LES DERNIERS MONTAGNARDS

HISTOIRE DE L'INSURRECTION DE PRAIRIAL AN III (1795)

 

CHAPITRE VII. — LE MARTYRE.

 

 

Nous avons vu les députés arrêtés ou plutôt enlevés dans la nuit du 1er au 2 prairial. On les mena sur-le-champ au Comité de sûreté générale. Il était trois heures du matin. Dans cette même salle, moins d'un an auparavant, Robespierre avait été apporté sanglant, jeté sur une table et insulté. Pendant qu'on apprêtait les voitures en toute hâte, ils écrivirent à leurs femmes, à leurs amis. On ne leur laissait pas le temps d'embrasser leurs enfants. Ma chère bien aimée, dit Goujon à sa femme, je suis arrêté et dans ce moment au comité de sûreté. Je suis innocent. Si je pouvais périr pour ma patrie, sois calme et paisible. Nous partons, mon amie, on dit que les voitures sont prêtes ; je ne sais pour quel endroit. Adieu, embrasse notre enfant, élève-le dans mon souvenir. Ma mère, je te salue et je t'embrasse[1]. Romme, toujours ferme, traçait, avec son énergique tranquillité d'âme, ce billet, qu'il envoyait à sa femme, alors enceinte :

2 prairial, entre trois et quatre heures du matin, du Comité de sûreté générale.

Ma chère amie, un décret d'arrestation vient d'être rendu contre moi par la Convention nationale. Je te conjure au nom de la patrie que tu aimes, au nom de l'égalité que j'ai appris à chérir avec toi, au nom de l'enfant que tu portes dans ton sein, de ne pas te livrer à l'inquiétude. Souviens-toi dans tous les instants que tu te dois à ton enfant, et que, quoi qu'il arrive à celui qui avait attaché ses destinées aux tiennes, cet enfant reçoive de toi les principes de la plus pure morale et du républicanisme le plus franc.

 

Il essayait de rassurer la pauvre femme, mais il savait déjà qu'il marchait à la mort. Les chevaux étaient attelés ; on ne leur laisse le temps d'emporter ni argent ni linge pour leur usage. La Convention est pressée, et la présence des Montagnards à Paris est dangereuse. Tallien l'a dit, il ne faut pas que le soleil les retrouve ici. Ils partent. C'était des chariots couverts qui les emmenaient, de misérables chariots sans siège, sans paille même pour adoucir un peu la dureté de la voiture[2]. Le jour venait ; ils sortent sous bonne escorte de cette ville où ils laissaient leur âme, quelques-uns la chair de leur chair. Quelles pensées les devaient agiter ! Goujon songeait sans doute à cette mère excellente qu'il ne reverrait peut-être plus, à sa femme allaitant son premier enfant, à ses frères, plus jeunes, à Tissot, son ami. Bourbotte avait deux enfants, dont l'un d'adoption, le pauvre petit chouan ramassé par lui sur un champ de bataille de la Vendée, sauvé et recueilli, grandissait, élevé par le Montagnard comme si l'enfant eût été de sa famille. Ces hommes de fer avaient un cœur. Soubrany pensait à sa vieille mère demeurée à Riom. Romme revoyait la sienne, la femme fortement trempée qui lui avait donné son énergie physique et sa robuste foi dans la justice, restée là-bas, elle, dans ses montagnes, mère des Gracques campagnarde, contemplant de loin son fils et le suivant des yeux dans la lutte.

Sans doute encore ils se demandaient où ils allaient. Nul ne le savait. Le convoi prenait la route de l'ouest, il gagnait l'Océan, la route de l'exil, le dur chemin de Cayenne, celui qu'allaient suivre Collot et Billaud, et tant d'autres après eux, pour rencontrer là-bas la guillotine sèche. Mais quelle longue et funèbre route hérissée de dangers ! Je ne sais quoi d'inconnu planait sur ce convoi funèbre. Arriveraient-ils sains et saufs au lieu de déportation ? Pourraient-ils avoir devant eux un temps suffisant pour se défendre devant cette postérité qui était leur juge ? Ne seraient-ils pas assassinés en chemin par ces bandes de royalistes qui tenaient les grandes routes et pillaient an nom du droit divin ? C'était là l'anxiété.

Bourbotte, d'ailleurs, toujours gai, riant de tout malgré les dieux, retrouvant en face du danger sa verve gaillarde et son alacrité éloquente, gagna l'escorte, la convertit à la pitié par la plaisanterie, s'imposa par ces saillies brusques et mâles qui conquièrent le soldat. Un des gendarmes se chargea de porter de leurs nouvelles à leurs familles. Romme, dans une de ses lettres, parle des égards qu'avaient les officiers pour leurs prisonniers. Ils tâchaient d'adoucir les désagréments de notre position parce qu'ils avaient appris à connaître notre loyauté. On ne peut douter qu'ils n'aient plus d'une fois, pendant le trajet, trouvé l'occasion de fuir, Ils ne le voulurent pas : c'eût été la désertion.

Les députés apprirent à Dreux qu'on les conduisait au château du Taureau.

On les fit passer, dit Tissot, dans des pays infestés de chouans, et dans la route rien ne fut négligé pour qu'ils fussent assassinés. Ils en coururent plusieurs fois le risque. Dans le département de la Manche, une population ignorante des choses, rendue cruelle par la terreur des terroristes, voulut les mettre en pièces. Peut-être avait-on compté que le hasard du chemin délivrerait la Convention de ces captifs un peu gênants. L'escorte les protégea, et ce furent les gendarmes qui défendirent les prisonniers. A chaque point d'arrêt, à chaque relai, ils écrivaient, envoyaient de leurs nouvelles, consolaient ou réclamaient. Soyez calmes et tranquilles, disait Goujon. Au fond de toutes leurs lettres touchantes, l'idée du sacrifice inévitable est déjà bien ancrée, et pourtant ils osent encore demander, réclamer, ils osent espérer justice. Justice, c'est leur cri, c'est l'appel constant adressé à la Convention, à leurs amis. Ils ne veulent pas qu'on fasse une démarche pour eux : leur cause est bonne. Ils ne doutent pas qu'on ne les entende et qu'on n'y réponde. Dure réponse ! Cette réponse fut la commission militaire.

Leur défense était déjà contenue toute entière dans ces lettres écrites au hasard des relais et confiées à de braves gens, comme les appelle Bourbotte. Comment n'être pas touché, n'être point convaincu de la pureté de conscience et des patriotiques intentions de ces fiers Montagnards, qu'on surprend ainsi dans le doux épanchement des confidences et des derniers adieux. Dans cet écroulement soudain de leur fortune et de la république, tous conservent, selon l'expression de Goujon, la sérénité dans leur âme. Il ne leur manque qu'une chose, c'est d'avoir quelque connaissance de la position de ceux qu'ils ont laissés. Mais ils attendront, ils se résignent. Mes amis, écrit Goujon, levez-vous courageusement contre la mauvaise fortune, elle intimide et flétrit les cœurs lâches ou coupables, mais elle élève l'âme de celui qui souffre pour la justice et la vérité. — Montre-toi en toute occasion, dit Romme à sa femme, franche républicaine soumise à l'autorité de la loi. — Je ne crains pas la mort, s'écrie Bourbotte. Puis, à côté de ces exhortations sublimes les conseils touchants et pratiques, comme si cette correspondance unique de victimes sur le chemin de l'échafaud devait montrer de façon éclatante toutes les vertus privées unies à la vertu publique. Vivez en paix et en bonne union, dit Goujon à tous les siens, vous savez que c'est la plus douce joie que vous puissiez donner à mon âme. Entre Falaise et Caen, à Langamerie, il donne des conseils à sa femme pour l'éducation de son fils : Prends soin de toujours le laver exactement à l'eau froide. Prends garde que ton lait ne s'altère. — Sois tranquille sur ma position, dit Romme à sa femme, pense à l'enfant que tu portes dans ton sein, et que le chagrin auquel tu te livrerais peut empêcher de venir à bien. Tu me donneras de tes nouvelles aussitôt que tu en auras l'occasion. Aujourd'hui je te prie de me préparer un envoi de linge, chemises. En livres, je désirerais les œuvres de Jean-Jacques Rousseau, le volume de mes rapports, un exemplaire de l'Annuaire du cultivateur ; tu y joindras ma petite écritoire de poche. N'oublie pas d'écrire à ma pauvre mère. Plus loin il revient sur cette recommandation. C'était un culte, un amour sans égal qu'il vouait à sa mère. Je t'ai demandé d'écrire à ma mère, je te recommande toujours ce devoir sacré. Et il ajoute : Tu me manderas si tu peux continuer les secours que nous distribuons les décadis ; je serais fâché d'être forcé de les suspendre. Pauvres, ils trouvaient moyen de venir en aide à de plus pauvres qu'eux.

Bourbotte, pour sa seule justification, écrivait à un ami qu'on imprimât un récit de la conduite qu'il avait tenue pendant la journée du 1er prairial ainsi que ses registres de correspondance comme représentant. On verrait bien de la sorte s'il avait jamais conspiré. Il invoquait le témoignage de tous ses amis et l'opinion des armées de l'ouest et de la Moselle, dont il avait partagé les fatigues et les dangers. Certain de rencontrer la mort au bout du voyage, il ajoutait : Prends ma défense. Je suis sacrifié ; je m'attends à périr, mais je mourrai avec la fierté républicaine. Il croit pourtant, le malheureux, avoir dans ces registres, dans sa correspondance, dans ses différents actes imprimés un rempart contre tout espèce d'accusation. Ces différentes pièces renferment, tu le sais, la preuve d'un travail immense qu'on ignore et dont je n'ai jamais voulu parler par pudeur et par modestie. Eh bien ! dis à chacun d'aller puiser dans ce recueil. Bourbotte ignore donc que passé même, qui le défend, parlera au contraire contre lui, viendra le condamner devant ses juges. C'est ce passé dont il se fait gloire qui le tue. Ce sont ces registres qui le font coupable aux yeux des triomphateurs thermidoriens. Il oublie d'ailleurs bientôt, dans ses lettres, son salut et sa défense pour songer à son petit Scævola, à son cher enfant. Je ne sais si j'aurai le bonheur de le revoir encore. Il n'oublie pas l'autre orphelin, Savenay, le petit Vendéen. Et, par un délicat sentiment d'amitié : Fais rester chez moi mes deux enfants, dit-il, habite toi-même ma maison, mets ordre à tout, prends soin de mes papiers, dont la conservation est si utile à ma mémoire. Enfin, pour être maître de sa vie et l'arracher, le moment venu, à ses bourreaux, il demande surtout le petit meuble oriental, ce poignard qu'il portait toujours du côté du cœur quand il était aux armées[3], ou, en place, ce qui peut lui rendre le même service.

L'idée qu'ils allaient mourir ne les quittait pas. Ils ne songeaient pas à se sauver, mais seulement à se défendre, et encore aux yeux de l'avenir. Bourbotte avait chargé un des gendarmes de l'escorte, sans doute celui dont il disait à son ami : Questionne beaucoup le gendarme qui t'apportera ce billet, c'est un excellent homme, de remettre une lettre à la Convention.

Romme ne demandait, sans doute, ses rapports, que pour travailler à sa plaidoirie. Soubrani, lui, pendant la route, rassemblait le mémoire des différentes dettes qu'il avait laissées à Paris. Il voulait partir les mains nettes.

On traversait en ce moment le département de l'Eure, on touchait à Bernay. C'était le pays de Duroy, il y avait beaucoup d'amis ; on savait là qu'il approchait. Tous les moyens d'évasion lui furent offerts. Duroy n'en profita pas et, dit Tissot, s'arracha courageusement des bras de sa jeune épouse en larmes. Après huit jours d'une route écrasante, le 9 prairial, les députés arrivaient à Morlaix. Il était huit heures du soir. Cette nuit même, à deux heures du matin, jetés dans une barque, on les transporta à trois lieues en mer dans ce château fort du Taureau, le bout du monde pour eux, un rocher, des murailles froides, point de nouvelles de Paris. Dans ces cachots les heures étaient lourdes. Qu'y avait-il pour eux derrière la prison ? Que faisait Paris ? Que devenait la république ? Ils se voyaient condamnés à l'inaction, ils se croyaient, — pour longtemps, sans doute, — enfermés au château du Taureau comme l'étaient au château de Ham les vaincus de germinal. Peut-être leurs amis, qui s'agitaient à Paris, qui faisaient paraître des écrits en leur faveur, réclamaient pour eux les principes sacrés de la justice et l'exécution des lois indignement violées, peut-être le peuple avait-il réclamé contre cette arrestation, protesté contre l'arbitraire, peut-être les défenseurs des Montagnards tombés auraient-ils le temps de convaincre la Convention et de la désarmer... C'étaient de vagues lueurs d'espoir, et qui duraient peu. Les prisonniers savaient bien que leur arrêt était d'avance prononcé. Les journaux dépareillés qu'ils avaient pu lire pendant le voyage, tous gonflés de venin réactionnaire, les avaient convaincus déjà, et Goujon, le seul homme de la Révolution, dit Tissot, à qui il a été donné de chanter sa mort et ses malheurs, composa l'hymne suprême des condamnés de prairial. L'air manquait, mais l'hymne vendu plus tard chez tous les marchands de nouveautés, devint un moment populaire. Il y a, dans ces lugubres couplets, une fermeté grande ; le saint amour de la patrie, l'amer désespoir du républicain vaincu, l'inébranlable foi dans la justice et la liberté, la confiance dans l'avenir passent dans les vers de Goujon comme autant de bouffées vivifiantes. La résolution d'une mort hautaine, le consentement au sacrifice, le mâle et fier mépris de toute tyrannie leur donnent comme une allure de marbre, une sonorité d'airain.

