CAMILLE DESMOULINS

 

CHAPITRE QUATRIÈME. — L'ARRESTATION.

 

 

I

LA Convention Nationale qui, dans la pensée de ceux qui l'avaient dès longtemps réclamée, représentait une assemblée centralisant tous les pouvoirs, exerçant une dictature suprême, la Convention dont l'idée inspirait à Camus, en pleine Assemblée nationale, le 1er juin 1790, cette pensée : Nous avons assurément le pouvoir de changer la religion, cette Convention souveraine devait être la résultante même de la journée du 10 août. Dès le dimanche 26 août, les assemblées primaires s'étaient réunies pour nommer des électeurs en nombre égal aux élections dernières ; ces électeurs allaient le dimanche suivant, 2 septembre, procéder ensuite à l'élection des députés de la Convention nationale. La distinction des Français en citoyens actifs et non actifs, consacrée par la Constitution de 1791, fut supprimée, et les seules conditions à remplir pour être admis aux assemblées électorales furent d'être Français, âgé de vingt et un ans, domicilié depuis un an, vivant de son revenu ou du produit de son travail. Étaient seuls exceptés ceux qui étaient en état de domesticité. De même les diverses conditions d'éligibilité que la Constitution de 1791 exigeait, soit pour les électeurs, soit pour les représentants, furent déclarées inapplicables au cas d'une Convention nationale ; et tout citoyen pigé de vingt-cinq ans, satisfaisant aux conditions ci-dessus, put être choisi pour électeur ou élu député[1].

Camille était tout naturellement désigné au choix des électeurs, il était populaire et aimé. Une seule chose pouvait lui nuire, l'éclat même de son talent. On pouvait craindre qu'un satirique aussi étincelant ne fût un législateur un peu léger. Il fallut deux tours de scrutin pour que Camille Desmoulins fût proclamé député de Paris. Son adversaire était Kersaint. Le samedi 8 septembre 92, au second tour, sur 677 votants, la majorité absolue étant de 339 voix, Camille obtint contre Kersaint 465 voix. Il était élu. Il allait siéger dans cette Convention nationale où l'on comptait — je ne donne pas tous les états des 749 membres de l'Assemblée — 45 anciens constituants, 147 anciens législateurs, 59 administrateurs des départements, 81 hommes de loi, 34 maires, 28 présidents de districts, 14 évêques, 9 vicaires épiscopaux, 7 curés, 26 juges de paix, 5 professeurs, 21 médecins, 10 notaires, 5 marchands, 15 cultivateurs, 2 apothicaires, 1 peintre, 15 hommes de lettres, etc.

Ce fut le lundi 20 septembre, que sous la présidence du vieux Philippe Rühl, député du Bas-Rhin, presque octogénaire et hydropique, — qui se donnera la mort en prairial an III, pour échapper à la proscription, — la Convention se réunit pour la première fois. Quel étonnement de voir réuni, dans ce palais des Tuileries, devenu édifice national, tout ce que la France comptait de plus ardent, de plus généreux, de plus terrible, de plus patriotique ; tant d'idées, tant d'espoirs, tant d'utopies, tant de dévouements à la patrie ! Le canon grondait dans la France envahie. L'émeute hurlait dans la rue, la Champagne était aux Prussiens, Longwy, Verdun avaient succombé, et les pavés, autour de l'Abbaye, étaient rouges encore des massacres du 2 septembre. Cependant, et Danton, et Condorcet, et Vergniaud, et Saint-Just, et Robespierre, et Romme, et Soubrany, et Cambon, et Robert Lindet, et Rabaut, et Lakanal, et Carnot, et Louvet, et Guadet, et Philippeaux, et tant d'autres, acceptaient la rude tâche de sauver la France déchirée et de lui assurer, avec la liberté qui fait les nations heureuses, l'indépendance qui est leur fierté.

Espoirs profonds, puissants élans, courages haussés à la redoutable hauteur des circonstances ! Camille Desmoulins, ivre des suffrages de ses concitoyens, retracera bientôt dans son Fragment de l'histoire de la Révolution, l'état, si je puis dire, psychologique de la nation à cette heure décisive :

On dut, écrira-t-il, porter envie à ceux qui venoient d'être nommés députés à la Convention. Y eut-il jamais une plus belle mission ? une plus favorable occasion de gloire ? L'héritier de soixante-cinq despotes, le Jupiter des rois, Louis XVI, prisonnier de la Nation et amené devant le glaive vengeur de la justice ; les ruines de tant de palais et de châteaux, et les décombres de la monarchie tout entière, matériaux immenses devant nous bâtir la Constitution ; quatre-vingt-dix mille Prussiens ou Autrichiens arrêtés par dix-sept mille Français ; la nation tout entière debout pour les exterminer ; le ciel s'alliant à nos armes et auxiliaire de nos canonniers par la dysenterie ; le roi de Prusse, réduit à quarante mille hommes effectifs, poursuivi et enveloppé par une armée victorieuse de cent dix mille hommes ; la Belgique, la Savoie, l'Angleterre, l'Irlande, une grande partie de l'Allemagne, s'avançant au-devant de la liberté, et faisant publiquement des vœux pour nos succès : tel était l'état des choses à l'ouverture de la Convention.

 

Et que d'œuvres à accomplir ! Quelle carrière de gloire ! La République à créer, les lois, les arts, le commerce, l'industrie à revivifier, enfin le peuple à faire. — Le peuple à faire ! Grand mot de Camille, qui est tout un programme et qui reste encore à remplir. Camille eût voulu qu'on fit de Paris moins un département que la ville hospitalière et commune de tous les citoyens des départements, dont elle est mêlée et dont se compose la population[2]. Ce Paris, continue-t-il, qui ne subsistait que de la monarchie et qui avait fait la République, il faut le soutenir, en le plaçant entre les Bouches-du-Rhin et les Bouches-du-Rhône, en y appelant le commerce maritime par un canal et un port ! Et que de choses encore ! La liberté, la démocratie à venger de ses calomniateurs par la prospérité de la France, par ses lois, ses arts, son commerce, son industrie affranchie de toutes les entraves et prenant un essor qui étonnât l'Angleterre, en un mot, par l'exemple du bonheur public ; enfin le peuple qui, jusqu'à nos jours, n'avait été compté pour rien, le peuple, que Platon lui-même, dans sa République, tout imaginaire qu'elle fût, avait dévoué à la servitude, à rétablir dans ses droits primitifs et à rappeler à l'égalité,telle était la vocation sublime des députés de la Convention. Quelle âme froide et rétrécie pouvait ne pas s'échauffer et s'agrandir en contemplant ces hautes destinées ?

Qui donc empêcha ce résultat d'être atteint ? Pourquoi, malgré ses prodiges, la Convention eut-elle pour conclusion cette tyrannie militaire : l'empire ? Et aussi pourquoi malgré ses déchirements tragiques, a-t-elle, de fond en comble, renouvelé le monde ? Redoutables questions. Notre temps persiste à les poser et l'avenir seul les résoudra. Fiévée, dans un livre plein d'idées justes mêlées à quelques erreurs, a voulu expliquer que la Révolution aboutit fatalement à la dictature, parce que les opinions s'y trouvaient opposées aux intérêts[3]. Ce qui explique plutôt les drames terribles dont cette Assemblée fut à la fois le théâtre et la victime, c'est l'ignorance où se trouvaient ces hommes et de leurs adversaires et de leurs propres amis. Ils faisaient pis que se méconnaître, ils ne se connaissaient pas. Ils se soupçonnaient et se déchiraient comme dans les ténèbres. Quelque chose d'effaré planait sur eux : la peur et l'ignorance. Ignorance de tout et peur de tout, et cependant (expliquez le prodige) cette terreur poussait cette poignée d'hommes à des actes éternellement admirables de courage, et la lâcheté se faisait héroïsme aussi rapidement que la témérité se faisait vilenie.

Il y eut tout d'abord un malheur horrible, quelque chose d'épouvantable et de sinistre : Septembre. Les massacres des Carmes, de l'Abbaye et de la Force devaient à jamais séparer des hommes faits pour s'unir, les Dantonistes et les Girondins. Jamais, les amis de Brissot et de Vergniaud ne pardonnèrent à Danton cette affreuse journée où des travailleurs armés de sabres, de faux ou de massues à battre le plâtre, égorgeaient ou assommaient des prisonniers, des prêtres, des femmes. Que Danton ait organisé, comme on l'a affirmé, les massacres de Septembre, l'histoire dit non. Que Camille Desmoulins ait pris part au forfait, comme l'ont imprimé tant d'écrivains royalistes, c'est cc qui est absolument faux. Mais il fit sauver l'abbé Bérardier, son ancien principal au collège Louis-le-Grand ; mais il lui envoya un sauf-conduit dans sa prison. Cela prouve simplement qu'il voulut rendre la liberté à son vieux professeur ; mais cela ne prouve pas qu'il fût même dans le secret du massacre. Quel est le principal accusateur de Camille en cette affaire ? C'est ce Roch Marcandier, son compatriote, son ancien secrétaire, son obligé, qui, après avoir collaboré à ses numéros les plus violents, se tourne contre lui, l'attaque et le calomnie. Un autre témoin à charge est ce Peltier, l'ancien directeur des Actes des Apôtres, qui, dans son Histoire de la Révolution du 10 août, accuse nettement Danton et ses deux secrétaires, Camille Desmoulins et Fabre d'Églantine. Mais le témoignage de Peltier est plus que suspect ; il déteste Camille, il le calomnie jusque dans sa femme. L'occasion était trop belle pour la laisser échapper. Lorsqu'un crime est anonyme, ou multiple, comme Septembre, on a toute facilité pour en accuser ceux-là même qui en sont innocents.

La fatalité voulut que l'homme qui eût pu sauver, féconder, pondérer la Révolution, fût aux yeux des Girondins, l'homme de Septembre, et que Danton portât le poids du crime de la foule. Ces deux groupes de gens dévoués, également prêts à fonder la République — car, aujourd'hui, qui oserait accuser la Gironde de royalisme ? —, au lieu de s'unir, s'entre-déchirèrent. Le groupe des Dantonistes eût été la force de ce grand parti réuni, si l'union eût pu se faire. La Gironde était la parole, on le sait trop ; les Dantonistes eussent été le muscle.

Nous ne saurions ici suivre les diverses phases de ces luttes qui entamèrent d'abord, décimèrent ensuite, discréditèrent enfin la Convention nationale. Il ne faut pas oublier, encore une fois, que cette histoire est celle d'un homme ou de quelques hommes, non d'une époque.

La Convention avait aboli la royauté ; elle frappa le Roi. Trente ans après le vote rendu contre Louis XVI, le vieux et intègre Lakanal écrivait à David (d'Angers), et à propos de son vote de mort : Pour ma part, j'ai suivi la ligne de mes devoirs et de mes convictions, et vingt-deux ans d'exil n'ont fait que me confirmer dans l'opinion que j'avais justifié la confiance de mes commettants... 1° Nous avions le droit de juger. Le décret de l'Assemblée législative, rendu sur le rapport de Vergniaud, disait : — L'intérêt public exige que le peuple français manifeste sa volonté par le vœu d'une Convention nationale formée de représentants investis par lui de pouvoirs illimités. 2° Deux millions d'adresses ont félicité cette Assemblée courageuse et juste de son jugement contre le Roi parjure[4]. Camille Desmoulins, qui vota la mort du Roi, crut devoir mêler la facétie à la condamnation, et il souleva de violents murmures en motivant ainsi son vote : Manuel, dans son opinion du mois de novembre a dit : Un roi mort, ce n'est pas un homme de moins. Je vote pour la mort, trop tard peut-être pour l'honneur de la Convention nationale[5].

C'est en de telles circonstances qu'on eût souhaité que Lucile apprît à Camille à modérer sa nature toujours prête à quelques traits excessifs et que la femme aimée lui eût enseigné avec la modération et la fermeté, une certaine netteté d'attitude plus proche de la dignité. Mais Camille, médiocre orateur et partant ne faisant guère figure à la tribune de la Convention — il faisait partie du Comité de correspondance, et s'y trouvait mieux à sa place —, Camille dépité de demeurer au second plan, voulait sans doute, par de tels éclats, maintenir sa popularité, sa réputation d'impitoyable frondeur. Quant à Lucile, elle-même se laissait entraîner à des écarts de pensée, d'imagination, et on a bien la preuve de l'exaltation de ses idées dans certaines pages tombées alors de sa plume féminine.

C'est ainsi qu'elle écrit. à propos de Marie-Antoinette bientôt accusée comme Louis XVI[6], et plus inutilement encore immolée que lui :

CE QUE JE FERAIS SI J'ÉTAIS À SA PLACE.

Si le destin m'avait placée sur le trône, si j'étais Reine enfin, et qu'ayant fait le malheur de mes sujets, une mort certaine, qui serait la juste punition de nies crimes, nie fût préparée, je n'attendrais pas le moment où une populace effrénée viendrait m'arracher à mon palais pour me traîner indignement au pied de l'échafaud, je préviendrais ses coups, dis-je, et voudrais en mourant en imposer à l'univers entier.

Je ferais préparer une vaste enceinte dans une place publique, j'y ferais dresser un bûcher et des barrières l'entoureraient, et trois jours avant ma mort je ferais savoir au peuple mes intentions ; au fond de l'enceinte et vis-à-vis le bûcher je ferais dresser un autel.

Pendant trois jours j'irais au pied de cet autel prier le grand maître de l'univers ; le troisième jour, pour expirer, je voudrais que toute ma famille en deuil m'accompagnât au bûcher ; cette cérémonie se ferait à minuit, à la lueur des flambeaux[7].

 

Ce n'était donc point Lucile qui pouvait ramener et maintenir Camille dans la voie grave. Cette jeune fille souriante, qui sut mourir comme une Romaine, vécut en Athénienne, honnête, aimant, — plus que cela, adorant — son mari ; mais ne sachant ni le conseiller, ni le modérer. C'est ainsi qu'en mai 1793, Camille, poussé par Robespierre, publiait son Histoire des Brissotins (Fragment de l'Histoire secrète de la Révolution). Dans la lutte engagée entre la Gironde et la Montagne, il prenait contre la Gironde un parti décisif. Jamais son style n'avait été si féroce. Il parlait de la scélératesse de Brissot, de l'hypocrisie de Roland, de la complicité de Gensonné avec Dumouriez, de la vénalité de Guadet, et, pour arriver à la poule au pot pour tout le monde, comme il dit, il proposait le vomissement des Brissotins hors du sein de la Convention et les amputations du Tribunal révolutionnaire. L'épouvantable pamphlet ! Et, comme Desmoulins en sera châtié lorsqu'il verra se retourner contre lui les accusations qu'il formule contre les Girondins, et quand, après les avoir accusés d'une conspiration orléaniste et anglo-prussienne, il sera, avec Danton, frappé de mort pour avoir été l'ami du duc d'Orléans et le fauteur d'une imaginaire restauration monarchique !

Tout se tient en politique. Les Girondins, épris de liberté, avaient commis la faute de demander la mise en accusation de Marat, sans calculer que la popularité de cet avocat sinistre des vieilles haines populaires leur renverrait Marat absous et grandi par le verdict du Tribunal révolutionnaire. Le triomphe de Marat avait été le premier échec violent de la Gironde. Quel homme parut plus puissant que l'Ami du peuple — son mauvais génie — après un tel acquittement ?

Boilly a peint cette scène dans un tableau qu'on peut voir au musée de Lille, et qui donne bien l'idée de l'ivresse des foules. Cela est vivant et charmant ; le peintre, un peu effrayé par l'orage révolutionnaire, a fait de cette scène une idylle. On croirait trouver quelque chose de farouche comme le Marat de David, on rencontre une scène joyeuse et paternelle à la façon de Greuze. L'Ami du peuple porté sur les épaules de gars robustes, sourit doucement à la foule de l'air d'un sage sans colère qu'on vient d'arracher au trépas, et qui salue une vie qui lui est légère. Les forts de la Halle, propres, coquets, blancs comme des mariés d'opéra-comique, agitent avec enthousiasme leurs larges feutres. Un bon bourgeois à l'air paterne contemple, les mains sur son estomac, dans la pose d'un Flamand de Jean Steen ou d'Adrian Brauwer, ce bon M. Marat, qu'on vient de tirer des mains des juges. Des femmes en vêtements de soie, d'un gris tendre, coquettes, ravissantes, l'une d'elles tenant par la main un enfant costumé en garde national (l'habit à la mode), se mêlent à la foule, qui ne semble pas hurler de joie en retrouvant un tribun, mais s'attendrir en revoyant un père. Seul, le fond du tableau, gris, assombri malgré sa teinte argentée, le long couloir froid du tribunal, les deux lourdes colonnes carrées, recrépies à la chaux, les fenêtres aux vitres à demi brisées, la petite porte terrible du tribunal avec ses sculptures représentant la loi, cette triste galerie, donnent quelque chose de solennel et de lugubre à ce tableau rayonnant et gai comme une Kermesse de Téniers, une Cinquantaine de Knauss.

La Gironde devait payer cher sa fausse attaque ainsi terminée par une mise en liberté triomphale. Marat n'allait pas à l'Abbaye, au contraire, il rentrait, invincible, à la Convention et se dressait de nouveau devant ceux que le journaliste-hibou appelait dédaigneusement des hommes d'État. Pourtant, ce ne fut point Marat, ce fut Robespierre, qui porta à la Gironde les plus rudes coups, et Camille, pour le moment, plus dominé par Maximilien que par Danton, plus Jacobin que Cordelier, tint la plume tandis que Robespierre, je ne dirai pas dicta, mais conseilla. De là, l'Histoire des Brissotins, assemblage de calomnies, de menus propos, de saillies meurtrières.

Le pamphlet cruel eut un succès énorme. Il s'en débita plus de quatre mille. Il fut — et Camille s'en vante (lettre à son père) le précurseur de la révolution du 31 mai, il en fut le manifeste. En effet l'Histoire des Brissotins servit à précipiter la lutte de la Gironde. Et Camille, en rédigeant ensuite l'Adresse des Jacobins aux départements sur l'insurrection du 31 mai, croyait encore avoir rendu service à la République.

Un coup de foudre lui dessilla les yeux, ou plutôt, il sortit comme en sursaut de sa coupable erreur, au bruit du couteau de Sanson tombant lourdement sur les têtes des Brissotins. Quoi I Boyer-Fonfrède, Ducos, Isnard, Girey-Dupré, Carra, Valazé, voilà ceux qu'il avait voulu que la Convention vomît ? Eh bien, c'était fait. Mais on ne joue pas avec la dénonciation. L'étourderie sinistre de Camille devait lui peser bientôt comme un remords. On ne devait pas s'arrêter à l'épuration, on devait aller jusqu'au sacrifice. On allait condamner à mort comme royalistes, Guadet et Lasource, qui avaient éventé le projet de la Fayette de marcher sur Paris, oui, comme royalistes et comme complices de ce Dumouriez, que Brissot et ses amis — voyez les Mémoires de Garat et les Considérations de Mallet du Pan — tenaient déjà pour suspect, à l'heure où Robespierre disait encore (le 10 mars 1793) : J'ai confiance en Dumouriez. On allait les accuser d'avoir voulu démembrer la France, eux dont le fédéralisme, dangereux sans doute en face de l'étranger et à l'heure où ils le proposaient, était cependant une idée que devaient reprendre plus tard et les décentralisateurs du Comité de Nancy en 1866, et, je l'ai déjà dit, en 1870, les plus furieux des ennemis de la Gironde, les héritiers mêmes de la Commune. On allait les immoler à cause du mot insensé, coupable d'Isnard menaçant Paris d'être rasé, et ce mot, Barère l'avait cependant à peu près dit de même aussi brutalement[8] !

