JACQUES CŒUR ET CHARLES VII - OU LA FRANCE AU XVe SIÈCLE

TOME PREMIER

 

PRÉFACE.

 

 

Peu d'hommes ont eu une vie aussi pleine de contrastes, aussi agitée que Jacques Cœur[1]. Fils d'un simple marchand, malheureusement impliqué, jeune encore, dans un procès auquel avait donné lieu la fabrication de monnaies faibles de poids, gracié moyennant une légère amende, il va, en 1432, visiter l'Orient, cette terre de l'or, du luxe, des merveilles, par laquelle se faisait alors tout le commerce des Indes. Bientôt on le voit, armateur puissant, fonder des comptoirs dans tous les ports des pays qu'il vient de parcourir et des établissements dans la plupart des grandes villes de France. Possesseur de sept navires avec lesquels il exécute à peu près tout le commerce d'importation et d'exportation de la France, banquier, marchand, propriétaire de mines d'argent, de cuivre et de plomb, maître des monnaies, il fait, en peu d'années, une fortune immense, colossale. Un roi trop souvent mal jugé, et qui eut, indépendamment d'autres qualités, celle de s'entourer d'hommes d'un rare mérite, Charles VII, que ses contemporains appelaient le Bien-Servi, voit Jacques Cœur, en fait l'intendant de sa maison, sous le titre d'argentier, l'admet dans son intimité, dans son Conseil, et lui confie plusieurs ambassades importantes. Que manque-t-il à l'heureux négociant ? Il a des maisons à Marseille, à Montpellier, à Lyon, à Tours, et celle qu'il a fait construire à Bourges n'a pas son égale en France. En même temps, il possède des terres, des châteaux et des seigneuries dans vingt-deux paroisses. Enfin, il vient de prêter au roi environ quatre cent mille livres, c'est-à-dire de seize à vingt millions de nos jours, et, grâce aux levées que l'on a pu faire avec cet argent, la France, par un dernier effort, est parvenue à chasser les Anglais de son territoire.

Tout à coup, au plus haut de tant de crédit, sans transition aucune, cette fortune s'écroule, et Jacques Cœur est arrêté comme coupable d'avoir empoisonné Agnès Sorel. Cette accusation tombe aussitôt par son absurdité. Une autre, vingt autres la remplacent. Le puissant de la veille est à bas ; les dénonciateurs arrivent en foule. Ceux-ci l'accusent de concussion ; ceux-là d'avoir appauvri le royaume en exportant de la monnaie ; d'autres d'avoir vendu des armes aux infidèles ; d'autres encore de leur avoir renvoyé un esclave qui s'était réfugié sur un de ses navires. Une seule de ces accusations aurait suffi, d'autant mieux que Charles VII ne passe pas pour avoir été très-constant et très-sûr dans ses amitiés, et que la plupart des juges qu'il avait choisis pour instruire le procès de Jacques Cœur avaient commencé par se faire octroyer une partie de ses biens. Naturellement, ceux-ci furent confisqués. Quant à leur propriétaire, l'arrêt portait qu'il serait exilé ; mais le roi préféra le garder en prison. Au bout de trois ans, il parvint à s'échapper, passa en Italie, alla à Rome où le pape, qui l'avait toujours protégé, l'accueillit avec une grande faveur. Son successeur le traita de même et le nomma capitaine-général d'une expédition contre les infidèles. C'était vers le temps où Constantinople était tombée entre les mains des Turcs, et bien que plus de trois ans se fussent écoulés, le retentissement de cette chute durait encore. Jacques Cœur s'embarqua et la flotte qu'il commandait fit voile vers l'archipel grec.

Il semble que le merveilleux de cette existence aurait dû suffire aux historiens ; il n'en fut cependant point ainsi. Un chroniqueur contemporain rapporte bien que Jacques Cœur mourut très-peu de temps après le départ de l'expédition dans une île grecque où il fut enterré, et c'était la vérité ; mais ce récit était trop simple et un autre beaucoup plus romanesque prévalut pendant longtemps. On raconta donc, sur la foi d'un voyageur plus que suspect du seizième siècle, que Jacques Cœur s'était retiré dans l'île de Chypre où il avait fait une nouvelle fortune ; qu'il y avait eu d'une dame du pays nommée Théodora, avec laquelle il s'était remarié, deux filles à chacune desquelles il avait donné cinquante mille écus de dot ; que l'aînée de ces filles fut mariée dans la ville de Famagouste, et l'autre à une personne de considération du royaume de Chypre ; qu'il bâtit un hôpital pour les pèlerins de la Palestine, et enfin, qu'il fonda magnifiquement l'église des Carmes de Famagouste, où il fut enterré avec pompe[2].

Telles furent les fables qui eurent cours jusqu'en 1745, époque où la fausseté en fut démontrée par un des membres les plus zélés et les plus savants de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, Bonamy. Mais si, par suite de ses recherches, les historiens qui en ont profité ne se sont plus faits les échos, sur ce point, d'erreurs trop longtemps accréditées, leur appréciation du caractère de Jacques Cœur et de ses actes n'a pas toujours été uniforme. Sous ce rapport, quelques divergences se sont produites, et, même dans ces dernières années, le rôle de l'ancien argentier de Charles VII a fourni matière à des jugements tout à fait contradictoires. Je ne veux citer en ce moment, pour preuve de mon assertion, que deux historiens justement estimés à des titres divers, MM. Henri Martin et Michelet. Dans la partie de son excellente histoire qu'il consacre au règne de Charles VII, M. Henri Martin représente Jacques Cœur comme hi plus grande figure de ce règne, après celle de Jeanne Darc[3], bien entendu. L'envisageant au point de vue du commerçant, de l'homme politique, du citoyen, il estime que, sous ces trois rapports, Jacques Cœur a rendu à la France d'immenses services, et il voit en lui une victime de l'instabilité des cours. M. Michelet., au contraire, dans le cinquième volume de son histoire de France où il expose les grandes phases du même règne et qui est, dans l'ensemble, si justement admiré, ne fait aucune place à l'influence de Jacques Cœur qu'il traite dédaigneusement ; on ne sait trop pour quel motif, de conspirateur et de marchand d'hommes. Pourquoi ne dirai-je pas tout d'abord que je suis, sauf quelques réserves néanmoins, de l'opinion de M. Henri Martin ?

Cette opinion est, au surplus, fort ancienne, et elle a été, quoi qu'on en ait dit, celle de la plupart des écrivains contemporains de Jacques Coulis et de ceux qui les ont immédiatement suivis. Je sais avec quelle circonspection il faut s'appuyer sur l'appréciation des contemporains en ce qui concerne les actes principaux de la vie, soit des princes, soit des personnages autour desquels des passions violentes se sont agitées ; cependant, le témoignage des auteurs du temps, en faveur de Jacques Cœur, me parait d'un grand poids ; voici pour quel motif. En étudiant avec soin l'époque pendant laquelle a régné Charles VII (1422-1461), on demeure frappé du changement heureux qui s'opéra, à partir de 1435, dans la condition des populations jusqu'alors et depuis si longtemps en proie à la férocité avide des bandes de routiers, d'écorcheurs, de retondeurs, sans compter les gens d'armes du roi lui-même et les Anglais. Dire en quelques mots les excès des Compagnies franches et la triste situation du pays, au moment de l'avènement de Charles VII et pendant la première partie de son règne, est chose impossible ; l'esprit d'ailleurs se refuserait à y croire. C'est un point qu'il faut établir, et je le ferai plus loin avec quelque détail, par des témoignages originaux. Peu à peu, Charles VII mit de l'ordre dans ce chaos, refréna ces violences. Pour que l'exemple partît de haut, il fit un jour jeter à l'eau, cousu dans un sac, un bâtard de Bourbon dont le métier consistait à voler l'argent des paysans, à les tuer, quand ils assuraient qu'ils n'en avaient plus, et sur le passage duquel s'élevait partout un concert de gémissements et de malédictions. Bientôt, l'organisation des Compagnies d'ordonnance fut décidée au grand déplaisir des écorcheurs, des retondeurs et autres voleurs de grands chemins. C'est à partir de ce moment, il faut bien le dire, c'est grâce à la permanence de l'armée que la France présente enfin l'image d'un pays civilisé. Cette grande mesure clôt l'ère du moyen âge et de la féodalité. Peu de temps après, l'ordre renaît comme par enchantement, la confiance se rétablit, le commerce se relève, les campagnes, si longtemps abandonnées, se couvrent de laboureurs. Jamais rénovation plus complète et plus rapide. Il faut lire à ce sujet les mémoires contemporains. Chroniqueurs français et chroniqueurs bourguignons n'ont, là-dessus, malgré la différence habituelle du point de vue, qu'une voix. La sécurité des routes les comble d'étonnement, et ils sont unanimes à en faire remonter le bienfait au gouvernement. habile de Charles VII. L'un d'eux constate que l'on pourrait. traverser tout. le royaume, les mains pleines d'or, sans courir aucun danger. Comme c'était principalement aux hommes vivant de leur travail que cet état de choses était profitable, le peuple s'en montra très-reconnaissant au roi. L'expulsion définitive des Anglais ne fit que redoubler ce sentiment. A la vérité, ces résultats n'avaient pu être obtenus sans que l'impôt eût été augmenté, et cet accroissement des charges soulevait bien des plaintes ; mais la reconnaissance l'emportait encore. On devine, on sent, en étudiant les chroniqueurs contemporains, qu'aucun roi de France n'a été, de son vivant, plus aimé et plus populaire que Charles VII.

Or, en ce qui concerne Jacques Cœur, il est à remarquer que, malgré la popularité dont jouissait Charles VII, nulle part on ne trouve, dans les écrivains du temps, une parole de blâme contre son argentier, dont plusieurs chroniqueurs, au contraire, attribuent positivement la disgrâce à sa grande fortune et aux envieux qu'elle. lui suscita. Une autre circonstance non moins digne d'être signalée, c'est le silence absolu d'un de ces chroniqueurs, Gilles le Bouvier, dit Berry, premier héraut d'armes de Charles VII, sur cette disgrâce mémorable qui fut pourtant, il est aisé de s'en convaincre par la place qu'elle tient dans d'autres chroniques contemporaines, un des événements importants de l'époque. Comment expliquer jusqu'à l'absence du nom même de Jacques Cœur dans la chronique cependant fort détaillée du héraut d'armes de Charles VII ? Ce silence, évidemment volontaire, ne prouve-t-il pas que le héraut ne voulait pas donner raison au sujet contre le roi ?

Le lecteur va, d'ailleurs, juger lui-même par les nombreux extraits que je vais mettre sous ses yeux, en attendant d'entrer dans les détails, de la nature et de la grandeur des services que rendit Jacques Cœur, de sa prodigieuse faveur, de sa richesse, qui devint en quelque sorte proverbiale, et en même temps du retentissement de sa chute. Dans la reconstruction, ou plutôt dans l'esquisse historique que j'essaye aujourd'hui, j'ai principalement tenu à m'appuyer sur les documents officiels, authentiques, heureusement en assez grand nombre encore, qui sont parvenus jusqu'à nous, malgré les incendies ; l'incurie des hommes, du moins à une époque plus éloignée, et quatre siècles complètement révolus. Il m'a semblé toutefois qu'il ne serait ni sans intérêt, ni sans utilité, de réunir ici, comme dans une sorte d'introduction, non-seulement tout ce qui, dans les mémoires des contemporains, se rattache directement à Jacques Cœur, mais encore les divers jugements que les principaux annalistes et historiens ont portés sur lui. On suivra ainsi, pas à pas, les variations de l'opinion à son égard, et l'on aura, en même temps, sous les yeux, en y joignant les pièces justificatives que je publie à la fin de chaque volume, tout ce qui est de nature à répandre quelque jour sur une question historique qui semble néanmoins, jusqu'à présent, destinée à n'être jamais jugée en dernier ressort.