Dieu protecteur de la justice,

C'est nous qui sommes dans les fers !

C'est nous que des hommes pervers

Osent menacer du supplice !

De la vertu fais que nos cœurs

Conservent la sainte énergie ;

Agrandis-nous dans nos malheurs,

Nous les souffrons pour la patrie ![4]

 

Leur détermination irrévocable est gravée dans chaque strophe.

Ils mourront.

De l'homme nous perdons les droits.

Qu'avons-nous besoin de la vie ?

Plus loin :

Mourons tous pour l'égalité,

Sans elle il n'est plus de patrie.

Liberté, veille à notre gloire,

Assieds-toi sur nos corps sanglants !

Qu'ils restent devant nos tyrans

Et les flétrissent dans l'histoire !

L'Histoire, l'Avenir, la Postérité, leurs vengeurs. Ils s'apprêtaient à tomber, les yeux fixés sur l'aurore future. Foi consolante aux lendemains, espoirs rafraîchissants dans la revanche du Droit, ceux qui vous portent dans la vie, qui vous emportent dans leur mort, ceux-là peuvent tout supporter et braver le bourreau.

La revanche est tardive et boiteuse souvent, le temps passe, il y a, dirait-on, prescription pour l'injustice comme pour le crime. Non, la vérité a son heure. Un passant, un jour, heurte du pied la tombe du mort et, d'une main pieuse, il écrit martyr où l'on lisait coupable et, satisfait de son œuvre, s'éloigne et rentre dans sa nuit.

Mais que Goujon était seul, rimant sa vengeance, au château du Taureau ! Comment faire parvenir à ceux qui le devaient recueillir ce chant d'adieu ? Il le confia au hasard, comme ces naufragés qui jettent à la mer leurs dernières pensées dans une bouteille cachetée, et il traça au bas de l'hymne de mort ce simple et touchant post-scriptum : P. S. Que l'âme sensible qui trouvera ceci le remette à la citoyenne Goujon, rue Dominique, n° 167, faubourg Germain, à Paris. Ce sera obliger un malheureux.

Plus malheureux peut-être qu'il ne le pensait. La veille du cinquième jour après leur arrivée, le commandant du château fort leur annonça qu'ils allaient partir pour Paris. Quoi ! déjà ? Puis il ajouta qu'ils seraient jugés par une commission militaire. Ce fut pour eux un coup ae foudre, l'apparition de la mort, mais une mort atroce, inattendue, un jugement inique. Accusés, ils avaient le droit de demander le tribunal de tous ; citoyens, un tribunal de citoyens : mais une commission militaire, des représentants traduits devant des soldats ! La loi cédant le pas au sabre ! Ils n'avaient encore été ni entendus, ni légalement accusés ! Allons, c'en était fait — ils le sentirent — de la Constitution qu'ils avaient juré de défendre, c'en était fait de la République. Il n'y avait plus qu'à mourir. Alors, dans ce donjon battu des flots, dans cette prison de martyrs, une scène se passa, plus imposante et plus poignante que tous les grands drames de l'antiquité. Les prisonniers se rassemblèrent dans la chambre de Romme, et là, assis autour d'une table, froidement, irrévocablement résolus à la mort, ils délibérèrent pour savoir quand et comment, ensemble, à la même heure, ils se tueraient. Il y avait des couteaux sur la table, et le chimiste Romme, à côté de ces armes, avait placé une fiole de poison. De l'opium et du fer, il y en avait pour tout le monde. Ils résolurent, en commun, qu'il valait mieux se poignarder. Romme, toujours froid, regardant les choses en face et d'un œil sûr, engagea cependant ses collègues à prendre du poison avant le jugement, et à se frapper après le prononcé. Il calculait que l'opium préviendrait une trop grande effusion de sang, qu'en même temps cette effusion arrêterait les progrès de l'opium, et que de ce double effet résulterait une mort seulement apparente si les blessures qu'ils se feraient n'étaient pas d'ailleurs mortelles[5]. Et qui sait si, cette boucherie, rappelant le peuple au sentiment de la vérité, les survivants ne pourraient combattre encore pour leur cause ! Mais la proposition fut rejetée, Tous, se levant alors, la main étendue, calmes et décidés, firent le serment de se poignarder au tribunal. Puis un même cri sortit de ces poitrines : Vive la République ! Maintenant les bourreaux pouvaient venir.

Le 22 du mois de prairial, les députés enlevés dans la nuit du 1er au 2, étaient de retour à Paris. Durant ce nouveau trajet, maintes fois encore ils avaient eu l'occasion de s'échapper. Goujon surtout, à qui ses longs cheveux tombant des deux côtés de son mélancolique et fier visage donnaient l'aspect d'un apôtre, avait inspiré aux gendarmes de l'escorte un intérêt tel, qu'ils l'engageaient eux-mêmes à fuir et lui en eussent facilité les moyens. Il refusa. Il aimait et estimait Romme. Il ne voulait pas l'abandonner[6]. On les écroua à Paris, dans la Maison des Quatre-Nations. C'était comme l'antichambre de la Maison des Capucines, et les prisonniers, entassés là, n'en sortaient guère que pour aller à la guillotine. Il n'y avait plus de temps à perdre, l'heure du jugement approchait. Pendant les deux jours et la nuit qu'ils passèrent dans leur nouvelle prison, les députés écrivirent, rédigèrent leur défense, et plaidèrent leur cause plus encore pour l'avenir que pour leurs juges. Les défenses éloquentes de ces derniers de la Montagne sont aux Archives, quelques-unes volumineuses, toutes sincères, poignantes, brûlantes de vérité, tracées, on le voit, d'une main bouillante, avec la colère de la vertu outragée et la résolution de l'honnêteté qui se sacrifie. Ils se défendent tous, tous protestent, tous prouvent jusqu'à l'évidence la fausseté des accusations, des mensonges odieux dont on les accable : aucun n'essaye de détourner les coups sur le compagnon de chaîne, aucun ne renouvelle l'attristant spectacle de ces Girondins, d'honnêtes et braves gens, eux aussi, s'accusant les uns les autres au pied de l'échafaud. En plaidant pour soi, chacun plaide pour tous. Leur défense peut se résumer en quelques traits généraux d'une vérité évidente, et qui eussent certes convaincu tout autre tribunal qu'une telle Commission.

Ils n'ont jamais conspiré que pour le bien de la République ; ils ne connaissent personne, ne correspondent qu'avec quelques-uns de leurs commettants ; ils ne savoient rien du mouvement insurrectionnel du 1er prairial, qu'ils ont appris, le matin, au moment où l'on battoit le rappel dans les rues ; ils n'en sont ni les auteurs, ni les fauteurs, ni les complices ; ils n'ont parlé, dans la sinistre séance, que sur l'invitation faite par le président lui-même ; ils avoient certes le droit, comme représentants du peuple, de manifester leurs opinions, comme tous les autres députés avoient le droit de les réfuter ; ils ont demandé le renouvellement des comités de gouvernement, parce que ceux-ci ne s'étoient pas, on l'a bien vu, conformés au décret de la Convention, qui leur enjoignoit de rendre compte d'heure en heure de la situation de Paris, et qu'on le croyoit dissous : une opinion émise dans le sein de la Convention ne peut être imputée à crime à un conventionnel ; ils ont été menacés eux-mêmes, insultés, quelques-uns blessés par les factieux ; ils ont voulu, ils veulent encore le salut de la République, et, punis pour leur zèle, ils mourront victimes de la tyrannie et en appelleront à la postérité.

La proscription, dit Goujon, s'élève contre moi. Qu'ai-je fait et quels sont mes crimes ? Rien qu'être fidèle à la vérité, sans exception de partis ny de personnes. Je ne cesserai de dire : Que l'on me juge sur mes œuvres ! Que celui-là qui reçut de moi une injustice volontaire se lève et m'accuse ! Que celui-là que je pus secourir et qui ne fut pas secouru se lève et m'accuse ! Aucun ne m'a encore dénoncé. Et pourtant, ajoute avec amertume le jeune philosophe, et pourtant le jour du malheur est depuis longtemps venu et l'imposture est forte de mes persécutions ![7]

Tous mes droits, dit-il encore, me sont ravis dans cette affaire, mais on ne peut m'arracher de comparoître devant des hommes ! Lorsque le despotisme des passions bouillonne sur la terre, le refuge de l'innocent est moins dans les formes que dans le courage de juges intègres. Je suis satisfait de comparoître devant des deffenseurs de la patrie ; ils n'immoleront pas ceux qui la chérissent...

 

Il prend ensuite, corps à corps, l'accusation ; il lutte contre les faussetés, les force à plier, lès contraint à la vérité. L'accusation est dénuée de toutes espèces de preuves, de faits, de délits, même d'assertions qui puissent l'appuyer. Dans tout ce qu'ont avancé les témoins, en ce qui me concerne, il n'est rien à ma charge, rien de condamné par les lois, rien de condamnable. Il est innocent de tout fait matériel. A deffaut des faits, il est vrai, on m'accuse pour quelques paroles. Elles ont été insérées, après coup, dans un procès-verbal qui est reconnu contenir un faux matériel. Et quand ces paroles que l'on m'impute seroient vraies, quelle loi me deffendoit de les dire ? Il a parlé, au nom du peuple, comme mandataire du peuple, sans- préparation, sans préméditation. Le matin, dit-il, je m'étois rendu à la Convention sans argent et sans armes. Je venois de me baigner dans la rivière au haut des Champs-Élysées et j'avois à peine mangé une bouchée. Quand il a parlé, le président, depuis deux heures, avait repris librement son fauteuil. Pourtant, il y avait encore à craindre la nuit, dont profitent toujours les méchants. Il voulait sauver la patrie. Oui, sauver la patrie. Ces intentions sont justifiées par mes discours, par mes actions, par mes mœurs, par ma vie. J'ai parlé quand j'ai cru que c'étoit pour moi un devoir sacré. Mais je ne fus jamais ny conspirai eur ny rebelle. La simplicité de ma conduite répond à celle de ma vie. Pourquoi suis-je seul icy ? Pourquoi tous ceux que j'ai aidés, secourus, deffendus ne sont-ils pas là et ne peuvent-ils me rendre témoignage ? Ce témoignage tardif peut-être viendra cependant un jour. Au surplus, je me fortifie par la pensée de mon innocence et je me repose sur la probité de mes juges. Ils ne souffriront pas que la postérité ait à regretter de nouvelles et innocentes victimes[8].

 

C'est là, en effet, l'horrible du drame. Pourquoi des victimes nouvelles ? Pourquoi ce sang versé, ces têtes coupées, ces exécutions en masse, ces voitures envoyées chaque jour, au nom de la clémence, sur la place de la Révolution ? La Convention faisait le mal et commettait des meurtres avec une inconscience stupéfiante. Courtois (de l'Aube), dans des notes manuscrites que j'ai relevées aux Archives de la Préfecture, raconte que, dans la séance où Lecointre demanda un décret d'accusation contre les comités, un membre s'écria : Dépêchons-nous de voter le décret, il faut que je parte, j'ai du monde à dîner. On parlait de Goujon à un de ses proscripteurs : Nous savions bien, dit celui-ci, que c'était un honnête homme et un bon citoyen, mais aussi pourquoi n'a-t-il pas voulu se mettre avec nous ? La logique est morte, l'honnêteté vaincue.

Le crime qu'on me reproche, dit Romme[9], auroit donc été consommé à la tribune de la Convention, en présence de la représentation nationale et de la foule. Mais alors, j'aurois partagé ce crime avec ceux de mes collègues qui m'ont longtemps pressé, sollicité, au nom du bien public, de me rendre à la tribune ;

Avec le président, à qui j'ai toujours demandé et qui m'a refusé ou accordé la parole, suivant mon tour ;

Avec ceux dé mes collègues qui ont parlé avant moi et ont r'ouvert la séance, suspendue par le mouvement ;

Avec ceux qui ont appuyé, discuté, développé, amendé mes propositions ;

Avec ceux qui en ont fait eux-mêmes de nouvelles ;

Avec tous les représentants du peuple qui, rassemblés en face du président et sur son invitation plusieurs fois répétée, ont délibéré sur les propositions mises aux voix avec ordre, et quelquefois amendées dans la rédaction par le président lui-même. Ou il y a injustice dans le décret qui m'accuse, ou il y a partialité dans la justice qui les excepte.

 

Discutant ensuite les chefs d'accusation, comme le fait Goujon, comme le fait Bourbotte, Romme prouve que les décrets adoptés la veille ou le lendemain de la séance par la Convention sont justement ceux-là qu'il proposait à la tribune. La section de Bon-Conseil demande que les farines employées en friandises servent à augmenter ou améliorer le pain de l'égalité. La Convention accueille cette pétition par l'insertion au Bulletin. J'avois fait moi-même cette proposition un mois avant. Romme, en effet, n'avait répété le soir que ce qu'on avait dit le matin. Et quand il y aurait eu illégalité, est-ce que, pour sauver la Convention, il ne fallait pas s'affranchir du règlement ? Le président n'avait-il pas nommé Fox commandant provisoire de la force armée de Paris ? Cette forme de nomination étoit pourtant, de toute évidence, une violation des principes, une infraction aux loix ; mais quoi ! le danger étoit pressant. La Convention a reconnu, dans cette circonstance, qn'elle pouvoit s'affranchir des formes lorsque le salut public commandoit des mesures promptes[10].

J'ai gardé, dit Romme éloquemment, j'ai gardé le silence pendant sept ou huit heures passées dans l'anxiété et la douleur. J'ai parlé, mais après d'autres membres et à leur exemple. J'avois le droit de parler comme représentant du peuple. Tout ce que j'ai fait, tout ce j'ai proposé avoit pour but de conserver à la représentation nationale l'autorité dont elle est seule dépositaire. J'ai vu dans la mêlée des hommes affamés de crime ; j'en ai vu de pressés par le besoin, demandant de bonne foi du pain et une garantie de la liberté.