Camille, qui eût voulu sauver les Girondins, assista à leur condamnation. Danton aussi, qui leur offrait d'aller comme leur otage à Bordeaux, les eût volontiers arrachés à la mort, et Bazire, l'honnête Bazire, que Chabot entraînera dans sa chute, cachait leur dossier au Comité de sûreté générale, comme si dérober les noms des accusés c'eût été sauver leurs têtes. Lorsque la condamnation fut rendue (31 octobre), Camille, pâle, tout en pleurs, s'écria, se frappant la poitrine et le front : Ah ! malheureux, c'est moi, c'est mon Histoire des Brissotins qui les tue ! Et ils meurent républicains ! Devant l'accusation de Fouquier-Tinville, Camille effaçait, voulait effacer son mensonge avec ses pleurs. Vilate a raconté cette scène émouvante :

J'étais, dit-il, assis avec Camille Desmoulins, sur le banc placé devant la table des jurés. Ceux-ci revenant des opinions, Camille s'avance pour parler à Antonelle, qui rentrait l'un des derniers. Surpris de l'altération de sa figure, il lui dit assez haut : Ah ! mon Dieu, je te plains bien, ce sont des fonctions terribles ; puis entendant la déclaration du juré, il se jette dans mes bras, s'agitant, se tourmentant : Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! c'est moi qui les tue mon Brissot dévoilé, ah ! mon Dieu ! c'est ce qui les tue ! A mesure que les accusés rentrent pour entendre leur jugement, les regards se tournent vers eux ; le silence le plus profond régnait dans toute la salle, l'accusateur public conclut à la peine de mort ; l'infortuné Camille, défait, perdant l'usage de ses sens, laissait échapper ces mots : Je m'en vais, je m'en vais, je veux m'en aller. Il ne pouvait sortir[9].

 

Ainsi, le remords venait. Mais toutes les larmes, tous les sanglots de Camille ne faisaient pas oublier les attaques de l'imprudent contre ceux dont il disait :

Necker, Orléans, La Fayette, Chapelier, Mirabeau, Bailly, Des-meuniers, Duport, Lameth, Pastoret, Cerutti, Brissot, Ramond, Pétion, Guadet, Gensonné ont été les vases impurs d'Amasis avec lesquels a été fondue, dans la matrice des Jacobins, la statue d'or de la République. Et au lieu qu'on avoit pensé, jusqu'à nos jours, qu'il étoit impossible de fonder une république qu'avec des vertus, comme les anciens législateurs, la gloire immortelle de cette société, c'est d'avoir créé la République avec des vices !...[10]

 

Il pleurait maintenant sur ces pages, et ses larmes coulaient, amères, mais inutiles. II pleurait, mais c'était le mot de Shakespeare : Tous les parfums de l'Arabie ne laveraient pas cette main tachée de sang. All the perfumes of Arabia will not sweeten this Little hand.

Je sais par tradition — le renseignement m'a été donné par M. Labat père — qu'un soir de ce lugubre été de 1793, Danton et Camille Desmoulins, remontant jusqu'à la cour du Commerce, longeant la Seine par le quai des Lunettes, et songeant à ce 31 mai qui devait finir par le 31 octobre, Danton indiqua tout à coup à Camille le grand fleuve dans lequel le soleil couchant, derrière la colline de Passy, reflétait ses rouges rayons, si bien qu'il semblait rouler quelque chose de sanglant. Regarde, dit Danton, — et, comme Garat, Camille vit alors les yeux du tribun se gonfler de larmes, — vois que de sang ! La Seine coule du sang ! Ah ! c'est trop de sang versé ! Allons, reprends ta plume, écris et demande qu'on soit clément ; je te soutiendrai !

Déjà, Danton, à Sèvres, à la fin d'un repas, comme Souberbielle s'écriait : Ah ! si j'étais Danton !Danton dort, il se réveillera ! avait-il répondu.

Le réveil de Danton devait être un cri de clémence.

Danton voulut, demandant un congé, aller se reposer à Arcis. La lassitude était venue, une lassitude amère. Les reins du colosse pliaient.

Lui aussi, Camille Desmoulins était las. Avant même la mort des Girondins, avant la scène racontée par Vilate, il avait ressenti le remords et l'accablement. Dès le 10 août 1793, il semble envier, dans la lettre qu'il écrit à son père, la mort de son frère tombé en combattant pour la patrie. La vie, si heureuse jusqu'ici, cette vie charmante entre Fréron, Brune, madame Duplessis, Lucile, lui apparaît sombre et pleine de pressentiments funestes. Trop longtemps il a été fou, heureux, éperdument heureux. Il a vu Fréron-Lapin jouer avec des lapins du jardin, Patagon — c'était le surnom de Brune dans ce groupe jeune et souriant — errer sous les arbres de Bourg-la-Reine avec Saturne (Duplain, de la Commune). Le lapereau (le petit Horace), la belle-maman Melpomène, les folies dans les jardins, alors que Lucile, l'être indéfinissable, jetait des potées d'eau à Fréron qui riait, tout cela est loin ! Pauvres éclats de rire d'autrefois ! Camille ne les entendra plus. Il a peur maintenant de perdre son fils, cet enfant si aimable et que nous aimons tant. — La vie, dit-il, est si mêlée de maux et de biens en proportions, et depuis quelques années le mal se déborde tellement. autour de moi sans m'atteindre, qu'il me semble toujours que mon tour va arriver d'être submergé. Où est la plaisanterie maintenant ? Où sont les sarcasmes ? Camille est père, Camille est époux, Camille est ami. L'enfant terrible est châtié pour la vie, et lui qui attaquait hier, il défend aujourd'hui, il prend la défense du général Dillon, détenu aux Madelonnettes.

Tout le monde a eu son Dillon, devait-il dire plus tard au tribunal, lorsqu'on lui reprocha sa liaison avec ce royaliste convaincu ou déguisé, ancien cavalier servant de Marie-Antoinette, et qu'on a pu accuser d'avoir dénoncé aux Prussiens les mouvements du brave et malheureux Custine en 92. Un ami de M. de Pastoret contait, qu'étant aide de camp de Dillon, il vit le général aller, chaque nuit, du camp français au camp prussien. Mais Camille était léger et détendait qui lui plaisait, si bien qu'il put faire dire que ce séduisant Dillon, jadis remarqué par la reine, pouvait bien avoir fait une impression plus profonde encore sur Lucile Desmoulins. Qui dit cela ? Desmoulins lui-même, sur un ton de persiflage assez étonnant :

Mais connaissez-vous bien Dillon ? lui demande un interlocuteur. — Il faut que je le connaisse pour m'être fait de si rudes affaires à son corps défendant. — Votre femme le connaît mieux que vous. — Bon ! que voulez-vous dire ? Je crains de vous affliger. — N'ayez peur. — Votre femme voit-elle souvent Dillon ? — Je ne crois pas qu'elle l'ait vu quatre fois en sa vie. — Un mari ne sait jamais cela ; et, comme je ne paraissais pas ému : puisque vous prenez la chose en philosophe, sachez que Dillon vous trahit aussi bien que la République. Vous n'êtes pas un joli garçon. Tant s'en faut. — Votre femme est, charmante, Dillon est encore vert, le temps que vous passez à la Convention est bien favorable, et les femmes sont si volages ! — Du moins quelques-unes. — J'en suis fâché pour vous, car je vous aimais pour vos Révolutions qui faisaient les délices de ma femme à la campagne. — Mais, mon cher collègue, d'où êtes-vous si bien instruit ? — C'est le bruit public, et cinq cents personnes me l'ont dit ce matin. — Ah ! vous me rassurez ; déjà, comme les filles de Prœtus,

In lævi quærebam cornua fronte.

On me croit donc du royaume de Buzot, ce qui est bien pis que d'en être, au témoignage de La Fontaine. Mais que votre amitié se rassure : je vois bien que vous ne connaissez pas ma femme, et si Dillon trahit la République comme il me trahit, je réponds de son innocence.

 

Camille a beau être un enfant terrible, quelque crédit qu'on puisse faire à sa verve, il faut ici pousser le holà ! Il va trop loin. On ne parle pas au public de certaines choses, et cet amateur de l'antiquité eût dû se souvenir que le gynécée était sacré. L'amour profond de Lucile pour lui était un plus sûr garant de sa vertu que cette plaisanterie presque sacrilège. Mais quoi ! sous cette raillerie, il y a une pitié ; Camille défend un accusé, et voilà pourquoi on peut lui pardonner[11].

Il semble, en effet, que Camille soit mû désormais par les sentiments les plus touchants et les plus humains. Il veut lutter. Il veut réagir contre la Terreur, contre les fureurs. Mais tout l'accable dans les sociétés populaires. Les vulgaires orateurs des clubs, dotés de cette aristocratie du poumon qu'il raillera chez Legendre, lui ôtent la parole ou l'étouffent. On a dit qu'en tout pays absolu, c'était un grand moyen pour réussir que d'être médiocre. Je vois que cela peut être vrai des pays républicains. Le succès, d'ailleurs, le succès même qu'il aimait tant, lu ; importe peu. Que m'importerait de réussir ? Mais je ne puis soutenir la vue des injustices, de l'ingratitude, des maux qui s'amoncellent. Sans cesse il songe que ces hommes qu'on tue à la guerre ou ailleurs — ont des enfants, ont aussi leurs pères. Et, après avoir maudit la guerre, l'envie lui prend de s'aller faire tuer en Vendée ou aux frontières, pour se délivrer du spectacle de tant de maux.

Adieu, dit-il à son père, je vous embrasse ; ménagez votre santé, pour que je puisse vous serrer contre ma poitrine si je dois survivre à cette Révolution[12].

S'il ne lui restait point la liberté de la presse, Camille serait tout à fait accablé et sans espoir. Mais, Dieu merci, se dit-il, il peut lutter contre l'ambition, la cupidité et l'intrigue. L'état des choses, tel qu'il est, est incomparablement mieux qu'il y a quatre ans, parce qu'il y a l'espoir de l'améliorer. Et il est tenté alors de répéter le cri qui servait d'épigraphe à la Lettre au général Dillon :

A moi mon écritoire !

 

II

Son écritoire, Camille allait la ressaisir bientôt et y tremper une plume aussi vaillante à la clémence qu'elle l'avait été à l'attaque. Le Vieux Cordelier allait naître, le Vieux Cordelier, indestructible monument de pitié, de généreuse ardeur, de courage et d'humanité.

La mort des Girondins avait laissé dans l'âme de Danton une tristesse profonde, une débordante amertume. Je ne pourrai les sauver, avait-il dit à Garat avec une consternation qui rendait malade, qui courbait son corps d'athlète, et de grosses larmes, ajoute Garat, tombaient le long de ce visage dont les formes auraient pu servir à représenter celui d'un Tartare. Cet homme, qui avait essayé de rallier les Girondins, qui s'écriait en parlant d'eux : Ils refusent de me croire ! qui leur avait offert — je le répète à sa gloire — de se rendre à Bordeaux, comme otage de la paix définitive qu'il leur offrait, ce tribun tout-puissant n'avait, pu sauver même Ducos, même Vergniaud, à qui Saint-Just lui reprochera bientôt d'avoir tendu la main. De guerre lasse, accablé, navré, saoul des hommes — ces mots énergiques déjà cités sont de lui —, il était parti de Paris vers le milieu d'octobre 1793[13], et il était allé, jusqu'à la fin de novembre (vers le 15 ou le 20), à Arcis-sur-Aube, où il eût voulu demeurer et cultiver son jardin, comme Candide. Là, du moins, dans son coin de terre natale, sous le toit maternel, il respirait, il oubliait. Il voulait être loin de Paris, durant cette tuerie du 31 octobre, où le sang le plus pur de la Gironde allait couler. Il se retrouvait auprès de sa mère, auprès de la vieille Marguerite Hariot, sa nourrice, et sa rude écorce se fondait ; il retrouvait des effusions, des tendresses, des soupirs oubliés. Il lui semblait, en arrivant de Paris, dans la petite cité champenoise, passer de l'atmosphère d'une forge dans l'air calmant d'une oasis. On raconte, dans le pays, que tandis qu'il causait, le soir, au coin du feu, répétant à sa mère qu'il reviendrait bientôt à Arcis pour ne plus le quitter, les bonnes gens de la cité venaient avec curiosité — et quelques-uns avec effroi —, coller leurs visages aux vitres des fenêtres de madame Danton pour apercevoir, s'il se pouvait, la face énergique du Titan de la Révolution. Et quand ils l'avaient vu apaisé, songeur, mélancolique ou, parfois, riant, confiant, ils se retiraient étonnés et conquis.

Cette halte de Danton, cette retraite, comparable à la courte échappée que fit Robespierre vers Ermenonville à la veille de Thermidor, cette abdication passagère fut fatale à Danton. Lorsqu'il revint, son impuissance à enrayer un mouvement funeste à la Révolution, — impuissance déjà visible avant son départ, puisque tous ses efforts pour sauver la Gironde furent vains, puisque le 25 septembre, une attaque contre le Comité de salut public s'était terminée par une victoire de Billaud-Varennes et de Robespierre, cette impuissance était absolue. Pendant les semaines que Danton avait passées à Arcis, le gouvernement avait été proclamé révolutionnaire jusqu'à la paix. (Rapport de Saint-Just, 10 octobre[14].) Amar avait obtenu, presque par intimidation, la mort des Girondins, et le Comité était plus redoutable encore qu'auparavant. Ce Comité, proposé jadis par Isnard, qui devait en être la victime, Danton eût pu le diriger peut-être ; mais il avait — par faiblesse ou plutôt par manque absolu d'ambition — refusé d'en faire partie. Il n'y comptait, à la fin de 1793 — Thuriot ayant donné sa démission —, qu'un seul ami, Hérault de Séchelles, dont le Comité devait se débarrasser bientôt.

A la vérité, Billaud-Varennes et Saint-Just régnaient, Robespierre était populaire et puissant aux Jacobins, à la Convention et au Comité. La terreur était mise à l'ordre du jour, cette terreur dont un écrivain révolutionnaire, M. Louis Blanc, a pu dire franchement qu'elle a éreinté la Révolution. Saint-Just avait beau lui donner le nom de Justice, Billaud-Varennes, le patriote rectiligne, comme disait Camille, l'appelait nettement la Terreur et voulait qu'on la pratiquât sous ce nom. Que de traitres, disait Saint-Just, ont échappé à la Terreur qui parle, et n'échapperaient pas à la Justice qui pèse les crimes dans sa main ! Billaud-Varennes, plus intraitable, n'entend pas qu'on distingue, il veut qu'on terrorise. C'est lui qui, en dépit des efforts d'ailleurs assez peu énergiques de Robespierre, précipitera, — de concert avec Saint-Just, — Danton, Camille et leurs amis.

Camille Desmoulins avait eu, au surplus, lors de la publication de la Lettre au général Dillon, l'imprudence de se rendre définitivement hostiles ces deux hommes tout-puissants, Saint-Just et Billaud-Varennes. H avait tout à la fois, accusé, dans ce même écrit, Billaud de lâcheté et Saint-Just de fatuité.

Aussi pourquoi, écrivait-il à Dillon, pourquoi avez-vous dit en présence de maints députés que lorsque Billaud était Commissaire du pouvoir exécutif au mois de septembre dans votre armée, il avait eu un jour une telle peur qu'il vous avait requis de tourner le dos et qu'il vous avait. toujours regardé depuis de travers et comme un traitre pour lui avoir fait voir l'ennemi Jugez si ce bilieux patriote vous pardonne d'avoir dit cette plaisanterie qu'il ne me pardonnera pas d'avoir répétée[15].

Et plus loin, en note, à propos de Saint-Just :

Après Legendre, le membre de la Convention qui a la plus grande idée de lui-même, c'est Saint-Just. On voit dans sa clé-marche et dans son maintien qu'il regarde sa tête comme la pierre angulaire de la République, et qu'il la porte sur ses épaules avec respect et comme un Saint-Sacrement. Mais ce qui est assommant dans la vanité de celui-ci, c'est qu'il avait publié, il y a quelques années, un poème épique en vingt-quatre chants intitulé Argant — c'est Organt ; Camille est bien capable de mal imprimer le nom par malice —. Or, Rivarol et Champcenetz, au microscope de qui il n'y a pas un seul vers, pas un hémistiche en France qui ait échappé, et qui n'ait fait coucher son auteur sur l'Almanach des grands hommes, avaient eu beau aller à la découverte, eux qui avaient trouvé sous les herbes jusqu'au plus petit ciron en littérature, n'avaient point vu le poème épique en vingt-quatre chants de Saint-Just. Après une telle mésaventure, comment peut-on se montrer ?[16]

 

Il est certain que ces personnalités devaient coûter cher à Camille. Ni Billaud, ni Saint-Just n'étaient d'un tempérament à les pardonner. Mais on voit par là que Desmoulins, avant même d'écrire le Vieux Cordelier, était décidé à engager la lutte avec le Comité. Encore une fois, c'était de Danton que partait le signal de clémence : Robespierre aussi avait conseillé à Camille de demander qu'on s'arrêtât dans ce courant sinistre de la Terreur ; mais il devait abandonner son ami en chemin. Danton le suivit, du moins, jusqu'à la mort. Entre ces deux hommes, avons-nous dit, l'idée du Comité de clémence était déjà née ; c'était à Camille qu'allait appartenir l'honneur de lui donner un corps.

Le moment semblait bien choisi, non pas sans doute au point de vue de la prudence personnelle, mais à celui de Futilité publique et du salut national, au point de vue républicain surtout, car il était important que la République devint enfin ce qu'elle doit être, généreuse, libérale et fraternelle. La Convention, devenue sous la main du Comité, et selon le mot d'Isnard — approuvé par Sieyès à la séance du 4 germinal an III —, une machine à Décrets, retrouvait pourtant un peu d'âme et d'élan lorsque des accents pareils à ceux de Bazire se faisaient entendre : Quand donc, s'écriait cet homme qui, si longtemps avait essayé, nous l'avons vu, de sauver les Girondins en cachant leur dossier sous les papiers du Comité, quand donc cessera cette boucherie des députés ? Il était temps que le cri étouffé de la pitié empruntât une voix éloquente[17].

Cette voix fut celle de Camille. Le Vieux Cordelier parut le 15 frimaire, an II (5 décembre 1793), deux jours après une séance du club des Jacobins où Danton ayant demandé qu'on se défiât de ceux qui veulent porter le peuple au delà des bornes de la Révolution, et qui proposent des mesures ultra-révolutionnaires, il avait été accueilli par des murmures, si bien que Robespierre avait dû le défendre, ce qui prouvait bien que la popularité de Danton, son influence sur le club, étaient irrémédiablement perdues. Qu'importe Il fallait lutter. L'influence de Robespierre suffisait, d'ailleurs, au besoin, pour mener à bonne fin l'entreprise. La victoire nous est restée, écrit Camille dès le n° I de son Vieux Cordelier, parce que, au milieu de tant de ruines de réputations colossales de civisme, celle de Robespierre est debout ; parce qu'il a donné la main à son émule de patriotisme, notre président perpétuel des anciens Cordeliers, notre Horatius Coclès, qui seul avait soutenu sur le pont tout l'effort de La Fayette et de ses quatre mille Parisiens... Et s'adressant à Robespierre : Dans tous les autres dangers dont tu as délivré la République, tu avais des compagnons de gloire hier, tu l'as sauvée seul !

Ainsi, au début, l'alliance est évidente. Robespierre, comme Danton, veut qu'on en finisse avec la Terreur. Camille écrit et ils dictent. Mais dès le premier numéro de sa feuille nouvelle, Desmoulins parut compromettant à Maximilien. Billaud-Varennes, Saint-Just avaient froncé les sourcils ; Robespierre exigea de Camille qu'il lui soumit dorénavant les épreuves de ses numéros. Dans le n° II du Vieux Cordelier, on aperçoit encore clairement l'influence de Robespierre, alors tout occupé et tout préoccupé de se débarrasser de Chaumette et d'Anacharsis Clootz, coupables, à ses yeux, d'incarner trop vivement la philosophie même du dix-huitième siècle. Hélas ! Camille manie une dernière fois l'instrument de mort. Il y a encore du virus rabique dans son encre, et le malheureux Anacharsis, le rêveur panthéiste Clootz[18], — celui qui appelait jadis Desmoulins illustre patriote, intrépide Desmoulins (lettre de Clootz, 28 août 1790), celui que Camille à son tour appelait : Notre ami Clootz ; Clootz, baron en Prusse, citoyen à Paris, et dont il disait : C'est une chose si rare qu'un Anacharsis prussien ! — Anacharsis, le citoyen du monde, et Anaxagoras, le philosophe humanitaire, en ressentent les effets.