Le premier en date des chroniqueurs contemporains est Jean Chartier, religieux de l'abbaye de Saint-Denis et historiographe de Charles VII. La condamnation de Jacques Cœur n'est, de là part de Jean Chartier, l'objet d'aucune réflexion. Il enregistre les griefs et l'arrêt sans approuver, mais sans blâmer. On reconnaîtra que, dans la position officielle qu'il occupait, il lui était difficile de faire davantage. C'est le même chroniqueur qui raconte, après s'être livré, dit-il, auprès des personnes les plus dignes de foi, à une sorte d'enquête au sujet des bruits qui couraient sur les relations de Charles VII et d'Agnès Sorel, que oncques, on ne la vit toucher par le Roy au-dessous du menton[4]. Et pourtant, il existe des lettres patentes par lesquelles trois filles naturelles de Charles VII et d'Agnès Sorel sont reconnues et dotées, Certes, on ne saurait trouver lin historiographe plus dévoué, ou plus facile à abuser. Mais, comme les services que Jacques Cœur avait rendus étaient publics, comme il les avait constatés lui-même, l'honnête religieux de Saint-Denis se contenta d'énoncer sans passion les griefs qu'on imputait à l'argentier du roi, et il raconta son arrestation en ces termes[5] :

L'an 1452[6], fust pris et arresté prisonnier par le commandement et ordonnance du Roy, Jacques Cueur, sou argentier et conseillier, pour aucuns cas touchant la Foy catholique, et aussi pour certain crime de lèze-majesté, comme autrement. Or, il est vray que ledit Jacques estoit cause et estoit accusé d'avoir baillé, administré et délivré aux Sarrasins ennemis de la Foi chrestienne, des armures de toutes sortes à l'usage de la guerre, et mesmement qu'il avoit envoyé plusieurs armures et ouvriers pour icelles faire et pour instruire et former les Sarrasins, pour les faire faire, ce qui estoit au grand préjudice et dommage de toute la chrestienté. Et fast encore arresté ledit Jacques Cœur pour ce que luy, plus meu et porté de sa volonté que de raison, par l'instigation de l'ennemy de nature, et par convoitise ou autrement, comme infidèle, a rendu par sa puissance désordonnée, un chrestien qui estoit eschappé des mains des Sarrasins, où il avoit esté détenu prisonnier par long espace de temps, et souffert maint grant martyre, pour la Foy de Jésus-Christ nostre Rédempteur, et l'avoit envoyé de fait et de force, audit pays des Sarrasins, en méprisant la loy de nostre Rédempteur. Il fut, de plus arresté prisonnier, comme il se disoit, pour avoir pris, extorqué et rapiné indûment, ainsi qu'on luy imputoit, plusieurs grandes finances et deniers royaux sur les pays du Roy de France, tant ès' pays de Languedoc et Langue-d'ouy, comme ailleurs. Parquoy plusieurs des habitans d'iceux lieux furent contraints de s'absenter, ce qui ne pouvoit estre qu'au grand dommage du Roy et de son Royaume. Il fut encore arresté pour ce que mesmement il estoit accusé d'avoir desrobé et pillé les finances du Roy, desquelles il avoit le gouvernement, et lesquelles passoient par ses mains de jour en jour[7].

Fut aussi arrestée en iceluy temps la damoiselle de Mortaigne, pour certaines offenses qu'elle avoit faites envers le Roy, et pour ce qu'elle accusoit ledit Jacques Cucul. pour certaines choses dont il estoit innocent. Et avec ce, avoit accusé un nommé Jacques ou Jacquet de Boulongnes ou Coulonnes, et un autre nominé Martin Prandoux, et les avoit tous trois accusés par haine ou autrement. Et pour ce qu'on se douta, et qu'on trouva que ce qu'elle avoit donné à entendre estoit menterie et fausseté, elle fut prise et mise prisonnière pour recevoir telle punition que les dessusdits, ainsi malitieusement accusez, eussent eu, s'ils eussent esté trouvés coupables et chargés du cas[8].

Un autre chroniqueur contemporain, Mathieu de Coucy[9], entre dans de curieux détails sur le commerce de Jacques Cœur, sur la jalousie dont il était l'objet de la part des autres marchands du royaume, et sur les motifs vrais ou supposés de sa disgrâce qu'il paraît, du reste, attribuer à l'envie. Le récit de la scène dans laquelle Jacques Gour met. tous ses biens à la disposition de Charles VII est remarquable de dignité. Ces mots : Sire, ce que j'ay est vostre, sont simples et grands. Il n'est pas difficile de deviner, en lisant ce récit, de quel côté se portait l'intérêt du chroniqueur.

Le Roy Charles, dit-il, avoit en son royaume un homme de petite génération, qui se nommoit Jacques Cuer, lequel par son sens, vaillance et bonne conduite, se façonna tellement, qu'il entreprit plusieurs grosses marchandises ; et si fut ordonné estre argentier du Roy Charles, dans lequel office il s'entretint long espace de temps, et en grand règne et prospérité. Il avoit plusieurs clercs et facteurs sous luy, qui se mesloient desdites marchandises, par tous les pays et royaumes chrestiens, et mesme jusques en Saraziname. Sur la mer,'il avoit à ses despens plusieurs grands vaisseaux, qui alloient en Barbarie, et jusques en Babylone[10], quérir toutes marchandises, par la licence du Souldan et des Turcs infidèles ; aussi, en leur payant trivaige (des droits), il faisait venir desdits pays des draps d'or et de soye, de toutes façons et de toutes couleurs, plus des fourrures servant tant à hommes qu'à femmes, de diverses manières, tant martres, genettes[11] et autres choses estranges de quoy on n'eust sen finer (se procurer) pour or, ny pour argent ès marches de par de çà. Il faisait en outre vendre par ses facteurs, tant à l'hostel du Roy, comme en plusieurs lieux audit royaume de France et dehors, toutes sortes de marchandises, de quov corps d'homme pouvoit penser et s'imaginer, dont plusieurs gens tant nobles, comme marchands et autres, estoient fort esmerveillez. Il gagnoit chacun an tout seul plus que ne faisoient ensemble tous les autres marchans du royaume. Il avoit bien trois cents facteurs soubs luy, qui s'estendoient en plusieurs et divers lieux, tant sur mer, comme par terre. Et luy estant en ce règne (cette prospérité) quand le Roy Charles commença sa conqueste de Normandie, qui fut en l'an 1449, iceluy Jacques Cuer fut principalement cause de ladite conqueste, car il enhardit le Roy Charles de mettre sus son armée, en lui offrant de luy prêter de grandes sommes de deniers, ce qu'il fit, dont il eut fort la louange et l'amour d'iceluy Roy son maistre.

Au reste, il fit un de ses enfants archevesque de Bourges, un autre escuyer tranchant du Roy, l'autre eschanson d'iceluy seigneur[12] ; il les fit anoblir, et filialement en son dit. règne, il acquit tant de biens et de clievance que nul ne le sauroit estimer. Mais dame Fortune assez peu après, lui tourna le dos, car il fut fort envié de plusieurs grands seigneurs autour du Roy et semblablement de phisieurs autres gens, entre lesquels il y avoit des marchands du Royaume, qui souvent disoient que ledit Jacques Cuer, soubs le port et la faveur que le Roy luy donnoit tant ès pays estrangers hors de son royaume, comme en iceluy, ils ne pouvoient rien gagner pour iceluy Jacquet.

Ainsi, envie le commença à assaillir, et fut dit au Roy qu'il estoit impossible qu'un homme venu de petit lieu, comme il estoit, pust avoir assemblé tant de chevance, pour mener les marchandises qu'il faisoit, et faire les ouvrages et les achats de terres et seigneuries, comme aussi avoir les grands estats qu'il tenoit ; car, en iceluy temps, en tout son hostel on ne se servoit, en quelque lieu que ce fust, que tout en vaisselle d'argent, à quoy ses envieux et malveillans adjoustoient qu'il falloit que ces choses se prissent sur les deniers du Roy, et luy disoit-on qu'il y avait assez d'autres Causes et matières-pour raisonnablement l'emprisonner. La première qu'il convenoit qu'il eust desrobé le Roy. La seconde qu'il estoit vrai qu'un chrestien, qui auparavant aVoit esté pris des gens du souldan de Babylone estoit eschappé des mains des infidèles, sous ledit souldan, et lequel s'estoit allé rendre en une des galées[13] dudit Jacques, qui lors estoit ès marches des Sarrasins sous iceluy souldan. Or, quand icelui souldan en fut averti, il demanda audit Jacques Cuer, ou à ses facteurs, que si on ne lui rendoit ce chrestien qui s'estoit ainsi eseliappé, toutes ses autres galées et marchandises dont il avait grand nombre en Sarraziname — quelque sauf conduit qu'ils eussent de luy — il les feroit tous noyer et périr, et n'en auroit jamais rien ; et que pour le doute de perdre sesdites marchandises, iceluy Jacques lit rendre ledit chrestien à ce souldan, de laquelle chose le Roy fut très mal content.

Encore luy fut dit une autre raison, pour le plus enflamber contre Jacques Cuer, car, en ce temps, le Roy es-toit fort énamouré d'une gente et belle Damoiselle, qu'on nommait lors communément par le royaume la belle Agnès, à laquelle le Roy fit donner depuis le nom de la Damoiselle de Beauté, et luy fut dit que Jacques Cuer avoit empoisonné ou fait empoisonner ladite Damoiselle, duquel empoisonnement — s'il estait vray — elle alla de vie à trespas.

Quand le Roy eut ouy tels rapports, qui estoient grandement à sa desploisance, il ordonna qu'on prist et arrestât ledit Jacques Cuer prisonnier, et que tous ses biens généralement fussent mis en sa main, ce qui fut faist assez tot et en peu de jours après. De plus, le Roy ordOnna qu'on luy list son procès, et il fut mené dans un chasteau en Poitou qui se nomme le chasteau de Luzignan, où là il fut par long espace de temps. Si furent ordonnez deux seigneurs du Parlement pour luy faire son procès, et maistre Jean Dauvet[14] lors procureur général du royaume de France. Or, après qu'on luy eut exposé lesdits cas, et encore un autre qui fut tel qu'il devoit avoir envoyé audit souldan de Babylone, au deceu du Roy, un harnois complet, à la façon des parties de deçà, duquel harnois ledit souldan auroit eu grand désir afin d'en faire de pareils en son pays, car, en leurs marches, ils ne s'armoient pas ainsi comme on fait de par ça. Mais quand ledit Jacques eut ouy les articles dont on le chargeoit, il y fit ses réponses et excuses le plus doucement, et le plus selon son entendement qu'il pouvoit, disant :

Au premier poinct, qu'il avoit toute sa vie servi le Roy Charles de tout son pouvoir, prudemment et' loyalement, sans lui avoir fait aucune faute d'avoir pris larrecinensement aucuns de ses deniers ; mais très bien par les grands biens que le Roy lui avoit faits, il s'estoit advancé dans le négoce et mis dans la marchandise, en laquelle il avoit gagné son vaillant.

Quant au second poinct, touchant le chrestien qui avoit esté rendu, il ne savoit ni avoit scen rien de son esehappatoire, ny de sa reddition, et aussi on le pouvait connoistre, parce que ses gens et ses galées, qui estoient ès dits pays, nu retournoient pas devers luy telle fois en deux ans une fois seulement, par quoy ceux qui les gouvernoient pouvoient, en son absence, faire plusieurs choses qui n'estoientpas à sa connoissance, et, qu'à la vérité, il n'en avoit oncques esté adverty.

Et en tant que touchoit l'empoisonnement de ladite belle Agnès, aussi pareillement il n'en avoit jamais esté coupable, ny consentant, et se soubmettoit à toutes informations.

Et au regard d'avoir envoyé un harnois au souldan dit qu'il se trouva une fois en un lieu secret, où n'y avoit que le Roy et luy, où ils besongnoient de choses plaisantes au Roy ; auquel lieu ledit Jacques dit au Roy : Sire, sous ombre de vous je cognois que j'ai de grands biens, profits et honneurs, et mesme dans le pays des infidèles ; car, pour vostre honneur, le souldan a donné sauf conduit à mes galées et facteurs estans sur la marine, de pouvoir aller seurement et retourner en ses pays querir et lever des marchandises, en payant trevage assez compétent, parquoy j'y trouve de grands profits. Disant ces mots : Sire, ce que j'ai est vostre. Et à cette heure, le Roy luy fit requeste de luy prester argent pour entrer en Normandie : à laquelle requeste il accorda de prester au Roy deux cens mille escus, ce qu'il fit.

Et voyant que le Roy luy monstroit grand signe d'amour, alors il s'enhardit et luy demanda congé de pouvoir envoyer audit souldan un harnoi 3, à la façon des marches de France, ce que le Roy luy octroya. Et sur cet octroy, il envoya ledit harnois, au nom du Roy, audit souldan, par un de ses gens nommé Jehan Village. Et quand ledit souldan eut receu ledit harnois, il en fut fort joyeux et teceut ledit Village grandement bien, et luy fit de beaux dons comme de robes de drap d'or et autres joyaux, et en rescrivit lettres de remercimens au Roy, avec quoy il luy envoya plusieurs présens ; ainsi en cette partie, il ne croyoit rien avoir mespris.

Lesquelles responses furent rapportées au Roy, qui, de prime face, aucunement ne les prit pas bien en gré, disant qu'il n'estoit pas mémoratif d'avoir donné ledit congé — et aussi, à la vérité, ce luy eust esté charge — et ordonna là-dessus de luy faire son procès sur le tout. Sur quoy lesdits commissaires tirèrent en la ville de Bourges en Berry, où iceluy Jacques Cuer avoit sa principale résidence, car en icelle ville il avoit fait faire un hostel tel et si spacieux, qu'on le pouvoit bien nommer ouvrage de Roy, garni de meubles selon la façon dudit hostel, lesquels biens meubles avec tous les héritages qu'il avoit furent mis en la main du Roy.