Aux premiers, la justice doit toutes ses rigueurs ; l'humanité ne doit-elle pas aux autres une main secourable ?

C'est contre les premiers que devoit se diriger toute la sévérité du gouvernement ; il falloit aux seconds des paroles de consolation et de paix.

Ceux qui, comme le tyran thermidorien, pensent que la vertu est en minorité sur la terre, ne savent gouverner qu'avec les lois de Dracon ; la chute du tyran doit assurer à ma patrie l'empire de la raison, de la justice et surtout de cette douce fraternité, de cette morale républicaine qui empêche plus de crimes encore que la justice la plus active n'en punit.

Je cherchois à sauver ma patrie, s'écrie-t-il. Je reproche aux esprits plus calmes, plus réfléchis, plus prévoyants de ne s'être pas montrés dans cette circonstance difficile, soit pour arrêter par leurs conseils des mesures considérées, soit en proposant eux-mêmes des moyens plus salutaires et plus prudents.

 

Pauvre Romme ! Les prévoyants se taisaient alors que tu portais ta tête à la tribune, cette succursale de la guillotine ! Les prévoyants se taisaient et voyaient, à cette heure même où tu voulais sauver la République, ils voyaient le couteau de Sanson à la place de la sonnette de Boissy-d'Anglas :

Plus je replie ma conscience sur les sentiments qui m'animoient le 1er prairial, dit l'honnête et fier Montagnard, sur ce que j'ai fait, sur ce que j'ai dit, plus je scrute ma vie privée et publique pendant la révolution, et moins je comprends pourquoi j'ai aujourd'hui à me débattre dans les fers du crime. Mais si je cherche hors de moi, si je rapproche les événements, si je fouille dans les ressorts cachés de l'ambition et de l'intrigue, je suis frappé du tableau de notre position.

Elle a été calculée avec une profondeur et une atrocité qui n'échapperont pas à l'histoire.

Pour être restés à notre poste, nous avons été entraînés par le danger même, par l'ardeur de notre amour pour le bien public, à des mesures qui ont empêché un grand scandale et nous font frapper d'accusation.

Si par lâcheté ou par fausse .prudence nous eussions fui nos devoirs, nous aurions été avec bien plus de vraisemblance soupçonnés de conspirer dans les ténèbres.

Nous étions donc entre deux abymes, entre lesquels nous n'avions que le choix. Nous avons pris celui qui a sauvé la patrie ; il ne nous reste plus pour consommer le dévouement que de nous couvrir la tête, en nous soumettant à notre destinée.

 

Ainsi, parle-t-il comme un Romain celui qu'on a éloquemment appelé[11] un des derniers Romains. Mais, après ce mouvement stoïque, l'homme reprend le dessus, le fils, l'époux reparaissent sous le citoyen, et le vertueux républicain s'attendrit en pensant à ceux qui vont lui survivre :

J'ai fait mon devoir ; mon corps appartient à mes juges.

Mon âme reste indépendante et tranquille au milieu de ces souvenirs. Mon dernier soupir, en quelque temps, en quelque lieu, de quelque manière que je le rende, sera pour la République une et indivisible ;

Pour ma patrie, si cruellement déchirée et que j'ai servie de bonne foi ;

Pour le malheureux et l'opprimé, qu'on abandonne ou qu'on repousse ;

Pour mes amis, dont la fidélité et les vertus républicaines honoreront ma mémoire ;

Pour ma vertueuse mère, dont les derniers instants se couvrent de tant d'amertume ;

Pour mon épouse infortunée, veuve d'un brave défenseur mort pour la patrie, indigente, ayant des droits aux bienfaits de la nation, j'ai cessé de les poursuivre ; en l'attachant à ma destinée, je l'aurai plongée dans de nouveaux malheurs.

26 prairial, an III.

ROMME[12].

 

Et vous ne voulez pas qu'on soit profondément, cruellement remué à la lecture de ces documents tachés de sang, pour ainsi dire, et mouillés de larmes ? Ô amertume de l'histoire ! L'accablement et la tristesse vous prennent lorsqu'on suit ce terrible chemin qui est celui de l'humanité, voie douloureuse où tombent, de stations en stations, des innocents et des martyrs ; route qui serait sans but, comme elle est sans joie, si l'on ne voyait rayonner à l'horizon l'éternelle, la triomphante, la consolante Justice !

Goujon se défend en philosophe, confiant dans la vérité, et Romme en politique, attristé par la misère qu'il aurait voulu vaincre ; Soubrany plaide sa cause en soldat. Son Mémoire, tracé d'une petite écriture une et franche, est la protestation mâle et sans phrases d'un homme qui a fait sou devoir. Et que lui importe de mourir ? Ma vie appartient aux hommes, et je la leur abandonne ; ils me l'ont rendue odieuse.

Forcé, dit-il, par la plus cruelle fatalité de me justifier d'un attentat qui révolte le républicain, que puis-je offrir âmes juges pour ma justification ? Ma vie entière est le défi formel de prouver la moindre complicité entre moi et les scélérats qui eussent osé méditer la ruine de la République. Si je n'avois à défendre qu'une existence dont le sacrifice fût dans tous les instants fait à la patrie, j'en abandonnerois froidement le reste aux événements et j'attendrais tranquillement le résultat des décrets de la Convention, mais je ne saurois faire avec le même stoïcisme le sacrifice de ma réputation.

Étranger à tous les partis, abhorrant l'intrigue, fidèle à la patrie, pour laquelle il a constamment travaillé, il se vante d'avoir vécu seul avec sa conscience.

J'ai passé près de dix-huit mois aux armées, compagnon assidu des travaux, des dangers et des succès de mes frères d'armes, je ne me suis occupé que de pourvoir à leurs besoins et à tout ce qui pouvait assurer leur triomphe. Ma correspondance, depuis quatre ans, est tout entière sous les scellés. Une digne et respectable mère, un ou deux amis formoient le cercle étroit dans lequel elle étoit restreinte. Qu'on la parcoure tout entière.

 

Les étranges conspirateurs, qui peuvent ainsi mettre leur vie à jour, ouvrir leurs tiroirs et leur conscience, se confesser devant le peuple sans que l'avenir ait encore pu leur répondre : Vous avez menti ! Bizarres ennemis de la République ceux qui, pour elle, affrontaient les balles ennemies et les sabres populaires, aussi fermes à la Convention devant un sectionnaire insurgé que, sur le Rhin, devant un grenadier de l'Autriche. C'est pourtant avec ce mot qu'on les guillotine : conspirateurs. Ah ! que je meure ! s'écrie Soubrany. Si ma mort peut être utile à mon pays, j'en bénirai l'instant : mais que ma mémoire ne passe pas à la postérité souillée du titre infâme de conspirateur[13]. Il croit aussi, comme les autres, à la grande justicière, la postérité ! Citoyens juges, ce grand procès passera à la postérité, qui le jugera dans le silence des passions. Transportons-nous devant ce tribunal, éloignons, s'il est possible, cette suite d'événements qui, se succédant avec tant de rapidité, nuisent au calme si nécessaire pour envisager froidement toutes les circonstances. Que diront nos neveux ?

Ils diront que le droit, la vertu, la liberté étaient — la chose n'est point rare — du côté des vaincus. Ils diront que ceux qui sont tombés en prairial emportaient dans la fosse nationale, où la chaux les a dévorés, un lambeau du drapeau républicain déjà déchiré ; ils diront qu'en parlant de son humanité, de sa philanthropie, en se vantant fièrement d'être un ami vrai, un tendre fils, un bon citoyen, le défenseur zélé des droits du peuple, Soubrany, le héros du fort Saint-Elme, écrivait la glorieuse épitaphe que lui réservait l'histoire.

Les autres défenses des députés accusés ont la même fermeté, respirent les mêmes sentiments d'énergique protestation que celles que nous venons de citer. On sent que ces hommes ne faibliront pas et tiendront l'héroïque serment fait dans la chambre de Romme, au château du Taureau. Il faudrait tout citer, dans ces pages dont l'histoire doit s'emparer et qui éclairent d'un rayon sanglant mais éclatant ce terrible épisode. La longue défense de Bourbotte, qui comprend un cahier tout entier de sa grosse et large écriture penchée, vaudrait d'être insérée ici sans coupures. C'est un chapitre tout fait pour l'histoire complète de la Révolution française. Peyssard se défend noblement, disant avec simplicité qu'il a fait son devoir. La vérité et votre justice, voilà mes moyens de défense. Je n'ai pris aucune part à la mêlée, je n'y ai rallié ni combattu personne, je gémissois en silence sur les maux de ma patrie, et, le calme une fois rétabli, ma conscience était si tranquille, qu'il ne m'est pas un seul instant venu dans l'idée de sortir de la salle[14]. Forestier proteste comme il peut et fait bonne contenance. Tous opposent un front calme, un cœur affermi à la terrible accusation.

Les heures qu'ils employaient ainsi à leur justification devant l'avenir leur étaient d'ailleurs comptées. Dès le 23, on se disposait à les juger. Peu s'en fallut qu'on ne les fît passer de la voiture qui les avait amenés de Morlaix au tribunal qui les allait envoyer à l'échafaud. Il est instructif, au surplus, de remarquer les précautions prises par la Commission au moment de juger les proscrits.

Tant que la Commission a jugé des gens du peuple ou des femmes, des cordonniers, des journaliers, de pauvres diables que nul ne réclame et qui vont à l'échafaud comme ils iraient au travail, elle n'a pas hésité ni fait preuve de faiblesse. Elle a frappé. Mais à l'heure où elle doit juger les députés, où les accusés vont paraître devant elle dans le costume des représentants de la nation, elle prend ses mesures, elle tremble, dirait-on, pour elle-même ; elle a peur de quelque chose d'inconnu, elle craint un coup de main que nul, à cette heure de prostration, n'aurait eu le courage de tenter ; elle institue une garde spéciale, commandée par Beaugrand, qui doit veiller sur les prisonniers. A mesure que le jugement approche davantage, elle prend des précautions, multiplie les hommes de service, demande des piquets de cavaliers, des grenadiers de garde supplémentaires. Les accusés doivent paraître le 24 devant leurs juges. Le 23, ordonne la Commission, Beaugrand se rendra, à trois heures du matin, à la Maison des Quatre-Nations pour en extraire et conduire, par la force armée, Romme, Soubrany, Goujon, etc., où ils seront mis, jusqu'à nouvel ordre, rue Neuve-des-Capucines, dans la maison d'arrêt établie dans le local même de la Commission[15]. Les décrets et les ordres se succèdent rapidement, tous dictés par la même préoccupation et la même crainte. L'officier des grenadiers de garde, ou un sous-officier le remplaçant, devra se rendre avec Beaugrand et sept grenadiers, pour escorter les accusés, dans les corridors de la prison. Beaugrand, donnera des ordres pour que quatre voitures de place soient rendues à trois heures du matin à la porte de la maison d'arrêt des Quatre-Nations. Pour recevoir les prisonniers, un officier se rendra à trois heures du matin, avec cinquante hommes, dans la maison où se tiennent les séances de la Commission. — La Commission requiert, en outre, le commandant de la force armée pour qu'il y ait à la porte de la maison d'arrêt des Quatre-Nations, à trois heures, un détachement de cent hommes à cheval. De plus, un piquet de quinze hommes à cheval se tiendra, jusqu'à nouvel ordre, à la disposition de la Commission militaire. On établira, dans la maison même des Capucines, des écuries suffisantes pour les chevaux[16].

Maintenant, tout était prêt. La Commission, entourée de sabres et de baïonnettes, pouvait condamner sans danger. Dans la nuit du 23 au 24, à trois heures du matin, les députés furent jetés dans les fiacres qui les attendaient à la porte de la prison et conduits, entre l'escorte de cavaliers, à la maison de jugement, où ils arrivèrent avec le grand jour. On se figure la joie des Parisiens réactionnaires et l'accablement des patriotes, lorsque, bourgeois éveillés par le bruit ou travailleurs se rendant à l'ouvrage, ils virent passer, à la lueur fauve du matin et comme dans un tourbillon, les fourreaux cliquetant sur la croupe des chevaux dont les sabots frappaient le pavé, ces députés que l'on emmenait, semblables à des coupables, au tribunal de sang institué par les honnêtes gens.

Ils n'allaient être jugés que le lendemain. A huit heures du matin, le 25, la commission, après avoir jugé Philippe Fiocre, continuant sa permanence pour l'affaire des députés, arrête qu'elle ne désemparera pas qu'ils ne soient jugés. C'était le morceau capital ; la Convention attendait.

Elle éprouvait d'ailleurs le besoin de se laver par avance de ce sang qu'elle allait répandre et faisait courir le bruit d'une nouvelle émeute afin d'expliquer, par le besoin des mesures terribles, la condamnation des députés. Mais Paris était loin d'un soulèvement. Paris, dit le Journal des hommes libres (24 prairial), est parfaitement tranquille, malgré le bruit d'un prochain mouvement que quelques personnes se plaisent à annoncer, on ne sait par quel raison ; ce mouvement ne pourrait être utile à personne dans Paris, si ce n'est aux royalistes, qui proclameraient peut-être volontiers Monsieur roi très-chrétien par la grâce de Dieu et du Saint-Siège apostolique. Le seul danger qui nous menace est le renchérissement progressif et incalculable des denrées. L'argent, qui avait baissé il y a quelques jours, a augmenté aujourd'hui : le louis se vendra bientôt 600 livres et bientôt 1.000, si la Convention, par des mesures coercitives, n'enchaîne un brigandage qui déshonore une partie de la nation et qui conduit l'autre au tombeau. Mais la Convention avait bien à s'occuper d'autres gens que des agioteurs.