Chaumette, qui pour Camille avait le grand tort de s'appeler Anaxagoras, et qui fut de ceux qui obtinrent l'abolition du fouet et des peines corporelles dans les maisons d'éducation, la suppression des loteries, la fermeture des maisons de jeu, ouvrirent au public, tous les jours, les bibliothèques qui ne l'étaient, sous la royauté, que deux heures par semaine, Chaumette, qui écrivait à son ami Thomas, lequel se faisait prêtre : Mon ami, autant ce métier-là qu'un autre : l'essentiel est d'être honnête homme, Chaumette était loin d'être dangereux. Tandis que bien des collègues d'Anaxagoras à la Commune se faisaient une renommée sinistre, il s'occupait, lui, d'organiser la bienfaisance, il obtenait que les malades entassés dans les hôpitaux, quelquefois cinq ou six sur le même lit, eussent dorénavant chacun un lit séparé, que des livres fussent envoyés à ces hôpitaux, qu'une maison spéciale fût affectée aux femmes en couches, qu'on adoucît le traitement atroce des fous, qu'on donnât aux aveugles non logés aux Quinze-Vingts, quinze sous par jour, qu'on cherchât le moyen d'assurer un asile aux indigents et aux vieillards. N'est-ce pas cette victime de Camille qui aida à fonder le Conservatoire de musique, fit suspendre au Louvre les stupides restaurations de tableaux que certains surintendants, depuis, n'ont pas craint de faire reprendre ? Il mit à la mode les sabots, pour laisser le cuir aux souliers des défenseurs de la patrie, aux soldats qui, dans la neige et la boue, marchaient pieds nus. Il demanda enfin l'égalité de sépulture, et voulait — c'était un rêve, mais un beau rêve ! — que tous les citoyens eussent pour linceul, dans leur bière, un drapeau tricolore. Camille ne l'en raillait pas moins cruellement. Il contribua à l'immoler. Tournons la page ; nous avons hâte d'arriver à l'heure sublime de la vie de Camille. Il publie enfin son troisième numéro. C'est Tacite qu'il prend pour collaborateur ; il saisit de sa main légère de satirique picard et parisien le fer rouge du Romain, et il en marque au front ceux qui réclament à grands cris une éternelle Terreur :

Il y avait anciennement à Rome, dit Tacite, une loi qui spécifiait les crimes d'État et de lèse-majesté, et portait peine capitale. Ces crimes de lèse-majesté, sous la République, se réduisaient à quatre sortes : si une armée avait été abandonnée dans un pays ennemi ; si l'on avait excité des séditions ; si les membres des corps constitués avaient mal administré les affaires et les deniers publics ; si la majesté du peuple romain avait été avilie. Les empereurs n'eurent besoin que de quelques articles additionnels à cette loi pour envelopper et les citoyens et les cités entières dans la proscription. Auguste fut le premier extendeur de cette loi de lèse-majesté, dans laquelle il comprit les écrits qu'on appelait contre-révolutionnaires. Sous ses successeurs, les extensions n'eurent bientôt plus de bornes dès que des propos furent devenus des crimes d'État ; de là, il n'y eut qu'un pas pour changer en crimes les simples regards, la tristesse, la compassion, les soupirs, le silence même.

Bientôt ce fut un crime de lèse-majesté ou de contre-révolution à la ville de Nursia, d'avoir élevé un monument à ses habitants morts au siège de Modène, en combattant cependant sous Auguste lui-même, mais parce qu'alors Auguste combattait avec Brutus ; et Nursia eut le sort de Pérouse.

Crime de contre-révolution à Dibon Drusus, d'avoir demandé aux diseurs de bonne aventure s'il ne posséderait pas un jour de grandes richesses. Crime de contre-révolution au journaliste Cm-- mutins Cordus, d'avoir appelé Brutus et Cassius les derniers des Romains. Crime de contre-révolution à un des descendants de Cassius, d'avoir chez lui un portrait de son bisaïeul. Crime de contre-révolution à Mamercus Scaurus, d'avoir fait une tragédie où il y avait tels vers à qui l'on pouvait donner deux sens. Crime de contre-révolution à Torquatus Silanus, de faire de la dépense. Crime de contre-révolution à Petreius, d'avoir eu un songe sur Claude. Crime de contre-révolution à Appius Silanus, de ce que la femme de Claude avait eu un songe sur lui. Crime de contre-révolution à Pomponius, parce qu'un ami de Séjan était venu chercher un asile dans une de ses maisons de campagne. Crime de contre-révolution d'être allé à la garde-robe sans avoir vidé ses poches, et en conservant dans son gilet un jeton à la face royale, ce qui était un manque de respect à la figure sacrée des tyrans. Crime de contre-révolution de se plaindre des malheurs du temps, car c'était faire le procès du gouvernement. Crime de contre-révolution de ne pas invoquer le génie divin de Caligula. Pour y avoir manqué, grand nombre de citoyens furent déchirés de coups, condamnés aux mines ou aux bêtes, quelques-uns même sciés par le milieu du corps. Crime de contre-révolution à la mère du consul Furius Geminus, d'avoir pleuré la mort de son fils.

Il fallait montrer de la joie de la mort de son ami, de son parent, si l'on ne voulait s'exposer à périr soi-même. Sous Néron, plusieurs dont il allait faire mourir les proches allaient en rendre grâce aux dieux ; ils illuminaient. Du moins il fallait avoir un air ouvert et calme. On avait peur que la peur même ne rendit coupable.

Tout donnait de l'ombrage au tyran. Un citoyen avait-il de la popularité, c'était un rival du prince, qui pouvait susciter une guerre civile. Studia civium in se verteret et si multi idem audeant bellum esse. Suspect.

Fuyait-on au contraire la popularité, et se tenait-on au coin de son feu ; cette vie retirée vous avait fait remarquer, vous avait fait donner de la considération. Quanto metu occultior, tanto famæ adeptus. Suspect.

Étiez-vous riche ; il y avait un péril imminent que le peuple ne fût corrompu par vos largesses. Auri vim atque opes Plauti principi infensas. Suspect.

Étiez-vous pauvre ; comment donc ! invincible empereur, il faut surveiller de plus près cet homme. Il n'y a personne d'entreprenant comme celui qui n'a rien. Sylla inopem, inde præcipuant audaciam. Suspect.

Étiez-vous d'un caractère sombre, mélancolique, ou mis en négligé ; ce qui vous affligeait, c'est que les affaires publiques allaient bien. Hominem bonis publicis mœstum. Suspect.

Si, au contraire, un citoyen se donnait du bon temps et des indigestions, il ne se divertissait que parce que l'empereur avait eu cette attaque de goutte qui heureusement ne serait rien ; il fallait lui faire sentir que Sa Majesté était encore dans la vigueur de l'âge. Reddendam pro intempestiva licentia mœstam et funebrem noctem qua sentiat vivere Vitellium et imperare. Suspect.

Était-il vertueux et austère dans ses mœurs ; bon ! nouveau Brutus, qui prétendait, par sa pâleur et sa perruque de Jacobin, faire la censure d'une cour aimable et bien frisée. Gliscere æmulos Brutorum vultus rigidi et tristis quo tibi lasciviam exprobent. Suspect.

Était-ce un philosophe, un orateur ou un poète ; il lui convenait bien d'avoir plus de renommée que ceux qui gouvernaient ! Pouvait-on souffrir qu'on fit plus d'attention à l'auteur, aux quatrièmes, qu'à l'empereur dans sa loge grillée ? Virginium et Rufum claritudo nominis. Suspect.

Enfin s'était-on acquis de la réputation à la guerre ; on n'en était que plus dangereux par son talent. Il y a de la ressource avec un général inepte. S'il est traître, il ne peut pas si bien livrer une armée à l'ennemi qu'il n'en revienne quelqu'un. Mais un officier du mérite de Corbulon ou d'Agricola, s'il trahissait, il ne s'en sauverait pas un seul. Le mieux était de s'en défaire. Au moins, seigneur, ne pouvez-vous vous dispenser de l'éloigner promptement de l'armée. Multa militari fama metum fecerat. Suspect.

On peut croire que c'était bien pis si on était petit-fils ou allié d'Auguste ; on pouvait avoir un jour des prétentions au trône. Nobilem et quod tune spectaretur è Ccsarum posteris ! Suspect.

Et tous ces suspects, sous les empereurs, n'en étaient pas quittes, comme chez nous, pour aller aux Madelonnettes, aux Irlandais, ou à Sainte-Pélagie. Le prince leur envoyait l'ordre de faire venir leur médecin ou leur apothicaire, et de choisir, dans les vingt-quatre heures, le genre de mort qui leur plairait le plus. Missus centurio qui maturaret eum.

C'est ainsi qu'il n'était pas possible d'avoir aucune qualité, à moins qu'on n'en eût fait un instrument de la tyrannie, sans éveiller la jalousie du despote et sans s'exposer à une perte certaine. C'était un crime d'avoir une grande place, ou d'en donner sa démission ; mais le plus grand de tous les crimes était d'être incorruptible. Néron avait tellement détruit ce qu'il y avait de gens de bien, qu'après s'être défait de Thrasea et de Soranus, il se vantait d'avoir aboli jusqu'au nom de vertu sur la terre. Quand le Sénat les avait condamnés, l'empereur lui écrivait une lettre de remerciements de ce qu'il avait fait périr un ennemi de la République ; de même qu'on avait vu le tribun Clodius élever un autel à la Liberté sur l'emplacement de la maison rasée de Cicéron, et le peuple crier : Vive la liberté !

L'un était frappé à cause de son nom et de celui de ses ancêtres ; un autre, à cause de sa belle maison d'Albe ; Valérius Asiaticus, à cause que ses jardins avaient plu à l'impératrice ; Statilius, à cause que son visage lui avait déplu ; et une multitude sans qu'on en pût deviner la cause. Toranius, le tuteur, le vieil ami d'Auguste, était proscrit par son pupille sans qu'on sût pourquoi, sinon qu'il était homme de probité et qu'il aimait sa patrie. Ni la préture, ni son innocence ne purent garantir Quintus Gellius des mains sanglantes de l'exécuteur ; cet Auguste dont on a vanté la clémence, lui arrachait les yeux de ses propres mains. On était trahi et poignardé par ses esclaves, ses ennemis ; et si l'on n'avait point d'ennemi, on trouvait pour assassin un hôte, un ami, un fils. En un mot, sous ces règnes, la mort naturelle d'un homme célèbre, ou seulement en place, était si rare que cela était mis dans les gazettes comme un événement, et transmis par l'historien à la mémoire des siècles. Sous ce consulat, dit notre annaliste, il y eut un pontife, Pison, qui mourut dans son lit ; ce qui parut tenir du prodige.

 

Est-ce tout ? Non. Une sorte de colère aveugle et généreuse s'est emparée de Camille. Il est lancé. Nerveux et impressionnable, il s'excite lui-même à cette œuvre de réaction humanitaire qui, quoi qu'en disent Tissot, Louis Blanc, ne nuisait pas à la République. Les contre-révolutionnaires battaient des mains, dit Louis Blanc. Soit. Mais, à cette heure, les ultra-révolutionnaires étaient plus dangereux peut-être pour la République que ses ennemis les plus acharnés. Ils faisaient plus que la combattre, ils la compromettaient. Ils étaient, on l'a fort bien dit, à la Révolution ce que les Jacques étaient à Étienne Marcel, les Anabaptistes aux Réformés, les Iconoclastes aux fiers Huguenots des Flandres. Ils effrayaient, ces enragés, ils poussaient à la folie de l'épuration et de la mort.

Ce nom d'enragés avait désigné d'abord les membres du côté gauche à la Constituante, les adversaires des noirs ; il datait en réalité du Manège. Les royalistes le donnaient alors aux hommes du mouvement. Plus tard, ce mot désigna les exaltés. Marat l'applique à Jacques Roux, Leclerc et Varlet. Jusqu'au commencement de 1793, les enragés se confondent avec ceux qu'on appela plus tard hébertistes. Tous sont des ultra-révolutionnaires ; mais les nuances de ce parti ultra, que Desmoulins opposera spirituellement aux cura, ne sont pas nettement tranchées. Au 10 mars 1793, au 3i mai, les enragés, agissant encore de concert avec d'autres plutôt que pour leur propre compte, occupent la scène et jouent un rôle. Au 31 mai, ils sont à l'avant-garde. Plus tard, ils voudront être le gros de l'armée — que dis-je ! — l'état-major de la nation. Ils commencent, après la victoire, à se produire sous leur véritable aspect, à montrer manifestement et distinctement leurs doctrines ; ils apparaissent comme socialistes ; ils sont Cordeliers, non Jacobins. Ils attaquent la Constitution, et tous les partis alors fondent sur eux, les poursuivant avec acharnement jusqu'à ce qu'ils soient écrasés. Ils donnent la main aux socialistes de Lyon ; Leclerc est le trait d'union entre Lyon et Paris, entre Chalier et Jacques Roux. Ils s'appuient, cherchant partout une force, sur les femmes révolutionnaires que poursuivent les Jacobins. Leurs hommes sont Varlet, J. Roux, Leclerc, un certain Dubois que Robespierre (fin de ventôse an II) désigne comme un affidé de Jacques Roux ; parmi les femmes apparaît déjà la fameuse Rose Lacombe. Probablement ils connaissent Babeuf. Oui, dès 1792, il y avait eu de sourdes rumeurs de communisme. Danton, l'homme pratique, avait pressenti Babeuf, le dangereux rêveur, le séduisant et terrible sophiste.

Camille était résolu à les harceler. Son n° III avait paru le 15 décembre ; son n° IV était en vente le 20 décembre. On le vit dans toutes les mains. Camille se plaint qu'on l'ait vendu un prix exorbitant. C'est que la France, qui est généreuse, humaine, folle mais non cruelle, insensée mais non implacable, se reconnaissait, pour ainsi dire, corps et âme, dans ces pages éloquentes, inspirées, jaillies de cette source d'inspiration : le cœur, d'où naissent non seulement les grandes pensées, comme dit Vauvenargues, mais les grandes résolutions et les grandes actions.

Camille avait poussé fièrement, en homme épris de la liberté pure, le cri profond de clémence :

La liberté ! s'écrie Camille, n'a ni vieillesse, ni enfance ; elle n'a qu'un âge, celui de la force et de la vigueur. Cette liberté que j'adore n'est point inconnue. Nous combattons pour défendre des biens dont elle met sur-le-champ en possession ceux qu'elle invoque ; ces biens sont la déclaration des Droits, la douceur des maximes républicaines, la fraternité, la sainte égalité, l'inviolabilité des principes. Voilà les traces des pas de la déesse ; voilà à quels traits je distingue les peuples au milieu de qui elle habite.

Si par la liberté, dit-il encore, vous n'entendez pas comme moi les principes, mais seulement un morceau de pierre, il n'y eut jamais d'idolâtrie plus stupide et plus coûteuse que la nôtre. Ô mes chers concitoyens, serions-nous donc avilis à ce point de nous prosterner devant de telles divinités ! Non, la liberté, cette liberté descendue du ciel, ce n'est point une nymphe de l'Opéra, ce n'est point un bonnet rouge, une chemise sale ou des haillons. La liberté, c'est le bonheur, c'est la raison, c'est l'égalité, c'est la justice !...

... Voulez-vous que je la reconnaisse, voulez-vous que je tombe à ses pieds, que je verse tout mon sang pour elle ? Ouvrez les prisons à ces deux cent mille citoyens que vous appelez suspects ; car, dans la Déclaration des droits, il n'y a point de maisons de suspicion, il n'y a que des maisons d'arrêt. Le soupçon n'a point de prisons, mais l'accusateur public ; il n'y a point de gens suspects, il n'y a que des prévenus de délits fixés par la loi ; et ne croyez pas que cette mesure serait funeste à la République, ce serait la mesure la plus révolutionnaire que vous eussiez jamais prise. Vous voulez exterminer tous vos ennemis par la guillotine ! Mais y eut-il jamais plus grande folie ? Pouvez-vous en faire périr un seul à l'échafaud sans vous faire dix ennemis de sa famille ou de ses amis ? Croyez-vous que ce soient ces femmes, ces vieillards, ces cacochymes, ces égoïstes, ces traînards de la Révolution que vous enfermez, qui sont dangereux ? De vos ennemis, il n'est resté parmi vous que les lâches et les malades ; les braves et les forts ont émigré ; ils ont péri à Lyon ou dans la Vendée ; tout le reste ne mérite pas votre colère.

 

C'en est fait, Camille a jeté, comme dit Michelet, le cri divin qui remuera les âmes éternellement. La nation a tressailli comme la terre sous un effluve de printemps. Seuls, les aveugles, les inflexibles, les rectilignes, ou encore les hommes que Desmoulins appelle les patriotes d'industrie, les profiteurs de révolutions, se sentent courroucés par ces appels à la clémence. Et pourtant, supposez ce rayon de liberté tombant sur la France avec les premiers jours de 1794 ; supposez la Terreur terminée, la réconciliation venue, à cette heure où tant de têtes généreuses, intelligentes, courageuses n'étaient point tombées, que de maux évités, que d'épreuves nouvelles on n'infligeait pas à la patrie, que de réactions on évitait, plus dangereuses pour la République que celle de la pitié !

Les terroristes ne le comprirent pas. Robespierre, effaré des protestations que soulevait le Vieux Cordelier, rompit avec Camille. Le courroux de ses alliés, the Jacobinical rage, comme disaient les Anglais, l'eût atteint comme il allait frapper Desmoulins. Maximilien se contentera bientôt de défendre son ami d'une façon telle que Camille Desmoulins prendra cette défense pour une attaque et s'en irritera.

Ô mon cher Robespierre ! s'écriait, comme jadis, Camille dans son n° IV. C'était avouer, c'était déclarer tout haut que Robespierre était, si je puis dire, derrière Desmoulins tandis que celui-ci écrivait ses articles. Déjà, disait Camille, tu viens de t'approcher beaucoup de cette idée — que l'amour est plus fort, plus durable que la crainte — dans la mesure que tu as fait décréter. Maximilien dut être désolé de voir son vieux camarade de collège le découvrir ainsi brusquement. A partir de ce moment, Robespierre laissa Camille risquer sa vie, et Desmoulins n'eut plus pour appui que Danton, qui, du moins, ne lui déconseilla point l'indulgence.

Camille avait cité avec éloge Philippeaux, le dénonciateur courageux de Ronsin en Vendée. Camille avait attaqué Hébert[19] dont les conseils pouvaient encore être suivis par la population parisienne, et qui effrayait encore le Comité de salut public[20]. Camille devait être attaqué pour tous ces écrits au club des Jacobins. Le 1er nivôse, Nicolas, le tape-dur, juré et imprimeur du Tribunal révolutionnaire, celui qui escortait Robespierre avec ses estafiers armés de bâtons, osa dire à la tribune de ce club : Camille Desmoulins frise depuis longtemps la guillotine ! Mot terrible. Camille essayera de le relever en plaisantant, mais c'est un glas qui sonnera l'avertissement sinistre à son oreille. Rendons-lui cette suprême justice : Desmoulins ne recula point dans l'accomplissement de sa tâche. Dénoncé, menacé par Hébert, traité de polisson politique, de coquin, de renégat de la sans-culotterie, de misérable intrigant ; accusé par le Père Duchesne de tenir le langage des muscadins que tu fréquentes et dont tu partages les sentiments autant que le langage, il persiste, il continue son œuvre : Toi, l'ami des comtes et des marquis, lui dit Hébert ; toi, le commensal de ce d'Orléans dont tu ne parles pas, et pour cause, tu ne voudrais pas, aujourd'hui que tu mènes une vie de cibarite (sic), te souvenir de tes jours de détresse ; tu rougirais de te rappeler l'hôtel de la Frugalité, où nous nous sommes trouvés ensemble et à côté de braves maçons et de pauvres ouvriers qui valaient mieux que toi et moi. Étrange reproche que celui du luxe sous la plume de cet Hébert qui portait des gants et vivait véritablement, comme il dit, en muscadin tout en écrivant ses numéros infâmes. Reproches sanglants d'ailleurs et mortels ; mais Camille ne faiblit pas. Cet homme qu'on a accusé d'avoir manqué de sang-froid devant la guillotine n'aura pas un moment d'hésitation pour continuer l'œuvre commencée. Accusé, Camille va répondre par une série de défenses personnelles qui sont plutôt des attaques successives contre ses ennemis. Et quelles attaques Ceux qu'il atteint ne s'en relèvent pas. Hébert porte au flanc pour l'éternité les traits acérés de cette plume étincelante ; la blessure saigne encore :

Ne sais-tu donc pas, Hébert, que quand les tyrans d'Europe veulent avilir la République, quand ils veulent faire croire à leurs esclaves que la France est couverte des ténèbres de la barbarie ; que Paris, cette ville si vantée par son atticisme et son goût, est peuplée de Vandales, ne sais-tu pas, malheureux, que ce sont des lambeaux de tes feuilles qu'ils insèrent dans leurs gazettes, comme si le peuple était aussi bête, aussi ignorant que tu voudrais le faire croire à M. Pitt ; comme si on ne pouvait lui parler qu'un langage aussi grossier ; comme si c'était là le langage de la Convention et du Comité de salut public ; comme si tes saletés étaient celles de la nation ; comme si un égout de Paris était la Seine ![21]

 

On le voit, Camille ne s'amende point. Hébert pourtant redouble de furie ; il parle ainsi de Desmoulins : Un bourriquet à longues oreilles — c'est l'Ânon des Moulins des Apôtres —, qui n'eut jamais ni bouche ni éperon, fait feu des quatre pieds depuis quelques jours. Après avoir plaidé la cause du muscadin Dillon et soutenu que sans la protection des talons rouges la République ne pouvait se sauver, il devient aujourd'hui le champion de tous les j... f.... qui sifflent la linotte. Mais Camille ne s'effraye ni des attaques d'Hébert ni de la contenance de Robespierre. Il n'a garde de suivre le prudent conseil de Pollion ; N'écris point contre qui peut proscrire ! Et quant à son Comité de clémence, en dépit des menaces de Nicolas et des enragés, en dépit de la censure de Barère, il en maintient le principe et il s'écrie, comme Galilée condamné par le Sacré-Collège : Je sens pourtant qu'elle tourne !