En cette année donc, fut le procès dudit Jacques faict, et luy ramené au chasteau de Poictiers où il ouït sa condamnation, qui fut telle qu'en tant que touchoit le chrestien, il estoit condamné à le racheter et le tirer hors des mains desdits Infidèles, quelque chevance qu'il deust couster ; et si d'adventure il estoit mort, si en devoit-il racheter un autre de telle condition, à ses despens. Au surplus, il fut condamné envers le Roy en la somme de quatre cens mille escus, et le surplus de ses biens furent, avec son corps, confisquez, sur laquelle confiscation du corps, le Roy luy restitua la vie. Et pour ce que dudit empoisonnement ilm'avoit pas esté trouvé coupable et que ce qu'on en avoit adverti le Roy avoit esté par le rapport d'une Damoiselle de l'hostel — laquelle pour son mensonge fut bannie de l'hostel du Roy —, il fut ordonné audit Jacques Cuer, sur peine de mort, de n'approcher ni le Roy, ni la Reyne à dix lieues près[15].

Jacques Chartier et Mathieu de Coucy étaient des chroniqueurs français, c'est-à-dire de pays relevant directement du roi de France. Deux autres chroniqueurs contemporains, l'un du pays d'Artois, Jacques Du Clercq, né en 1420, l'autre Flamand, Georges Chastelain, né, en 1404, à Alost, et mort à Bruges 'en 1474, mentionnent aussi l'éclatante fortune et la disgrâce de Jacques Cœur. Laissons d'abord parler Jacques Du Clercq. Voici comment il s'exprime à l'occasion de l'entrée des Français dans Rouen dont il fait, comme tous les écrivains du temps, une description pompeuse.

Avecques Dunois, vindrent le séneschal de Poitou et Jacques Cueur, argentier du Roy ; par le moyen duquel Jacques Cueur, le Roy avoit ainsi conquis la Normandie, parce qu'il avoit presté au Roy une partie des deniers pour payer ses gens d'armes. Laquelle armée eust esté rompue se n'eust esté icellui Jacques Cueur, lequel estoit extrait de petite génération ; mais il menoit si grand fait de marchandises, que par tout le royaume avoit ses facteurs qui marchandoient de ses deniers pour luy et très tant que sans nombre ; et mesme en avoit plusieurs qui oncq ne l'avoient veu. Icellui séneschal et Jacques Cueur estoient montés sur destriers, vestus et couverts comme le comte de Dunois[16].

Puis, lorsqu'il arrive à l'année 1453, époque où fut rendu l'arrêt qui frappa l'argentier de Charles VII, Jacques Du Clercq fait, au sujet de cette condamnation, les réflexions suivantes :

Il estoit si riche qu'on disoit qu'il faisoit ferrer ses haquenées et chevaulx de fers d'argent ; et portoit dans sa devise et livrée en escripture : A Cueurs vaillans riens impossible. Et avoit faict faire à Bourges en Berry une maison la plus riche de quoy on povoit parler. Toutefois, icelluy Roi Charles, sous umbre de certaine accusation de crime que luy imposa la demoiselle de Mortaigne et aultres, le avoit faict faire prisonnier et tenait, bien estroictement et bien gardé ; de laquelle il eschappa par moyen qui serait long à raconter, et s'en alla à Rome ; et illec se tenoit aussy honorablement comme il faisoit en France ; car, nonobstant tout ce qu'il avoit en France, que on estimoit valloir un million d'or, qui vault dix cent mille escus[17], le Roy avoit faict tout mettre en sa main ; et n'en avoit rien ; sy, estoit-il encore riche, pour les grosses marchandises qu'il avoit hors du royaume[18].

On sait que Georges Chastelain[19] a écrit, sur les événements de son temps, des mémoires d'un style diffus, irrégulier, mais empreints parfois d'une grande vigueur, et remplis, en outre, d'appréciations remarquables. Ces mémoires, principalement consacrés au récit des affaires qui, concernaient la cour du due de Bourgogne, ne font pas mention de Jacques Cœur ; mais le chroniqueur bourguignon a réparé cet oubli dans un livre intitulé : Temple de Jehan Bocace ; De la ruine d'aucuns nobles malheureux, par George, son imitateur. Dans cet ouvrage[20], Georges Chastelain, qui ne craignait d'offenser personne en disant ce qu'il croyait être la vérité, parle formellement des glorieux services rendus par Jacques Cœur à la France, et des envieux que lui attirèrent ses immenses richesses.

Jacques Cuer, dit-il, argentier jadis du roi Charles, homme plein d'industrie et hault engin, subtil d'entendement et 'failli emprendre, et tontes choses, comme imites fussent, saschant conduire par labeur. Dont, sa diligence et activité qui tout convertissoit en affaires publiques et en chose de proffit et de gloire à son maistre, tant multiplia en bien que, en l'état de sa vocation, n'avoit pareil à lui au monde. Estoit venu de cent à cent mille, et de cent mille à nombre de millions par son sens. La gloire de son maistre fit-il bruire en toutes terres, et les fleurons de sa couronne fit-il resplendir par les lointaines mers. Tout le Levant il visita atout (avec) son navire, et n'y avoit en la mer d'Orient mât revestu sinon des fleurs de lys. Alexandrie et alKaire lui estoient Colchidies-Portes, et ne voloient ses yeux qu'en la circuition du monde, pour tout seul l'estraindre ; quéroit à appliquer à lui seul par vertu, ce en quoi les diverses nations du monde laheurent ensemble par divers regards. Dont envie crut dure sur lui et s'espentèrent les cuers des hommes de son hault contendre. Mais comme Fortune l'avoit mené au sommet de la ha tille périlleuse roche, là où le monter phis haut estoit impossible et le descendre naturel et de grand péril ; lui béant tondis plus à difficile que à faisable, et plus à extrémité que à mesure, aveuglé enfin en sa hauteur, prospérant fortune, se trouva à l'envers ; et après avoir ses trésors épars en diverses régions, ses galées vagants par les estranges mers, avoir grâce du plus hault homme du monde en son estat, avoir presté à. son maistre deux cent mille escus de prest, deux autres cent mille pour son recouvrement de Normandie ; fut accusé et atteint de crime commis, fut mis en prison, condamné à mort par sentence, tout le sien confisqué au Roy et jugié finablement en la restitution de trois cent mille écus d'amende arbitraire. Dont, après longue prison tenue en amertume de cuer, trouva voie enfin de soy embler par nuit, et despayser ; là où en quérant ses aventures, souks eschéir en nouvelle fortune, mourut en Rhodes, exilié du ventre de son honneur, le royaume françois à qui tant avait fait de glorieux services. Si s'envint remonstrer droit cy à teste incline et priant que, de grâce, put estre reçu au collège des malheureux. S'accusa de sa faulte quand de sa haulte fortune n'avoit sçn user en cremeur (crainte) de Dieu et en admodération de sa convoitise par trop extrême.

Enfin, un autre document contemporain des plus importants, encore inédit et qu'aucun des biographes de Jacques Cœur n'a cité, contient, sur son caractère et sa chute, des détails plus complets qu'aucun de ceux qui précèdent ; je veux parler de l'Histoire de Charles VII par Amelgard. On sait aujourd'hui d'une manière certaine, grâce aux recherches d'un de nos érudits les plus intelligents et les plus zélés, M. J. Quicherat, que ce nom d'Amelgard un est pseudonyme et qu'il cache la figure d'un personnage dont la vie fut très-agitée et pleine de vicissitudes, de Thomas Basin, évêque de Lisieux sous Charles VII. M. Quicherat a publié dans la Bibliothèque de l'École des Chartes[21] une intéressante biographie de cet évêque passablement remuant, ambitieux, et qui, après avoir joui d'une grande faveur sous Charles VII, tomba en disgrâce sous son successeur, pour s'être mis à la tête d'un parti en faveur du duc de Normandie, frère du roi, s'exila à Louvain, revint en France et fut obligé de la quitter encore. On ne doit pas s'attendre, par suite, à ce que les appréciations de Thomas Basin soient exemptes de toute passion ; mais, ces réserves' faites, et elles touchent principalement le règne de Louis XI, il n'en est pas moins très-intéressant d'avoir l'opinion de Thomas Basin sur Jacques Cœur, qu'il a dû connaître et qu'il était très-certainement capable de juger. Voici donc comment s'exprime sur lui l'évêque de Lisieux, dans deux passages de son histoire de Charles VII :

La maison du roi était, à cette époque, administrée par un homme des plus industrieux et des plus ingénieux, Jacques Cœur, de Bourges, d'une famille plébéienne, mais doué à coup sûr d'un esprit aussi développé que persévérant, et d'une prudence rare. Argentier du roi, il se livrait en outre et, depuis longtemps, à de vastes opérations qui lui avaient rapporté de grandes richesses au moyen desquelles il s'était élevé et illustré. Le premier de son temps, il fit construire et armer des navires qui transportaient en Afrique, dans le Levant et jusqu'à Alexandrie d'Égypte, des draps, des laines et d'autres objets fabriqués dans le royaume. Comme marchandises de retour, ces navires rapportaient différents draps de soie et tontes sortes d'aromates qui étaient vendus soit dans les provinces riveraines du Rhône, soit en Catalogne et dans d'autres provinces voisines, ce qui était tout à fait insolite en France, car, auparavant et depuis fort longtemps, ce commerce se faisait par l'intermédiaire d'autres nations, notamment des Vénitiens, des Génois et des Barceloniens. Telle avait été la source des immenses richesses qu'avait amassées Jacques Cœur. Il donna d'ailleurs lui-même la preuve de son opulence en faisant construire en fort peu de temps à Bourges, sa ville natale, cette maison si richement ornée, si spacieuse et si magnifique en même temps, que ni les princes du sang ni le roi n'en avaient qui lui fussent comparables. Mais en même temps qu'il possédait cette immense fortune, Jacques Cœur était tout dévoué au roi et aux intérêts de la France[22]. Il ne lui fit pas défaut dans la situation critique où elle se trouvait. Pendant que les grands seigneurs enrichis par les largesses du roi simulaient la misère et trouvaient mille prétextes faux et frivoles pour se dispenser de venir à son aide, Jacques Cœur offrit de lui prêter une somme considérable et mit à sa disposition, pour l'accomplissement de cette œuvre sainte et si urgente (l'expulsion des Anglais de la Normandie), une somme de cent mille écus. Grâce à ce secours, les Français mirent le siège devant Falaise, Domfront.....

... On soupçonna qu'Agnès Sorel était morte empoisonnée. Dénoncé par ses rivaux, Jacques Cœur, argentier du roi, fut présenté comme l'auteur de ce crime, bien que, à dire vrai, on l'en crût généralement innocent. Après la conquête de la Normandie, œuvre à laquelle ses conseils et ses richesses avaient, comme nous l'avons dit, puissamment contribué, il fut jeté en prison, où il resta fort longtemps, principalement dans le château de Lusignan en Poitou. Là, le roi convoqua, à l'occasion du procès de son argentier, un Conseil nombreux, ou comme l'on dit vulgairement, un lit de justice. Le Conseil entendit les accusations formulées contre l'argentier ; elles consistaient dans le fait d'avoir transporté chez les infidèles, au moyen de ses navires, des armes ainsi que des marchandises défendues, et d'avoir exigé illégalement et par ruse (illiciter ac furtim) différentes sommes (nonnullas pecunias) dans les pays de la Languedoc, dont il avait eu l'administration. Pour ces griefs et quelques autres que beaucoup de personnes croyaient avoir été inventés par ses rivaux (CONFECTA AB ÆMULIS POTIUS QUAM VERA), l'accusation d'empoisonnement ayant d'ailleurs été mise de côté, une sentence de condamnation fut rendue contre lui. Après être resté longtemps prisonnier au château de Lusignan, il corrompit ses gardiens, parvint à s'échapper, et se réfugia, en réclamant le droit d'asile, dans plusieurs églises de différentes parties du royaume. Il entra enfin, de la sorte, dans un couvent de frères Mineurs de Beaucaire sur le Rhône, et il y resta assez longtemps, enchaîné et les fers aux pieds. Un de ses plus anciens et de ses plus fidèles serviteurs, Guillaume Varye, de Bourges comme lui, le délivra[23]. Une nuit, il vint avec une ou deux de ces barques que l'on appelle vulgairement galères subtiles ou pour la course. Aidé de quelques compagnons qui l'accompagnaient, il enleva Jacques Cœur du couvent des frères Mineurs, brisa ses chaînes, le transporta dans une barque et le rendit à la liberté. Depuis, le souverain pontife Nicolas le mit à la tète de quelques navires qu'il avait armés contre les infidèles. Après avoir, pendant quelque temps, fait preuve de courage dans le commandement naval, il y trouva la mort, et passa des agitations de ce monde dans une vie plus heureuse. C'était un homme sans lettres, mais d'un grand esprit naturel, et particulièrement ouvert et industrieux pour ce qui regardait les affaires. Qui aurait pu croire que le roi Charles, pour qui il avait administré si fidèlement et avec tant de soin, qui le traitait avec une familiarité que beaucoup de personnes prenaient pour de l'amitié, se serait ensuite montré si dur et si sévère à son égard ? Mais sans nul doute on lui imputait quelque chose à crime, et sa condamnation fut seulement poursuivie avec les apparences de la justice. Ce qui parait avoir enflammé la colère du roi, c'est que d'infâmes délateurs lui avaient dit que Jacques Cœur avait empoisonné la belle Agnès. Or, on rapporte qu'au moment de mourir il protesta, par un serment solennel, en présence d'un grand nombre de personnes, qu'il était. innocent de ce crime et de tous ceux dont on l'avait accusé. En même temps, il pardonna au roi, et il pria Dieu de pardonner à ses délateurs, comme il le faisait lui-même, pour le fait des crimes dont ils l'avaient méchamment chargé...