La Convention, sur la proposition et la rédaction de Clauzel, avait, dans son attristante séance du 8 prairial, décrété l'accusation des députés en ces termes :

Du 8e jour de prairial, l'an troisième de la république française une et indivisible.

La Convention nationale accuse Rulh, Romme, Duroi, Gougeon (sic), Forestier, Albitte aîné, Bourbotte, Duquesnoy, Soubrany, Prieur de la Marne, Peyssard, représentants du peuple, d'être auteurs, fauteurs ou complices de la rébellion du 1er prairial et jours suivans contre la représentation nationale et la république françoise, les renvoye pour être jugés devant la commission militaire établie à Paris par la loi du 4 prairial et charge le Comité de sûreté générale de surveiller et accélérer l'exécution du présent décret.

Signé : MATHIEU, président.

BOURSAULT et HENRI LARIVIÈRE, secrétaires[17].

 

Depuis, Albitte était en fuite, Rhül était mort. Mais il restait encore assez de gens à sacrifier. L'auditoire était nombreux, et le président avait, la veille, donné des ordres sévères : les citoyens qui voudraient assister à la séance du lendemain ne pourront monter l'escalier ni entrer sous le vestibule avant que l'officier de gendarmerie en ait reçu l'ordre du président. Les députés ne pourront recevoir les personnes qu'ils ont été autorisés à voir que jusqu'à neuf heures, et les portes des salles précédant celles où ils sont détenus seront fermées jusqu'à l'heure de l'ouverture de la séance. La visite des accusés sera faite par le concierge de la prison, et en présence d'un officier et de huit gendarmes. Cette opération faite, personne ne pourra communiquer avec eux.

On s'était rendu là comme à un spectacle. Les jeunes gens de la bande de Fréron, les zézayeurs en cadenettes s'y contournaient à côté des femmes à la mode, décolletées, souriantes, blasées, avides d'émotion saignante. On entendait, dans ces groupes élégants et poudrés, des propos infâmes ; il sortait de ce fumier parfumé des paroles de tricoteuses, et les cyniques plaisanteries des alentours de guillotine couraient, ricanaient sur ces lèvres peintes. Mon Dieu, que de lenteurs ! Pourquoi tant de façons avec des brigands ? Il faut en finir ! Que ne les fusille-t-on dans la cour de la commission ?J'ai, dit Tissot, entendu ces choses et beaucoup d'autres. Les parents entendaient aussi, les amis des accusés regardaient ce tribunal de soldats aux rudes figures, que dominait la belle tête du président aux cheveux blancs[18].

Chacun des accusés, dit Aimé Jourdan, dont la déclaration fut insérée au Moniteur, était amené séparément pour être confronté avec les témoins. Il était placé sur une chaise en face du président et avait à ses côtés deux grenadiers qui portaient le sabre nud. Pendant qu'on l'interrogeait, la foule riait ou parlait haut, et parfois une lâche injure, quelque insulte anonyme venait frapper au cœur le proscrit, tout à l'heure martyr, qui pourtant ne sourcillait pas. Romme fut interrogé le premier. Il parla, dit Tissot, comme un sage qui s'attend à tout de la part des hommes et ne se permettrait pas la plus légère altération de la vérité pour sauver sa tête. Les pamphlets du temps, reproduits par Desessarts, n'ont cependant pas hésité à nous le montrer pâle, défait, la crainte peinte sur son visage et n'osant lever les yeux. Ce n'était pas assez de les assassiner, il fallait encore les déshonorer. On n'y réussit pas. Plus d'une fois un frisson d'émotion irrésistible parcourut cet auditoire pourri, venu là pour le plaisir d'une agonie. Ces hommes tombés s'imposaient encore par le respect, et les lions insultés faisaient reculer leurs insulteurs.

Romme, interrogé, répondit qu'il avait, le 1er prairial, demandé la parole de sa place, entre six et sept heures, en son nom propre. Il en avait le droit et le devoir. Aucun décret, aucune invitation ne l'avait prévenu sur le danger qu'il courait en parlant. D'ailleurs, il avait été vivement sollicité par ses collègues avoisinants[19]. Il n'a demandé la parole que pour inviter les représentants du peuple à faire part de leurs réflexions pour sortir de l'état d'anxiété où l'on se trouvait depuis si longtemps. Il se défend d'avoir dit : Je ne vois ici que des républicains ; il ne le pensait pas. N'ayant point le talent de l'improvisation, il s'est tu, et la mêlée l'a menacé alors comme les autres. Tout ce qu'il a fait avait pour but de conserver le droit sacré de la représentation nationale.

Plusieurs fois même il a demandé la parole à Vernier pour empêcher qu'elle fût prise par un homme monté sur le bureau des secrétaires, et qui la réclamait ardemment. Il n'a jamais parlé d'ailleurs au nom du peuple souverain, mais comme représentant du peuple. Jamais il n'a vu le peuple dans une seule section, mais dans toute la République. Sa conduite, ses ouvrages imprimés, ses mœurs austères et républicaines le prouvent assez. Lorsque quelqu'un demande 1 appel nominal, Romme répond que la mesure est dangereuse, que cet appel deviendra bientôt une liste de proscription. Quand il a demandé la liberté des patriotes, proposition amendée et mise aux voix par le président lui-même, la confiance paraissait établie dans les représentants du peuple qui prenaient part à la délibération et dans les assistants qui écoutaient en silence. Il déclare que le tumulte, les folles demandes, les méchants propos de quelques malveillants ont cessé ou qu'ils se sont du moins fort diminués par la mesure prise de réunir les représentants en un seul point dé la salle pour le vote[20].

Le président de la commission militaire demandant à Romme s'il n'a pas réclamé la permanence des sections, Romme répond que la Convention avait décrété le matin, sur la proposition de Laporte, que les citoyens étaient requis dans leurs sections ; qu'il a invité les assistants à s'y rendre pour débarrasser la Convention, qu'il savait que toutes les sections étaient là, que c'était pour lui un motif de crainte. Il répète devant le tribunal ce qu'il a écrit dans sa défense, que les comités gardaient le silence depuis sept ou huit heures, quoiqu'un décret rendu le matin les chargeât d'éclairer la Convention d'heure en heure sur ce qui se passait à Paris ; que toutes les communications avec l'extérieur étant interrompues, il a cru devoir profiter de la première lueur de confiance pour obtenir le soir ce qu'on n'avait pu obtenir le matin, — c'est-à-dire que les citoyens se rendissent dans leurs sections. Il a demandé en outre que le droit d'élire les comités civils fût rendu aux sections de Paris. Mais toutes ces mesures, toutes ces réclamations, tous ces décrets n'avaient qu'un but : ramener dans toute la République la paix et l'union en faisant cesser toutes les vengeances.

Aux écrits rédigés par les accusés pour leur défense on trouve joints, dans les cartons relatifs à l'insurrection de prairial, les dépositions des rédacteurs de journaux présents à la séance, les demandes de témoins faites par les députés qui, se souvenant de paroles dites à leurs voisins, confiants dans de vieilles sympathies, forts de la vérité, espèrent qu'un collègue viendra, d'un mot, rappelant un propos échangé, une idée émise, un cri proféré, plaider leur cause et les sauver. Hélas ! les témoins appelés se taisent, les amis cités n'ont rien à dire, les défections sont là, les silences lâches, les réponses évasives, les tristes : Je ne sais rien ou : Je ne me souviens pas. De son écriture large, ferme et brave, à la signature grasse, Romme écrit ce billet :

G. Romme, représentant du peuple, traduit par décret de la Convention devant la commission militaire, demande que les représentants du peuple Vernier, Laloi, Florent-Guyot, Massieu, soient appelés en témoignage, ainsi qu'un commis du comité des travaux publics dont il ignore le nom, mais qu'il désigne homme maigre, d'une taille au-dessus de la commune, portant lunettes ; il se rappellera d'ailleurs avoir parlé à Romme le 1er prairial.

G. ROMME[21].

 

C'était ce commis à qui Romme, sorti de chez lui le matin à onze heures et passant au comité des travaux publics, avait remis deux volumes en lui demandant : Que se passe-t-il, et pourquoi ce mouvement ? On ne le retrouva pas. Vernier, Florent-Guyot ne vinrent point déposer. Laloi déclara qu'appelé chez lui, le 1er, par sa femme, malade de peur, il ne savait rien, ni à charge ni à décharge, et n'avait rien vu. Massieu seul écrivit un billet qui eût établi devant tous autres juges l'innocence de Romme, et déclara qu'ayant sur les marches de l'escalier de la tribune, dit à Romme, qui parlait : Eh ! laissez donc, tout cela tombe de soi-même, tout cela ne signifie rien, voulant ainsi lui insinuer de cesser de parler ; Romme lui fit un signe de la tête et de la main qui lui parut signifier que son intention était de gagner du temps, de calmer les têtes effervescentes et de délivrer plus promptement la Convention en évitant de nouveaux malheurs[22]. Simple déclaration qui avait, en un pareil moment, sa noblesse et son courage.

Romme, abandonné par la plupart des témoins qu'il réclame, résiste et en demande d'autres. Il écrit au tribunal :

G. Romme à ses juges.

Je vous prie, citoyens, d'appeler pour rendre témoignage dans l'affaire qui vous est soumise C.-A. Prieur, député de la Côte-d'Or, demeurant place Vendôme, n° 8, et Gillet, membre de l'Agence des Mines, demeurant rue de l'Université, n° 191.

Estime et confiance.

G. ROMME[23].

 

C.-A. Prieur ne se présente pas, Gillet n'est pas appelé. Interrogé le 24, Romme écrit deux jours après à la commission :

Lorsque vous m'avez interrogé le 24, j'ai répondu aux questions qui m'ont été faites et dans l'ordre tracé par la commission. Le cadre de ces questions ne comportant pas le développement de tout ce que j'ai fait ou dit le 1er prairial et de mes moyens de défense, je demandai à la commission si je pourrois y suppléer par les observations que je lui présenterois ; le président m'assura que je le pourrois. Elles sont prêtes, la commission voudra bien me dire comment et dans quels instants je pourrai les lui présenter.

Estime et confiance.

G. ROMME.

 

Mais la commission ne voulut rien dire. La défense, l'éloquente défense rédigée par cet homme dont on menaçait la vie ne fut point lue, pas plus que les autres, et demeura au greffe. Le tribunal avait-il donc le temps d'écouter ? Il avait à peine celui de frapper. Duroy cite comme témoins Monnel, représentant du peuple, membre du comité des décrets ; Bongniot, du même comité, député du Jura ; Lanjuinais, représentant du peuple ; — de plus le citoyen Robillard, ancien militaire, de la section de Gravilliers ou du Temple. Ce témoin, déclare-t-il, m'est essentiel. C'est à ce Robillard, qui lui annonçait le mouvement et lui demandait ce qu'il fallait faire, que Duroy avait répondu : Mon ami, dans les moments de crise, le poste de tous les bons citoyens est à leur section et à leur compagnie. Je te conseille de te rendre à la tienne. Robillard n'est point mandé ; Monnel déclare que n'ayant pas été toujours présent à la séance, il n'a pas été témoin de ce que Duroy a dit ou fait ; et, démentant cette déposition circonspecte, il ajoute qu'il s'en réfère à l'acte d'accusation, comme un homme qui dirait : Je ne sais rien, mais l'accusé est coupable. Ces défections, ainsi rencontrées, font peine et vous portent à prendre en pitié l'humanité. Un honnête homme, Lanjuinais, adjuré par Duroy de déclarer s'il n'est pas vrai que lui, Duroy, ait déploré devant lui ces malheureux événements, répond qu'il ne conteste pas que ce soit, qu'il ne s'en ressouvient pas suffisamment[24]. Goujon, pendant la journée de prairial, placé à côté de Lanjuinais qui parlait et résistait avec courage à un groupe d'hommes menaçants, lui avait dit : Je ne t'ai encore jamais parlé ; mais crois que ce que je vais te dire est dans la franchise de mon cœur. Nous ne devons tous qu'avoir un même but dans cet instant, c'est de sauver la représentation nationale du danger imminent dans lequel elle se trouve. Ne penses-tu pas que ce serait mal servir la patrie que de la sacrifier dans ce moment à la vanité de notre gloire personnelle ? Il est évident que notre résistance individuelle est nulle ; nous sommes sans force, abandonnés à nous-mêmes ; que pouvons-nous faire de mieux pour la République que de chercher à calmer l'agitation en accordant ce qui se peut sans danger et tâchant d'obtenir, par ce moyen, que le local de la Convention se vuide et qu'elle puisse reprendre le cours ordinaire de ses délibérations ?

Eh bien, à la bonne heure, dit Lanjuinais, mais je ne lèverai point mon chapeau !

Et devant le tribunal, Lanjuinais répond qu'il ne connoît l'accusé Goujon que depuis le moment où celui-ci a pris la parole. Il se pourroit que Goujon fût le collègue par lequel lui, déposant, fut invité à ne pas exprimer tout haut les sentiments d'horreur qu'il éprouvoit, de peur de s'attirer quelque violence personnelle. Il est porté à le croire. Il se pourrait, il est porté à le croire ! Ô terrible prudence ! Et qui sait si Lanjuinais ne songeait pas à cette faiblesse et s'il n'essayait pas de la réparer lorsque, plus tard, à la cour des pairs, il s'élevait courageusement contre.les bourreaux du maréchal Ney ?