 

III

Le n° V du Vieux Cordelier, daté du 5 nivôse an II (25 décembre 1793), ne fut cependant mis en vente que le 16 nivôse (5 janvier 1794). Le VIe, daté, par erreur, du 10 nivôse (30 décembre), ne parut que vers le 15 pluviôse (février 1794). Ce numéro VI devait être le dernier qui parut du vivant de Desmoulins. Camille avait commencé là ce qu'il appelle son Credo politique ; mais lorsqu'il apporta son numéro VII à Desenne, son libraire, celui-ci, pris d'épouvante, refusa d'imprimer. Ces feuillets couverts de l'écriture serrée de Desmoulins lui faisaient peur. Le n° VII ne devait paraître qu'en prairial an III (juin 1795), au lendemain de l'émeute dont nous avons raconté l'émouvante histoire[22]. Mais Desenne, en 1795, n'en donna que des fragments, et M. Matton aîné, héritier des manuscrits de Camille, et qui publia les Œuvres de son parent, n'a pas tout donné en complétant, en 1834, ce n° VII. Dans un article du Complément de l'Encyclopédie moderne[23], un homme très versé dans l'histoire de la Révolution, feu Édouard Carteron, archiviste aux Archives nationales, a publié, au mot Indulgent, des pages tirées de ce n° VII, et qui peuvent être considérées encore comme inédites ou du moins comme très inconnues.

Elles sont tirées de la collection de M. le baron de Girardot, de Bourges. M. Carteron les avait transcrites sur le manuscrit même de Camille, lequel consiste en plusieurs feuilles détachées qui jadis se faisaient suite. D'autres fragments sont copiés de la main de Palis, dantoniste, ami de Camille, sur les originaux de Desmoulins.

Ces divers fragments montrent clairement l'état de l'âme de Camille au commencement de cette année 1794, dont le printemps devait marquer sa mort. Il était ulcéré : Miot de Mélito, dans ses Mémoires, nous le montre attristé et assailli de pressentiments funèbres : Le peu de mots qu'il laissait échapper, dit Mélito, avaient toujours pour objet des recherches ou des observations sur les condamnations du Tribunal révolutionnaire, sur le genre de supplice infligé aux condamnés et sur la plus noble ou la plus décente façon de s'y préparer ou de le supporter[24]. Il était las. Il se sentait perdu. Et ce n'était pas seulement lui (quel tourment !) qu'il perdait, c'étaient les siens. Déjà deux commissaires de la section Mucius Scævola, la section de Vincent, l'ami d'Hébert, avaient opéré chez M. Duplessis, le beau-père de Camille, une perquisition suivie de saisie, ce qui avait même provoqué à la Convention une interpellation de Danton, appuyé par Homme, réclamant contre la saisie d'objets d'art ; et ce n'était pas tout : quoiqu'il n'eût pas épousé une Autrichienne, comme Chabot, Camille aussi, comme l'ex-capucin, devait se défendre d'avoir épousé une femme riche.

Je ne dirai qu'un mot de ma femme, répond-il à ce sujet à Hébert, et sur un ton pénétré et touchant qui ne lui est pas familier. J'avais toujours cru à l'immortalité de l'âme. Après tant de sacrifices d'intérêts personnels que j'avais faits à la liberté et au bonheur du peuple, je me disais, au fort de la persécution : Il faut que les récompenses attendent la vertu ailleurs. Mais mon mariage est si heureux, mon bonheur domestique si grand, que j'ai craint d'avoir reçu ma récompense sur la terre, et j'avais perdu ma démonstration de l'immortalité. Maintenant tes persécutions, ton déchaînement contre moi et tes lâches calomnies me rendent toute mon espérance[25].

Hélas ! à l'heure où il parle de son bonheur domestique si grand, Camille le sent bien atteint, ce bonheur ; il s'émiette entre ses mains, il disparaît, il s'enfuit ; le malheureux n'en a plus que l'ombre ! Le désespoir, l'inquiétude, la terreur sont entrés dans cette maison, que Sylvain Maréchal appelait autrefois — que ce temps est loin ! — le séjour de l'innocence. On a une lettre de Lucile, lettre navrée, désespérée, qu'elle envoie à Fréron, alors à Toulon, et qui donne bien le ton de ce moment tragique, et cette lettre, déjà citée, mais incomplètement, dans l'Histoire des Tribunaux, p. 283, et dans le livre de E. Lairtullier, les Femmes célèbres de 1789 à 1795, nous la publions ici, dans son intégralité et avec son orthographe même, telle que nous l'avons copiée sur l'original.

Fréron est loin ; absent depuis huit mois, il est devant Toulon qu'on assiège ; et lui qui écrit à Camille : Tu sais que j'aime ta femme à la folie ; lui qui voudra un jour que ses deux enfants s'appellent l'un, Camille, l'autre Lucile — ces enfants de Fréron moururent tous deux avant l'âge, comme ceux dont ils portaient les noms, moururent avant de vieillir — ; il regrette le lapin, l'ami de Bouli-Boula, — c'est le surnom de Desmoulins, — et de Rouleau, — c'est celui de Lucile ; — il regrette le thym et le serpolet dont les jolies mains d petits trous de madame Desmoulins le nourrissaient ; il évoque le passé ; il se souvient des idylles, des saules, des tombeaux et des éclats de rire de cette Lucile qui lit à la fois Young et Grécourt ; il la revoit trottant dans sa chambre, courant sur le parquet, s'asseyant une minute à son piano, des heures entières dans son fauteuil, rêvant, faisant voyager son imagination, puis faisant le café à la chausse, se démenant comme un lutin et montrant les dents comme un chat. Quel joli portrait de Lucile, et comme on sent que Fréron a raison, plus raison qu'il ne croit peut-être en disant qu'il l'aime et que la mélancolie interrompue par le rire de Lucile l'a charmé ! Adieu, folle, cent fois folle, Rouleau chéri, lui dira-t-il. Et il imite la jeune femme dans son langage après l'avoir peinte dans ses attitudes : Qu'est-ce que ça me fait ? C'est clair comme le jour ! Le lapin embrasse toute la garenne, en attendant qu'il retourne s'ébaudir sur l'herbe du Bourg-Égalité ! Puis songeant à Camille, au Vieux Cordelier, aux dénonciations dont il est l'objet, le futur réacteur des lendemains de Thermidor trouve — chose à noter ! — que le loup-loup (c'est encore Camille) doit tenir en bride son imagination relativement à ses comités de clémence. Ce serait, dit Fréron, un triomphe pour les contre-révolutionnaires. Que sa philanthropie ne l'aveugle pas ; mais qu'il fasse une guerre à outrance à tous les patriotes d'industrie. Or, c'est à cela que répond Lucile, essayant de faire comprendre à l'ami éloigné tout le danger pressant, terrible, d'une situation qu'il ignore :

14 nivôse l'an deux de la République une et indivisible.

Revenez, Fréron, revenez bien vitte. Vous n'avez point de tems à perdre, ramenez avec vous tous les vieux Cordeliers que vous pourrez rencontrer, nous en avons le plus grand besoin. Plut au ciel qu'ils ne se fussent jamais séparés Vous ne pouvez avoir idée de tout ce qui se fait ici ! Vous ignorez tout, vous n'appercevez qu'une foible lueur dans le lointain qui ne vous donne qu'une idée bien légère de notre situation. Aussi je ne m'étonne pas que vous reprochiez à Camille son comité de clémence. Ce n'est pas de Toulon qu'il faut le juger. Vous êtes bien heureux là où vous êtes ; tout a été au gré de vos désirs, mais nous, calomnié, persécuté par des ignorants, des intrigants, et même des patriottes, Robespière (sic), votre boussolle, a dénoncé Camille aux Jacobins ; il a fait lire ces numéros 3 et 4, a demandé qu'ils fussent brillez lui qui lui avoit lus manuscrit. Y concevez-vous quelque chose[26] ? Pendant deux séances consécutives il a tonné ou plutôt crié[27] contre Camille. à la troisième séance on avoit rayé Camille. Par une bisarie (sic) bien singulière, il a fait des efforts inconcevables pour obtenir que sa radiation fa rapporté, elle a été rapportée, mais il a vu que lorsqu'il ne pensoit pas ou qu'il n'agissoit pas à leur[28] la volonté d'une certaine quantité d'individus, il n'avait pas tout pouvoir. Marius[29] n'est plus écouté, il perd courage, il devient faible. Déglantine est arrêté, mis au Luxembourg ; on l'accuse de faits très graves. Il n'était donc pas patriotte ! lui avoit si bien été jusqu'à ce moment. Un patriotte de moins c'est un malheur de plus.

Ces monstres là ont osé reprocher à Camille d'avoir épouser une femme riche. Ah ! qu'ils ne parlent jamais de moi, qu'ils ignorent que j'existe, qu'ils me laissent aller vivre au fond des déserts, je ne leur demande rien, je leur abandonne tout ce que je possède pourvu que je ne respire pas le même air qu'eux ! (Ici, — détail qui donne je ne sais quoi de sinistre et de trop vivant à ce document qui sent la mort, — Lucile laisse échapper de sa plume une tache d'encre, et, cette plume allant mal, elle essaye de la façonner en traçant en marge des barres, zigzags qui rendent cet autographe plus étrange et plus précieux encore.) Puissai-je les oublier, eux et tous les maux qu'ils nous causent, je ne vois autour de moi que des malheureux. Je suis trop faible, je l'avoue, pour soutenir un si triste spectacle. La vie me devient un pesant fardeau. Je ne scais plus penser. Penser, bonheur si pur, si doux, hélas, j'en suis privée... Mes yeux se remplissent de larmes... Je renferme en mon cœur cette douleur affreuse, je montre à Camille un fond serein, j'affecte du courage pour qu'il ne perde pas le sien[30] continue d'en avoir.

Vous n'avez pas lu à ce qu'il me parroit ses cinq numéros. Vous y êtes cependant abonné.

Oui, le serpolet est cueilli[31] tout prêt. C'est à travers mille soucis que je l'ai cueilli. Je ne ris plus, je ne fais plus le chat, je ne touche plus à mon piano, je ne rêve plus, je ne suis plus qu'une machine. Je ne vois plus personne, je ne sors plus. Il y a long tems que je ne vois plus les Robert. Ils ont éprouvé des désagréments par leur faute. Ils tâchent de se faire oublier.

Adieu, lapin, tu[32] vous allez encore m'appeler folle. Je ne le suis pourtant pas encore tout à fait, il me reste assé de raison pour souffrir.

Je ne saurois vous exprimer la joie que j'ai éprouvée en apprenant qu'il n'étoit point arrivé de malheur à votre aimable sœur [et à Paris] j'ai été tout inquiette lorsque j'apris la prise de Toulon. Je pensois sans cesse quel seroit leur sort ? Parlez leur quelquefois de moi. Embrassez les tous deux pour moi. Je les prie de vous le rendre en mon intention.

Entendez-vous, mon loup qui crie Martin, mon pauvre Martin, te voilà, viens que je t'embrasse[33], reviens bien vitte.

Revenez, revenez bien vitte, nous vous attendons avec impatience[34].

 

Marius n'est plus écouté ! Nous sommes calomniés, persécutés 1 D'Églantine est arrèté ! Je ne sais plus penser ! Quel tableau ! Comme on s'imagine des sourires contraints, des cœurs serrés et des fronts pâles ! Camille persistait pourtant dans son œuvre, et malgré les avis qu'on lui donnait[35]. Des lettres semblables à celles-ci, qu'il recevait du fond des prisons, l'éperonnaient, activaient son courage : il y retrouvait l'écho de ses cris de pitié :

Quintidi, nivôse.

Grâces immortelles te soient rendues pour ta noble et touchante idée d'un comité de clémence. Mais, hélas ! ils n'en rabatteront que trop. Au moment ou l'on m'apporta hier ton quatrième numéro, je lisais le chapitre 18 du traité de la clémence de Sénèque le philosophe, et j'en étais précisément à ces mémorables paroles d'Auguste : Vitam tibi, Cinna, iterum do, prius hosti, nunc insidiatori ac parricidæ. Citoyen non moins éclairé que vertueux, quand tu leur dis que ce comité de clémence finirait la révolution, la preuve en est dans ce même chapitre de Sénèque : Post hæc... nullis amplius insidiis ab ullo petitus est. Puisse le génie de l'humanité qui t'a inspiré un si beau commentaire du Soyons amis, Cinna, convaincre ceux qui nous gouvernent qu'il ne peut y avoir de constitution sans morale, et que la seule bonne politique est de se montrer juste. Ah ! s'ils avaient le noble courage de dire à ces deux cent mille citoyens qu'on appelle suspects : Soyons amis, en deux mots ils sauveraient la République bien plus sûrement que le million d'hommes armés pour la défendre.

Si je recouvre ma liberté, le premier usage que j'en ferai sera d'aller entretenir un ami que le malheur m'aura donné ; mais j'en désespère, s'il faut que nous soyons traînés de comité en comité, et si la Convention n'abrège pas, dans sa justice et sa sagesse, la longueur de ce dédale de procédures.

Faudra-t-il donc, sous le régime de la liberté comme sous la main de fer du despotisme, que le mal soit versé tout à la fois et le bien goutte à goutte ! Ne crains pas de te compromettre dans ce que ta belle aine peut t'inspirer en ma faveur, et sois assuré, homme selon mon cœur et mon esprit, que le plus sévère examen de ma conduite et de mes principes, ne le sera jamais assez au gré de mes désirs.

Amable LATRAMBLAYE[36].

 

Et en même temps, un autre ami fidèle écrivait à Camille, en l'encourageant :

11 nivôse an II

Ô mon Camille, comme je te remercie de ton précieux cadeau ! En vérité, je n'ai rien lu, depuis la révolution, qui m'ait fait tant de plaisir ! Quelle nuit délicieuse tu m'as fait passer au corps de garde ! Tu m'y réservais la compagnie de Cicéron et de Voltaire. Tiens, mon ami, je ne suis ni fanatique, ni enthousiaste, ni complimenteur ; mais s'il arrive que je te survive, je veux avoir ton buste sur lequel je graverai :

Des méchants voulaient nous pétrir une liberté de boue et de sang ; Camille nous la fit aimer de marbre et couverte de fleurs.

Que Robespierre ne quitte pas le Comité de salut public, Danton la tribune, et toi la plume, et bientôt les Français vous devront à tous trois un bonheur éternel. — Mais, plus je réfléchis, et moins je devine ton indéfinissable Lucile. Qu'ai-je fait pour lui donner une si piètre idée du pauvre Polichinelle ? Hier encore elle ne voulait pas me prêter ton journal, de crainte qu'il ne fût pas de mon goût.

Quoi ! si jusqu'ici j'ai aimé la liberté sur la simple ébauche d'artistes souvent inhabiles et infidèles, n'était-il pas sûr que je l'adorerais tracée, d'après nature, par le peintre heureux qui a hérité tout à la fois des pinceaux et des couleurs de Cicéron, de Lucien, de Voltaire et du naïf Lafontaine !

Pour punir cette Lucile, aussi laide d'esprit que de corps, il faut qu'elle envoie à son joli Polichinelle le manuscrit où se trouve la Fleur que j'aime, tes Révolutions, tous tes ouvrages et les numéros présents et à venir de ton Vieux Cordelier.

Je te persuaderais facilement que j'aurais plus de plaisir à venir les prendre moi-même ; mais, dans la crainte de te déranger, j'aime mieux te donner mon adresse : par ce moyen tu pourras me faire savoir si, par hasard, tu as quelques moments à me sacrifier au coin de ton feu, non pas dans ta chaise percée, mais dans celle à deux bras. Tu pourras encore me venir chercher un de ces matins au saut du lit, et partager le déjeuner de

POLICHINELLE.

P. S. Quoique assez rares, je regarde comme moins précieux qu'utiles les livres dont je te fais présent. C'est ce qui se trouve de plus convenable pour toi dans ma petite bibliothèque, qui est toute à ton service.

Mais, adieu ; je bavarde beaucoup au lieu de me rappeler que je ne me suis échappé du corps de garde que pour dîner ; j'y cours, en te priant de ne pas ménager les citoyennes Rouleau, Roulette et Daronne, car je leur en veux un tantinet.

 

Quelques jours après, Brune déjeunait chez Camille ; mais il était triste, inquiet, avec des pressentiments funestes. Desmoulins, au contraire, par un retour fréquent chez ces natures nerveuses, avait repris confiance, et tandis que Lucile lui versait du chocolat en disant à Brune : Il faut bien qu'il remplisse sa mission. — Bah ! dit Camille en citant du latin pour complaire à l'ami d'Horace : Buvons et mangeons, nous mourrons demain. C'était son mot habituel, à cette heure décisive.

M. Duf..., son ancien maître de conférences, le rencontra rue Saint-Honoré, quelques jours avant son arrestation : Que portez-vous là, Camille ? lui dit-il en désignant un paquet de journaux que Desmoulins portait sous le bras. — Des numéros de mon Vieux Cordelier ; en voulez-vous ?Non, non, ça brûle. — Peureux ! répond Desmoulins. Avez-vous oublié ce passage de l'Écriture : Edamus et bibamus, cras enim moriemur ?

 

Nous mourrons ! Le pauvre Desmoulins ne croyait peut-être pas dire si vrai. Toujours est-il que la rupture entre Robespierre et lui était complète ; nous l'avons vu par la lettre de Lucile à Fréron. On raconte que cette rupture était née d'une imprudence de Camille, qui aurait prêté un livre illustré, l'Arétin, avec des gravures obscènes à Élisabeth Duplay, la plus jeune des filles de l'hôte de Robespierre. Le courroux de Maximilien eût été grand alors contre ce corrupteur de Camille. Mais ce n'est là qu'une anecdote impossible à contrôler. Peut-être Robespierre avait-il senti un secret dépit contre Camille lorsque, recherchant la main de Mademoiselle Adèle Duplessis, la sœur de Lucile, il s'était vu fort doucement éconduit. J'imagine que le père, M. Duplessis, ne tenait pas à donner sa seconde fille à un homme politique. De là le refus, sans nul doute. Il est probable que Camille plaida alors la cause de son ami. Bref, Robespierre se rabattit sur la fille du menuisier Duplay, qu'il aima d'ailleurs, on le sait, d'une affection profonde et austère.

Toujours est-il que l'heure approchait où cette rupture entre Camille et Maximilien allait devenir publique. Le 7 janvier, au club des Jacobins, deux jours après l'apparition du n° V du Vieux Cordelier, on discuta la question de savoir si Fabre d'Églantine, Bourdon (de l'Oise) et Camille Desmoulins devaient être chassés de la Société. Trois fois on appela leurs noms ; aucun ne répondit. Eh bien, dit Robespierre, citez-les devant le tribunal de l'opinion publique ; elle jugera ! A ce moment Camille se présente. On lui demande de rendre compte de ses liaisons avec Philippeaux. Camille répond qu'il a pu se tromper, que les accusations qu'on lui jette sont des calomnies. Mais là n'est point le cœur du débat. Ce que les Jacobins veulent atteindre, flétrir, c'est le Vieux Cordelier. Que si Camille sort vaincu, si l'épuration est prononcée, tout est fini, la guillotine est proche. A cette heure, la route vers l'échafaud se compose de plusieurs stations ; l'épuration est la première. Camille n'a pas encore parlé sur ce chef d'accusation, que Robespierre demande la parole.