Pendant que l'évêque de Lisieux s'exprimait avec cette liberté et entrait dans ces détails au sujet d'un homme dont la disgrâce fut, à n'en pas douter, un événement, un autre écrivain contemporain, dont. la réputation fut très-grande de son temps, Robert Gaguin, professeur de rhétorique à l'université de Paris en 1463, auteur d'un grand nombre d'ouvrages, et notamment d'une histoire des rois de France, consacre à peine quelques lignes à Jacques Cœur, sur la chute duquel il s'abstient même d'émettre un avis. Il se borne à dire que Jacques Cœur fut dénoncé pour avoir fait passer chez les Turcs, malgré les défenses ecclésiastiques, des armes et des ouvriers pour en fabriquer. Il avait en outre, dit-il, renvoyé à son maître un esclave qui s'était évadé, et levé sur les habitants du Languedoc des sommes considérables[24]. Rien ne se ressemblait moins, à coup sûr, que les caractères de Thomas Basin et de Robert Gaguin. Ce dernier, dont les œuvres littéraires ont été d'ailleurs fort diversement jugées, laissa la réputation d'un homme extrêmement habile et d'une prudence consommée. Employé successivement dans de grandes charges. sous les trois rois Louis XI, Charles VIII et Louis XII, qui lui confièrent plusieurs fois des ambassades importantes, Robert Gaguin, qui était, en outre, supérieur de l'ordre des Mathurins, mourut plein de jours et comblé d'honneurs. On a dit que c'était un historien courtisan[25]. Le soin qu'il met à éviter de se prononcer sur la moralité des événements qu'il raconte justifie de tous points ce jugement.

Les poètes contemporains se sont peu occupés de Jacques Cœur[26]. Il est même à remarquer que l'un d'eux, Martial d'Auvergne, qui a composé, sous ce titre, Les Vigilles de Charles VII[27], un panégyrique de la vie de ce roi en quinze à vingt mille vers, ne dit pas un seul mot de la disgrâce et du procès du célèbre argentier, dont il vaine d'ailleurs, dans plusieurs endroits, la magnificence. Il faut chercher dans des allusions la pensée de l'auteur à ce sujet, mais elle est, ce semble, assez transparente pour qu'on ne puisse s'y méprendre. Indépendamment de la vie de Charles VII, qu'il raconte dans les plus grands détails, Martial d'Auvergne fait chanter tour à tour, dans des leçons ou chœurs qui coupent le récit ; les louanges du feu roi par tous les corps d'états : clergé, gens d'armes, écoliers, laboureurs, marchands, etc., etc. Or, voici ce qu'on lit dans la Quatriesme leçon chantée par Marchandise :

Et s'aucuns d'eulx (les marchands)....

Sont enrichez, est-ce pourtant à dire

Qu'on les doit prendre,

Soit tort ou droit, leurs biens piller ou vendre,

Les confisquer et donner sans mesprendre ?....

Las ! quels dangier de faulx accusateurs,

Meschans garçons et mauvais amputeurs[28],

Qui vont dire mensonges aux seigneurs

Pour deffaire

Mains bons marchans, leur argent subtraire,

Sans les oyr en justice ne faire

Droit ou raison ; et puis leur adversaire

Estre ou (au) prouds[29]

En prenant juges de leur tende et acès.

O quel abus et quel horrible excez ![30]

Un secrétaire de Louis XII, Nicole Gilles, né dans le quinzième siècle, et qui mourut en 1503, se montra moins circonspect que le diplomate Robert Gaguin et que Martial d'Auvergne. En 1492, Nicole Gilles publia un livre intitulé : les Chroniques et Annales de France jusqu'au roy Charles huictiesme. Voici en quels termes le secrétaire de Louis XII parle du procès de Jacques Cœur :

En l'an 1452[31], Jacques Cueur, argentier de France, fut faict prisonnier par le commandement du roy, pour certains cas touchant la foy catholique et crime de lèze-majesté. Il estoit accusé d'avoir administré aux Sarrazins armes et avoir envoyé armeuriers pour en faire en la forme des chrestiens. Item d'avoir rendu auxdits Sarrazins un chrestien prisonnier qui estoit eschappé de leurs prisons, et oultre on dit qu'il avoit mal usé des deniers du roy. Toutefois, aulcuns disaient qu'on lui imposait ledict cas par envie, et pour avoir ses biens et sa finance. Pareillement fut, arrestée et emprisonnée la damoiselle de Mortaigne, pour ce qu'elle avoit incoulpé Jacques Cueur d'aucunes choses dont il estoit innocent[32].

Un autre écrivain de la même époque, Claude de Seyssel, qui fut ambassadeur et maître des requêtes sous Louis XII, publia une vie abrégée de ce prince dans laquelle le caractère de quelques-uns des rois ses prédécesseurs est apprécié avec indépendance, mais sans hostilité. Claude de Seyssel ne pouvait, en parlant de Charles VII, oublier Jacques Cœur. Le jugement qu'il en porte mérite d'être reproduit. On croit, en voyant la, modération de son langage, entendre l'opinion des hommes sages et sensés du temps.

Pour occasion de la belle Agnès, dit-il, dont Charles VII fut longuement abusé, fist maintes choses mal séantes à un si grand roy et si renommé. Et entre autres il persécuta de corps et de biens Jacques Cueur, l'un des plus sages hommes et des plus riches qui fut en France de son estat, qui luy avoit aidé de conseil et d'argent à recouvrer son royaume et chasser ses ennemis, autant et plus que nul autre. Et ce, par suspicion qu'il eut contre luy d'avoir empoisonné ladicte Agnès, luy mettant sus toutefois plusieurs autres crimes qui n'éloient pas suffisans et assez justifiez pour traiter un tel homme si rigoureusement. Aussi recogneut ledict Roy assez mal les services que plusieurs princes, seigneurs, barons et capitaines lui avoient faits en ses guerres, et au recouvrement de son royaume, tellement qu'aucuns d'eux et mesme de ceux qui lui avoient fait les plus grands services, et des plus renommez il persécuta, et autres laissa mourir on grand pauvreté[33].

L'auteur des Annales d'Aquitaine, publiées pour la première fois en 1524, Jean Bouchet, né à Poitiers en 1476 et mort vers 1555, confirme l'opinion des autres écrivains contemporains, d'après laquelle les grands biens de Jacques Cœur auraient été la cause réelle de sa disgrâce.

Audit an, dit-il, Jacques Cueur, trésorier de France, fut banny du royaume de France, et tous ses biens confisquez, pour avoir pillé le pais de Languedoc, retenu les finances du roy, envoyé harnais et armures aux Tures et mis entre leurs mains un chrestien qui en avoit esté délivré. Pour ce cas, avoit esté condamné à mort, mais le roy Charles VII, qui estoit clément et qui avoit esté fort bien secouru par luy en sa nécessité, durant le temps des guerres, de sorte qu'il fournissoit toujours à la solde des gens d'armes, commua sa mort en bannissement et confiscation des biens qui estoient grands de sorte qu'ils furent cause de sa ruine. Ceux qui manient les finances des Roys y doivent avoir et ne se manifester si soudain, ne voiler de si haute aile[34].

Vers 1560, un annaliste flamand très-estimé, Jacques Meyer, fit remarquer, à propos de la condamnation de Jacques Cœur, combien il était dangereux d'être employé au service des mauvais rois. Non-seulement, dit-il, ils ne se servent que clos méchants, mais ils n'ajoutent foi qu'aux paroles perfides des flatteurs 2[35].

Écoutons maintenant un compatriote de Jacques Cœur, Jean Chaumeau, auteur d'une Histoire du Berry, qui parut à Lyon vers le milieu du seizième siècle :

Auquel temps un enfant de Bourges, venu d'assez petit lieu, nommé Jacques Cueur, avait, par son bon esprit et jugement, tellement prospéré en biens et en authorité, que non-seulement il surmontait les marchands de France, mais voulut le Roy se servir de luy et le fit son argentier, office qui emportait beaucoup d'autres d'aujourd'hui et luy avait fait grands services à la conqueste de Normandie, pour laquelle il fina grand argent. Pour cela néantmoins il ne s'eslevait en rien ; ains s'estudioit à acquérir d'amis et familiarisoit jusques aux plus petitz ; prestant aux princes de grandes sommes de deniers, vivres et marchandises. Et fut en telle authorité envers le Roy qu'il fist un de ses fils archèvesque de Bourges, son frère évesque de Luxon, et ses autres parents en autres estats : et, quant à luy, il acquérait villes et chasteaux, et faisait édifices nompareils, comme son hostel superbe qui est à Bourges ; ce que l'envie ne pouvait faillir de courir sur luy, car il y avait bien à mordre[36].

Cependant, à mesure que les mœurs s'adoucissaient et que l'on s'éloignait des façons d'agir violentes et à moitié barbares du moyen âge, on se prit à douter que l'immense fortune de Jacques Cœur eût seule suffi à le perdre et l'on chercha d'autres motifs à sa disgrâce. Le premier, à ce que je crois du moins, Jean Chaumeau, entra dans le champ des conjectures. Il prétendit qu'Agnès Sorel, jalouse de la faveur dont jouissait Jacques Cœur, l'avait dénoncé au roi comme ayant' tenu des propos malveillants sur elle et sur lui. Jean Chaumeau ayant pu voir à Bourges des personnes qui avaient connu les enfants de Jacques Cœur, on est d'abord porté à croire que ses conjectures sont l'expression d'une tradition locale. Cependant, un instant de réflexion suffit pour démontrer qu'elles ne méritent aucune confiance. En effet, Agnès Sorel avait, dans le cours de la maladie à laquelle elle succomba, désigné les exécuteurs de ses volontés, et Jacques Cœur était au nombre des trois personnes qu'elle chargea de ce soin. Or, il est évident qu'elle n'eût pas agi de la sorte si l'assertion de Jean Chaumeau n'était pas une pure supposition.

Deux ans après la publication de l'Histoire du Berry, paraissait l'Histoire des neuf rois Charles de France, par Belle-Forest, qui consacra les lignes suivantes à l'épisode de Jacques Cœur :

En ce temps vivoit en France ce riche Jacques Cueur, natif de Bourges, lequel fut tant affligé pour, comme l'on soupçonnoit, avoir eu intelligence avec les Turcs et leur avoir despéché harnois et autres munitions de guerre. Mais je crains que sa richesse et deniers contens luy feirent plus de tort que les crimes que l'on luy avait mis sus[37].

Belle-Forest était historiographe de Charles IX. Sa protestation n'en est donc que plus significative. Il est curieux d'ailleurs de voir que le jugement le plus libre et le plus indépendant sur Jacques Cœur ait été porté, huit ans après, par un historien qui remplissait les mêmes fonctions auprès de Henri III. Cet historien est Bernard de Girard du Hainan : L'extrait suivant de son histoire, trop peu connue peut-être, donnera une idée de son talent et de la nature élevée de son esprit[38] :

Jacques Cueur, natif de la ville de Bourges, argentier du Roy et hardi marchant traffiquant avec toutes les nations de l'Europe et de l'Asie, fut le premier marchant françois qui descouvrant les mers par avant incognues à nos François alla au Levant et eut commerce avec les Turcs. Il estoit si habile homme et avait tant de vaisseaux sur nier, tant d'intelligences avec les estrangers et une si bonne réputation d'estre loyal marchant, qu'en peu de temps il devint extremment riche, acheta plusieurs belles terres, fit bastir plusieurs belles maisons, et à ses despens, décorer la ville de Bourges de plusieurs bastimens publics et de rues nouvelles. Mais comme en France un homme ne peul devenir riche par sa grande industrie qu'incontinent il ne soit envié, soupçonné et accusé d'user de moyens illicites, il fut — soubs umbre qu'il avait commercé avecques les Turcs — accusé d'avoir intelligence secrette avecques eux au préjudice et détriment des chrestiens, de leur envoyer contre l'ordonnance ecclésiastique des armes et des armuriers pour leur en faire à la façon de celles des ehrestiensi de sentir mal de la foy pour avoir practiqué avec eux, d'avoir envoyé à un Turc un chrestien esclave qui s'estoit eschappé de son maistre, d'avoir communiqué les secrets du Roy à ses ennemis, d'avoir mal administré ses deniers et, avoir fait plusieurs grandes exactions en Languedoc. Voilà ce de quoi on l'accusoit, mais la source de son accusation procédoit de la jalousie qu'on portoit à ses grandes richesses et à son industrie. Pour ces causes, il fut par le commandement de Charles mis en prison, et quelque temps après condamné en grosses amendes, et banny à perpétuité de la France. Quelques uns disent qu'il s'en alla en Chypre alors détenue par les rois de la race de Lusignan avec quelque argent, là où relevant son trafic il s'acquit plus de biens qu'il n'en avoit perdu en France. La demoiselle Mortagne qui l'avoit accusé de certaines choses dont il estoit innocent fut mise en prison. C'étoit à la vérité un homme d'esprit et d'intelligence, mais trop entreprenant, qui se mettant trop en avant à la maison des princes et grands seigneurs, s'embarquant en fermes, receptes et pretz, donna du nez en terre, ne pouvant suffire à tous, s'obligeant à trop et se rendant odieux à beaucoup[39].