Tous ces interrogatoires, ces longues séances étaient troublées, interrompues, rendues sauvages par les clameurs, les menaces, les cris de vengeance impatiente de l'auditoire. Le public trouvait qu'on était bien long à lui servir ses victimes. Quoi donc ! Sur la place de la Révolution, depuis trois jours, la guillotine de la clémence ne fonctionnait plus. Que se passait-il ? De là les grondements, les imprécations de la foule. Lorsque Goujon parut pourtant, lorsqu'il vint à son tour s'asseoir entre les deux gendarmes, calme dans sa démarche, tranquille, dominant ces hommes et ces femmes entassés de sa belle tête et -de sa haute taille, il se fit un silence ému, -presque respectueux. Cette jeunesse et cette beauté s'imposaient en souveraines : l'orgueil du vaincu dominait la rage des peureux vainqueurs. Mais cette impression de saisissement une fois passée, les injures, les menaces recommencèrent. Il ne manquait rien à ce lugubre et sanglant triomphe des Montagnards, pas même les insulteurs. Goujon restait calme, répondait sans se troubler, sans s'irriter, sans même s'attendrir, — sa mère était là pourtant et ses sœurs. — et l'on vit plusieurs fois, devant l'innocence évidente, la parole austère, le clair regard de ce fier jeune homme, les juges baisser les yeux[25].

Toutes ses réponses étaient nettes, ses explications concluantes. Il n'avait pris la parole que le soir, vers dix heures, après être constamment resté à la même place, excepté un moment pendant lequel il était allé au comité des inspecteurs de la salle. Vernier, ayant fait faire place devant la tribune et apporter des banquettes, l'avait trois fois invité à y venir ; un huissier de la Convention l'en avait ensuite prié, ceux qui restaient à leurs places s'exposant aux insultes et même aux coups. On l'avait désigné comme ancien secrétaire à prendre place au bureau, il avait refusé. Si les autres avaient reffusé comme moi, on n'aurait pu délibérer. Pourtant ils ne sont point accusés et je le suis ! Le premier qui parla fut Delahaye, il était question d'appel nominal. Je m'y opposai. Et Delahaye est libre ! Et je suis arrêté ![26] Goujon explique ensuite les motifs d'anxiété qui l'ont poussé à parler, à tout faire pour sauver la France. Jeune et bouillant, il n'avait jamais caché son opinion' ; il songeait, devant cet attristant tableau, à Paris livré à l'anarchie. Pas une autorité, les' comités paralysés ou dissous, les portes de la Convention enfoncées, Féraud massacré, les bureaux investis, voilà le présent. Pour le lendemain, de nouveaux malheurs, pas un sac de farine, la guerre civile dans la rue, la lutte farouche. Et la France allait apprendre toutes ces nouvelles sans que la Convention se fût montrée, eût essayé d'arrêter le torrent 1 C'est alors que, se précipitant à la tribune, il avait demandé qu'on complétât la Convention par le rappel de ses membres, qu'on fît dés proclamations aux armées et aux départements pour les rallier à la Convention, qu'on suspendît légalement les comités, qu'il croyait suspendus par le fait, qu'une commission de vingt membres fût nommée pour veiller à l'arrivage des farines et au rétablissement de l'ordre. Ces propositions faites, il s'était approché du bureau pour les rédiger. Sallengros et d'autres ; en se précipitant vers lui, s'étaient écriés : Tu vas trop loin !Eh bien, si vous trouvez cela mauvais, dites-moi ce que vous trouvez meilleur et pouvoir nous sauver, et je le ferai, mais il faut tâcher de nous tirer de la position où nous sommes ! Et sur les observations d'un homme plus âgé que lui, il n'avait pas achevé la rédaction, ne l'avait point relue, s'était assis sur une banquette pour y calmer son agitation. Il n'avait bougé que lorsque Legendre entra. Il ne croyait pas alors, il ne croit pas encore avoir rien fait de mal. Il n'a pas même quitté son poste pour aller manger. Il défie qui que ce soit qui ait une âme d'avoir un souvenir aussi exact au milieu de pareilles scènes. Et quant au renouvellement des comités, il fait remarquer que dans toute proposition faite par un membre de l'Assemblée, il est évident qu'il y a deux choses : la proposition, qui est l'objet principal, le but vers lequel tout tend ; et le discours, dont l'objet est de faire adopter cette proposition ; que tout le monde sait que dans le discours qui précède une proposition, tout est ordinairement sacrifié pour faire adopter la proposition elle-même ; qu'il ne s'agit donc pas de savoir seulement quelle phrase on a pu dire, mais à quoi on a conclu d'après cette phrase ; qu'autrement, il n'y a point d'homme qu'on ne puisse parvenir à trouver coupable. Et, en effet, qui ne sait qu'un seul mot changé dans une phrase la fait paraître criminelle ; qu'il suffit quelquefois d'avoir séparé cette phrase de celle qui la précède ou de celle qui la suit, ou de cacher quelque circonstance qui l'ait déterminée ; que serait-ce si on ajoutait à cela qu'un homme qui parle d'abondance au milieu du tumulte des passions ne peut être le maître de saisir le mot juste qui ne le compromettra pas ? Que souvent il est poussé plus loin qu'il ne veut par les circonstances ou les hommes qui l'environnent ? Enfin, qui peut assurer avoir retenu juste les mots d'une phrase en pareille circonstance ? Qui pourra ajouter la phrase qui précédait ou celle qui suivait ?[27]

En résumé, Goujon affirme qu'il se croyait comptable envers le peuple seul des motifs de ses opinions dans le sein de la Convention, et il avait raison. Quel étrange spectacle présentait ce procès inique ! Ceux qui avaient approuvé les premiers les décrets mis aux voix, libres et accusant l'honnête homme qui avait voulu sauver la représentation nationale ! Puisse, conclut Goujon en se rasseyant au milieu du silence, puisse la patrie n'avoir jamais de plus grands crimes à punir !

Goujon fut plus heureux que Romme. Il trouva du moins des témoins pour déposer en sa faveur. Si Delacroix déclara qu'il n'avait rien à dire, Nicolas Haussmann, représentant comme Goujon, du département de Seine-et-Oise, vint déclarer au tribunal que Goujon, après les journées de germinal, lui avait parlé de l'horreur qu'il éprouvait pour les auteurs de l'émeute. Il vanta fermement la moralité, la pureté de la conduite de son collègue, l'admirable union qui régnait dans sa famille, et après Haussmann, un membre d'agence de la commission d'agriculture et des arts, un brave et obscur honnête homme du nom de Gilbert, écrivait au président de la commission qu'il garantissait sur sa tête la pureté des intentions de Goujon. Je le connois depuis dix ans, je l'ai vu toujours le même, ami des hommes. Toujours Goujon eut pour maxime qu'il valoit mieux être victime d'un mouvement populaire que d'en être le complice. Il n'a, songez-y, dénoncé, ni incarcéré, ni condamné personne. Il n'est d'aucune coterie, vit dans la retraite. Je me connois un peu en hommes, ajoutait Gilbert. Eh bien ! Goujon est pur, j'en réponds comme je ferais de moi-même[28]. Gilbert plaide ensuite les circonstances atténuantes de la jeunesse, de l'ardent amour de la liberté, des inquiétudes patriotiques, du fanatisme de la vertu. Tout est inutile, pauvre homme, ton ami est condamné d'avance.

Si les témoins à décharge sont rares, les témoins à charge sont nombreux, affirmatifs, implacables. Ils accusent, ils insistent, ils soulignent, ils rendraient l'arrêt si on les laissait faire. Ils se contredisent honteusement, piteusement. N'importe. Le citoyen Jourdan, rédacteur du Moniteur, celui qui a rédigé le compte rendu de la séance, prétend que, dans le bruit, Romme n'a pu entendre le président lui accorder la parole, mais il n'en a pas moins entendu, lui, dans cette tempête assourdissante, tous les propos, tous les mots qu'il a imprimés. Cela est écrit, il n'y a plus à y revenir. Monitor dixit. Louis Jullian vient phraser devant la Commission, accuser ses collègues, qui présentaient des motions séditieuses sur les mêmes bancs où le sang d'un de leurs respectables collègues, assassiné par leurs sicaires, coulait encore[29]. Un certain Xavier Fitte, âgé de vingt-deux ans, entend une voix qu'il reconnaît pour celle de Goujon s'écrier : La Convention vient de prendre d'excellentes mesures. Le témoignage est enregistré. Pigelet Villiers, négociant, a entendu, — quelle horreur ! — Bourbotte demander audacieusement l'abolition de la peine de mort. Témoin à charge, Jean Long, cultivateur, a vu Romme à la tribune. Romme réclamait, — le factieux ! —une livre de pain pour tous les citoyens. Jean Long est un témoin à charge. Témoin à charge, Barthélemy Gallois, qui n'a rien vu. Témoin à charge, Martainville, le journaliste, qui déclare avoir trop vu pour avoir tout vu.

Il a dix-neuf ans alors, ce Martainville, qui rédigera plus tard le Drapeau blanc, qui écrira le Pied de Mouton, et laissera son nom, on ne sait pourquoi, à tout un quartier de Rouen ; il demeure Galerie-Neuve du Théâtre de la République, section de la Butte-des-Moulins. Il n'a pas de talent, mais de l'ambition. On ne parle pas de lui, l'occasion s'offre d'en faire parler, il la saisira. Devant le tribunal, il ne dépose pas, il pose. Il se taille un rôle dans cette tragédie, il vante sa fermeté, il additionne les dangers qu'il a courus. On a voulu écrire sur son chapeau : Du pain et la Constitution de 93, et Dieu sait comme il s'est défendu ! Dans la Convention, il a tout entendu, depuis le cri de Duroy — que personne ne répète, si ce n'est lui — : J'ai b.... chaud, mais c'est égal, ça ira ! jusqu'à l'appel de Prieur (de la Marne) : A moi sans-culottes ! que Raffet lui-même, le commandant temporaire de la force armée de Paris, déclare n'avoir pas été proféré[30]. Il a vu Goujon appuyé sur le bureau, et Laignelot, secrétaire, écrivant sur de petits carrés de papier, de la grandeur d'une carte, qu'ils passaient ou faisaient passer à Romme qui, de suite, à la tribune, faisait une motion. C'est le journaliste qui veut être informé à tout prix, qui tient aux renseignements qu'il donne, qui serait, si on l'en croyait, au premier rang de tous les spectacles. Il en a les petites rancunes. Il prétend avoir entendu Duroy dire à un sans-culotte, en montrant la loge des journalistes : Vois- tu, ces coquins-là ! Ils ont tous pris les armes contre le peuple ! Manifeste mensonge, accusation faussement cruelle. Et, par une naïveté singulière, ce jeune homme, épris de renommée, altéré de bruit, qui dépose à tout propos, avoue être sorti de la salle et avoir pris la fuite au moment où Bourbotte proposa l'arrestation des folliculaires[31].

Après Martainville, Legendre vient déclarer ou plutôt écrit qu'il n'a rien à dire.

27 prairial.

Le représentant du peuple Legendre, appelé pour déposer a décharge dans l'affaire des députés, déclare que, n'étant entré dans la Convention qu'avec la force armée, il n'a connaissance d'aucun fait à charge ou à décharge.

LEGENDRE, de Paris[32].

 

Pour Duquesnoy, pour Soubrany, pour Bourbotte, l'atroce comédie se renouvelle des témoins cités à décharge qui viennent accuser l'accusé. Le député Fliéger, assigné par Duquesnoy, déclare par écrit qu'il a vu celui-ci, à la tribune, faire la motion de renouveler le Comité de sûreté générale. Doulcet, Gillet, Périn (des Vosges), Salengros, Gossuin, dont Duquesnoy réclame l'appui, n'ont rien vu, ne savent rien. Lesage (d'Eure-et-Loir), envoie cette lettre incroyable : Si je le voyais, peut-être le reconnaîtrais-je, mais, à présent, je n'applique le nom de Duquesnoy à aucune des figures de l'Assemblée[33].

Personne se contente de parler d'un coup de poing qu'il a reçu sur les paupières, de son sang qui a coulé au 1er prairial. Guimberteau était malade ; il s'est retiré. Bellegarde, lui, au moment où Duquesnoy montait à la tribune, avoue qu'il allait souper chez le citoyen Beaucaire. Il était à jeun. Brave patriote ! Et l'autre, demeuré a son poste, allait expier ce crime ! Je ne vois que Bonneval et Charlier qui osent plaider pour l'accusé. Bonneval déclare que Duquesnoy ne lui parlait jamais que sièges et batailles ; Charlier affirme que Duquesnoy devait être à la Convention ce qu'il avait été à la Législative, un ami chaud, de la liberté et de l'égalité, et qu'il lui a toujours paru pénétré de haine contre toute espèce de tyrannie.

Liébault dépose en faveur de Bourbotte. Forestier, juge au tribunal du second arrondissement et qui avait, avec Bourbotte, administré le département de l'Yonne, déclare que son ancien collègue a toujours marché dans le sentier de la liberté. Mais quoi ! ce jour fatal du 1er prairial, il était, croit-il, un peu pris de vin[34], ce qui arrivait quelquefois à Bourbotte, sans que pourtant il en prît une très-grande quantité, et surtout depuis sa mission en Vendée, où il a, dit Forestier, éprouvé une fièvre putride qui lui a affaibli le cerveau. Bourbotte entendit en souriant cette déposition. Pendant que les juges l'interrogeaient, pendant que les assistants l'injuriaient, comme ils avaient injurié ses compagnons, il tournait négligemment sa tabatière entre ses doigts, jouait avec elle, et répondait avec sa grâce et son esprit habituels. Cet enjouement, d'ailleurs, avait aussi de la grandeur. Bourbotte, le sourire sur les lèvres, parla de son amour de l'humanité, de cette sérénité de l'innocence qu'il aurait jusqu'à son dernier soupir. Après avoir à demi raillé ses accusateurs, il avoua qu'en se mettant à la disposition de la Convention, il n'avait ni projet ni plan, et suivait les mouvements de son cœur. J'étais capable, dit-il, tout naturellement des plus grandes choses comme des plus simples. Et, redressant la tête, le Gaulois redevenant Romain : La crainte de la mort, dit-il fièrement, est au-dessous de mon courage et ne me ferait jamais désavouer une seule de mes actions.