Tout en blâmant énergiquement le Vieux Cordelier, dit Charlotte Robespierre dans ses Mémoires, Maximilien chercha à justifier l'auteur. Malgré son immense popularité et son influence extraordinaire, des murmures accueillirent ses paroles. Alors il vit qu'en voulant sauver Camille il se perdait lui-même. Camille ne lui tint pas compte des efforts qu'il avait faits.

La vérité est que Robespierre, voulant détourner la colère des Jacobins, crut devoir sacrifier l'ouvrage pour sauver l'auteur : Camille, dit-il avec une certaine ironie, et d'un ton sec qui dut irriter profondément l'impressionnable Desmoulins, Camille est un enfant gâté ; il avait d'heureuses dispositions ; les mauvaises compagnies l'ont égaré. Ce sont presque déjà là les expressions dont Saint-Just se servira dans son meurtrier rapport, rapport dont Robespierre lui fournira les éléments.

Enfin, conclut Robespierre, il faut sévir contre ces numéros que Brissot lui-même n'eût osé avouer, et conserver Desmoulins au milieu de nous. Je demande, pour l'exemple, que les numéros de Camille soient brûlés dans la société.

Brûlés ! brûlés par les Jacobins comme la France libre par arrêt du Parlement de Toulouse ! C'est trop, en vérité, pour Camille, qui ne comprend point le but de Robespierre. Il se redresse, il regarde Maximilien en face, et d'une voix nette, qui contraste avec ses balbutiements habituels : C'est fort bien dit, Robespierre ; mais je te répondrai comme Rousseau : Brûler n'est pas répondre !

Robespierre fut surpris d'une riposte aussi soudaine. Il ne s'y attendait pas. Il croyait que Desmoulins comprendrait le véritable but d'une pareille tactique. Le cri de son ami l'irrita à son tour, et le ton de sa réplique fut bientôt changé :

Apprends, Camille, dit-il, que si tu n'étais pas Camille, on ne pourrait avoir autant d'indulgence pour toi 1 La façon dont tu prétends te justifier me prouve que tes intentions étaient mauvaises. — Mes intentions, reprend Camille, mais ne les connaissais-tu pas ? N'ai-je pas été chez toi ? ne t'ai-je pas lu mes numéros ? — Je n'en ai lu qu'un ou deux ; j'ai refusé d'entendre les autres !

 

Ainsi, le duel de paroles continuait, ardent, pressé, les ripostes se succédant comme les passes rapides d'une escrime à fleurets démouchetés, tandis que le public, les témoins, la masse frémissante des Jacobins, passait de l'un à l'autre des adversaires avec une partialité évidente pour l'incorruptible, défenseur tout à l'heure, maintenant accusateur. Vainement Danton intervient, essaye de persuader publiquement à Camille qu'il ne doit pas s'effrayer des leçons un peu sévères que l'amitié de Robespierre vient de lui donner. L'apaisement est impossible. La lutte continue. Eh bien, oui ! s'écrie Robespierre, qu'on ne brûle pas, mais qu'on réponde ! Et, aux murmures de l'auditoire la voix d'un secrétaire lit aussitôt le n° IV du Vieux Cordelier. Camille et Danton pouvaient déjà sentir qu'ils étaient perdus. Le 8 janvier (19 nivôse), c'est encore aux Vieux Cordelier que les Jacobins reviennent. C'est Momoro qui lit, cette fois, le n° III, le terrible réquisitoire où le mot suspect retentit comme un refrain lugubre, ce Momoro qui tremblait, en juin 1789, d'imprimer la France libre, et qui maintenant accuse Desmoulins de modérantisme. Un silence morne accueille cette lecture. Robespierre alors reprend la parole ; pour lui, Desmoulins est un composé bizarre de vérités et de mensonges, de politiques et de chimères. D'ailleurs, que les Jacobins chassent ou conservent Desmoulins, peu importe, ce n'est qu'un individu. Ce qui importe, c'est la chose publique. Or, deux sortes de gens la menacent, les citra-révolutionnaires et les ultra-révolutionnaires. Et ces deux factions s'entendent comme des brigands dans une forêt. Et, pour préciser sa pensée : Camille et Hébert, dit Robespierre, ont également tort à mes yeux[37].

Ainsi, dès le mois de janvier, le projet de Maximilien apparait clairement : il s'agit, pour lui, de se défaire à la fois des modérés et des exagérés, des indulgents et des enragés. Le double coup de bascule est arrêté dans sa tête. Il n'y a plus maintenant qu'à frapper.

Cette longue discussion tourna cependant, en apparence, à l'avantage de Desmoulins. Il ne fut pas rayé du club des Jacobins, on lui rendit son titre de Cordelier. Il pouvait se croire sauvé. Il était perdu.

On a produit naguère un témoignage de la sœur de Robespierre essayant de faire croire que Maximilien voulut réellement sauver Camille. Ce qui est plus certain, c'est que Robespierre rédigea, pour Saint-Just, un acte d'accusation contre Desmoulins, un projet de rapport que M. France publia en 1841 sur les autographes, avec des rapprochements qui ne permettent pas de douter que Robespierre ait été l'inspirateur du Chevalier porte-glaive. Quelle étrange destinée que celle de Camille, traité de vaniteux et d'homme versatile par celui qu'il appelait jadis son cher Robespierre[38] ! Camille, en effet, a beaucoup varié, nous l'avons vu, sur les hommes. Il y a toujours de lui, la plupart du temps, deux jugements touchant le même personnage. Un seul homme l'a constamment séduit et conquis, c'est celui qu'il appelait, dès 1791, le plus robuste athlète des patriotes, le seul tribun du peuple qui eût dû se faire entendre dans le Champ de Mars, c'est Danton, et l'influence de Danton le pousse à la pitié et au pardon. Aussi bien Camille a-t-il décidément rompu avec Maximilien.

Le septième numéro, qui ne devait être qu'un numéro posthume, est plein d'attaques directes, enfiévrées, hardies et éperdues contre Robespierre, contre Vadier, ce même Vadier qui, le 16 juillet 1791, disait à la tribune de l'Assemblée nationale : J'adore la monarchie et j'ai en horreur le gouvernement républicain !, contre David qui a déshonoré son art en oubliant qu'en peinture comme en éloquence le foyer du génie c'est le cœur, contre Héron, La Vicomterie, etc. C'est le chant du cygne, un chant de colère ardente et de généreuse haine. Mais ce chant ne parviendra au monde que lorsque celui qui le fait entendre sera mort.

 

IV

Depuis leurs dernières lettres, Dantonistes et Hébertistes étaient irrémissiblement condamnés. Les amis d'Hébert, au printemps de 94, essayèrent vainement de pousser à l'insurrection le peuple de Paris. Carrier, revenu de Nantes, avait parlé à la tribune des Cordeliers, d'une insurrection sainte. Ils la tentèrent. Vincent fait décider que l'on voilera d'un crêpe noir, jusqu'à l'anéantissement des modérés, le tableau des Droits de l'Homme. Hébert accuse, rugit, et le Père Duchesne se met atrocement en colère. Vaines menaces. Saint-Just monte à la tribune de la Convention, dénonce les Hébertistes qu'il accuse d'être les partisans de l'étranger et, le 24 mars, Hébert, Momoro, Clootz, Chaumette, sont exécutés.

Les ultras n'étaient plus à craindre ; c'était aux citras de trembler. Les comités avaient licencié l'armée révolutionnaire, renouvelé, discipliné la Commune, régénéré, c'est-à-dire épuré les Cordeliers. Ils allaient maintenant tourner toutes leurs forces contre les Dantonistes. Frapper Danton, atteindre Camille, quelque dépopularisés qu'ils fussent aux yeux des clubs, ce n'était pas une mince besogne. Combien de membres pouvaient encore se lever pour les défendre ? Et quelle audace il fallait pour accuser Desmoulins de royalisme et Danton de trahison !

Les comités manœuvraient habilement. Et tout d'abord ils se défirent du seul ami de Danton qui siégeât au Comité de salut public, Hérault de Séchelles. Hérault, las, écœuré, se laissa faire. On l'accusa d'avoir emporté chez lui les papiers du Comité diplomatique, entretenu des correspondances avec Proly, Pereyra et Dubuisson, ce qui était faux, et d'avoir donné asile à un émigré, ce qui est vrai. Le 26 ventôse, il était arrêté et, le lendemain, la Convention confirmait cette arrestation, après un rapport de Saint-Just. Ce Saint-Just, l'ange exterminateur, le chevalier porte-glaive était revenu de l'armée du Nord pour faire, froidement, avec une conviction terrible, l'office d'accusateur. Il parlait, de sa voix faible mais ferme, avec une concision sinistre. Pour Hérault, comme pour plus tard les autres Dantonistes, il semblait, selon le mot d'un témoin, dire de la voix et du geste : Ce n'est qu'un peu de sang impur qu'on vous demande !

Hérault arrêté, c'était Danton directement menacé. Des amis l'avertirent. Ils savaient que Billaud-Varennes et Saint-Just étaient prêts à demander les têtes des indulgents. Danton haussait les épaules. Il n'y a rien à faire, disait-il. Résister ? Verser du sang ? Il y a assez de sang répandu. J'aime mieux donner le mien. J'aime mieux dire guillotiné que guillotineur ! — Et comme on lui disait de fuir, cette grande âme de patriote exhalait son amour ardent pour notre France dans un mot qui traversera les siècles : Est-ce qu'on emporte sa patrie à la semelle de ses souliers ? Il répétait aussi, comme Camille, le mot altier du duc de Guise : Ils n'oseraient ! — Sa réponse était même plus énergique.

Ils allaient oser cependant. Déjà un mois auparavant, Billaud-Varennes avait dénoncé Danton au Comité de salut public, mais Robespierre s'était levé comme un furieux en disant : Tu veux perdre les meilleurs patriotes[39]. Mais, cette fois, Billaud allait être écouté. Au début de la séance de nuit, qui devait marquer l'arrestation de Danton et de ses amis, Robert Lindet et le vieux Rühl — qui d'ailleurs ne signèrent pas ce décret d'arrestation — firent avertir Danton par Panis. Danton, dit le docteur Robinet — Comment se tuent les Républiques, article de la Politique positive —, Danton avait gardé son domicile. Assis près du foyer de sa chambre de travail, le corps penché dans l'âtre, abimé dans ses réflexions, de temps à autre, il sortait de son immobilité pour tisonner avec violence, puis on l'entendait pousser de profonds soupirs et prononcer des paroles entrecoupées... D'autres fois, il se relevait brusquement, se promenait à grands pas dans la chambre, et prenant dans ses bras le fils de sa sœur, duquel nous tenons ce récit, il l'embrassait avec émotion. La visite de Panis, tout ému, troublé, suppliant, n'ébranla point Danton. Et cependant, le péril pressait. Billaud-Varennes, qui s'en repentit plus tard, au dire de Tissot, avait déjà dit nettement avec une résolution sinistre : Danton conspire, il faut le faire mourir ! Robespierre et Saint-Just approuvèrent. Maximilien minuta l'acte d'accusation, il donna la matière à Saint-Just qui la façonna avec l'habileté de la haine et la froideur terrible d'une conviction de marbre. Puis, pâle, accablé, soucieux, Robespierre se retira, ce matin de mars, dans sa petite chambre de la maison des Duplay, et il y demeura enfermé, tandis qu'on arrêtait Danton, Camille Desmoulins, Lacroix et Philippeaux[40].

Il y a dans la vie des heures sinistres où les malheurs semblent frapper à la fois et fondre brutalement sur ceux qu'ils veulent atteindre. A l'heure où l'on délibérait aux Tuileries sur l'arrestation de Camille, le malheureux venait de recevoir la lettre suivante de son père. La pauvre madame Desmoulins n'était plus :

MON CHER FILS,

J'ai perdu la moitié de moi-même. Ta mère n'est plus. J'ai toujours eu l'espérance de la sauver, c'est ce qui m'a empêché de t'informer de sa maladie. Elle est décédée aujourd'hui, heure de midi. Elle est digne de tous nos regrets ; elle t'aimait tendrement. J'embrasse bien affectueusement et bien tristement ta femme, ma chère belle-fille, et le petit Horace. Je pourrai demain t'écrire plus au long. Je suis toujours ton meilleur ami.

DESMOULINS.

 

Le désespoir de Camille était profond ; il avait encore les yeux rouges de larmes, lorsque la patrouille des soldats, chargés de l'arrêter, vint occuper les issues de la maison. Le premier mot de Camille en entendant les lourdes crosses de fusils tombant sur le palier fut celui-ci : On vient m'arrêter ! Lucile l'écoutait et le regardait, éperdue. Elle se sentait devenir folle. Camille fut plus calme qu'on ne pouvait le supposer. Il s'habilla, embrassa son enfant, prit dans sa bibliothèque les Nuits d'Young et les Méditations sur les Tombeaux d'Harvey, il serra contre sa poitrine cette femme adorée qui sanglotait, et leurs lèvres se rencontrèrent encore une fois dans un de ces amers baisers rendus plus brûlants par les larmes.

Lucile, affolée, éperdue, l'appelait, se cramponnait à lui : un évanouissement dut seul la séparer de son Camille. On écroua Desmoulins et ses amis dans la prison du Luxembourg.

Camille Desmoulins, en entrant au Luxembourg, semblait avoir perdu tout espoir. On eût dit qu'il se sentait condamné d'avance. Ses lettres, ses admirables lettres, les plus poignantes pages qu'aient dictées à une main humaine l'amour profond et la douleur, ses lettres sont toutes remplies de pressentiments affreux et de tristes ressouvenirs. Il est là, apercevant du fond de sa prison ce jardin du Luxembourg où il passa huit années à voir Lucile. — Un coin de vue sur le Luxembourg me rappelle une foule de souvenirs de nos amours. Que ce temps est loin ! Et il songe à sa femme, à son enfant, à l'excellente madame Duplessis. Il est près d'eux par la pensée, par l'imagination, presque par le toucher. Pourtant non, Lucile est trop loin, le petit Horace lui est arraché : Je me jette à genoux, j'étends les bras pour t'embrasser, je ne trouve plus mon pauvre Loulou... Et une larme qui tombe sur le papier interrompt la phrase douloureuse.

Il essaye cependant de donner du courage aux siens. Qu'a-t-il à craindre ? Ma justification est tout entière dans mes huit volumes républicains. C'est un bon oreiller sur lequel ma conscience s'endort dans l'attente du tribunal et de la postérité. La postérité ! Camille a raison ; elle ne lui manquera pas, elle l'absoudra, elle oubliera ses sarcasmes, elle ne verra plus que ses larmes.

La fièvre, d'ailleurs, s'empare de Camille. Son sang bout. Il écrit à Robespierre. Il ne peut dormir, il ne peut manger. Il n'a d'appétit que pour la soupe que lui fait apporter Lucile. Envoie-moi, lui dit-il, de tes cheveux et ton portrait. Lorsqu'il trouve un instant de sommeil, quelle joie ! Il rêve d'elle : On est libre quand on dort... Le ciel a eu pitié de moi. Il n'y a qu'un moment, je te voyais en songe, je vous embrassais tour à tour, toi, Horace et Daronne (sa belle-mère), qui était à la maison ; mais notre petit avait perdu un œil par une humeur qui venait de se jeter dessus, et la douleur de cet accident m'a réveillé. Je me suis retrouvé dans mon cachot. Il faisait un peu de jour... J'ai fondu en larmes, ou plutôt j'ai sangloté en criant dans mon tombeau : Lucile ! Lucile ! Ô ma chère Lucile, où es-tu ?...

Ce sera le cri éternel du malheureux, à qui la passion dicte de ces mots saisissants, profonds, qui donnent le frisson d'un drame shakespearien :

Hier, dit Camille, quand le citoyen qui t'apporta ma lettre fut revenu : Eh bien ! vous l'avez vue ? lui dis-je, comme je disais autrefois à cet abbé Landreville — confident des amours de Lucile et de Camille —, et je me surprenais à le regarder comme s'il fût resté sur ses habits, sur toute sa personne, quelque chose de toi.

J'ai découvert une fente dans mon appartement, dit-il encore, j'ai appliqué mon oreille, j'ai entendu la voix d'un malade qui souffrait. Il m'a demandé mon nom, je le lui ai dit. Ô mon Dieu ! s'est-il écrié à ce nom, en retombant sur son lit, d'où il s'était levé, et j'ai reconnu distinctement la voix de Fabre d'Églantine. Oui, je suis Fabre ! m'a-t-il dit, mais, toi ici ! la contre-révolution est donc faite ? Nous n'osons cependant nous parler, de peur que la haine ne nous envie cette faible consolation, et que, si on venait à nous entendre, nous ne fussions séparés et resserrés plus étroitement ; car il a une chambre à feu, et la mienne serait assez belle si un cachot pouvait l'être.

Je vois le sort qui m'attend, ajoute Camille après le premier interrogatoire auquel on le soumet. Adieu, ma Lolotte, mon bon loup : dis adieu à mon père. Tu vois en moi un exemple de la barbarie et de l'ingratitude des hommes. Mes derniers moments ne te déshonoreront-point. Tu vois que ma crainte était fondée, que mes pressentiments furent toujours vrais. J'ai épousé une femme céleste par ses vertus ; j'ai été bon mari, bon fils, j'aurais été bon père. J'emporte l'estime et tous les regrets de tous les vrais républicains, de tous les hommes, la vertu et la liberté. Je meurs à trente-quatre ans ; mais c'est un phénomène que j'aie traversé, depuis cinq ans, tant de précipices de la Révolution sans y tomber, et que j'existe encore, et j'appuie ma tête avec calme sur l'oreiller de mes écrits trop nombreux, mais qui respirent tous la même philanthropie, le même désir de rendre mes concitoyens heureux et libres, et que la hache ne frappera pas.

Je vois bien que la puissance enivre presque tous les hommes, que tous disent comme Denys de Syracuse : La tyrannie est une belle épitaphe. Mais, console-toi, veuve désolée ! l'épitaphe de ton pauvre Camille est plus glorieuse : c'est celle des Brutus et des Caton les tyrannicides. Ô ma chère Lucile ! J'étais né pour faire des vers, pour défendre les malheureux, pour te rendre heureuse, pour composer avec ta mère et mon père, et quelques personnes selon notre cœur, un Otahiti. J'avais rêvé une République que tout le monde eût adorée. Je n'ai pu croire que les hommes fussent si féroces et si injustes. Comment penser que quelques plaisanteries dans mes écrits, contre des collègues qui m'avaient provoqué, effaceraient le souvenir de nies services ! Je ne me dissimule point que je meurs victime de ces plaisanteries et de mon amitié pour Danton. Je remercie nies assassins de nie faire mourir avec lui et Philippeaux ; et puisque mes collègues ont été assez lâches pour nous abandonner et pour prêter l'oreille à des calomnies que je ne connais pas, mais à coup sûr les plus grossières, je puis dire que nous mourons victimes de notre courage à dénoncer des traîtres, et de notre amour pour la vérité.

Nous pouvons bien emporter avec nous ce témoignage, que nous périssons les derniers des républicains. Pardon, chère amie, ma véritable vie que j'ai perdue du moment qu'on nous a séparés, je m'occupe de ma mémoire. Ma Lucile, mon bon Loulou, ma poule à Cachan, je t'en conjure, ne reste point sur la branche, ne m'appelle point par tes cris ; ils me déchireraient au fond du tombeau. Va gratter pour ton petit, vis pour mon Horace, parle-lui de moi. Tu lui diras, ce qu'il ne peut entendre, que je l'aurais bien aimé ! Malgré mon supplice, je crois qu'il y a un Dieu. Mon sang effacera nies fautes, les faiblesses de l'humanité ; et ce que j'ai eu de bon, nies vertus, mon amour de la liberté, Dieu le récompensera. Je te reverrai un jour, ô Lucile, ô Annette ! Sensible comme je l'étais, la mort, qui nie délivre de la vue de tant de crimes, est-elle un si grand malheur ? Adieu, Loulou, ma vie, mon âme, ma divinité sur la terre ! Je te laisse de bons amis, tout ce qu'il y a d'hommes vertueux et sensibles. Adieu, Lucile ! ma Lucile ! ma chère Lucile ! adieu, Horace, Annette, Adèle adieu, mon père ! Je sens fuir devant moi le rivage de la vie. Je vois encore Lucile ! je la vois, ma bien-aimée, ma Lucile I mes mains liées t'embrassent, et ma tête séparée repose encore sur toi ses yeux mourants !