Quelques années après, André Thevet, expliquait de la même manière que Thomas Basin, que Belle-Forest, que du Hainan, la disgrâce de Jacques Cœur.

Ce personnage estant en tel crédit envers le Roy, remarque Thevet, avoit aussi les plus grands seigneurs du royaume pour ses amys. Mais l'enviedomestique de la court des princesprenant pied au cœur d'aucuns, ne le permit jouir longtemps de ces faveurs... Quant à moi, je croy que les richesses par luy acquises ont esté plutôt cause de son malheur que nulle autre chose[40]...

Nous voici arrivés aux historiens du dix-septième siècle.

La violence de Mézeray à l'égard des financiers, traitants et partisans est bien connue. Comme Jacques Cœur avait, en réalité, participé à des opérations de finances, on pouvait croire que, fidèle à ses habitudes, Mézeray le jugerait sévèrement. Cependant, il n'en fut rien.

Les uns pensent, dit-il au sujet de l'argentier de Charles VII, que le Roy estoit animé contre luy, pour ce qu'il prestoit de l'argent au Dauphin ; les autres qu'il n'estoit rien de cela, mais que les calomnies des courtisans luy jouèrent ce tour pour se gorger de ses biens[41].

En 1461, on voit apparaître pour la première fois cette fable dont j'ai parlé en commençant et d'après laquelle Jacques Cœur aurait fait, à Famagouste, dans l'île de Chypre, où il se serait remarié, une nouvelle fortune non moins grande que la première. Cette invention est consignée dans- une dissertation sur Jacques Cœur dont Denis Godefroy, historiographe de Louis XIV, fit suivre sa collection des chroniques concernant le règne de Charles VII. A quelle source Godefroy avait-il puisé ces détails ? C'est ce qu'il ne dit pas. La Thaumassière, dont l'Histoire du Berry[42] contient des particularités précieuses sur les biens et les enfants de Jacques Cœur, adopta la version de Godefroy que suivirent aussi, environ quarante ans après, dom Bernard de Montfaucon[43] et le Père Daniel. Les deux excellents mémoires lus par Bonamy, en 1745, à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, rectifièrent cette erreur de fait. A la même époque, l'historien Villaret se prononça formellement contre Jacques Cœur, et admit comme vraies les relations avec le Dauphin, relations dont Mézeray semble avoir le premier parlé, sans preuve d'ailleurs, deux siècles après le procès. Villaret ajouta que ces liaisons ne pouvoient manquer de déplaire au roi, et qu'aucun des historiens contemporains ne s'était a récrié contre l'injustice de la condamnation[44]. Or, on a pu voir, par les extraits qui précèdent, que, depuis cette condamnation, presque tous les chroniqueurs et historiens l'avaient, au contraire, plus ou moins vivement taxée d'injustice. Quelques années après, le Père Griffet émettait mie opinion diamétralement contraire à celle de Villaret dans une dissertation sur Jacques Cœur. Ses grandes richesses, dit-il, et le crédit qu'elles lui donnaient, lui attirèrent l'envie des seigneurs de la Cour dont plusieurs se réunirent pour le perdre[45]. L'historien Anquetil ne se prononça pas. Il aurait fallu lire, examiner, et c'est ce qu'il se dispensait de faire. Suivant lui, l'intégrité du célèbre financier était encore un problème. Anquetil reproduisit d'ailleurs, avec sa légèreté habituelle, au sujet des années, qui avaient suivi l'évasion de Jacques Cœur, et de.son prétendu mariage avec la dame Théodora, la fable dont Bonamy avait fait justice en 1745, et que Villaret et le Père Griffet avaient également réfutée[46].

Il y a une vingtaine d'années, un historien justement renommé, Sismondi, attribua la disgrâce de Jacques Cœur à ses ennemis, et dit que le procès qu'on lui fit fut conduit avec une iniquité révoltante. Sismondi compare l'influence que Jacques Cœur avait exercée sur le commerce de la France à celle de son célèbre contemporain, Cosme de Médicis[47]. Vers la même époque, M. Ternaux-Compans publia à Gœttingue une dissertation latine sur Jacques Cœur, dissertation dans laquelle il prit d'ailleurs pour unique guide les deux mémoires de Bonamy[48].

Un des savants les plus illustres de notre temps, l'auteur de la Collection des lois maritimes antérieures au dix-huitième siècle, M. Pardessus, a eu l'occasion d'apprécier, dans le remarquable Tableau du commerce maritime antérieurement à la découverte de l'Amérique, qui sert d'introduction à cet ouvrage, le rôle et l'influence de Jacques Cœur. Voici le jugement qu'il en a porté[49] :

Le nom de Montpellier, le commerce de Languedoc ne me permettent pas de garder le silence sur l'illustre et malheureux Jacques Cœur, que la France a droit de mettre en parallèle avec tout ce que Gênes et Venise ont de commerçants habiles et opulents.

Doué de ce discernement qui fait apprécier les hommes et les événements, de ce coup d'œil sin r et rapide qui voit et juge les chances du commerce dans les différentes places, de cette force de volonté qui marche à son but sans se détourner, de cette heureuse assurance qui saisit le moment où il faut commencer, celui où il faut s'arrêter à propos dans les entreprises et les spéculations, Jacques Cœur avait vu le ralentissement qu'éprouvait le commerce dans le port de Marseille, par suite des guerres malheureuses de la maison d'Anjou pour recouvrer le royaume de Naples.

Le moment lui parut favorable pour augmenter l'importance de Montpellier ; il en fit le centre de ses opérations. Elles furent calculées et exécutées avec tant de prudence et de sagesse, que toutes furent couronnées de succès ; les profits qui résultèrent des premières expéditions lui procurèrent le moyen d'en augmenter le nombre ; en peu de temps, il fut en état d'armer et d'entretenir dix on douze navires[50] qui trafiquaient sans discontinuation en Égypte et au Levant. On assure que sa fortune commerciale fut portée à un point tel que, seul, il fit, pendant vingt ans, plus d'affaires que les plus célèbres commerçants d'Italie, dont il excita la jalousie.

Il était arrivé à obtenir en Égypte un crédit immense, en faisant à propos tous les sacrifices pécuniaires qu'exigeait la forme de ce gouvernement.

La plupart des facteurs qu'il entretenait furent distingués pur leur probité et leur mérite, et surtout ils lui furent fidèles et dévoués dans le malheur, ce qui prouve combien il se connaissait en hommes.

Trop confiant dans la fortune qui semblait l'accabler de faveurs, et peut-être, ce qui est plus honorable, entrainé sans en prévoir les suites, par le désir de servir sa patrie, il accepta les fonctions d'argentier de Charles VII ; il lui rendit les plus importants services. La haine des courtisans, les calomnies, un procès criminel dans lequel il manqua de perdre la vie, et qui le dépouilla de presque toute sa fortune, furent ce qu'il en recueillit....

J'ai dit plus haut que M. Michelet n'avait vu dans Jacques Cœur qu'un personnage équivoque et vulgaire, un intrigant avide, prêtant d'une main à Charles VII, de l'autre, au Dauphin, et que M. Henri Martin en avait porté un jugement tout opposé. Un autre historien moderne, M. Théophile Lavallée dit que Charles VII témoigna l'ingratitude la plus odieuse contre son argentier. Des courtisans déhontés, ajoute-t-il, mirent à profit l'insouciance et l'égoïsme du roi pour commettre d'abominables iniquités. La plus grande fût la condamnation de Jacques Cœur[51]. Enfin, deux autres écrivains, M. le baron Trouvé[52] et M. Louis Raynal[53] ont récemment écrit, avec plus de détails qu'on ne l'avait fait jusqu'ici la biographie de Jacques Cœur, et tous deux ils ont vu dans sa disgrâce, comme la plupart des chroniqueurs et des historiens qui les avaient précédés, le résultat d'une intrigue de cour contre un marchand enrichi par de grandes et fécondes spéculations[54].

Quelque extraordinaires que soient les événements dont la vie de Jacques Cœur a été remplie, il m'a semblé que cette histoire ne serait point en quelque sorte complète si l'on n'y faisait entrer celle du mouvement artistique, littéraire, social et économique de l'époque où il a vécu, et, en particulier, de l'administration publique J'ai cru, en outre, puisqu'il s'est trouvé mêlé, pendant de longues années, aux plus grandes affaires de son temps, qu'il ne serait pas sans intérêt de le montrer au milieu de ses contemporains les plus célèbres. Sous ce rapport, la figure de Charles VII devait tenir et tient, en effet, dans cette étude, une grande place. De même que Jacques Cœur, Charles VII a été, de la part des historiens, l'objet des jugements les plus opposés. Si j'ai bien compris cette physionomie, elle a été souvent sacrifié, contre toute justice. Comme je l'ai dit plus haut, Charles VII a été véritablement très-populaire, non pas à son avènement, mais vers la fin de sa vie, après un règne de quarante ans ; et l'on conviendra, que dans un pays tel que la France, cette circonstance a déjà une très-grande valeur. D'un autre côté, j'ai vainement cherché dans tous les écrivains contemporains, je ne dis pas un fait, mais un mot duquel on puisse conclure que, si ce roi a eu quelques accès de courage, c'est grâce aux généreuses excitations d'Agnès Sorel. Cette assertion, qui n'a pour elle que deux autorités historiques des plus suspectes : un quatrain de François lei et une espèce de conte de l'auteur de la Vie des Dames galantes, de Brantôme, me paraît, bien qu'elle soit en quelque sorte devenue classique, une pure supposition. Il y a dans la vie de Charles VII, deux parts distinctes à faire. Pendant les douze ou quinze premières années de soit règne, il se montra faible, salis volonté, sans confiance en lui-même, se laissant diriger par des favoris qu'on lui imposait violemment. Puis, rendu plus habile et plus prudent par ses fautes mêmes, car le métier de roi, suivant l'expression de Louis XIV, a, plus que tout autre, besoin des leçons de l'expérience, il finit par acquérir cette volonté, cet esprit politique et de suite qui lui manquaient d'abord, et poussé, sinon par sa nature même, du moins par les nécessités de sa position, il se battit vaillamment, chassa les Anglais du royaume, fit adopter des réformes capitales et assura, par un acte célèbre, les libertés de l'Église gallicane. Je ne parle pas de la fermeté qu'il déploya contre son indigne fils et contre quelques princes du sang. Ce n'est donc point dans le roi mais dans l'homme qu'il faut chercher les défauts de Charles VII. Ces défauts sont principalement l'ingratitude, l'oubli complet des plus grands services, et, l'on en verra plus loin les preuves, des faiblesses étranges, scandaleuses, qui le rendirent, surtout vers la fin de sa vie, indifférent à toute pudeur. Les documents que j'ai réunis sur les différents aspects du caractère de ce prince permettront d'ailleurs au lecteur, du moins je l'espère, de se fixer complètement sur la part d'éloges ou de blâme qui lui revient.

Parmi ces documents, un grand nombre on t été imprimés et remontent, les uns à la fin du quinzième, les autres au seizième et au dix-septième siècle. On les trouvera cités et indiqués à leur place. D'autres documents, notamment ceux relatifs à Jacques Cœur lui-même, sont, du moins en partie, manuscrits et inédits. Quelques-uns de ceux-ci ont été explorés par Bonamy, mais à un point de vue spécial, comme on pourra s'en convaincre par la lecture de ses deux mémoires, où il s'abstient d'ailleurs soigneusement, ocra peine à comprendre dans quel but, de donner la moindre indication qui puisse mettre sur la trace des pièces qu'il avait consultées. Quoi qu'il en soit, et puisque ces sources n'ont été, même après lui, que très-vaguement signalées, je demande la permission d'en dire quelques mot, afin que le lecteur, sachant d'où proviennent et en quoi consistent les documents originaux sur lesquels je m'appuie, soit édifié d'avance sur le degré de confiance qu'il doit leur accorder.