Soubrany fut ensuite amené. Le marquis, triste et doux, répondit en honnête homme. Un inconnu avait demandé, dans la Convention, que Soubrany fût nommé général de l'armée parisienne. A la question du président de la Commission : Cet homme avait-il votre assentiment ? Soubrany répond fermement avec l'accent irrésistible de la vérité : Non, je vous jure ! Il s'y serait même, ajoute-t-il, opposé avec force si, au moment de la mise aux voix, on eût reparlé de cette proposition. Il ne savait rien, d'ailleurs, de ce qui se passait, ne connaissait pas les projets des révoltés, il ne voyait que le salut de la patrie, il avait vécu toujours dans l'isolement qui convient à un représentant du peuple, et si Vernier eût refusé de mettre aux voix la première des motions, s'il eût averti la Convention qu'il ne pouvait la laisser délibérer sous des menaces, personne, certes, n'eût parlé. Au reste, il n'y avait pas de loi préexistante qui empêchât un représentant du peuple d'émettre ses idées dans le sein de l'Assemblée. C'était la même série d'implacables raisonnements qu'avaient tenus les autres accusés. Soubrany les accentua avec une douceur ferme, et lorsqu'on lui demanda s'il avait pris part à la délibération par laquelle une commission extraordinaire fut nommée, composée de quatre membres, pour remplacer les Comités de gouvernement, il répondit simplement, dignement qu'il devait à la vérité, et pour ne pas laisser planer le soupçon sur aucun autre de ses collègues, de déclarer avec franchise que c'était lui qui avait fait cette motion[35].

Pas un d'entre eux n'avait hésité, pas un n'avait reculé devant le couteau. Tous, depuis Romme, dont la belle tête chauve ressemblait à un marbre antique, depuis Goujon l'intrépide, jusqu'au gros Duroy, soumis et résigné, avaient regardé la mort en face. Elle ne les avait point fait pâlir. Pendant qu'il interrogeait Soubrany, une lettre était parvenue au président de la Commission, lettre concluante, mais inutile, qui établissait pourtant l'innocence de l'accusé. Il faut la citer, elle en vaut la peine.

27 prairial.

Citoyen président,

Une incommodité me retient depuis quelques jours dans ma chambre. J'apprends par les papiers nouvelles que vous êtes autorisé à recueillir les témoignages à charge et à décharge contre les représentants du peuple traduits à votre tribunal, par décret de la Convention. Je m'empresse de vous faire parvenir cette lettre pour vous rendre compte d'un fait qui concerne le citoyen Soubrany.

Le 1er prairial, vers neuf heures et demie du matin, je rencontrai par hazard le citoyen Soubrany dans la rue Honoré, à vingt pas de son logement. Il m'invita d'aller prendre une tasse de chocolat avec luy, en me témoignant qu'il ne pouvoit me la donner chez luy parce que son domestique étoit malade et qu'il n'avoit pu se procurer du pain. Je luy dis que je ne pouvois accepter son offre puisque j'avois déjeuné et que j'avois eu du beau pain au caffé Minerve, que volontiers je l'y accompagnerois. Il me répondit que c'étoit un peu loin et qu'il en trouverait peut-être dans l'un des caffés qui sont sur la terrasse des Feuillans. Nous dirigeâmes ensemble nos pas vers le jardin des Thuilleries. Arrivés dans l'avant dernier caffé, il se fit verser du chocolat qu'il ne put prendre faute de pain, et de suite je lui réitéray la proposition de l'accompagner au caffé Minerve où il déjeuna. Pendant la route, il me demanda si j'avois entendu battre la générale et si je savois pourquoy on la battoit. Je luy dis que l'on disoit que le fauxbourg Montmartre et quelques communes de la campagne menaçoient de venir à force armée demander du pain à la Convention, et que sans doute on vouloit déployer la force armée pour en imposer à la foule égarée. Il me témoigna combien il voyait avec peine que le peuple étoit égaré par les royalistes, et que cette démarche contribuoit plutôt à priver Paris de ses subsistances et que le peuple entendoit bien mal ses intérêts toutes les fois qu'il étoit égaré, que c'étoit un bien grand malheur qu'on lui persuadât que la Convention pouvoit à son gré lui procurer des subsistances. Il prit son déjeuné et me dit qu'il devoit se rendre à la Convention, où la généralle l'appeloit. Je l'engageoï à dîner avec moi chez le restaurateur riie Nicaise, et me dit qu'il y consentoit en m'invitant à le faire demander à la Convention sur les 4 heures si la séance n'étoitpas levée, que s'il en étoit du contraire il m'attendroit chez le restaurateur. Je l'accompagnay jusqu'au passage de l'intérieur du palais national, par où les députés entrent dans la salle de la Convention. Les événements qui se succédèrent dans l'après-midy me privèrent de réaliser l'engagement de luy donner à dîner.

Voilà, citoyen président, ce que j'ay crû devoir déposer pour éclairer la conscience des juges de la Commission militaire, sur le compte du citoyen Soubrany dans le commencement de cette journée.

Je vous prie de faire l'usage de cette déposition que votre justice vous suggérera.

ISAR,

Du district de Carcassonne (département de l'Aude), ci-devant employé par la 4e commission exécutive, logé maison Béarn, cour Saint-Guillaume, rue de la Loy.

 

Hélas ! tout était bien inutile. Cette vertu même, leur pauvreté, leur dévouement, leur passé les désignaient tous à la vengeance. On- faisait un crime à Peyssard de sa conduite à Périgueux, lorsqu'en 1792 il avait été élu maire de cette commune. On avait mis dans le dossier de P.-J. Forestier je ne sais quel ignoble pamphlet, Forestier tel qu'il est, adressé à la Convention nationale par les citoyens des communes de Cusset et de Vichy, réunis en sociétés populaires. Forestier, dans ces pages boueuses, est représenté comme un homme vindicatif, un mauvais fils, un bas valet des grands[36]. Engerrant vient déclarer que cet homme n'est qu'un misérable instrument des chefs de la Montagne. Tous les accablent, tout les écrase. Pourquoi ce semblant de jugement ? L'arrêt, dirait-on, est tout prêt. Il n'y a plus qu'à le prononcer.

Ils le savaient bien, les accusés, et déjà leurs précautions étaient prises. Autour d'eux veillaient les amis. La mère de Goujon, sa sœur, Tissot, son ami, avaient insisté pour lui parler. La mère, le matin du 29 prairial, avait écrit ce billet aux juges de son fils :

Aux citoyens composant la Commission militaire, la citoyenne Goujon mère.

Citoyens juges,

Pleine de confiance dans votre justice et convaincue comme je le suis de l'innocence de mon fils, j'ose cependant vous supplier de m'accorder la permission de le voir ce matin un instant avant l'audience, voulant éviter la foule qui se trouve à ses heures-là, et aussi la trop vive émotion que pourroit me causer votre prononcé, quel qu'il soit. Ainsi que touttes mon espérance dans votre justice.

RICARD, VEUVE GOUJON.

J'attends votre réponse[37].

 

Au bas, Beaugrand écrivit : Vous ne pouvez entrer dans ce moment-cy, et renvoya le billet à la citoyenne Goujon. Mais la mère insista. Elle avait un terrible et sublime devoir à remplir. Il fallait qu'elle parlât à son fils. Les juges enfin y consentirent, Tissot a raconté la lugubre entrevue ! Toute la famille de ce jeune homme, sa femme qu'il adorait, sa sœur, son jeune frère apportant froidement à Goujon les moyens de tromper ses bourreaux, la mère des ciseaux, la sœur un canif, la femme du poison, Tissot un couteau. Pas un mot échangé, pas un cri, pas un sanglot, un silence et un effroi contenu qui glaçaient le cœur. Le gendarme de garde feignait de ne point voir, les autres accusés, retirés dans un coin, se détournaient, respectant ces derniers adieux. Romme songeait à sa mère en regardant la mère de Goujon. Duquesnoy écrivait à sa femme. A peine, dit Tissot, Goujon se fut-il senti l'arbitre de son sort qu'une transformation soudaine s'opéra en lui, sa figure prit une expression sublime ; on eût dit que son âme avait déjà rompu ses liens et s'emparait du ciel. L'extase du martyre commençait.

Il fallut se séparer. Goujon conservait ce rayonnement de l'apôtre qui meurt pour sa foi. Les femmes, pâles et glacées, mère douloureuse, épouse sacrifiée, ne pleuraient pas. Le frère seul, l'enfant, Alexandre Goujon, s'approcha de son frère, lui saisit la main et s'écria, relevant bravement sa petite tête blonde : Je te vengerai ! Mais Goujon, l'attirant à lui : Mon enfant, dit-il, ce n'est pas la vengeance que je veux ; sois bon, sois libre, c'est ta sagesse qui fera ma gloire. Défends-moi contre l'imposture, c'est assez, et réponds à la calomnie : Respectez la mémoire de celui qui m'a fait un homme[38].

Duquesnoy, dans son angle, achevait sa lettre :

Paris, 29 floréal, troisième année républicaine.

Ma chère amie,

Je vous fais passer inclu ma justification. Elle contient la plus exacte vérité. Cela n'empêche pas que je meurs victime de mon patriotisme et de la calomnie. Vous connaissez mon cœur, il fut toujours pur. Je meurt digne de vous et de mon pays pour le salut duquel je n'ai cessé de combattre dès le principe de la révolution.

Tachez de conserver vos jours afin de pouvoir faire donner à nos infortunés enfants une éducation républicaine : rappelez leur souvent ceci : Ne faites jamais à un autre ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fit.

Je vous embrasse mille et mille fois de tout mon cœur, embrassez bien tendrement pour moi nos chers enfants et recevez mes tendres et éternels adieux.

Faites de ma part mes adieu à tous mes parens et amis que vous voirez et dite leurs que tel il m'ont connu, tel je meurt.

Je vous conseille de vendre une partie de bien pour rembourser la lettre de rente de quatre mille livres que j'ai contracté à Arras il y a environ dix-huit à vingt mois.

Je vous embrasse de nouveau, adieu ma tendre et fidelle amie, je ne vous revoirai plus, c'est le seul regret qui me tourmente.

Vive la République démocratique !

Votre sincère et fidel ami,

ERNEST DUQUESNOY.

 

Puis il mettait l'adresse : Pour la citoyenne Duquesnoy de Boieffle. Et, afin d'épargner la pauvre femme, d'éviter une blessure terrible, il chargeait un ami dévoué du triste soin d'avertir madame Duquesnoy, de remettre cette missive de mort, d'amortir le coup et de la consoler :

Au citoyen Lefébure Cayez.

29 prairial.

Mon cher parent, je meurt victime de la calomnie et pour avoir demandé le renouvelement du comité de sûreté générale, etc.

... Je vous recommande ma pauvre femme et mes chers enfants ; je les recommande à toutes les âmes vertueuses et à tous les amis sincères de la liberté. Je vous prie de faire mes adieux à tous mes parents et amis que vous voirez.

J'écris à ma femme par le même courrier ; je vous conjure au nom de l'amitié de vouloir bien lui remettre vous-même ma lettre et de faire tout ce qui sera en vous pour consoler cette vertueuse et infortunée épouse. J'attends de vous ce dernier service.

J'ai l'âme calme, je n'ai rien à me reprocher, je pardonne aux auteurs de ma mort.

Vive à jamais la République démocratique.

DUQUESNOY.

 

Terrible ironie ! Depuis soixante-douze ans ces lettres, maintenant jaunies, dorment dans les dossiers de sang de la commission militaire ! Les martyrs sont tombés avec cette consolante espérance que leurs dernières paroles arriveraient aux cœurs des survivants. Ils se sont endormis sur ces adieux suprêmes comme sur des oreillers de paix. Et les juges n'ont pas eu le soin et la pudeur d'accéder au dernier vœu de ces mourants. Le greffe a tout pris et tout gardé, et les mères et les épouses ont brutalement appris la mort de ceux qu'elles aimaient par quelque journal de la réaction ou par la rumeur publique, cette calomniatrice éternelle à qui l'histoire seule, l'impartiale histoire, peut parvenir à faire baisser la voix. Pendant ce temps, la commission militaire rendait au nom de l'Humanité et de la Justice l'arrêt qui condamnait à mort comme coupables de conspiration, D'APRÈS LEUR PROPRE AVEU, Romme, Duquesnoy, Duroy, Bourbotte, Soubrany, Goujon, à la peine de mort, et Peyssard à la déportation. Que le poids de cet arrêt retombe sur ceux qui l'ont fait rendre !

LIBERTÉ. ÉGALITÉ. JUSTICE. HUMANITÉ.

Paris. 20 prairial, l'an IIe de la république française une et indivisible.

