, p. 200 et suivantes. Notes.

[30] Baron de la Brocquière, Mss., loc. cit. Ce voyageur dit que Damas renfermait cent mille hommes. N'aurait-il voulu parler que de la population mâle ? ce n'est guère probable. D'après Balbi (Abrégé de géographie, 1833), il y aurait aujourd'hui à Damas cent quarante mille âmes.

[31] De la Brocquière, Mss., loc. cit.

[32] M. Pardessus, loc. cit., p. XLIV.

[33] De la Brocquière, loc. cit.

[34] Voyage du Sire de Lannoy en Égypte et en Syrie, par M. Depping, dans son Histoire du commerce entre le Levant et l'Europe, t. I, p. 89.

[35] Il est bien difficile de préciser la valeur dont parle ici Rodolphe de Saxe. D'après Du Cange, il y eut en France des florins de quatorze sols et des florins de quarante et un sols, sans compter ceux d'une valeur intermédiaire. Il y avait en outre les florins d'Italie dont leste variétés étaient fort nombreuses et les florins d'Allemagne. Quelle était la valeur des florins de Saxe, en 1341, date de la lettre citée ? c'est ce que je ne saurais déterminer. Je dois ajouter néanmoins que, cent ans plus lard, Charles VII défendit la circulation de florins d'Allemagne, dit mailles au chat, qui avaient cours en France pour quinze sols six deniers. (Ordonnances des rois de France, t. XIV). Il est probable que les florins dont il' s'agit dans la lettre de Rodolphe de Saxe avaient une valeur lu peu près équivalente.

[36] Rodolphe de Saxe, De terra sancta et itinere Jherosolimitano, in-4°, quinzième siècle ; sans lieu ni date. — Cité par M. de Mas Latrie, dans un travail intitulé Des relations politiques et commerciales de l'Asie Mineure avec l'île de Chypre, sous le règne des princes de la maison de Lusignan, publié par la Bibliothèque de l'École des Chartes, t. I, 2e série, p. 310 et suivantes. — Les florins dont il s'agit dans ce passage étaient sans doute ces florins d'Allemagne qui eurent cours en France, au quinzième siècle, pour quinze sols six deniers. (Voir Ordonnances des rois de France, t. XIV ; table.)

[37] Uzano, Prattica della mercatura, cité dans M. Depping, ubi supra, t. I, p. 108.

[38] Un savant archéologue, M. Félix Verneilh, a constaté, d'après les registres des archives municipales de Périgueux, dans son livre de l'Architecture byzantine en France, que déjà, vers 1012, une colonie de Vénitiens s'établit à Périgueux pour y faire le commerce des épices d'Orient, et les vendre soit dans l'intérieur de la France, soit en Angleterre, en Écosse, et jusqu'en Irlande. Les Vénitiens habitaient un quartier de Périgueux, comme les Lombards à Paris. Outre la rue de Venise, qui porte encore ce nom, il y avait aussi à Périgueux la porte de Venise. Des Vénitiens s'étaient également, vers l'époque dont il s'agit, établis à Limoges, pour y faire le même commerce.

[39] Daru, Histoire de Venise, t. III, liv. XIX, p. 90.

[40] Berthollet, Eléments de l'art de la teinture, cité par M. Blanqui aîné, dans son Histoire de l'Economie politique, t. I, p. 330.

[41] M. Depping, loc. cit., t. I, chap. III, passim.

[42] M. Depping, loc. cit., t. II, p. 317 et 319. Notes.

[43] M. Jules Lecomte, Venise, ou coup d'œil littéraire, artistique et historique sur les monuments de cette cité ; p. 458, l'arsenal. — Les historiens de Venise, dit M. Lecomte, mentionnent, dès le treizième siècle, des coques de navires pontant, contenir jusqu'à mille hommes. Il faut la révélation de bâtiments pareils pour comprendre le traité que la république fit avec saint Louis, pour le transporter en Afrique avec son armée ; Louis IX avait dix mille fantassins et quatre mille chevaux, et le transport s'effectua avec quinze navires seulement !

[44] M. Pardessus, loc. cit., 2e partie, p. LXXVI et suivantes. M. Depping, loc. cit., t. I, p. 167.

[45] Le ducat effectif, celui dont il s'agissait dans la langue administrative, représentait une valeur de quatre livres à quatre livres dix sols. Mais, ou aurait, en se bornant à ce rapprochement, une idée fort inexacte de sa valeur au quinzième siècle. Ainsi, le conseil de Venise ayant fait, en1429, don d'un palais, dans cette capitale, à Louis de Gonzague, ex-capitaine général de la république, le palais acheté à cette occasion coûta six mille cinq cents ducats Un autre palais, donné dans la même année au vaivode d'Albanie, coûta trois mille ducats. Il est donc probable qu'avec six mille cinq cents ducats, on achetait à Venise, au quinzième siècle, un palais qui coûterait à Paris, au dix-neuvième, de six à sept cent mille francs. A ce compte, le revenu net d'un million de ducats que Venise avait au quinzième siècle représenterait environ cent millions de nos jours.