L'un de ces manuscrits porte le titre ci-après : S'ensuivent les informations faictes contre Jacques Cueur, en récitant tant seulement le fait en substance de ce que les témoings ont déposé. A la suite de ces informations viennent l'arrêt de condamnation, un mémoire à consulter adressé par les enfants de Jacques Cœur aux principaux avocats de Paris, la consultation de ces avocats, et diverses lettres patentes émanées tant de Charles VII que de Louis XI en faveur des enfants de Jacques Cœur, et de quelques-uns de ses anciens serviteurs.

Il existe de ce manuscrit un assez grand nombre de copies de différentes époques, mais qui se ressemblent généralement, sauf en ce qui concerne la classification des pièces qui n'est pas la même dans toutes les copies. La Bibliothèque nationale en possède au moins trois[55] ; celle de l'Arsenal en a deux[56]. Au commencement de l'une de ces dernières, sur une page de garde, on lit la note suivante, également manuscrite, mais d'une écriture du dix-huitième siècle, tandis que le manuscrit est du seizième :

Jacques Cuer étoit fils d'un orfèvre de Bourges. On ignore l'année de sa naissance ; mais, en 1428, il devint ouvrier à la monnoye à Bourges ; il fut ensuite maître de cette monnoye. Il devint trésorier de l'épargne sous Charles VII. Il gagna les bonnes grâces d'Agnès Sorel dont il fut exécuteur testamentaire. Il séduisit également le vieux Dunois qui avoit sauvé la France, mais qui radotait alors[57]. Avec ces protections, ii exerça impunément des concussions énormes et amassa des richesses considérables, de sorte qu'ayant prêté ou paru prêter des sommes immenses à Charles VII, ce prince le mit à la tête de ses finances sous le titre d'argentier, titre qui répondait à celui de surintendant des finances. Son frère fut fait évêque de Luçon et son fils, encore jeune, archevêque de Bourges. Ce fut alors que voulant cacher la vraie source de ses richesses, il publia qu'il avoit trouvé la pierre philosophale et fit orner sa maison à Bourges de toutes sortes de caractères hiérogliphiques.

Le manuscrit des Informations, que je désignerai, dans le texte de cet ouvrage, sous le titre de Procès de Jacques Cœur, attendu que les diverses pièces dont il se compose se rattachent au procès même, contient des renseignements précieux sur le commerce de Jacques Cœur, sur la nature de quelques-unes de ses opérations, sur l'importance de ses biens immobiliers. On y voit, en outre, une liste assez longue, bien que non complète, de ses débiteurs, tous gens de cour, auxquels il avait prêté de l'argent ou vendu à crédit, et qui durent se réjouir doublement, par envie et par suite de la remise que le roi fit de leurs dettes à la plupart d'entre eux, de la chute de cet audacieux marchand qui, par son travail et son industrie, s'était avisé de devenir phis riche qu'eux. D'autres pièces manuscrites et originales, appartenant à la Bibliothèque nationale (Cabinet des titres), font aussi connaître un grand nombre de ces nobles débiteurs de Jacques Cœur, ainsi que les objets qu'ils daignaient lui acheter sans payer[58].

Les archives nationales possèdent, parmi leurs richesses, deux manuscrits concernant Jacques Cœur. L'un d'eux, qui a, jusqu'à présent, été fort peu consulté, est intitulé : Vente des biens de Jacques Cœur[59]. C'est le procès-verbal, en 509 folios sur papier in-quarto, de cette vente à laquelle le procureur général du roi, Jean Dauvet, procéda, soit par lui-même, soit par des délégués, et pour laquelle il dut se transporter de Poitiers à Bourges, à Tours, à Montpellier, à Marseille, partout enfin où la confiscation de ces biens immenses suscitait des difficultés. Il faut lire le détail de la vente des marchandises de Jacques Cœur, pour se faire une idée de sen activité et de l'étendue de son commerce. Outre des étoffes précieuses de l'Orient et d'Italie, il vendait des armes, des joyaux, des diamants, des toiles, des pelleteries. A l'aide de ce procès-verbal, il serait possible également de meubler l'hôtel de Bourges, comme il l'était en 1451. La publication in extenso de ce précieux manuscrit jetterait sur la vie intérieure, les modes, les coutumes, du quinzième siècle, une vive lumière. Il faut espérer que ce procès-verbal fera un jour partie de la grande Collection des documents inédits sur l'histoire de France. En attendant, j'ai tenu à honneur de donner quelques fragments du manuscrit dont il s'agit ; mais, resserré dans mon cadre, il m'a fallu restreindre le nombre et l'étendue de ces extraits. Puissent-ils, du moins, hâter la publication du procès-verbal tout entier

L'autre manuscrit des Archives nationales, également relatif à Jacques Cœur, n'a encore été cité ni indiqué nulle part. C'est un registre sur parchemin, de 283 pages, renfermant le Compte des mines de Jacques Cœur[60], après leur confiscation et pendant qu'elles furent affermées au nom du roi. Ces mines étaient situées dans les environs de Lyon ; elles fournissaient de l'argent, du cuivre et du plomb ; mais elles étaient, en réalité, peu productives. Je donne, aux pièces justificatives, un résumé de ces comptes où l'on trouverait ; au besoin, des détails spéciaux sur l'exploitation de quelques établissements minéralogiques qui avaient été connus des Romains, et qui, restitués par Charles VII lui-même aux enfants de Jacques Cœur, ont été abandonnés depuis plusieurs siècles.

Enfin, outre d'autres documents inédits ou déjà imprimés et qui m'ont paru nécessaires pour que le lecteur eût entre les mains toutes les pièces essentielles du procès du célèbre argentier, je publie, soit dans le texte, soit dans l'appendice, des lettres inédites de Jacques Cœur, d'Agnès Sorel, de Dunois, de Xaintrailles, de Talbot, ainsi que divers extraits, aussi inédits, d'Amelgard (Thomas Basin) sur l'état de la France avant 1430, sur les ravages des gens de guerre, sur les armées permanentes, sur les mœurs et les amours du roi, etc., etc.

Suivant toutes les apparences, il doit y avoir et l'on trouvera tôt ou tard des particularités concernant le commerce et la vie de Jacques Cœur dans les archives de Poitiers, de Montpellier, de Barcelone, de Marseille, de Gênes, de Florence et de Rome. C'est à Poitiers, en effet, qu'il a fait, après sa condamnation, amende honorable, à genoux, un cierge de dix livres à la main ; c'est de Marseille et de Montpellier que partaient ses navires pour le Levant, pour la Catalogne, pour l'Angleterre et les Flandres. On a la preuve, en outre, qu'il a été en relation de lettres avec Janus de Campo Fregoso, chef de parti à Gênes, vers le milieu du quinzième siècle ; enfin, il serait extraordinaire que Jacques Cœur n'eût pas correspondu avec ces Médicis qu'il avait eu quelque sorte pris pour modèle et dont la faveur et la puissance l'enivrèrent, le perdirent peut-être. Quant aux relations qu'il eut avec les papes Eugène IV, Nicolas V et Calixte III, on en a déjà quelques traces écrites, mais on en trouverait probablement d'autres à la Bibliothèque Vaticane. Il me sera peut-être un jour possible de visiter les archives des villes que je viens de nommer et d'ajouter quelques nouveaux traits à l'esquisse que je publie aujourd'hui.

Quelques explications sont nécessaires au sujet du portrait placé en tête de ce volume. Il existe deux portraits de Jacques Cœur, mais ni l'un ni l'autre ne sont des portraits originaux et contemporains. L'un, gravé pour un volume de format in-folio, en 1653, par Grignon, précède la notice que Denis Godefroy a consacrée à Jacques Cœur dans le volume contenant les chroniques relatives au règne de Charles VII. Ce portrait a une grande et belle expression. Malheureusement, Godefroy ne fait pas connaître le nom de l'artiste qui avait peint l'original dont il s'est servi. Peut-être d'ailleurs l'ignorait-il lui-même, attendu que deux siècles s'étaient déjà écoulés depuis la disgrâce de Jacques Cœur. Il paraît certain, dans taus les cas, que Godefroy n'a pas dû faire les frais d'une gravure aussi importante que celle dont il s'agit, sans s'être assuré qu'il n'existait pas de portrait de Jacques Cœur plus estimé que celui qu'il nous a conservé. Jacques Cœur y est représenté à mi-corps, avec une robe à dessins et une calotte de velours. Ce portrait, vigoureusement traité et d'une très-belle facture, est une des bonnes œuvres de Grignon, qui s'y est montré le digne précurseur des Nanteuil, des Edelinck, des brevet et des autres maîtres qui ont porté à un si haut point l'art de la gravure sous Louis XIV. C'est celui que je reproduis. Il en existé une copie à l'huile, de grandeur naturelle, au musée de Bourges, mais elle parait assez moderne, et tout porte à croire qu'elle a été faite d'après la gravure de Grignon.

L'autre portrait se trouve dans une des salles de l'hôtel de Jacques Cœur, à Bourges. C'est une tille où il est peint à mi-corps, de grandeur naturelle. Non-seulement ce portrait est une copie, mais il est probable que cette copie n'a pas deux siècles. Jacques Cœur y est représenté avec une de ces coiffures de l'époque appelées chaperons, dont les bouts flottent sur ses épaules. Le cou est entièrement découvert. Ce costume donne à sa physionomie un air hardi et résolu. Un juge des plus compétents M. Prosper Mérimée, ne croit pas à l'authenticité de ce portrait[61]. La comparaison que j'en ai faite avec celui dont Godefroy a donné la gravure m'a déterminé à adopter ce dernier. D'un autre côté, si on les examine attentivement, on découvre, dans les traits principaux, une grande ressemblance. Enfin, ils sont tous deux peints aux trois quarts : On peut conclure de là que l'un de ces portraits a dû être fait d'après l'autre, avec un costume différent. Dans mon opinion, c'est celui d'après lequel Grignon a fait sa gravure, qui a dû servir de modèle. Plusieurs statuettes, ainsi que des médaillons en bronze et en plâtre représentant aussi Jacques Cœur, mais d'une date plus récente encore que les portraits, figurent également dans le musée de Bourges.

Le dessin au trait représentant Jacques Cœur faisant amende honorable devant les gens du roi, à Poitiers, a été copié fidèlement sur un manuscrit, à miniatures du quinzième siècle[62]. Ce manuscrit, qui contient les Chroniques de Monstrelet, a fait partie de la magnifique collection que Colbert avait formée. Nul ne dira quelles réflexions la vue de cette humiliation infligée au plus grand commerçant qu'ait jamais eu la France, éveilla dans l'esprit de l'illustre ministre qui fit du développement du commerce le principal objet de ses méditations et de ses travaux. Ah ! certaines destinées soulèvent invinciblement, dans l'esprit humain, de tristes pensées. Dans la première partie du quinzième Siècle, une jeune femme, profondément touchée des malheurs de la patrie, se dévoue pour elle, se bat comme un héros, est abandonnée par le roi qu'elle a fait sacrer et meurt sur un bûcher, victime du fanatisme de quelques docteurs français, autant que de la haine et des rancunes de l'Angleterre. Vingt ans après, un homme que de grandes spéculations commerciales ont fait puissamment riche, met une partie des millions qu'il a gagnés à la disposition de Charles VII. Il a cet insigne bonheur, au milieu de la lassitude de la France, dans le sommeil du sentiment national, de prêter au roi l'argent nécessaire pour entretenir plusieurs armées, et il contribue ainsi, de concert avec les plus vaillants capitaines, à délivrer le royaume de l'occupation anglaise. Presque aussitôt après, des essaims de courtisans, dont la plupart étaient ses débiteurs, tombent sur lui, se font remettre leurs dettes, se partagent ses biens, le jugent eux-mêmes et se contentent d'ailleurs, grâce à l'intervention du pape, de le jeter au fond d'un cachot. Deux siècles plus tard enfin, une iniquité non moins odieuse a lieu, mais cette fois, elle ne part pas de la cour. Un grand ministre, je l'ai nommé tout à l'heure, meurt après avoir, par un labeur de vingt ans, restauré les finances, créé la marine française, attaché son nom à cent réformes et animé de son souffle puissant toutes les parties de l'administration. Le plus profond chagrin qu'il eût ressenti était d'avoir été traversé dans ses vues par les idées belliqueuses de Louis XIV et de n'avoir pu donner au peuple, qu'il aimait sincèrement, dont il était sorti, le bien-être qu'il avait rêvé pour lui. Et pourtant, voyez les obsèques de ce ministre, dont le nom grandit d'âge en âge. Ce même peuple, ou plutôt, une populace en démence, celle de Paris dans ses mauvais jours, lance des pierres sur le cercueil de Colbert, et elle le mettrait en pièces, si des mousquetaires bardés de fer ne la tenaient à distance. Voilà les leçons et les enseignements que le passé donne aux peuples comme aux rois. Mais à qui les leçons de l'histoire ont-elles jamais profité ?