Au nom de la République française, la commission militaire établie en vertu de la loi du 4 prairial de l'an III, pour juger tous les faits relatifs à la conjuration du premier du même mois et 'à la révolte qui en a été la suite, ayant fait comparoître devant elle dans le lieu ordinaire de ses séances :

1° Gilbert Romme, âgé de 45 ans, représentant du peuple du département du Puy-de-Dôme, natif de Riom, demeurant à Paris, rue Neuve-du-Luxembourg, n° 21, section de la place Vendôme ;

2° Jean-Michel Duroy, âgé de 41 ans et demi, représentant du peuple du département de l'Eure, né à Bernay, demeurant à Paris, rue de la Convention, n° 22, section des Thuilleries ;

3° Jean-Marie-Claude-Alexandre Goujon, âgé de 29 ans à peu près, représentant du peuple du département de Seine-et-Oise, né à Bourg, département de l'Ain, demeurant à Paris, rue Dominique, n° 167 ;

4° Pierre-Jacques Forestier, âgé de 56 ans, représentant du peuple du département de l'Allier, né à Vichy, même département, domicilié à Cussey, demeurant à Paris, rue Honoré, n° 1497, section de la Butte des Moulins ;

5° Pierre Bourbotte, âgé de 32 ans, représentant du peuple du département de l'Yonne, né au Veau, district d'Avalon, même département, demeurant à Paris, rue Neuve-des-Bons-Enfants, n° 10, section de la Butte des Moulins ;

6° Ernest-Dominique-François-Joseph Duquesnoy, âgé : de 47 ans, représentant du peuple, né à Bauvigny-Boyeffete, canton d'Hersin, district de Béthune, département du Pas-de-Calais, demeurant à Paris, rue Nicaise, n* 479, section des Thuilleries ;

7° Pierre-Amable Soubrany, âgé de 42 ans, représentant du peuple du département du Puy-de-Dôme, né à Riom, même département, demeurant à Paris, rue Honoré, n° 343, section de la place Vendôme ;

8° Jean-Pascal-Charles Peyssard, âgé de 40 ans moins quelques mois, représentant du peuple du département de la Dordogne, né commune d'Agonac, district de Périgueux, même département, demeurant à Paris, place du Louvre, hôtel de Marsigny, n° 188.

Tous accusés par la loi du huit du présent mois d'être auteurs, fauteurs et complices de la rébellion du 1er prairial et jours suivants contre la représentation nationale et la république française, et renvoyés par la même loi devant la commission militaire pour y être jugés ;

Après avoir, dans les séances permanentes des 24, 25, 26, 27 et 28 de ce mois donné publiquement lecture à tous les accusés susnommés du décret d'accusation cy dessus daté, du procès-verbal de la Convention nationale du même jour, qui contient tous les faits qui ont servi de baze à ce décret d'accusation, après leur avoir fait individuellement et séparément subir un interrogatoire, entendu les témoins à charge qui leur ont été confrontés aussi publiquement, après avoir enfin reçu les déclarations et dépositions des témoins qu'ils ont indiqués à leur décharge, qui n'ont dénaturé, atténué ni démenti les faits qui leur sont imputés ;

Après avoir attentivement et mûrement examiné toutes les pièces du procès à charge et à décharge, et nottamment les deffenses écrites des accusés dans la chambre du conseil ;

La commission militaire, attendu que les accusés sont atteints et convaincus tant par la déposition des témoins que par leur propre aveu,

Savoir :

Gilbert Romme,

D'avoir le 1er de ce mois, lorsque la salle de la Convention nationale était envahie depuis plusieurs heures par une foule nombreuse de femmes et d'hommes armés, demandé :

1° Que la tribune soit libre à ceux qui voudroient parler, en assurant qu'il étoit dévoué à la cause du peuple ;

2° Que le président mette aux voix à l'instant les propositions de mettre en liberté les patriotes incarcérés depuis le 9 thermidor, et que le décret fût envoyé par des couriers extraordinaires ;

3° La suspension de toutes les procédures commencées contre ces mêmes patriotes ;

4° Qu'il soit fait à l'instant des visites domiciliaires ;

5° La convocation et la permanence des sections de Paris, que les comités soient renouvelés au gré du peuple ;

6° Que ce décret ne soit exécuté qu'après que les patriotes incarcérés auroient été mis en liberté ;

7° Appuyé la motion de suspendre les comités de gouvernement, de s'emparer de leurs papiers et de les remplacer à l'instant par une commission extraordinaire composée de 4 membres ;

8° Provoqué une liste de proscription contre les mandataires fidelles du peuple qui ne prenoient pas une part active aux mouvements liberticides des rebelles, en proposant un appel nominal ;

 

Ernest-Dominique-François-Joseph Duquesnoy,

1° D'avoir appuyé la proposition d'une commission extraordinaire pour remplacer le comité de sûreté générale ;

2° D'avoir demandé le renouvellement et l'arrestation des membres de ce comité en disant : Si nous ne prenons pas cette mesure, on fera demain ce qu'on a fait dans la nuit du 12 germinal ;

3° D'avoir été un des quatre nommés pour former la commission extraordinaire, et d'avoir accepté cette place et promis d'en remplir les fonctions avec courage ;

 

Jean-Michel Duroy,

1° D'avoir été un des principaux provocateurs des prétendus décrets rendus le 1er prairial ;

2° Appuyé et rédigé toutes les propositions de Romme et demandé lui-même le réarmement des terroristes, la liberté des conspirateurs ses collègues, arrêtés, dit-il, illégalement dans la nuit 12 au 13 germinal, et de ceux qui se sont soustrait à l'arrestation ; le rapport du décret du 5 ventôse, et que le décret fût envoyé par des courriers extraordinaires ;

3° Demandé que le comité de sûreté générale soit tenu d'envoyer des commissaires pour rendre compte de ses opérations, la suspension des membres de ce comité, provoqué l'établissement d'une commission extraordinaire pour le remplacer, s'emparer des papiers, d'avoir été nommé membre de cette commission et promis d'en remplir les fonctions avec courage ;

 

Pierre Bourbotte,

1° D'avoir applaudi à toutes les propositions de Romme, Duroy, Goujon et autres, tendantes au réarmement des terroristes, aux visites domiciliaires, à la permanence des sections, au renouvellement des comités, et dit lorsqu'elles furent adoptées que la commission venoit de prendre d'excellentes mesures[39].

2° Proposé l'arrestation de tous les folliculaires ;

3° D'avoir été l'un des quatre membres qui devoient former la commission extraordinaire, remplacer le comité de sûreté générale, s'emparer de ses papiers ; d'avoir accepté cette place, promis d'en remplir les fonctions et d'être toujours prêt à exécuter les décrets de la Convention nationale ;

 

Pierre-Amable Soubrany,

1° D'avoir fait la motion de suspendre et renouveller le comité de sûreté générale, d'établir une commission extraordinaire pour s'emparer de ses papiers ;

2° D'avoir appuyé toutes les autres propositions ;

3° D'avoir invité ses quatre collègues nommés pour former cette commission à se réunir sur-le-champ et à prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher que les tyrans du 12 germinal ne fissent encore une pareille journée ;

 

Jean-Marie-Claude-Alexandre Goujon,

1° D'avoir encouragé, provoqué, appuyé et fait lui-même les motions les plus incendiaires, et dans le sens des révoltés ;

2° D'avoir dit qu'il ne falloit pas que le réveil du peuple fût inutile, proposé de faire un appel aux patriotes opprimés et une proclamation pour les instruire des causes de ce mouvement ;

3° D'avoir, après que les propositions furent adoptées, dit : L'Assemblée vient de décréter de bonnes mesures ;

4° D'avoir, pour les exécuter, proposé l'établissement d'une commission et le rappel des représentants en mission.

Et attendu que par tous ces faits, les dits Romme, Duquesnoy, Duroy, Bourbotte, Soubrany et Goujon se sont montrés les auteurs, fauteurs et complices des désastreux événements qui ont eu lieu dans la journée du 1er prairial ; qu'ils ont conspiré contre la République, provoqué à la dissolution de la Convention nationale, à l'assassinat de ses membres, entrepris, par tous les moyens, d'organiser la révolte et la guerre civile, de ressusciter tous les excès, toutes les horreurs de la tyrannie qui ont précédé le 9 thermidor ;

La commission militaire condamne les dits Gilbert Romme, Ernest-Dominique-François-Joseph Duquesnoy, Jean-Michel Duroy, Pierre Bourbotte, Pierre-Amable Soubrany et Jean-Marie-Charles-Alexandre Goujon à la peine de mort ;

Ordonne qu'ils seront livrés à l'exécuteur des jugements criminels, que le présent jugement sera par lui exécuté dans le jour sur la place de l'a Révolution.

 

A l'égard de Jean-Pascal-Charles Peyssard, attendu qu'il n'a pas déployé le même caractère de rébellion, mais qu'il est convaincu, même de son propre aveu,

1° D'avoir proposé le renouvellement des autorités constituées, réorganisées depuis le 9 thermidor ;

2° D'avoir lu à la tribune un projet de décret dont plusieurs articles avoient de l'analogie avec les motions des factieux, et d'avoir pris part à ce qui s'est passé ;

La commission militaire condamne le dit Jean-Pascal-Charles Peyssard à la peine de la déportation ;

Ordonne que le dit Peyssard sera réintégré dans la maison d'arrêt pour y rester à la disposition de la commission des administrations civiles, police et tribunaux, chargée à son égard de l'exécution du présent jugement.

 

Quant à Pierre-Jacques Forestier, comme rien ne prouve qu'il ait pris une part active aux événements du 1er prairial et jours suivants, qu'il est cependant prévenu de faits antérieurs au 12 germinal et au 1er prairial ;

Ordonne que le dit Forestier sera conduit dans la maison d'arrêt et y demeurera sous la surveillance du Comité de sûreté générale, pour prendre à son égard le parti qu'il croira convenable ;

Ordonne en outre que le présent jugement sera imprimé et affiché partout où besoin sera.

Fait et jugé à Paris le vingt-neuf prairial l'an troisième de la République française une et indivisible.

M.-J. CAPITAIN,

Vice-président.

TALMEL,

VERGER,

Chef d'escadron.

Adjudant-général, chef de brigade.

DEVILLE.

FABUÉ[40].

 

La Commission, comme on sait, était expéditive. L'arrêt devait être exécuté dans le jour. Il était onze heures et demie du matin.

A midi, on ramena les députés dans le tribunal, et le jugement fut lu aux condamnés, qui reçurent le coup d'un front calme. Forestier seul laissa échapper un sourire. Bourbotte jouait toujours avec sa tabatière. Les derniers mots du prononcé du jugement une fois achevés, Goujon, impassible, se leva, et montrant un médaillon : Voici mon portrait, dit-il, que je vous prie de faire remettre à ma femme. Je meurs pour la cause du peuple et de l'égalité. Ils déposent sur le bureau leurs portefeuilles les lettres écrites dans la fièvre et l'enthousiasme de la mort, ces inutiles cartes de députés, qui n'ont pas été pour eux une sauvegarde, mais un danger. Je vous charge de ceci, dit Duquesnoy en montrant la lettre que nous avons citée ; ce papier contient mes adieux à mes amis et à ma femme. Je désire que mon sang soit le dernier sang innocent qui coule ; puisse-t-il consolider la République. Vive la République ! — Les ennemis de la liberté, reprend Bourbotte en bravant la foule du regard, ont seuls demandé mon sang. Mon dernier vœu, mon dernier soupir sera pour la patrie ! Étranges conspirateurs qui tombaient comme des martyrs, Catilinas singuliers qui mouraient comme des Curtius ! Le président les fit retirer[41]. Il était midi et demi, le tribunal allait suspendre sa séance, lorsque l'officier de garde entre effaré, tenant à la main un couteau ensanglanté. On vient d'arracher cette arme à la main crispée de Bourbotte. Le condamné s'est frappé, devant les gendarmes, devant la foule, en entrant dans la salle du rez-de-chaussée, qui servait de prison aux accusés[42]. Il est tombé en s'écriant : Voilà comme un homme de courage sait terminer ses jours ! La stupéfaction des juges, l'effroi des auditeurs se devinent. Plus d'un pâlit. On ne songe qu'à sen prendre à l'officier de garde ; presque au même instant, on apporte sur le bureau un second couteau, long et ensanglanté, dont les autres condamnés se sont frappés à leur tour.

Ils entraient dans la chambre d'arrêt où se faisait la toilette des condamnés ; ils étaient libres encore de leurs mouvements. Goujon saisit le couteau qu'il tenait caché sous son habit bleu et, répétant qu'il mourait pour le peuple, d'une main ferme, il se l'enfonça dans le cœur. Romme alors se penchant, arrachant le couteau de la poitrine de Goujon, s'en laboura la poitrine, le cou et jusqu'au visage[43], avec une frénésie de mort, une rage de disparaître ; il tomba dans son sang, méconnaissable, mais sa main tendait à Duquesnoy l'arme qui le faisait maître de sa vie. Le mourant volontiers eût dit aussi : Tiens, Pœtus, cela ne fait pas de mal ! Duquesnoy tomba à son tour.

Ils se frappèrent tous six, ils se frappèrent tous au cœur[44]. Duroy prit le couteau des mains de Duquesnoy et le tendit à Soubrany après se l'être plongé dans la poitrine. En ce moment on apportait Bourbotte qui, sanglant, souriait encore. Duroy se tordait. Mon pauvre Duroy, dit Bourbotte, je te vois souffrant beaucoup ; mais console-toi, c'est pour la République !

Ils avaient juré de mourir : ils avaient tenu leur serment.

Quand l'officier de santé, mandé par la commission, arriva en hâte, il en trouva trois de morts. Goujon, les traits contractés, la main crispée, Romme et Duquesnoy ne respiraient plus. Soubrany râlait. Bourbotte était presque mourant. Duroy seul aurait pu être sauvé, mais, dit l'officier de santé, il n'était question que de donner les premiers soins et d'arrêter l'hémorragie. Volontiers eût-on prié le chirurgien de faire vivre les condamnés jusqu'à la guillotine.