 

Nulle voix ne s'élevait donc en faveur de Camille ? Nul secours ne lui venait donc ? Ses anciens amis étaient-ils muets, ses parents inactifs ? Non. Legendre avait essayé, à la Convention, de réclamer en faveur de Danton et de ses amis. Il demandait que les députés arrêtés fussent traduits à la barre de l'Assemblée. Ils seront accusés ou absous par vous, ajoutait-il. Mais ce n'était pas à la barre de la Convention, c'était sur les bancs du Tribunal révolutionnaire que Robespierre, Saint-Just, Billaud et Couthon voulaient traîner les indulgents. Le discours de Legendre fut couvert par des murmures.

Et puis Saint-Just va parler ; il semble qu'un archange de la mort se dresse à la tribune et, au milieu du silence, fasse entendre des paroles de deuil. Dès les premiers mots, Saint-Just est terrible et va droit au but : La République est dans le peuple, dit-il, et non point dans la renommée de quelques personnages ! Il parle avec une fierté farouche de l'amour sacré de la patrie qui immole tout, précipite Manlius, entraîne Regulus à Carthage, voit sans frémir Curtius se jeter au gouffre et, sur cette doctrine qui subordonne la morale et le droit à une théorie sinistre, il accuse tour à tour Hérault, qu'il appelle un conspirateur, Danton qu'il accuse de lâcheté, Camille à qui il prèle des vices honteux, Fabre d'Églantine qu'il présente habilement comme le chef de la faction. Pourquoi ? Parce que Fabre est accusé de faux et qu'il est nécessaire de flétrir ces hommes, à qui on ne veut pas se contenter de donner la mort, mais encore le déshonneur. Il s'adresse, ce Saint-Just, à ses collègues arrêtés comme s'ils étaient là pour lui répondre : Faux ami, dit-il à Danton, tu disais, il y a deux jours, du mal de Desmoulins, instrument que tu as perdu ! De Camille, il dira qu'il fut d'abord dupe et finit par être complice. Saint-Just passe d'ailleurs avec dédain sur Camille, qui manquait de caractère. Il sait bien que ce n'est pas Camille, c'est Danton qu'il faut frapper. Le pauvre Camille, a dit Michelet avec une émotion profonde, qu'était-ce ? Une admirable fleur qui fleurissait sur Danton ; on n'arrachait l'un qu'en touchant l'autre.

Je ne sais rien de comparable à la perfidie de ce rapport de Saint-Just, arme meurtrière, d'un acier redoutable et bien trempé. Tout ce dont on accuse les Dantonistes, conspiration avec Dumouriez, complicité avec d'Orléans, royalisme et corruption, était faux, mais présenté par Saint-Just avec une habileté sinistre et une conviction féroce et inébranlable. Cet homme croyait accomplir un devoir. Fatal aveuglement ! s'écrie un historien ami de Robespierre et de Saint-Just, M. Ernest Hamel, égarement d'une rime généreuse et stoïque, qui vit des crimes là où il y eut sans doute beaucoup de légèreté et peut-être un peu de corruption[41]. Quelque estime que nous ayons pour M. Hamel, pouvons-nous accepter ce stoïcisme particulier qui immole des gens parce qu'ils sont, en nous plaçant même au point de vue de Saint-Just, légers et peut-être un peu corrompus ? C'était au nom de je ne sais quel idéal de vertu surhumaine, inaccessible aux mortels qui ont la faiblesse d'avoir un cœur que Saint-Just demandait à la Convention d'immoler les Dantonistes. La Convention accueillit le rapport de Saint-Just par des applaudissements unanimes et multipliés. Elle continuait à trembler. Et Couthon, célébrant sa docilité, s'écriait : La Convention va, comme les armées, au pas de charge.

Moins de quatre mois après, c'était contre Couthon et ses amis que le pas de charge était sonné. Cependant Lucile courait Paris, essayait de parvenir, pour l'attendrir, jusqu'à Robespierre. Elle voulait entrainer avec elle, chez les Duplay, madame Danton. Robespierre fut invisible. Elle lui écrivait alors. Sa lettre est folle, mais poignante ; M. Ed. Fleury l'a donnée tout entière : Camille a vu naître ton orgueil... Mais il a reculé devant l'idée d'accuser un ami de collège, un compagnon de ses travaux. Cette main qui a pressé la tienne, a quitté la plume avant le temps, lorsqu'elle ne pouvait plus la tenir pour tracer ton éloge. Et toi tu l'envoies à la mort ! Tu as donc compris son silence ! Elle errait autour du Luxembourg, s'efforçait d'apercevoir Camille et de lui faire des signes. Elle voudrait, de loin, par gestes, lui parler. Elle essayera de le sauver, et pour le sauver elle donnera sa vie. Touchante figure de femme, que cette héroïne de l'amour conjugal, ainsi résolue à suivre son époux jusque dans la mort !

L'instruction ou le semblant d'instruction contre les accusés était prête d'ailleurs. Il faut nous partager l'instruction, écrivait Herman à Fouquier, elle appartient de droit à l'acc. (sic) public. On les voit clairement, on les saisit un à un, les détails de cette instruction, où les renseignements les plus minces, les rapports les plus indignes, les accusations les plus basses sont accumulés avec une adresse perfide.

Un dénonciateur anonyme assure que Lacroix et Danton, pendant qu'ils étaient à Bruxelles, envoyèrent en France une voiture chargée de linge appartenant à la gouvernante des Pays-Bas, et qui valait des sommes considérables, environ deux ou trois cent mille livres. Ce même linge, ajoute la note non signée, fut enregistré à la commune de Béthune, et c'est de là que l'on sait que ces deux députés se l'étaient approprié. — Ce fait est connu particulièrement de deux représentants du peuple, des citoyens Le Bas et Duquesnoy. Soit ; va-t-on, du moins, s'enquérir auprès de Duquesnoy et de Le Bas de la valeur d'une telle dénonciation ? Non certes, ni le Bas, ni Duquesnoy, la future victime de prairial an III, ne sera cité comme témoin. Lacroix demandera que Pache, maire de Paris, Legendre, Gallon, Jagot, Robert Lindet, Cossuin, Merlin (de Douai), Guyton-Morveau, Rose, tenant l'auberge de la Grange-Batelière, soient entendus. On n'accédera pas à sa juste demande. Jamais procédure ne fut plus iniquement conduite.

Dans les papiers plus particulièrement relatifs à Camille Desmoulins, on rencontre, tracés de la main de Fouquier-Tinville, cette note de témoins à assigner :

Panis,

Boucher Saint-Sauveur,

Robespierre (rayé),

Robespierre (rayé encore).

Aucun de ces témoins ne fut assigné. Et quant à l'accusation formulée contre Danton et Lacroix d'avoir volé une voiture chargée de linge, ils s'en défendront devant le tribunal, sans qu'on leur permette de citer des témoignages favorables. J'ai acheté en Belgique six cents livres de linge pour la table : il était à bon marché, dira Lacroix. — Et Danton : Il résulte du procès-verbal qu'il n'y avait, à moi, dans cette voiture qu'on prétendait aussi remplie d'argenterie que mes chiffons et un corset de molleton[42].

Ainsi, Fouquier et Herman s'empressaient de réunir contre les accusés tous les témoignages qui les pouvaient accabler. On retrouve dans le dossier en quelque sorte sanglant de ce procès, les preuves manifestes de l'acharnement déployé contre Danton et ses amis. Fouquier donne une longue liste des pièces accusatrices à rechercher, à coordonner, à grouper de manière à en former comme un faisceau d'instruments de mort. On va rechercher, dans le passé, tout cd que Danton a dit, tout ce que Desmoulins a écrit, tout ce que Hérault a pensé. La liste est longue ; il faut à l'accusateur public :

L'extrait des délibérations de l'Assemblée électorale du département de Paris, qui nomma Danton administrateur du département ;

Ce que dirent les journaux à la même époque ;

La lettre de Laz-Cazas (sic) où est rapportée en détail une séance du Comité qui ne peut avoir été ainsi livrée en détail que par Hérault.

Pièces à rechercher.

Les journaux d'octobre et de novembre 1792, dans lesquels sont les opinions de Danton relatives :

A Marat,

A Roland,

A la guerre avec l'Angleterre ;

(En marge les Révolutions de Paris.)

Ceux dans lesquels sont les détails de la séance du Comité de défense générale où Danton se trouva avec Pétion, Brisson, etc., etc. ;

Les journaux qui annoncèrent la retraite de Danton à Arcis-sur- Aube en diverses circonstances et particulièrement après l'affaire du Champ-de-Mars ;

Les journaux qui ont fait mention du souper qui eut lieu chez Talma, lorsque Dumouriez vint à Paris en janvier 1793, l'apparition de Dumouriez aux différents théâtres avec Danton.

Rechercher : (sous les scellés chez Debenne).

Détails des journées des 31 mai et 2 juin sur ce que dirent Hérault, Lacroix et Danton relativement à Henriot ;

Les numéros du Vieux Cordelier ;

La lettre de Philippeaux au Comité de salut public et ses autres pamphlets ;

Le portrait de Marat, par Fabre ;

Le plaidoyer de Camille Desmoulins pour Dillon ;

La brochure de Levassent, intitulée : Philippeaux peint par lui-même.

Le catéchisme de Philippeaux.

 

On voit par ce simple document quel art avait Fouquier pour grouper les chefs d'accusation les plus disparates et pour donner une portée coupable à des actes ou à des paroles auxquels les accusés n'avaient aucune part. Telle est, pour n'en citer qu'un exemple, cette lettre de Las-Casas dont on rend responsable Hérault de Séchelles qui en ignorait certainement l'existence, lettre intéressante d'ailleurs, au point de vue de l'état des esprits à cette date.

Une chose ressort, évidente, de l'étude de ce procès, c'est la parfaite mauvaise foi des juges qui regardaient d'avance comme des condamnés ces hommes soumis à leur juridiction.

Vainement pouvait-on faire appel à leur conscience, à des sentiments de dignité et de droit qu'ils ne connaissaient pas. Sourds à toute parole de justice, les Fouquier et les Herman ne continuaient leur enquête que pour mieux rencontrer des coupables chez ceux en qui les Comités voyaient des ennemis. Une voix autorisée et honnête allait cependant se faire entendre aux oreilles de Fouquier-Tinville. Le père de Camille Desmoulins, ce respectueux serviteur de la loi, que nous avons vu dans son intègre amour de la justice et de la mansuétude, conjurer son fils de modérer son ardeur révolutionnaire, le vieux légiste de Guise sortit de son silence et de son ombre pour envoyer une prière à celui qui demandait la vie de son enfant. Lettre touchante et noble, où l'honnête homme ne s'abaisse pas jusqu'à la supplication ou la flatterie, où, tout au contraire, il conserve devant l'accusateur l'attitude digne et fière d'un père qui réclame justice sans demander grâce. Ce n'est pas lui qui, ayant à prier Fouquier, l'appellera mon cher parent, comme Fouquier appelait Camille. Magistrat, il parle à un magistrat, grave et le cœur brisé. Cette magnifique lettre a dormi inconnue jusqu'ici dans les papiers du tribunal, et elle servira désormais à compléter la figure austère et vénérable de M. Desmoulins le père :

Au citoien Fouquier de Thinville, accusateur public.

Réunion-sur-Oise, cy-devant Guise, 15 germinal IIe année Rép.

CITOIEN COMPATRIOTE,

Camille Desmoulin (c'est mon fils), je te parle d'après ma conviction intime, est un républicain pure, un republicain par sentiment, par principes et, pour ainsi dire, par instinct : Il était républicain dans l'ame et par goût avant le quatorze juillet mil sept cent quatre vingt neuf, il l'a été depuis constamment par effet. Son parfait désinteressement et son amour pour la vérité, ses deux vertus caractéristiques, que je lui ai inspirées dès son berceau et qu'il a invariablement pratiquées, l'ont toujours tenu à la hauteur de la Révolution.

Est-il vraisemblable, n'est-il pas même absurde de croire qu'il ait changé d'opinion, qu'il ait renoncé à son caractère, à ses affections pour la liberté, pour la souveraineté du peuple, à son système de son cœur, au moment où son vœu bien connu et bien prononcé avait les plus brillants succès ; au moment où il avait combattu et vaincu la cabale des 13rissot ; au moment où il démasquait Hébert et ses adhérents, auteurs de la plus profonde conjuration ; au moment où il devait croire la Révolution achevée ou prête à l'être, et sa république établie par nos victoires et nos triomphes sur ses ennemis tant du dedans que du dehors ?

Ces invraisemblances ne suffisaient-elles pas pour écarter de mon fils jusqu'à l'ombre de soupçon, et cependant il est dans les horreurs d'une accusation aussi grave que je la crois calomnieuse.

Enchaîné dans mon cabinet par mes infirmités, je suis le dernier ici à apprendre par le soin qu'on prend à me le cacher cet événement bien fait pour alarmer le plus franc patriote.

Citoien, je ne te demande qu'une chose, au nom de la justice et de la patrie, car le vrai républicain ne sait connaître qu'elles, c'est de scruter par toi-même et de faire scruter par le juré de jugement la conduite entière de mon fils, et celle de son dénonciateur quel qu'il soit ; on connaîtra bientôt quel est le plus véritablement républicain. La confiance que j'ai dans son innocence nie fait croire que cette accusation sera un nouveau triomphe aussi intéressant pour la Republique que pour lui-même.

Salut et fraternité de la part de ton compatriote et concitoien Desmoulins, celui qui jusqu'ici s'est honoré d'être le père de Camille comme du premier et du plus inébranlable républicain[43].

DESMOULINS.

 

Fouquier reçut sans doute trop tard cette lettre, qui n'ébranla certainement pas sa quiétude de pourvoyeur des sévérités iniques de la loi. Camille Desmoulins était déjà mort lorsque la lettre du père arriva pour demander le salut du fils. Détenu au Luxembourg, Camille avait, dès le 12 germinal, subi un premier interrogatoire ; nous le donnerons ici dans son intégralité :

Ce jourd'hui, 12e jour de germinal de l'an second de la République française une et indivisible, onze heures du matin, Nous, François-Joseph Denizot, l'un des juges du tribunal révolutionnaire établi à Paris par la loi du 10 mars 1793, sans aucun recours au tribunal de cassation et encore en vertu des pouvoirs délégués au tribunal par la loi du 5 avril de la même année, assisté de F. Girard de qui nous avons reçu serment, commis greffier du tribunal en l'une des salles de l'auditoire du palais (imprimé rayé), et en présence de Gilbert Lieudon, substitut de l'accusateur public, nous sommes transférés — avons fait amener de la maison d'arrêt, rayé —, à la maison d'arrêt du ci-devant Luxembourg et avons fait venir dans une chambre particulière les prévenus auxquels avons demandé leurs nom, âge, proffession, pays et demeure.

A repondu se nommer.

D. Comment il s'appelle ?

R. Se nommer Benoit Camille Desmoulins âgé de 34 ans, né à Guyse département de l'Aine, homme de loi et député à la Convention nationale demeurant à Paris rue du Théâtre françois.

D. S'il a conspiré contre la nation française en voulant rétablir la monarchie, détruire la représentation nationale et le gouvernement républiquain.

R. Non.

D. S'il a un deffenseur ?

R. Non.

Pourquoi lui avons nommé Chauveau de Lagarde.

Lecture faite du présent interrogatoire a dit contenir vérité y a persisté et a signé avec nous.

CAMILLE DESMOULINS. — F. GIRARD.

LIEUDON. — DENIZOT.

A. Q. FOUQUIER[44].

 

Camille avait été interrogé le premier. Après lui, Danton, puis Lacroix, puis Hérault subirent la même question. A cette demande : Avez-vous conspiré contre la République ? Hérault répondit que ces horribles pensées n'étaient jamais entrées ni dans son esprit ni dans son cœur. L'attitude des Dantonistes dans le procès devait être d'ailleurs admirable. A partir du moment où ils entrèrent au Luxembourg jusqu'à l'heure où ils sortirent de la Conciergerie, ils furent résolus et superbes. Danton surtout. Je porte dans mon caractère une bonne portion de la gaieté française, avait-il dit, le 16 mars, à la Convention, dans son avant-dernier discours[45]. Cette gaieté ne l'abandonna pas. En entrant dans la cour de la prison où il trouva Hérault de Séchelles jouant à la galoche, Danton dit aux prisonniers : Quand les hommes font des sottises, il faut savoir en rire ! Mais si la raison ne revient pas en ce bas monde, vous n'avez encore vu que des roses ! Il aperçut Thomas Payne, l'Américain, le défenseur de la Révolution contre Burke, ce Payne, dont le suffrage populaire des électeurs du Pas-de-Calais avait fait un député à la Convention et l'orage politique un détenu.

Ce que tu as fait pour le bonheur et la liberté de ton pays, lui dit Danton, j'ai vainement essayé de le faire pour le mien ! J'ai été moins heureux ! Quel contraste ! Ces deux hommes se retrouvant ainsi dans une cour de prison. Thomas Payne, tel que nous le montre la belle gravure d'Arano : narquois et superbe, à la fois railleur et enthousiaste, le nez long, gros, un peu recourbé sur la bouche d'une finesse remarquable, ce visage où palpite une âme, où voltige un esprit, terminé par un menton pointu, modelé gracieusement. Le costume est celui d'un Franklin élégant, les cheveux sont poudrés. L'homme a la cinquantaine, mais une vigueur, une verdeur peu communes. Et, à côté de lui, Danton, droit, audacieux, presque menaçant et répondant, lui fils de Rabelais, à cette sorte de quaker : On m'envoie à l'échafaud. Eh bien, j'irai gaiement !

On mit les prisonniers au secret, puis lorsque leur acte d'accusation leur eut été notifié. on les conduisit à la Conciergerie. Lacroix et Danton souriaient, Philippeaux demeurait fier, Camille était triste. C'est à pareil jour, dit Danton en arrivant à la Conciergerie, que j'ai fait instituer le Tribunal révolutionnaire ; j'en demande pardon à Dieu et aux hommes ! Mais quoi ! ce n'était point par inhumanité ! Je voulais prévenir de nouveaux massacres de Septembre ! Il parlait haut dans son cachot, et pour que les autres détenus entendissent : Je laisse tout dans le gâchis, disait-il encore. Et il ajoutait : Ah ! qu'il vaut mieux être un pauvre pêcheur que de gouverner les hommes !

Le 13 germinal, les accusés — condamnés d'avance comparurent au tribunal. Pour flétrir Danton, on l'accolait à un voleur comme d'Espagnac. On donnait le fauteuil de fer à Fabre d'Églantine. Les jurés avaient été triés parmi les solides, les gens à feux de file : c'était Renaudin le luthier, que Camille récusera vainement, Trinchard, Leroy dit Dix-Août, Desboisseaux, Lumière, Souberbielle, Topino-Lebrun, le plus sincère et qui témoignera devant l'histoire contre l'infâmie d'un tel procès. Quoi qu'en dise M. Ernest Hamel dans sa consciencieuse Histoire de Robespierre, il est parfaitement vrai que Souberbielle répondit à un des jurés qu'il vit pleurant à chaudes larmes à l'idée de condamner Danton : Lequel de Robespierre ou de Danton est le plus utile à la République ?C'est Robespierre. — Eh bien ! il faut guillotiner Danton. M. Moreau-Chaslon a raconté l'anecdote d'après le docteur Dubois (d'Amiens), qui la tenait de Souberbielle lui-même.

Les juges étaient Herman, président, avec Masson-Denizot, Foucault et Bravet pour assesseurs. Fouquier-Tinville et son substitut Henriot-Lescot étaient présents.

J'ai trente-trois ans, âge du sans-culotte Jésus, âge critique pour les patriotes, répondit Camille, interrogé.

Je m'appelle Georges-Jacques Danton, avocat au ci-devant conseil, et depuis révolutionnaire et représentant du peuple, répondit Danton. Ma demeure ? bientôt dans le néant, ensuite dans le Panthéon de l'histoire... Anciennement rue et section Marat.