Exempt, je l'espère du moins, de toute idée systématique, cherchant, avant toutes choses, la vérité, le but que j'ai toujours eu en vue, dans le cours de cette étude, a été d'y présenter, le plus fidèlement que cela m'a été possible, l'image du temps où ont vécu les personnages dont j'avais à peindre le caractère et les passions. Ce temps, on le verra, fut plein de misères et de violences. Dire pourtant que la partie spirituelle de l'homme, que l'âme humaine fût alors en proie aux mille désirs, aux ambitions sans limites, qui travaillent les générations actuelles, que les peuples enfin, sauf dans les grandes crises, s'estimassent plus malheureux qu'ils ne font aujourd'hui, je n'oserais[63]. Mais qu'on y regarde de près, et l'on verra si, même au prix de nos agitations sans cesse renaissantes, l'on voudrait de la condition où vivaient nos pères. C'est pour rendre la comparaison des den épiques plus facile que j'ai laissé, toutes les fois que j'ai pu le faire, là parole aux documents officiels ; aux auteurs contemporains. Je n'ai rien négligé, en un mot, pour que le lecteur pût se croire, en quelque sorte, transporté pour quelques heures au milieu même du quinzième siècle. Si j'ai atteint ce but, si j'en ai Seulement approché, je m'estimerai amplement récompensé de mon travail.

Qu'il me soit permis, en terminant, de me rendre l'interprète d'un vœu que font, je n'en doute pas, tous ceux qui vont visiter, à Bourges, le célèbre et magnifique hôtel de Jacques Cœur. Les bureaux de la mairie, les Archives départementales, la Cour d'assises et le parquet occupent aujourd'hui cet hôtel, Il est depuis longtemps question de construire à Bourges un palais de justice ; le choix de l'emplacement divise seul, dit-on, les esprits. Il est bien à désirer qu'une détermination soit enfin prise à ce sujet. De là sorte, le musée provisoire et tout à fait insuffisant que là ville loue aujourd'hui pourrait être, comme le projet en existe d'ailleurs, établi dans l'hôtel de Jacques Cœur, où il serait admirablement situé. Une centaine de mille francs habilement employés feraient de cet hôtel l'un des plus curieux et des plus charmants monuments du quinzième siècle. Quand il aura été ainsi restauré et approprié à sa véritable destination, car il le sera certainement un jour, l'hôtel de Jacques Cœur rivalisera, dans son genre, avec la magnifique église Saint-Etienne de Bourges, où tant de réparations sont pourtant indispensables, mais dont les façades latérales, admirablement conservées, dépassent en beauté et en élégance tout ce que l'imagination là plus riche peut rêver. Vue du jardin de l'archevêché, l'une de ces façades, bien qu'un peu masquée par une allée d'arbres, produit un effet dont rien ne saurait donner une idée. Il ne paraît pas possible que l'architecture, je ne dis pas seulement du moyen âge, mais de quelque époque que ce soit et d'aucun pays, ait jamais rien produit de plus resplendissant et de plus complètement beau. L'hôtel de Jacques Cœur, dont l'ensemble et les nombreux détails fourniraient le sujet d'un curieux album encore à faire, et la cathédrale de Saint-Étienne, dont les pères Martin et Cahier viennent de décrire les vitraux dans une publication qui est elle-même un chef-d'œuvre, sont, pour l'ancienne capitale du Berry, des richesses qui n'ont d'égales nulle part. Que la ville de Bourges, qui en est, au surplus, fière à juste titre, s'en fasse un peu plus honneur ! Quant à l'hôtel de Jacques Cœur, l'administrateur qui en fera adopter et exécuter la restauration, acquerra, à coup sûr, des titres durables à la reconnaissance et au souvenir de ses concitoyens.

 

 

 



[1] La véritable orthographe est Cuer, ainsi que cela résulte des signatures même de l'argentier de Charles VII ; c'est celle que l'on trouve dans la collection des Ordonnances des rois de France. On écrivait aussi aux quinzième et seizième siècles, Cueur. J'ai cru devoir adopter l'orthographe qui a prévalu.

[2] Mémoires de Bonamy sur les dernières années de Jacques Cœur et les suites de son procès. — (Voir pièces justificatives, pièce n° 22 ; t. II, Mémoire n° 1.)

[3] C'est ainsi, en effet, que doit être écrit ce nom à jamais célèbre. La pucelle d'Orléans était fille de Jacques Darc, laboureur, originaire de Sept-Fond, en Champagne. — Voir, à ce sujet, l'Examen critique de l'histoire de Jeanne Darc, par M. de Haldat ; Nancy, 1850, p. 24. — M. Henri Martin, qui partage complètement cet avis, fait observer que ce point a été parfaitement éclairci par M. Vallet de Viriville, élève de l'École des Chartes, dans un Mémoire adressé à l'Institut historique. Les lettres d'anoblissement, ajoute M. Henri Martin, les manuscrits du procès de condamnation et de révision, et d'autres pièces officielles, portent le nom Darc écrit sans apostrophe : tous les historiens antérieurs à Mézerai ont suivi cette orthographe. Histoire de France, t. VII, p. 65, note.

[4] Histoire du roi Charles VII, par Jean Chartier, Berry, Mathieu de Coucy, et autres historiens, mise en lumière par Denys Godefroy ; Paris, 1671, in-fol° ; p. 191.

[5] Denys Godefroy, p. 259.

[6] Ce n'est pas en 1452, mais le 31 juillet 1451 qu'eut lieu celte arrestation.

[7] Jean Chartier dit de Jacques Cœur, dans un chapitre précédent, à propos de la Conquête de la Normandie, qu'il inventoit les manières et trouvoit toutes les subtilités à luy possibles afin d'avoir finances et recouvrer argent de toutes parts, dont il a fallu sans nombre pour entretenir les armées et souldoyer les gens de guerre. Voir Godefroy, p. 217.

[8] Dans les pages 281 et 282 de son Histoire de Charles VII, Jean Chartier donne, sans les accompagner d'aucune réflexion, les principales dispositions de l'arrêt concernant Jacques Cœur, et de celui qui fut rendu en même temps contre la dame de Mortagne, laquelle fut, dit-il, condamnée à faire amende honorable au roi en disant que : Faussement et déloyalement elle avoit accusé lesdits Jacques Cueur, Jacques de Colonne et Martin Prandoux, et en requérant de ce, pardon et mercy à Dieu, au Roy et à Justice.

[9] Voir, dans Godefroy, p. 691.

[10] Mathieu de Coucy parle plusieurs fois, dans sa narration, de Babylone, qu'il confond sans doute avec Alexandrie.

[11] Genet, sorte de petit cheval espagnol très-prompt à la course. (Roquefort, Glossaire de la langue romane.) — il s'agit probablement ici de chevaux arabes.

[12] Il y a ici une inexactitude. Un des enfants de Jacques Cœur devint, à la vérité, échanson du roi, mais ce fut sous Louis XI, et déjà Jacques Cœur était mort depuis longtemps. On ne voit pas non plus qu'un autre des enfants de Jacques Cœur ait été écuyer tranchant du roi, ni sous Charles VII, ni sous Louis XI.

[13] Galées ou galères. Il y en avait un grand nombre de variétés. Voici le nom des principales. Galère bâtarde, galère subtile, galère à deux ou à cinq rames (par banc), galère de Flandre, de Venise, galère capitane, galéasse ou grosse galère, etc. (M. A. Jal, Glossaire nautique, p. 733 et suivantes.)

[14] On trouve le nom de ce procureur général écrit de quatre manières. Denys Godefroy, dans son Histoire de Charles VII, qui a paru en 1661, écrit Dauvet. En ne, l'académicien Bonamy a fait de même. Plus tard, l'éditeur des XIII, et XIVe volumes des Ordonnances des rois de France a écrit Dannet, Dauvet et d'Annet. D'un autre côté, dans son Histoire généalogique et chronologique de la maison de France et des grands officiers de la couronne (t. I et II, passim), le P. Anselme écrit Dauvet, non pas à propos du procureur général de Charles VII, mais d'autres personnes qui étaient évidemment de la même famille. Enfin, les manuscrits contemporains donnent Daunet et Dauvet. J'ai adopté cette dernière orthographe comme ayant généralement été suivie par les écrivains qui m'ont précédé.

[15] Il y a là une erreur. Ce n'est pas à Jacques Cœur qu'il fut interdit d'approcher le roi ni la reine, à dix lieues près, mais à la dame de Mortagne, dénonciatrice de Jacques Cœur. Quant à lui, bien que l'arrêt le condamnât au bannissement, on crut devoir le retenir prisonnier. La même circonstance se reproduisit deux cent dix ans après, à l'égard du surintendant Fouquet.

[16] Mémoires de Jacques Du Clercq, dans la collection de Mémoires du Panthéon littéraire, t. XXXVII, p. 48.

[17] Voir, pour se rendre compte de la valeur réelle de cette somme, la notice qui fait suite à la préface.

[18] Mémoires de Jacques Du Clercq, p. 84.

[19] Ce chroniqueur était attaché à la cour de Philippe le Bon, dont il devint pannetier et conseiller intime. Nominé, en 4468, premier roi d'armes de la Toison d'or, il reçut, en 1473, de Charles le Téméraire la dignité de chevalier et d'historiographe de l'Ordre.

[20] Il a été imprimé à Paris en 1617. La Bibliothèque nationale en possède un exemplaire.

[21] 1re série, t. III, p. 313 et suivantes. Voici le titre de l'œuvre d'Amelgard : Amelgardi, presbyteri Leodinensis ; De rebus gestis temporibus Caroli VII et Ludovici ejus filii.

La Bibliothèque nationale possède deux copies de cc précieux manuscrit. L'une, inscrite sous le n° 5,962, a appartenu à Colbert dont elle porte les armes ; l'autre copie, cotée n° 5,963, est d'une date plus récente.

La Société de l'histoire de France a annoncé l'intention de publier l'Histoire de Charles VII et de Louis XI, par Amelgard ; et c'est aux soins éclairés de M. Quicherat que cette importante publication est, dit-on, confiée. Il est bien à désirer, pour l'étude de l'histoire de ces deux règnes si agités et si curieux à des points de vue divers, que ce projet reçoive bientôt son exécution.

Voir, pour le texte des deux extraits dont je donne ici la traduction, aux pièces justificatives, pièce n° 1, extraits E et G.

[22] ... Essetque regii honoris, ac totius regni reipublica utilitatis zelantissimus.....

[23] Ce n'est vas à Guillaume de Varye, mais à Jean de Village que Jacques Cœur dut sa délivrance. Voir les lettres patentes délivrées à ce sujet par Charles VII ; pièces justificatives, n° 15.

[24] Roberti Gaguini, quas de Francorum regum gestis scripsit annales, Paris, 1528, lib. X, folio 247. Voici le passage que Robert Gaguin consacre à Jacques Cœur :

Jacobus Cuerus, Caroli argentarius, cum Turcis commercium habens, delatus est quia per omnis generis arma, contra ecclesiasticam prohibitionem, ad illos importasset, opificesque et fabros ejusmodi artis ad eos dimisisset. Christianum insuper, e Turcorum servitute forte elapsum, domino suo captivum remisisset, et ingentem, per linguam Occitanam, pecuniam exigisset. Eas ob res, in carcerem, Caruli imperio, conjectits est ; deinde, grandi ære mulctatus, in exilium deportatus. Pœnas quœque falsæ delationis luit fœmina insignis cui Mauritaniensis (de Mortagne) nomen erat

[25] Biographie universelle de Michaud, article de M. Lécuy.

[26] M. Leroux de Lincy cite dans son Recueil des chants historiques du quinzième siècle, p 345, la ballade suivante d'un poète nommé Vaillant, lequel met sa misère en contraste avec la richesse de l'argentier dont il discute la devise :

Que vous aiez vaillance et sens

Trésor d'onneur et d'aultre avoir,

Jacques Cueur, je vous le consens :

Chascun le peut voir et savoir.

Mais pour dire le voir du voir (vrai)

Fortune vous est fort paisible ;

Aultrement ne puis concevoir

Qu'à Cuer vaillant rien reust possible....

Prince, fortune fait pleuvoir

Là où lui plaist, bien est visible.

Sans lui ne puis appercevoir

Qu'à Cueur vaillant rien feust possible.

Georges Chastelain, dont j'ai cité plus haut un extrait, revient ainsi qu'il suit sur Jacques Cœur dans un autre ouvrage intitulé : Recollection des merveilles advenues en nostre temps (Voir, sur cet ouvrage, la notice de l'édition de ses Mémoires dans le Panthéon littéraire, p. 46).