Le bourreau attendait dans la cour. Il y avait là des curieux, des privilégiés, des affamés d'horreur qui demandaient à voir. On fit monter, on porta les condamnés, tout sanglants, dans la charrette. Il était une heure. Bourbotte, indifférent, presque enjoué, F œil paisible, la chemise rabattue sur ses épaules, couvert de sang, regardait la foule. Plus violent, d'un tempérament fort, plein de vie, d'ailleurs, Duroy laissait échapper sa colère. Voilà les assassins qui jouissent de leur triomphe ! s'écriait-il. Il leur montrait le poing. Jouissez, messieurs les aristocrates ! jouissez de votre triomphe ! Et, pendant qu'on l'attachait : Ces mains-là étaient-elles faites pour être liées par un bourreau !... Ah ! que je suis malheureux de m'être manqué !... Soubrany, le noble et fier Soubrany, disait simplement : Laissez-moi mourir !

Pendant le trajet de la maison d'arrêt à l'échafaud, Bourbotte, bien assis[45] et l'attitude fière, ne dit pas un mot ; il semblait curieux de ce qui se [passait autour de lui et portait haut la tête. Duroy s'était tu ; la mort approchait, il voulait la recevoir dignement. Soubrany, entièrement étendu dans la charrette, trouvait l'agonie bien lente. On le porta sur l'échafaud, mais déjà il ne respirait plus. Sa main avait frappé juste. Sanson guillotina encore une fois un cadavre. Duroy monta alors, cria : Vive là République ! dit tout haut : Unissez-vous tous, embrassez-vous tous : c'est le seul moyen de sauver la République, livra sa tête au bourreau et mourut. Bourbotte restait le dernier. Il voulut parler alors à ces rares spectateurs que le rouge spectacle attirait là. Pendant qu'on l'attachait sur la planchette, il parlait ; il parlait encore le cou dans la lunette, lorsque le bourreau s'aperçut que le couteau n'avait pas été remonté. Pour relever l'instrument, il fallut redresser Bourbotte. L'intrépide martyr employa ce temps à parler encore à ceux qui l'entouraient. Je meurs innocent, disait-il, et je désire que la République prospère ! C'était l'éternel testament de ceux qui mouraient pour l'Idée. Tués par la liberté, ils criaient liberté jusqu'à la dernière heure. Vive la République ! répétait Bourbotte, et sa tête tomba.

Il était deux heures.

Chose étrange ! Comme si le peuple eût compris que, cette fois, mouraient les derniers défenseurs de ses droits, la place de la Révolution était presque déserte. Les lécheuses de guillotine n'avaient osé venir. On était d'ailleurs las du sang, et il fallait être thermidorien pour le faire couler. Les condamnés, pourtant, par précaution, avaient été escortés par un régiment de cavalerie : un bataillon d'infanterie était placé en observation dans les Champs-Élysées, et un autre détachement, sur le pont de la Révolution, attendait, rangé en bataille. Paris ne bougea pas, mais il protesta par sa morne attitude.

Pendant ce temps, la commission militaire, éperdue, demandait des instructions au Comité de sûreté générale. Que faire des cadavres ? Les envoyer le soir même à l'échafaud, comme jadis Valazé, ou comme naguère Le Bas.

Mais les temps étaient bien changés ! Le Comité, sans doute fort décontenancé lui-même, répond qu'on délibérera sur la catastrophe. Dans ce moment, ajoute-t-il, il s'agit de donner la sépulture aux morts qui sont restés dans la chambre d'arrêt, et, a cet égard, vous ferez donner les ordres nécessaires pour que cette cérémonie s'accomplisse dans les formes ordinaires[46]. La commission passa la journée tout entière dans le trouble, faisant arrêter l'officier de grenadiers Lefrançois, qui avait reçu l'ordre de visiter et de désarmer les accusés, appelant l'officier de police de la section de la place Vendôme pour la levée des cadavres, attendant, hésitant, regardant ces couteaux sanglants qui leur avaient ravi trois de leurs prisonniers. Elle se sépara, sans avoir fait autre chose que de veiller sur les cadavres, à sept heures et demie du soir.

Le lendemain, deux fossoyeurs de la section de la place Vendôme, chargés de l'inhumation de Romme, Goujon et Duquesnoy, se présentaient devant le commissaire de police de leur section et lui remettaient une pointe de ciseau trouvée entre la première et la seconde semelle d'un des souliers des députés[47]. Était-ce Romme, était-ce Goujon qui portait ce ciseau avec lui ? Évidemment, tous voulaient mourir. Les couteaux manquant, — ces longs couteaux qui gardent encore, comme une rouille, du sang sur leur lame, — la petite, mais solide et terrible pointe d'acier les eût délivrés du bourreau[48].

Ainsi périrent, glorieusement pour eux, inutilement pour leurs ennemis, sacrifiés à la réaction et immolés à la peur, les plus purs et les plus courageux des survivants de la Montagne. Tout leur crime fut d'avoir inspiré à leurs puissants collègues le respect et l'envie. intègres dans leur foi, innocents des mesures passées, héritiers de la rigide conscience républicaine, ils étaient à la Convention bien plutôt le remords que la menace. On les redoutait moins parce qu'ils étaient à craindre que parce qu'ils étaient à imiter. La vertu paraît souvent comme une folie, quand elle ne semble pas un crime aux corrompus. Quel fut le cri suprême poussé par ceux que l'Assemblée allait envoyer à l'échafaud comme des assassins farouches ? Quelle grande parole domina l'affreux tumulte et rayonna, pour ainsi dire, sur cette ténébreuse journée : Il faut abolir la peine de mort ! On devait l'abolir, en effet, mais après l'avoir appliquée sans pitié contre ceux qui avaient commis ce forfait inouï de jeter une parole de fraternité à travers les clameurs de l'insurrection.

Ils avaient été exécutés le mercredi 17 juin. Neuf jours après, dans ce même mois de prairial an III, mourait le dernier des dauphins de France. Louis XVII s'éteignait, malgré les soins du célèbre chirurgien Pelletan et du premier médecin de l'hospice de santé, Demangin, le 8 juin, dans la prison du Temple, et telle est la force et la vitalité de l'Idée, que tandis que les royalistes ne voulaient pas croire à la mort du fils de leur roi, les républicains prétendaient que le Montagnard Romme vivait toujours[49]. Deux légendes parallèles, asymptotes plutôt, naissaient en même temps. Le Dauphin avait été enlevé, un autre enfant enterré à sa place : il était en Allemagne, à Londres, en Amérique. Romme, lui, rappelé à la vie, s'était caché dans Paris, il avait gagné la Russie. Il donnait, là-bas, au jeune comte Strogonoff, des leçons de latin, enseignait la culture des plantes.

Et, comme on allait avoir des faux dauphins, on allait, à chaque insurrection nouvelle, signaler à Paris la présence de Romme. Romme avait été vu, en fructidor, dans son costume de représentant, au sommet d'une barricade. Romme avait pris un fusil en vendémiaire ; en brumaire, Romme avait essayé de soulever le faubourg et de marcher sur Saint-Cloud.

Légendes, contes de grands enfants, chimères qui montrent à quel point l'Idée s'impose, germe, grandit et féconde. Malheur aux partis qui n'ont plus d'hommes en qui s'incarner ! Tout régiment veut un drapeau qui rallie et unifie les dévouements, et trop souvent le drapeau humain reste dans la mêlée. Point de fétichisme, soit : les hommes ne sont rien à côté des idées. Mais qui peut nier que la perte d'un homme n'entraîne parfois celle d'une liberté ? Un homme, c'est quelquefois une vérité vivante et mieux qu'une vérité : c'est un exemple.

La réaction savait bien ce que valaient ceux qu'elle venait d'immoler. Elle avait décapité l'avenir.

 

Le 9 avril 1823, les anciens élèves de l'École polytechnique accompagnaient au cimetière du Père-Lachaise le corps d'Alexandre-Marie Goujon, mort des suites d'une chute faite à Eylau, où il avait eu un cheval tué sous lui. C'était le frère de Goujon. Sorti de l'Ecole polytechnique, il avait pris rang comme officier dans l'artillerie à cheval ; ami de Suchet, poète à ses heures, il rimait des odes philosophiques entre deux coups de canon. Cette terrible chute de cheval ébranla sa constitution, le rendit valétudinaire. Il quitta le service, épousa la fille de Tissot, et se mit à écrire. Il est l'auteur de la meilleure table de Voltaire, cette table dont M. Jay a dit : C'est un travail de bénédiction. Noble existence consacrée au travail, bien digne de ce frère aîné qui dut rester présent à ses yeux, toujours comme un modèle.

 

 

 



[1] Publiée par Tissot.

[2] Tissot.

[3] Tissot.

[4] V. les Souvenirs de la journée du 1er prairial an III, par F.-P. Tissot, fils aîné, qui a publié l'hymne de Goujon, paroles et musique (Paris, an VIII).

[5] Biographie de 1804.

[6] Tissot.

[7] Archives nationales, C. W2 547.

[8] Archives nationales. On lit à la fin de ce document, de la main de Goujon, cette note : J'observe à la commission que ce court résumé est extrait des réflexions plus longues rédigées à la hâte, et que je n'ai pas eu le temps de recopier, mais que je lirai devant la commission, si elle me donne la parole pour ma défense. C'est, sans doute, les réflexions plus longues que Tissot a publiées dans les Souvenirs de la journée du 1er prairial.

[9] V. sa Défense. Archives nationales.

[10] Défense de G. Romme. Archives nationales, C. W2 547.

[11] M. Edgard Quinet.

[12] Archives nationales, C. W2 547.

[13] Archives nationales.

[14] Archives nationales, C. W0 547.

[15] Archives nationales.

[16] V. le cahier des délibérations de la commission militaire (Archives nationales, C. W2 548).

[17] Archives nationales.

[18] Lettre au citoyen Capitain (Archives).

[19] V. pour toutes les réponses que je cite ici le carton W1 547 des Archives nationales. Commission militaire. Insurrection de prairial.

[20] Tout ce résumé de la défense de Romme est textuellement emprunté aux Archives.

[21] Archives nationales, C. W0 547.

[22] Archives.

[23] Archives.

[24] Archives.

[25] Tissot.

[26] Archives.

[27] Archives.

[28] Archives, C. W1 547.

[29] Archives.

[30] V. les dispositions de Raffet et de Martainville (Archives nationales). — C'est ce Martainville, délateur né, qui pourra être soupçonné, plus tard, d'avoir livré le pont de Saint-Germain aux Prussiens en 1814. C'est lui qui désignera le duc Decazes comme le complice de Louvel, et qui affirmera les avoir vus causer ensemble. Trop de zèle, valets des réactions !

[31] Déposition de Martainville. Il venait de publier une brochure : Les Jacobins hors la loi.

[32] Archives, C. W. 547.

[33] Archives.

[34] Déposition de Forestier.

[35] Interrogatoire de Pierre-Amable Soubrany (Archives nationales, C. W2 547).

[36] V. Forestier tel qu'il est.

[37] Archives nationales, C. W2 547.

[38] Tissot. Voyez à la fin du chapitre une note sur Alex. Goujon.

[39] Or, il est prouvé par les débats que Bourbotte était, en ce moment, hors de la Convention.

[40] Archives nationales, C. W2 547.

[41] Journal de Paris.

[42] Et non en descendant l'escalier, comme le disent plusieurs journaux du temps.

[43] Procès fameux.

[44] V. Pièces justificatives, le rapport de Marmouget, officier de santé.

[45] Procès fameux.

[46] Archives nationales. La pièce est de la main de J.-F. Rovère.

[47] V. Pièces justificatives.

[48] Je les ai vus ces deux couteaux, je les ai tenus entre les mains, non sans une émotion véritable. Ils sont aux Archives, joints aux volumineux dossiers de cette lugubre affaire. Celui-ci, long de 22 centimètres, au manche de corne blanc et noir, à la lame large de 2 centimètres et demi, courte et forte, est celui qui a tué Bourbotte. L'autre, plus long de 2 centimètres, le manche noir, et bien en main, la lame usée, longue, effilée, vraie lame de bistouri, toute sanglante encore, dirait-on, avec des façons de caillots à la garde, — a tué Romme, a tué Goujon, a tué Soubrany, a blessé Duroy. Quelles amères pensées vous viennent devant ces reliques !

[49] On lit dans le Journal des hommes libres : Les bruits les plus contradictoires circulent sur la mort du jeune Capet. Chacun le fait mourir à sa manière ; quelques-uns le prétendent vivant. La vérité est que cet enfant est mort de la même maladie que son frère. La santé de sa sœur est aussi très-mauvaise. Avant Pelletan et Demangin, l'illustre Desault avait soigné le dauphin, mais Desault était mort le 16 prairial. Mercier, dans ses Annales patriotiques, raconte les on-dit du temps. L'enfant vit, les Vendéens l'ont recueilli et confié à l'Autriche. La vérité est que Louis XVII était mort, nous l'avons dit, d'une affection scorbutique. — Voici, d'une autre part, ce que rapporte la Biographie des Contemporains de 1804 : Romme, dit-on, a été rendu à la vie, mais ses facultés intellectuelles sont restées éteintes. Ses amis, ajoute-t-on, le transportèrent dans une retraite, puis il se rendit en Russie, où il avait passé autrefois plusieurs années ; il y aurait même vécu ignoré et inconnu à tout le monde. On dit aussi que Goujon a retrouvé la vie, les uns disent quelques instants (il avait perdu trop de sang), les autres disent pendant six semaines encore. Le crédit qu'a trouvé en France le récit de cette conversation, ajoute la Biographie, prouve quel intérêt leur parti y prenait. Sans doute, et la légende a toujours intérêt à se venger de l'histoire. Mais les pièces authentiques réduisent à néant ces assertions, qui consolèrent un moment les patriotes.