[46] D'après l'Abrégé de Géographie de Balbi, elle était, en 1833, réduite à cent quatre mille habitants.

[47] Les Vénitiens ne fournissaient pas des esclaves aux seuls Lombards ; ils vendaient aussi aux musulmans des jeunes gens qu'ils allaient acheter en Circassie. L'Église avait beau protester ; la voix de l'or était la plus forte. Enfin, les Vénitiens n'hésitaient pas à augmenter la valeur de quelques esclaves par la mutilation. Au nombre des causes auxquelles M. Daru attribue la décadence de Venise, il cite la corruption et l'amollissement que les esclaves engendrèrent dans cette ville. Il y a des lois morales que les peuples n'outragent pas impunément.

[48] Daru, loc. cit., t. II et III, l. XIII et XIX ; M. Pardessus, M. Depping, M. Blanqui, loc. cit. M. de Villeneuve-Bargemont, Histoire de l'Économie politique, t. I, chap. VIII.

[49] Brousse, ville d'Anatolie, à vingt-quatre lieues de Constantinople et à huit lieues de Moudanié (mer de Marmara), qui lui sert de port. Dès la plus haute antiquité, Brousse a été le siège du plus grand commerce du monde. Sa population actuelle est de près de cent mille âmes. Cette ville est encore renommée par ses fabriques d'étoffes de soie, ses toiles et ses tapis.

[50] Dépôt public de marchandises, douane, magasin. (Glossaire de la langue romane, de Roquefort.)

[51] M. Pardessus, loc. cit., 2e partie, p. XC ; — Depping, loc. cit., t. I, p. 237 et suivantes.

[52] Muratori, dans M. Depping, loc. cit., t. I, p. 211.

[53] M. Pardessus, d'après les auteurs italiens, loc. cit., p. LXXIX et suivantes.

[54] La Broquière, cité par M. Pardessus.

[55] M. Pardessus, loc. cit., p. CLXXX.

[56] Depping, loc. cit., p. 213.

[57] Depping, loc. cit., p. 212 et 222.

[58] M. de Mas Latrie, Histoire de l'île de Chypre, sous les princes de la maison de Lusignan, t. II, Documents, p. 366 et suivantes.

[59] Le florin d'or le plus généralement désigné à Florence valait la huitième partie d'une once d'or, soit vingt quatre sols du temps.

[60] Vie de Laurent de Médicis, traduite de l'anglais de Roscœ, par M. F. Thurot, t. I, chap. Ier ; — de Sismondi, Histoire des Républiques italiennes au moyen âge, t. IX, p. 360 ; —M. Delécluse, Florence et ses vicissitudes, t. I, p.163 et suivantes.

[61] Il y a lieu de remarquer, au surplus, que l'intérêt de l'argent était aussi fort élevé aux treizième, quatorzième et quinzième siècles, dans les grandes villes commerçantes de l'Italie. On voit dans M. Cibrario (Della Economia politica del medio evo, p. 531) que le taux de l'argent était, à Vérone, en 1228, de douze et demi pour cent, à Modène, en 1270, et à Florence, en 1430, de vingt pour cent. — En Normandie, dans les treizième et quatorzième siècles, les petits placements se faisaient au taux moyen de dix pour cent. Au commencement du treizième siècle, le seigneur de Saint-Marcouf prélevait, tous les ans, à la Saint-Michel, sur les produits du manoir, une certaine somme qu'il partageait entre plusieurs de ses tenanciers, lesquels devaient. la lui rendra grossie d'un tiers, au bout de l'année. C'était une banque agricole à plus de trente-trois pour cent. L'évêque de Coutances la fit fermer en 1221, sous peine d'excommunication. — Études sur la condition de la classe agricole en Normandie au moyen âge, par M. Léopold Delisle, p. 212.

[62] M. J. Juliany, Essai sur le commerce de Marseille, t. I, p. 32 et suivantes ; excellent ouvrage, abondant en documents historiques et statistiques d'un véritable intérêt.

[63] Voici les trois versions sur lesquelles s'est établi le débat : Mons puellarum, mons pessulanus, mons pellerius ; jusqu'à présent la question est restée fort obscure, et il n'est pas probable qu'on arrive jamais à une solution satisfaisante.

[64] Pierre Gariel, Idée de la ville de Montpellier recherchée et présentée aux honnêtes gens ; Montpellier, 1663, in-4°, p. 4.

[65] Pierre Gariel, loc. cit., p. 74. — Il convient d'ajouter que des serments de ce genre étaient demandés, au moyen âge, à tous ceux qui étaient investis d'une autorité, d'un commandement quelconque, ce qui devait, naturellement, affaiblir quelque peu la portée morale de ces serments.

[66] Astruc, Mémoire pour l'histoire naturelle du Languedoc, p. 545.

[67] Pierre Gariel, loc. cit., p. 2 et suivantes.

[68] M. Depping, loc. cit., t. II, p. 243 à 277 ; M. Pardessus, loc. cit., introduction, 3e partie, p. CLXXX.