Puis ay veu par rnistère,

Monter un argentier,

Le plus hault de la terre,

Marchand et financier,

Que depuis par fortune

Veis mourir en exil

Après bonté mainte une

Faite au Roy par icil.

Enfin, le fameux Villon, qui était né en 1431, a consacré à Jacques Cœur les deux strophes suivantes de son Grand Testament :

De pauvreté me guermentant,

Souventes fois me dit le cœur :

Homme ne te doulouse, tant

Et ne demaine tel douleur,

Se tu n'as tant que Jacques Cueur.

Myeux vault vivre soubs gros bureaux,

Pauvre, qu'avoir esté seigneur,

Et pourrir, soubs riches tombeaux.

Q'avoir esté seigneur ! Que dys ?

Seigneur, hélas ! ne l'est-il mais ?

Selon les autenctiques dicte,

Son lieu ne congnaistra jamais.

Quant du surplus, je m'en desmetes,

Il n'appartient à moi pescheur,

Auz théologiens le remetcs ;

Car c'est office de prescheur.

[27] La première édition de ce poème, qui fut longtemps des plus populaires, parut en 1492. J'en donne quelques extraits aux pièces justificatives, n° 11.

[28] Amputeur, amputer. Accuser un homme et une femme de débauche et de prostitution. — Glossaire français de Carpentier.

[29] On verra plus loin que les adversaires de Jacques Cœur, ceux qui profilèrent de ses biens, furent eux-mêmes chargés d'instruire' sou procès et de le juger.

[30] On trouvera ce passage de Martial d'Auvergne plus complet aux pièces justificatives, n° 11.

[31] On a vu plus haut, à l'occasion de Jean Chartier, que cette indication était erronée.

[32] Les chroniques et annales, etc. Paris, édition de 1573, 1 vol. in-fol°, p. 385.

[33] Histoire du Roy Loys douziesme, père du peuple, par Messire Claude de Seyssel, Paris, 1587, in-12, p. 25, v°. — Claude de Seyssel fut, sans contredit, le meilleur écrivain de son temps. Sa phrase est beaucoup plus simple et plus jeune que celle de tous les prosateurs du seizième siècle. Le président Hénault indique la mort de Claude de Seyssel à l'année 1520. Celui-ci devait avoir vécu la cour avec des hommes qui avaient connu Jacques Cœur.

[34] Les annales d'Aquitaine, par Jean Bouchet, IVe partie, p. 202.

[35] Commentarii sive annales rerum Flandricarum, Anvers, 1561, p. 326. Voici le passage : Exemplum, quod periculosum sit versari in Regum aulis malorum, qui non nisi malis utuntur hominibus, creduntque adulatorihus et perfidis.

[36] Histoire du Berry, par Jean Chameau, 1 vol. in-fol°, Lyon, 1566, p. 146.

[37] Histoire, etc., 1 vol. in-fol., Paris, 1568. Liv. XIII, p. 331.

[38] Histoire de France, par Bernard de Girard du Haillan, historiographe du Roy, 1 vol. in-fol., Paris, 1576. — On ne lira pas sans intérêt ce passage de l'Épistre au Roy Henri III, qui ouvre le volume en forme de dédicace : Mon seul but est la vérité qui est l'œil de l'Histoire, et sans laquelle l'Histoire est borgne, m'estant proposé de blasmer, en la vie des Roys, de leurs ministres et de leurs peuples, ce qui sera digne de blasme et de répréhension.... Je n'ay voulu, Sire, flatter nos Roys, ny ma nation, ny faire du blanc le noir, pour faire mon Histoire estroppiée d'un membre et ma réputation diffamée du nom d'un ignorant et mauvais historien et de menteur.

[39] Hist. de France, etc., p. 1287.

[40] Les vrais pourtraits et vies des hommes illustres, recueillis par André Thevet, Angoumoysin, premier cosmographe du Roy ; Paris, 1584, 1 vol. in-fol., p. 150.

[41] Histoire de France, par Mézeray ; Paris, 1646, in-fol., t. II, p. 70. Je n'ai pu découvrir quel était, antérieurement à Mézeray, l'historien qui aurait exprimé l'opinion que Jacques Cœur avait prêté de l'argent au Dauphin. — Voici, en outre, comment s'exprime Mézeray dans la même page, au sujet d'un trésorier de France, Jean Xaincoings, à qui la Cour avait fait faire son procès en 1449, pour avoir, disent quelques historiens, cette chose formidable que, dans la langue administrative, on nomme un précédent. Xaincoings, dont les biens avaient été distribués à quelques courtisans, et qui avait, en outre, été condamné au gibet, ayant obtenu la vie sauve, moyennant cent vingt mille écus, Mézeray entre à ce sujet dans une de ses colères ordinaires. Pourquoy, s'écrie-t-il, permettre à ces voleurs de se racheter de la mort ? N'est-ce pas folie de composer avec eux d'une partie, puisque l'on peut avoir le tout ?

[42] Histoire du Berry, par Gaspard Thaumas de la Thaumassière, 1 vol. in-fol., Paris, 1689, passim.

[43] Les monuments de la monarchie françoise, qui comprennent l'histoire de France, avec les figures de chaque règne, que l'injure des temps a épargnées, 4 vol. in-fol., Paris, 1731. — T. III, p. 246.

[44] Histoire de France, depuis l'établissement de la monarchie jusqu'à Louis XIV, par Villaret, année 1450.

[45] Voir dans l'Histoire de France, du P. Daniel, t. VII, p. 354, édition de 1755.

[46] Anquetil commença son Histoire de France à quatre-vingts ans, et l'acheva en quelques années.

[47] Histoire de France, t. XIII, p. 536 et suivantes.

[48] Dissertatio de Jacques Cœur, prœfecto redditorum publicorum supremo Franciæ, regnante Carolo VII. Gœttingue, 1826, brochure in-4°.

[49] Collection des lois maritimes, introduction, 3e partie, p. CIX. — Les preuves de l'intérêt que la destinée de Jacques Cœur a inspiré à la généralité des écrivains sont innombrables. Je citerai encore l'opinion de M. Gailhabaud qui, dans son ouvrage intitulé : Monuments anciens et modernes, 4 vol. in-4°, a consacré six planches aux façades et aux détails de l'hôtel de Jacques Cœur. La plus grande partie de ses biens, dit M. Gailhabaud, passa entre les mains du marquis de Chabannes et d'un autre misérable, l'âme du complot. Le reste fut réparti entre ses juges qui ne paraissent avoir montré plus de pudeur que des voleurs de grand chemin se partageant les dépouilles d'un voyageur qu'ils ont assassiné. On ne peut s'empêcher d'être indigné en lisant les détails de cette odieuse histoire. Monuments anciens, etc., t. III. Non paginé.

[50] Des pièces officielles de son procès constatent que Jacques Cœur n'avait jamais eu plus de sept navires.

[51] Histoire des Français, depuis le temps des Gaulois jusqu'en 1830, 7e édition, t. I, p. 417.

[52] Jacques Cœur, commerçant, maître des monnaies, argentier du roi Charles VII, et négociateur, 1 vol. in-8°, Paris, 1840.

[53] Histoire du Berry, depuis les temps les plus anciens jusqu'en 1789, t. III, p. 51 à 96.

[54] La nouvelle étude que j'offre au public était terminée, lorsque j'ai appris qu'un volume spécialement consacré à Jacques Cœur avait été publié en Angleterre, il y a quelques années. En voici le titre : Jacques Cœur, the french argonaut, and his times, by Louisa Stuart Costello. London, Richard Bentley, 1847. 1 vol. in-8° de 433 pages, avec un portrait de Jacques Cœur *.

Miss Costello adopte pleinement, au sujet de Jacques Cœur, l'opinion de M. le baron Trouvé, à l'ouvrage duquel elle a fait ainsi qu'aux deux Mémoires de 13onamy des emprunts considérables. Elle voit dans son personnage, qu'elle appelle le Médicis. de Bourges, d'une part, le fondateur des relations commerciales de la France avec le Levant ; d'autre part, une victime de l'envie et de la trahison. Jacques Cœur, dit-elle dans son introduction, était un des plus remarquables personnages de son temps. C'est avec raison qu'on l'a, à cause de sa richesse et de ses spéculations, appelé le Rothschild du quinzième siècle. Le roi de France lui dut, en grande partie, de rentrer dans la possession de son royaume, et c'est de lui que date l'importance commerciale de la France. L'ouvrage de miss Costello ne contient, d'ailleurs, en ce qui concerne Jacques Cœur lui-même, aucun fait nouveau.

Un autre écrivain anglais, M. Johnes, qui a publié une édition anglaise du curieux voyage dans le Levant, de Bertrandon de la Brocquière, conseiller du duc de Bourgogne au quinzième siècle, a porté sur Jacques Cœur le jugement suivant, cité par miss Costello (Appendice, p. 425.) :

Jacques Cœur was an extraordinary character, and a striking instance of ingratitude of monarchs. Although of low origin, he raised himself by his abilities to high honours, and acquired by his activity immense riches. He was one of the most celebrated merchants that ever existed ; and, had it not been for his superior management of the finances, the generals, able as they were, of Charles VII, would never have expelled the English from France.

Enfin, je citerai encore au nombre des travaux publiés sur Jacques Cœur :

1° Un article de M. Mennechet, inséré dans le Plutarque français, article de douze à quinze pages dans lequel l'auteur apprécie le rôle de Jacques Cœur comme l'ont fait presque tous les historiens ;

2° Un volume in-12 intitulé : Jacques Cœur, par M. Cordelier-Delanoue, volume faisant partie de la Bibliothèque de la jeunesse chrétienne, imprimée à Tours. Malheureusement, les faits y sont présentés à un point de vue tout à fait romanesque.

* Ce volume se vend à Londres, cartonné, 14 schellings.

[55] Collection Dupuy, n° 551 à 553. — Fonds de Mesmes, n° 8,431 A. — Fonds Saint-Germain, n° 572.

[56] Ces manuscrits sont catalogués an Fonds de Jurisprudence ; l'un, le n°142, provient de la Bibl. de Mgr Turgot, évêque de Séez ; l'autre, portant le n°143, appartenait aux Minimes de la place Royale.

[57] Dunois était né en 1402 ; il mourut en 1468. Il n'avait donc pas cinquante ans au moment de la grande faveur de Jacques Cœur. — La note ne dit même pas, d'ailleurs, que celui-ci était commerçant. Et il est certain que, s'il n'en eût pas été ainsi, on n'aurait pu s'expliquer ses immenses richesses.

[58] Voir pièces justificatives, n° 5.

[59] Registre K, n° 328. — On trouve quelques extraits de ce manuscrit dans les pièces de la Collection Dupuy, à la Bibliothèque nationale. On voit aussi par l'Histoire du Berry, de La Thomassière, qu'il en a eu connaissance. Enfin, M. Louis Raynal y a fait quelques emprunts, dans, le chapitre de son Histoire du Berry qu'il a consacré à Jacques Cœur.

[60] Registre K, 329.

[61] Notes d'un Voyage en Auvergne, p. 45.

[62] Bibl. Nat. Mss. n° 8,299-6 ; t. II, p. 377.

[63] Parvenu au terme de ses savantes Études sur la condition de la Classe agricole et l'état de l'agriculture en Normandie, au moyen âge (Évreux, 1851), M. Léopold Delisle est amené, lui aussi, à se poser cette question qu'il n'ose résoudre : Malgré l'accroissement du bien-être matériel, nos laboureurs et nos artisans réellement plus heureux que les laboureurs et les artisans du siècle de saint Louis ? (Préface, p. XXXVIII.) Cependant, qu'on le remarque bien, M. Delisle n'éprouve, et l'on verra que je partage complètement son avis, aucune espèce de prédilection pour les siècles sur lesquels ont porté ses recherches. On en jugera par l'extrait suivant : En lisant ces procès-verbaux, dont l'authenticité ne saurait être contestée, on reste confondu à la vue des désordres qui régnaient dans la plupart des ménages. A chaque instant, notre Official doit constater les plus scandaleux débordements. De tous côtés, le concubinage et l'adultère appellent une répression qui, presque toujours, reste impuissante. Le mariage ne conserve plus la moindre dignité : nos malheureux paysans n'y voient guère qu'un marché, peu différent de ceux qu'ils concluent journellement. Rien n'est plus ordinaire que de trouver les futurs époux plaidant l'un contre l'autre à la cour de l'Official, qui tantôt renvoie les parties libres de contracter ou non le mariage, et tantôt, par une sentence appuyée par les anathèmes de l'Eglise, les forces à s'unir, et, suivant son expression, les adjuge l'un à l'autre comme mari et femme !... Aussi, en lisant le registre de l'Official et les registres de la Chancellerie, on ne peut se défendre d'assez tristes pensées ; mais, du moins ; on se rendra le témoignage que, polir la régularité et la douceur des mœurs, nous sommes loin d'avoir quelque chose à envier pères. (p. 188).