Hérault de Séchelles, Chabot, Bazire, Delaunay (d'Angers), Lacroix, Fabre, Philippeaux, tous députés ; Westermann[46], l'abbé Sahuguet d'Espagnac, Junius Frei et Emmanuel Frei, — les beaux-frères de Chabot, — Jacques Lhuillier, procureur général du département de Paris — le seul qui allait être acquitté —, Deiderichen, avocat de la cour du roi de Danemark, André Gusman, Espagnol, répondirent à leur tour. Le plus âgé de ces hommes avait quarante et un ans, le plus jeune, Claude Bazire, celui qui mourait pour n'avoir pas voulu abandonner Chabot, en avait vingt-neuf. En accolant ces Autrichiens, cet Espagnol et ce Danois aux Dantonistes, en mêlant l'affaire de la suppression et de la falsification du décret du t vendémiaire concernant la Compagnie des Indes qui visait Fabre, à l'accusation qui atteignait Danton, on voulait, je le répète, discréditer la 'fournée tout entière dans l'opinion publique. Danton le sentit bien, lui qui protesta contre cette promiscuité avec des fripons. ll devait d'ailleurs faire grande figure devant l'accusation, et sa voix puissante couvrit, étouffa, annihila les tintements de la sonnette du président : N'entends-tu pas ma sonnette ? s'écriait Herman. — Un homme qui défend sa vie se moque d'une sonnette et hurle, répondait Danton. Au reste, ce procès, il revit, il palpite dans les notes de Topino-Lebrun qui font oublier à jamais le compte rendu falsifié de Coffinhal.

Or, tandis qu'on jugeait, ou plutôt qu'on sacrifiait les Dantonistes, la foule, pressée, inquiète, houleuse — faisant queue, comme on dit, — depuis la porte de l'ancienne Cour de cassation, brûlée en mai 1871 — c'était la salle où siégeait le Tribunal révolutionnaire —, emplissant toute la salle dite aujourd'hui des Pas-Perdus, descendant dans la cour de Harlay et longeant le bâtiment du Palais de Justice, allait ainsi jusqu'au quai, encombrait la place Dauphine et, faisant un coude au Pont-Neuf, atteignait, toujours pressée, la Monnaie. Et cette longue poussée humaine palpitait réellement à chaque incident dont la salle du redoutable tribunal était le théâtre. Chaque parole de Danton était comme électriquement répétée, passait de bouche en bouche, et atteignait instantanément la Monnaie, grâce à cette sorte d'écho, de télégraphe humain. Le tonnerre de la voix de Danton allumait là comme une traînée de poudre[47]. Michelet a raconté — fait certifié par des témoins — que, les fenêtres du Tribunal révolutionnaire étant ouvertes, on entendait les éclats de voix de Danton de l'autre côté de la Seine.

Et que disait Danton ? Jamais homme ne défendit avec tant de courage et aussi de dédain son existence menacée. Devant le couperet de la guillotine, le tribun, un moment las et accablé, redevenait un Titan. L'élève de David, le peintre-juré Topino-Lebrun, qui, lui aussi, devait mourir exécuté, nous a transmis, dans ses notes, la physionomie même de ce discours suprême[48]. A mesure que Danton parlait, Topino-Lebrun écrivait. Ces notes du juré, notes uniques pour l'histoire, ont été consumées au mois de mai 1871, lors de l'incendie du Palais de Justice, avec bien d'autres richesses de ce genre. Nos travaux antérieurs et la gracieuseté de feu M. Labat, nous avaient heureusement permis d'en prendre copie. Nous ne nous doutions pas alors que ces documents seraient anéantis et que nous pourrions les conserver à l'histoire.

Rien n'égale la sublimité de cette défense énergique de Danton. Les notes mêmes de Topino-Lebrun nous en rendent le décousu, l'étrangeté, le mélange surprenant d'héroïsme et de bouffonnerie superbe. Qu'on se figure un personnage de Shakespeare, alliant le tragique au comique, et jetant le sarcasme à la face de ses accusateurs. C'est Danton, il raille, il prouve, il foudroie, il ricane ; il écrase, il est à la fois surhumain par l'audace et profondément humain par les mots qu'il trouve, — tout chauds de pitié et de tendre hardiesse, — dans ses entrailles, dans sa poitrine, dans son cœur. Comme il repousse, et avec quelle hauteur, les lâches accusations dont on le couvre ! Comme il redresse le front sous l'injure ! Comme il parait agrandi devant ses ennemis troublés qui peuvent l'égorger mais non le fléchir !

Moi vendu ? s'écrie-t-il. Un homme de ma trempe est impayable. La preuve ?... Que l'accusateur qui m'accuse, d'après la Convention, administre la preuve, les semi-preuves, les indices de ma vénalité !

Et comme on lui oppose le prétendu témoignage d'un patriote anonyme :

Où est ce patriote ? Qu'il vienne ! Je demande à être confondu. Qu'il paraisse !

Puis, se retournant, comme un lion blessé, il fait face à ceux de ses adversaires qu'il connaît et dont la haine se dévoile :

Billaud-Varennes, dit-il, ne me pardonne pas d'avoir été mon secrétaire !

Il fait connaître, avec l'orgueil d'un soldat après le combat, la part active qu'il avait prise à la journée du 10 août ; il donne les chiffres des sommes qui lui avaient été confiées pour sa mission en Belgique, il en établit clairement l'emploi. Ses mains sont nettes.

J'eus 400.000 livres : 200.000 livres pour choses secrètes ; je les ai dépensées devant Marat et Robespierre. J'ai donné 6.000 livres à Billaud pour aller à l'armée. Pour les 200.000 autres, j'ai rendu ma comptabilité de 130.000 ; et quant au reste, je l'ai remis à Fabre, avec la disponibilité de payer les commissaires envoyés dans les départements. Il était caissier, et je ne l'ai employé que parce que Billaud-Varennes avait refusé. — Je crois encore Fabre bon citoyen.

Certes, Danton se défend là d'une façon mâle et probante ; mais où il trouve, jaillie de l'âme, la véritable éloquence et la plus puissante, c'est quand, tout débordant de l'amour de la patrie et de la République, il adjure ses ennemis de faire taire leurs ressentiments, comme il fait taire ses colères, pour ne songer qu'à la France encore menacée :

Que les patriotes se rallient, et alors, si nous pouvons nous vaincre, nous triompherons de l'Europe !

J'embrasserais mon ennemi, ajoute-t-il avec sa violence shakespearienne, je l'embrasserais pour la patrie à laquelle je donnerais mon corps à dévorer !

Il a déjà, devant la mort, comme une conception nette de la moralité même de cette sanglante Révolution où s'entre-déchiraient les frères ennemis. Il pense que chacun fut utile à son heure, même les plus farouches, Marat avec son caractère volcanisé, Robespierre tenace et ferme. — Et moi, ajoute-t-il, je servais à ma manière !

Puis enfin, dégoûté, écœuré par l'attitude du tribunal : On me refuse des témoins, dit-il en haussant les épaules, alors je ne me défends plus !

Je vous fais d'ailleurs mes excuses, ajoute-t-il en se rasseyant, de ce qu'il y a de trop chaud dans mes paroles. C'est mon caractère.

Et, dans un dernier cri, prophétique et superbe :

Le peuple, dit-il, déchirera par morceaux mes ennemis, avant trois mois ![49]

On conçoit que de tels accents, répétés, avons-nous dit, par la foule ancienne et dont la sympathie pour les accusés commençait à se manifester — rien n'exalte une masse populaire comme le courage physique, l'attitude hautaine devant la mort —, on conçoit qu'une telle défense dût paraître dangereuse aux juges du Tribunal révolutionnaire. Ils en pâlissaient sur leurs bancs.

Dans les papiers relatifs à ce procès des Dantonistes, on trouve, aux Archives nationales, la preuve du désarroi dans lequel se trouvaient et le président Herman et l'accusateur Fouquier-Tinville. Ils se passaient, l'un à l'autre, de petits papiers couverts d'une écriture rapide et qui, demeurés au dossier, témoignent de l'état d'inquiétude où les jetait l'attitude de Danton, cet accusé qui, le front levé et la voix puissante, devint parfois l'accusateur.

A Fouquier, écrivait Herman. — Dans une demi-heure je ferai suspendre la défense de Danton, il faudra prendre quelques mesures de détail.

Et Fouquier à Herman :

J'ay une interpellation à faire à Danton relative à la Belgique lorsque tu cesseras les tiennes.

Il ne faut, dit un autre papier, entamer relativ. à d'autres que Lacroix et Danton l'aff. de la Belgique, et quand nous en serons là (un tiret)il faut avancer.

Il faut avancer ! Ce terrible mot nous rendrait, à lui seul, la physionomie même du procès. En effet, il n'avance pas. Le 13 germinal (3 avril), Herman, effaré par la vigueur des accusés, avait brusquement levé la séance, et Fouquier était allé demander aux Comités s'il fallait entendre les témoins dont les accusés réclamaient l'assignation. On avait répondu à Fouquier qu'il ne le fallait pas. Le 14 germinal, Danton avait foudroyé ses juges, et Desmoulins avait apitoyé les spectateurs. Le 15, les accusés, à qui l'on refusait des témoins, se révoltaient énergiquement contre cette violation de tout droit, et Fouquier s'était alors adressé à la Convention pour réclamer son aide contre les indécences des accusés. Le 16, la parole allait tout simplement être refusée aux Dantonistes promis au bourreau. Il fallait, avant de les glacer, imposer silence à ces lèvres redoutables.

Pourvu qu'on nous donne la parole largement, avait dit Danton, je suis sûr de confondre mes accusateurs, et si le peuple français est ce qu'il doit être, je serai obligé de demander leur grâce !

Qui sait si ce rêve magnanime de Danton — le mot, on le sait, est de Royer-Collard — ne se fût point réalisé, si Fouquier et Herman n'eussent tout à coup appelé à leur aide le plus inique des décrets ?

Lorsque, plus tard, Fouquier-Tinville aura lui-même à comparaître devant des juges, le témoignage de Nicolas-Joseph Pâris, dit Fabricius, greffier du Tribunal révolutionnaire, viendra révéler enfin les odieuses machinations de ce procès des Dantonistes :

C'est dans cette affaire où le déposant — N.-J. Pâris — a vu les Comités de salut public et de sùreté générale employer le machiavélisme le plus raffiné et Fouquier ainsi que Dumas se prêter lâchement et complaisamment aux projets perfides de ces deux Comités qui vouloient immoler les citoyens les plus éclairés et les plus fermes deffenseurs de notre liberté pour parvenir plus sûrement à établir leur tyrannie et le système barbare qu'ils ont employé depuis. Voici ce que le déposant a vu et entendu pendant le cours de cette affaire à jamais mémorable par les crimes qui ont été coin-mis et à jamais malheureuse pour son pays : A onze heures les accusés furent introduits dans la salle d'audience, après lecture de l'acte d'accusation on envoya chercher M'estermann et Lulier qui furent accolés à Danton, Camille et Philipeaux, comme ceux-ci l'avoient été à Deglantine, Chabot et Despagnac, de sorte que dans cette affaire il s'y trouvait trois sortes de personnes qui ne s'étoient jamais vu ni connu, raffinement de perfidie qu'ont employé souvent les Comités, et encore plus souvent Fouquier en confondant les hommes les plus probes, les deffenseurs les plus intrépides de notre liberté avec des lèches fripons et les ennemis les plus déclarés de la révolution. Dans cette séance, Camille Desmoulins récusa Renaudin, il motiva sa récusation, les motifs paraissoient fondés, Fouquier devait requérir et le tribunal statuer sur les motifs de récusation, mais on avait trop besoin d'un juré comme Renaudin, on se garda bien de faire droit sur cette récusation, on ne délibéra même pas. Les accusés voyant une partialité marquée de la part du tribunal qui était circuis par la présence des membres du Comité de sûreté générale qui étoient derrière les juges et les jurés, demandoient au tribunal la comparution de plusieurs députés au nombre de zèze (seize), qu'ils demandoient à faire entendre comme témoins, Danton demanda aussi que le tribunal écrivit à la Convention pour demander qu'une commission prise dans son sein fût nommée pour recevoir la dénonciation que lui, Camille et Philipeaux vouloient faire contre le sistème de dictature qu'exerçoit le Comité de salut public. Il ne fut fait aucun droit sur ces demandes, elles furent rejettées par le président et par Fouquier et son digne ami Fleuriot qui remplis-soit conjointement avec Fouquier le rôle d'accusateur public et comme le tribunal n'avoit aucune raison valable à opposer aux accusés sur une demande qu'on ne pouvoit sans injustice leur refuser, le président leva la séance.

Le lendemain l'audience commença fort tard, quelques questions furent faites à quelques uns des accusés, Danton demanda la parole pour répondre aux accusations qui lui étaient imputées, elle lui fut refusée d'abord sous prétexte qu'il parleroit à son tour ; il insista ; en fin on ne put la lui refuser plus longtems, il prit l'acte d'accusation, chaque chef qui lui était imputé n'étant appuyé ni de preuve ni de pièces, étant même dénué de vraisemblance il ne lui étoit pas difficile de se justifier. Une grande partie de l'auditoire applaudit à sa justification, ce n'étoit pas ce que vouloit le tribunal. Le président lui retira la parole sous le prétexte qu'il étoit fatigué, et qu'il falloit que chaque accusé parlât à son tour. Danton n'abandonna la parole qu'après que le président lui eût promis qu'il l'auroit le lendemain, pour réfuter les autres chefs d'accusation qu'on ne lui avoit pas laissé le tems d'aborder et pour en finir on leva la séance.

Le lendemain l'audience commença encore fort tard, on vouloit consummer le tems sans que la vérité qu'on redoutoit ne parut. Avant d'arriver à l'expiration des trois jours après lesquels on se proposoit de faire dire au jurés qu'ils étoient suffisamment instruits comme cela est arrivé, les accusés entrés, Danton demanda la parole pour continuer sa justification, elle lui fut refusée, sous prétexte qu'il falloit que les autres accusés fussent interrogés sur les faits qui leur étoient imputés. Danton, Camille, Philipeaux etautres demandèrent de nouveau la comparution des députés leurs collègues et que le tribunal écrivît à la Convention pour qu'elle nommât une commission pour recevoir leur dénonciation et qu'ils en appeloient au peuple du refus qui leur scroit fait. Ce fut à cette époque que Fouquier au lieu de faire droit aux réclamations justes et bien fondées des accusés écrivit une lettre au Comité de salut public où il peignoit les accusés dans un état de révolte et demanda un décret. C'étoit un décret de mise hors des débats que demancloit Fouquier comme on le verra par la suite ; il en avoit besoin, car pour cette fois seulement et pendant un instant on a vu la vertu et l'innocence faire pâlir le crime, Fouquier et son digne ami Fleuriot tout atroces qu'ils étoient ; juges et jurés étoient annéantis devant de tels hommes et le déposant 'a cru un instant qu'ils n'auroient pas l'audace de les sacrifier. Il ignoroit alors les moyens odieux qu'on employoit pour y parvenir et qu'on fabriquoit au Luxembourg qu'à l'aide de laquelle et de la lettre de Fouquier Tinville on a surpris la religion de la Convention nationale en lui arrachant un décret qui mettoit les accusés hors des débats ; ce fatal décret arriva il fut apporté par Amar accompagné de Vouland. Le déclarant étoit dans la salle des témoins lorsqu'ils arrivèrent, il les vit pâles, la colère et l'effroi étoient peints sur leurs visages, tant ils parois-soient craindre de voir échapper à la mort leurs victimes, ils saluèrent le déclarant, ce dernier voulant savoir ce qui pouvoit y avoir de nouveau, il les aborda ; Vouland lui dit : Nous les tenons, les scélérats, ils conspiroient dans la maison du Luxembourg. Ils envoyerent appeler Fouquier qui étoit à l'audience. Il parut à l'instant. Amar en le voyant lui dit : Voilà ce que tu demandes. C'étoit le décret qui mettoit les accusés hors des débats. Vouland dit : Voilà de quoi vous mettre à votre aise. Fouquier répondit en souriant : Ma foi, nous en avions besoin. Il rentra avec un air de satisfaction dans la salle d'audience, donna lecture du décret et de la déclaration du scélérat Laflotte que tout le monde conne, les accusés frémirent d'horreur au récit de pareil mensonge. Le malheureux Camille entendant prononcer le nom de sa femme, poussa des cris de douleur et dit : Les scélérats, non contents de m'assassiner ils veulent assassiner ma femme ! Pendant cette scène déchirante pour les âmes honnêtes et sensibles, les membres du Comité de sûreté générale placés sous les gradins et derrière Fouquier et les juges jouissant du plaisir barbare du désespoir des malheureux qu'ils faisoient immoler, Danton les apperçut et les faisant voir à ses malheureux compagnons d'infortune, dit : Voyez ces lâches assassins, ils nous suivront jusqu'à la mort. Les accusés demandèrent la parole pour démontrer l'absurdité et l'invraisemblance de cette conspiration, on leur répondit en levant la séance. Pendant les trois jours qui s'étaient écoulés depuis le commencement de cette affaire les membres du Comité de sûreté générale, et particulièrement Amar, Vouland, \radier et David n'avoient point quitté le tribunal. Ils alloient, venoient, s'agitoient, parloient aux juges, jurés et témoins, disoient à tous venans que les accusés étoient des scélérats, des conspirateurs et particulièrement Danton. Dumas, Artur et Nicolas en faisoient autant. Les membres du Comité de sûreté générale correspondoient de là avec le Comité de salut public. Le lendemain qui étoit le 4e jour, les membres du Comité de sûreté générale étoient au tribunal avant neuf heures. Ils se rendirent au cabinet de Fouquier, et lorsque les jurés furent assemblés, le déclarant vit Ilerman, président, avec Fouquier, sortir de la Chambre des jurés. Pendant ce lems Amar, Vouland, Vadier, David, et autres députés qu'il reconnut pour être membres du Comité de sûreté générale étoient à la buvette — restés[50] — dans une petite pièce voisine de la Chambre des jurés et de laquelle on peut entendre ce qui se passe dans celle des jurés ; le déclarant ignoroit ce qui s'étoit passé entre Herman, Fouquier et les jurés, mais Topino-Lebrun, l'un d'eux, lui a dit que Herman et Fouquier les avoient engagé à déclarer qu'ils étoient suffisamment instruits et que pour les y déterminer ils avoient peint les accusés comme des scélérats, des conspirateurs et leur avoient représenté une lettre qu'ils disoient venir de l'étranger et qui étoit adressée à Danton. L'audience s'ouvrit, et les jurés .déclarèrent qu'ils étoient suffisamment instruits.

Depuis ce moment les accusés ne reparurent plus à l'audience. Ils furent renfermés chacun séparément dans la prison et envoyés à l'échafaud le même jour par Fouquier[51]. Pendant le tems que les jurés étoient aux opinions, le déclarant étoit au greffe, dans la pièce du fond. Il entendit du bruit qui venoit du côté de l'escalier qui conduit à la chambre du juré, il se porta vers la porte d'entrée du greffe, il vit que c'étoit les jurés à la tête desquels était Trinchard. Ils avoient à l'exception de quelques-uns l'air de forcenés. La rage et la colère étoient peints sur leur visage. Trinchard en l'approchant avec un air furieux et en faisant un geste du bras qui annonçoit la pensée la plus outrée dit : Les scélérats vont périr. Ne voulant pas être témoin de tant d'horreurs, le déclarant se retira en gémissant sur les malheurs qui accabloient la République, et sur ceux encore plus grands qu'une semblable tyrannie lui présageoit. Le lendemain il se rendit au tribunal dans la ferme résolution que c'étoit pour la dernière fois, étant bien décidé à donner sa démission. Fouquier ayant fait demander au greffe une expédition de liste des jurés, voulant scavoir l'usage qu'il voulait en faire, le déclarant la lui porta. Il étoit à la buvette, il prit son crayon, et à côté de plusieurs noms et en marge il faisait une + et disait f..... Le déclarant s'apperçut qu'il en marquoit d'une f qui avaient été de l'affaire de la veille. Il lui en fit l'observation. Il répondit : C'est un petit raisonneur, nous ne voulons pas de gens qui raisonnent, nous voulons que cela marche. Le déclarant ne put s'empêcher de faire un mouvement qui lui annonçoit qu'il ne l'approuvoit pas, il s'en apperçut et en regardant fixement le déposant il lui dit : Au surplus, c'est le Comité de salut public qui le veut ainsi[52].

 

Quoi de plus dramatique qu'un tel récit, sincère, et accablant dans sa naïveté ? Fabricius raconte mieux que nul ne le saurait faire cet épisode tragique. Sur le manuscrit autographe de cette déposition, il est facile de lire le mot foible effacé, et qui explique la lettre f dont se servait Fouquier-Tinville. L'accusateur public s'était d'ailleurs, on l'a vu, trouvé amplement satisfait, et la réponse à la demande qu'il adressait à la Convention ne s'était pas fait attendre.

Le seul moyen de leur imposer silence, avait-il écrit, serait un décret, à ce que nous prévoyons.

Or, le décret fut rendu le 15 germinal, sur un rapport de Saint-Just, auquel on ajouta la lecture, réclamée par Billaud-Varennes, d'une dénonciation de l'espion Alexandre La Flotte, accusant Arthur Dillon de s'être associé à Lucile Desmoulins pour délivrer les accusés.

Saint-Just trouvait encore des sophismes pour écraser ses ennemis, condamnés d'avance. Il leur faisait un crime de leur indignation même : Quel innocent, disait-il, s'est jamais révolté devant la loi ? Il ne faut plus d'autres preuves de leurs attentats que leur audace. Nous devons le citer, d'ailleurs, dans ses parties les plus saillantes, ce rapport que Vouland et Amar allaient apporter avec tant de hâte. Les lambeaux de phrase que nous imprimons en italique sont soulignés au crayon rouge — par Fouquier sans doute — sur l'original.

Extrait du procès-verbal de la convention nationale, du quinzième jour de germinal l'an II de la République française, une et indivisible.

RAPPORT FAIT AU NOM DES COMITÉS DE SALUT PUBLIC ET DE SÛRETÉ GÉNÉRALE.

L'accusateur public au tribunal révolutionnaire nous a mandé que la révolte des coupables avoit fait suspendre les débats de la justice jusqu'à ce que la Convention nationale ait statué.

Vous avez échappé au danger, le plus grand qui jamais ait menacé la liberté, maintenant tous les complices sont découverts, et ces criminels aux pieds de la justice même, intimidés par la loi, explique le secret de leur conscience, leur désespoir, leur fureur, tout annonce que la bonhomie qu'ils faisoient paroitre était le piège le plus hypocrite qui ait été tendu à la Révolution. Quel innocent s'est jamais révolté devant la loi ! Il ne faut pas d'autres preuves de leurs attentats que leur audace. Quoi ! ceux que nous avons accusés d'avoir été les complices de Dumouriez et d'Orléans, ceux qui n'ont fait une révolution qu'en faveur d'une dinastie nouvelle, ceux-là qui ont conspiré par le malheur et l'esclavage du peuple mettent le comble à leur infamie.

S'il est des hommes véritablement amis de la liberté, si l'énergie qui convient à ceux qui ont entrepris d'affranchir leur pays est dans leurs cœurs, vous verrés qu'il n'y a plus de conspirateurs cachés à Paris, mais de ces conspirateurs à front découvert qui comptant sur l'aristocratie avec laquelle ils ont marchés depuis plusieurs années, appellent sur le peuple la vengeance du crime. Non, la liberté ne reculera pas devant ses ennemis et la coalition est découverte. Dilon qui ordonna à son armée de marcher sur Paris a déclaré que la femme de Desmoulins avoit touché de l'argent pour exciter un mouvement, pour assassiner les patriotes et le tribunal révolutionnaire.

Nous vous remercions de nous avoir placé au poste d'honneur. Comme vous nous couvrirons la patrie de nos corps. Mourir n'est rien pourvu que la Révolution triomphe, voilà le jour de gloire, voilà le jour où le Sénat romain lutta contre Catilina. Voilà le jour de consolider pour jamais la liberté publique.

Vos comités vous répondent d'une surveillance héroïque ; qui peut vous refuser sa vénération dans ce moment terrible où vous combattés pour la dernière fois contre la faction qui fut indulgente pour vos ennemis et qui aujourd'hui retrouve sa fureur pour combattre la liberté ?

Vos comités estiment peu la vie ; ils font cas de l'honneur. Peuple tu triompheras. Mais puisse cette expérience te faire aimer la Révolution par les périls auxquels elle expose tes amis. Il était sans exemple que ta justice eût été insultée et si elle le fut ce n'a jamais été que par des émigrés insensés prophétisant la tyrannie. Hé bien, les nouveaux conspirateurs ont récusé la conscience publique. Que faut-il de plus pour achever de nous convaincre de leurs attentats ? Les malheureux ! Ils avouent leurs crimes en résistant aux loix. Il n'y a que les criminels que l'équité terrible épouvante. Combien etoit il dangereux, tous ceux qui sous des formes simples cachoient leurs complots et leur audace. En ce moment on conspire dans les prisons en leur faveur. En ce moment l'aristocratie se remue, les lettres que l'on va vous lire démontreront vos dangers.

Est-ce par privilège que les accusés se montrent insolents ? Qu'on rappelle donc le tyran, Custine et Brissot du tombeau, car ils n'ont point le privilège épouvantable d'insulter leurs juges.

Dans le péril de la patrie, dans le degré de majesté où vous a placé le peuple, marqués la distance qui vous sépare des coupables. C'est dans ces vues que vos comités vous proposent le décret ci-joint (coté A).

Et sur la motion d'un membre la Convention nationale décrète que le rapport du Comité de salut public, le procès-verbal des administrateurs du département de police de la commune de Paris seront envoyés au tribunal révolutionnaire avec injonction au président d'en donner lecture pendant la séance.

Décrète en outre que le rapport et les pièces seront imprimées et insérées au bulletin.

Visé par l'inspecteur, AUGER.

Collationné à l'original par nous secrétaires de la Convention, à Paris, le 15 germinal, l'an II de la République française.

PEYSSARD, LEGRIS, BÉRARD, M. A. BAUDOT.

Paraphé par les membres de la commission arec

A. Q. FOUQUIER, LECOINTRE, BEAUPREY, GUFFROY[53].

 

Chose à noter, chose navrante, ce véritable décret de mise hors la loi, présenté par Saint-Just, la Convention l'adopta à l'unanimité ! A l'unanimité, ces hommes de tempéraments opposés et d'opinions diverses, déclarèrent qu'on pouvait employer tous les moyens voulus pour empêcher d'entraver la marche de la justice ! Aucune voix ne s'éleva pour réclamer contre cette mise hors des débats, aucune, pas même celle du dantoniste Legendre qui pouvait cependant, cette fois, mettre ses rudes poumons au service de son ami. Quoi ! parmi ces modérés qui, plus tard, renverseront Maximilien Robespierre, parmi ceux qui s'élèveront un jour contre les buveurs de sang, il ne s'en trouva pas un pour réclamer en faveur de Camille coupable de pitié et condamné pour sa clémence ! Et parmi ceux qui savaient bien que Danton eût sauvé et acclimaté la République, il ne s'en rencontra pas un seul pour repousser la stupide accusation de royalisme lancée au front de l'homme du 10 août ! Quel spectacle attristant ! Et comme on se prend à mépriser, devant de tels spectacles, la lâcheté des assemblées apeurées et tremblantes, toutes prêtes à frapper, à bannir, à immoler pour échapper au danger qu'elles croient suspendues sur elles ! La nature humaine a de ces vilenies insondables, et ce sont, en vérité, de malsaines journées que celles où la peur, la hideuse peur, courbe ainsi au même niveau les méchants et les trembleurs.

Nous reviendrons tout à l'heure sur la dénonciation de ce La Flotte, qui devait envoyer l'infortunée Lucile à l'échafaud. La Flotte accusait Arthur Dillon de s'être concerté avec le conventionnel Simon pour soulever les faubourgs, tandis que Lucile Desmoulins essayerait d'attendrir le peuple. Le malheureux Camille avait donc appris, au moment où on menaçait sa vie, qu'on venait encore de le frapper dans l'être cher, coupable de porter son nom. Lucile était arrêtée ! Lucile était menacée comme lui ! De quelle poignante douleur l'âme de l'écrivain dût-elle être saisie ! C'était, en vérité, trop de coups à la fois. La fureur de Camille et celle des autres accusés ne connut dès lors plus de bornes. Le président Herman, fort du décret de la Convention, ne devait pas, comme on l'a vu par la déposition du greffier Fabricius, se soucier beaucoup de ce redoublement de désespoir et de colère.

Il allait donner l'ordre de faire sortir les accusés de la salle d'audience. Cette mise hors du tribunal équivalait à une mise hors la loi.

Mais, s'écrie Danton devant cette condamnation véritable, mais aucune pièce n'a été produite contre nous ! Aucun témoin n'a encore été entendu !

C'est une infamie ! répétait Lacroix. — On nous juge sans nous entendre, disait un autre. — Ah ! les brigands les assassins !Toute délibération est inutile !On ne nous juge pas, on nous tue !Qu'on nous mène à l'échafaud !

Ainsi les cris des malheureux se croisaient, frappaient au visage, et souffletaient les juges impassible... Le président donna l'ordre aux gendarmes d'emmener les accusés. Ce fut une scène effroyable. Pendant que Danton jetait, comme un dernier défi, un regard méprisant à ses juges, Camille se cramponnait à son banc ; il refusait de sortir. Trois hommes s'accrochèrent à lui, l'arrachèrent à sa place et littéralement l'emportèrent. Le dernier cri de Desmoulins était une injure.

Ces terribles scènes n'avaient pas laissé de faire une impression profonde autant que violente sur l'esprit des jurés. Tandis que le jury délibérait, un moment le bruit courut dans le tribunal que la majorité des jurés votait pour l'innocence des accusés. Depuis, Lecointre déclara qu'à ce moment même, Amar Voulland et \radier, passant par la buvette, allèrent trouver, en compagnie de Fouquier, le président Herman pour l'engager à user de tous les moyens possibles pour faire prononcer la mort. A cela, Fouquier répond, dans son interrogatoire[54], qu'il n'a pas même souvenir que les citoyens Amar et Voulland lui aient remis le décret du 15 germinal, et que quant au citoyen Vadier, il n'a su que longtemps après qu'il était venu au tribunal. — Il n'est venu, ajoutait Fouquier, ni à mon cabinet, ni ne l'ai vu à audience. Vadier était là cependant.

Bref, les terribles questions allaient être soumises au jury, et Trinchard, qui en était le chef et se démenait si fort pour obtenir la condamnation, ne devait pas attendre longtemps.

Voici textuellement les questions soumises au jury et sa réponse :

Questions.

CITOYENS JURÉS,

Il a existé une conspiration tendante (sic) à rétablir la monarchie, à détruire la représentation nationale et le gouvernement républicain.

1° Jean-François Lacroix, homme de loi, député à la Convention nationale, est-il convaincu d'avoir trempé dans cette conspiration ?

2° Georges-Jacques Danton, homme de loi, député ;

3° Benoît-Camille Desmoulins, homme de loi, député ;

4° Pierre Philippeaux, homme de loi, député ;

5° Marie-Joseph Hérault de Séchelles, député ;

6° François-Joseph Westermann, député ;

Sont-ils convaincus d'avoir trempé dans cette conspiration ?

Il a existé une conspiration tendante à diffamer et à avilir la représentation nationale et à détruire par la corruption le gouvernement républicain.

7° Philippe-François-Nézaire Fabre Déglantine, homme de lettres, député à la Convention nationale, est-il convaincu d'avoir trafiqué de son opinion comme représentant du peuple ?

8° Joseph Delaunai, homme de loi, député à la Convention nationale, est-il convaincu, etc. ?

9° François Chabot, ex-capucin, député à la Convention nationale, est-il convaincu, etc. ?

10° Claude Bazire, archiviste des cy devant États de Bourgogne est-il convaincu d'are le complice de Chabot et de Delaunai, en gardant le silence soit sur les révélations qu'ils lui ont faites de leurs manœuvres criminelles, soit sur les propositions intéressées qui lui ont été faites ?

11° Marie-René Sahuguet Despagnac, ex-abbé, fournisseur des armées de la République, est-il convenu d'avoir trempé dans la conspiration ?

(Nous passons les noms des autres accusés.)

La déclaration du juré (ou jury) est affirmative sur toutes les questions ; négative seulement à l'égard de Lullier.

HERMAN, président.

DUCRAY, commis-greffier.

 

Sur la réquisition de Fouquier, accusateur publie, le tribunal ordonna aussitôt qu'attendu l'indécence, les brocards et les blasphèmes des accusés contre le tribunal, les questions seront posées et le jugement à intervenir prononcé en l'absence des accusés.

Herman et Fouquier avaient bien mérité du Comité de Salut public.

 

 

 



[1] Voyez dans le Complément de l'Encyclopédie moderne de Didot un excellent travail de Ed. Carteron sur les Conventions nationales.

[2] N'avait-il pas dit déjà, à propos de Paris, dans ses Révolutions de France et de Brabant, n° 56 : Paris doit être regardé moins comme une ville particulière, que comme la patrie commune de tous les Français. Paris est à la France ce qu'est à une ville la maison commune. (p. 177.)

[3] Des opinions et des intérêts pendant la Révolution, par J. Fiévée. (Paris, 1809, in-8°.)

[4] Lettre inédite. Collection d'autographes de Mme Charras.

[5] Avait-il reçu cette lettre que lui écrivait son père :

Mon fils, vous pouvez encore vous immortaliser, mais vous n'avez plus qu'un moment : c'est l'avis d'un père qui vous aime. Voici à peu près ce qu'en votre place je dirais : Je suis républicain et par le cœur et par les actions, j'ai fait mes preuves. J'ai été un des premiers et des plus ardents dénonciateurs de Louis XVI ; par cela même je me récuse. Je le dois à l'austérité de mes principes ; je le dois à la dignité de la Convention ; je le dois à la justice de mes contemporains et de la postérité ; en un mot, je le dois à la République, à Louis XVI, à moi-même.

Entre nous deux ceci, afin que tout le mérite en reste à vous seul ; je ne souhaite que d'avoir à en faire bientôt le commentaire à votre avantage et pour votre tranquillité et la mienne, car je suis votre meilleur ami.

DESMOULINS.

10 janvier 1793.

[6] Deux ans auparavant, Camille Desmoulins avait osé écrire, à propos de celle qu'il appelait (après Louis XVIII) l'Autrichienne ou la femme du gros mangeur d'hommes :

Maints patriotes continuent de regarder Marie-Antoinette comme irréconciliable avec la Constitution. Tous les papiers publics ont annoncé que dimanche elle a trouvé sous son couvert ce billet : Au premier coup de canon que votre frère fera tirer contre les patriotes français, voire tête lui sera envoyée. L'anecdote du billet est peut-être apocryphe, mais tant de journaux l'ont publiée que c'est comme si le billet avait été mis sous l'assiette. (Révolutions de France et de Brabant.)

Un pamphlet du temps s'amuse de la colère que devait éprouver la reine en lisant ces attaques de Desmoulins :

Requête de la Reine à nosseigneurs du tribunal de police de l'Hôtel de ville à Paris.

Supplie humblement Marie-Antoinette d'Autriche, reine de France, épouse souvent séparée de corps et toujours d'intérêt de S. M. Louis XVI, ci-devant roi de France et de Navarre, et en cette qualité autorisée à la poursuite de ses droits en action.

Se plaint de Desmoulins qui la nomme la femme du Roi et réclame contre lui, non pas l'embastillement, puisque, par suite de l'insurrection du peuple de Paris, la Bastille n'existe plus, mais la claustration de ce forcené dans une prison quelconque.

[7] En revanche, Lucile écrira sur son cahier rouge ces vers entendus dans la rue ou composés par quelque poète ami :

COMPLAINTE DE MARIE-ANTOINETTE, REINE DE FRANCE.

Sur l'air de la complainte de Marie Stuart, reine d'Angleterre.

De votre Reine infortunée,

Français, écoutez le remords ;

A la coupable destinée

Demandez raison de mes torts.

Près de mon palais solitaire,

Autrefois plein de faux amis,

Du peuple j'entends la colère.

Il m'accuse, et moi je gémis.

 

A tous les coups mon âme est prête.

Mais où m'entraînent ces bourreaux ?

Où suis-je ? J'entends sur ma tête

Se croiser de fatals ciseaux.

On m'arrache le diadème,

Un voile est posé sur mon front,

Je vais donc survivre à moi-même ?

Non, je mourrai de cet affront.

 

Ô vous, pastourelles naïves,

Qui portiez envie à mon sort,

Dans quelques romances plaintives

Placez mon nom après ma mort.

Dites de Marie-Antoinette

L'ambition et les malheurs.

J'expire un peu plus satisfaite

Si votre Reine obtient des pleurs.

[8] Oui, le mot d'Isnard en mai 1793, mot qui précipita le dénouement, avait été dit par Barère à la séance du 10 mars 1793, sans exciter un murmure. Au contraire, il avait été applaudi.

BARÈRE (Moniteur du 12, p. 243) : Les têtes des députés sont posées sur chaque département de la République. (On applaudit à plusieurs reprises.) Qui donc oserait y toucher ? Le jour de ce crime impossible, la République serait dissoute, et PARIS ANÉANTI.

[9] Les Mystères de la Mère de Dieu dévoilés, troisième volume des Causes secrètes de la Révolution, du 9 au 10 thermidor, par Vilate, es-juré au tribunal révolutionnaire de Paris, détenu, p. 51.

[10] Histoire secrète.

[11] Dillon lui adressa alors cette lettre :

Madelonnettes, 26 juillet 93, 7 heures du soir.

Ma monstrueuse affaire devenue si simple, grâce à votre amabilité, à votre courage et surtout à votre loyauté, ne tient plus qu'à un fil qui s'allonge furieusement par la paresse de votre cousin Fouquet de Tinville. Depuis trois jours, le président du tribunal le presse de faire un rapport ; le terme fatal à lui accordé est demain samedi. Voyez-le, je vous prie ; engagez-le à finir comme il l'a promis. Il tonnait mon innocence ; ma requête est digne de vous, mon aimable et honnête défenseur ; il ne faut plus qu'un mot de votre cousin. Voyez-le demain de grand matin ; qu'il le dise et qu'il rende à la république un homme qui sans fiel n'aspire qu'à la sauver des mains des tyrans qui s'avancent à grands pas.

[12] Voyez Œuvres de Camille Desmoulins (édition Charpentier, 2 Vol. 1874, t. II, p. 373).

[13] Séance de 12 octobre : Le président informe la Convention nationale que le citoyen Danton, député, demande un congé pour se rendre à Arcis et accélérer le rétablissement de sa santé. La Convention accorde le congé.

[14] Saint-Just disait : Les lois sont révolutionnaires ; ceux qui les exécutent ne le sont pas. La République ne sera fondée que quand la volonté du souverain comprimera la minorité monarchique et régnera sur elle par droit de conquête. Il n'y a point de prospérité à espérer tant que le dernier ennemi de la liberté respirera. Vous avez à punir non seulement les traîtres, mais les indifférents mêmes ; vous avez à punir quiconque est passif dans la République et ne fait rien pour elle.

[15] Page 43.

[16] On trouve l'annonce suivante dans les Révolutions de France et de Brabant :

Organt, poème en vingt chants, avec cette épigraphe : Vous, jeune homme, au bon sens avez-vous dit adieu ? Et cette préface : J'ai vingt ans, j'ai mal fait, je pourrai faire mieux. (N° 6, p. 283.) Voyez aussi dans le Portefeuille de Camille, publié par M. Matton, la lettre de Saint-Just à Desmoulins, où le futur accusateur de Camille, son compatriote, lui écrit : Votre pays s'enorgueillit de vous ! Saint-Just se peint dans cette lettre s'amusant, chez le comte de Lauraguais, à couper la tête à des fougères. A propos d'Organt, la Correspondance littéraire de Grimm faisait ainsi mention de ce poème, à la date du mois de juin 1789 (t. V de la troisième partie, p. 178, édition de 1813) : Organt (attribué d'abord à M. de la Dixmerie, l'ami du fameux chevalier d'Arc, l'auteur de Lutin, da la Sibylle gauloise, de Toni et Clairette) parait l'ouvrage d'un jeune homme qui a trop lu la Pucelle et qui ne l'a pas lue assez ; beaucoup trop, car on y trouve à charpie instant des réminiscences ou des imitations maladroites de quelques morceaux de l'Arioste français ; pas assez parce qu'il n'en saisit que rarement l'esprit, la grâce et le génie.

[17] On a très justement fait remarquer que la lutte entre le Comité de salut public et Danton avait son contre-coup en Angleterre. Les débats du Parlement anglais à cette époque en font foi. La destinée politique de Danton est intimement liée à celle de Fox. Déjà, lord Wycombe, Sheridan avaient parlé de paix. J'ai toujours été, disait Fox, pour qu'on traite avec les Jacobins de France. Fox dit poussé à la paix, Pitt continua énergiquement la guerre. La chute de Fox ôta bien de la puissance à Danton. Ce sont là des points de vue que l'on peut seulement indiquer eu note dans une histoire comme celle-ci, mais qu'on devrait développer dans une histoire générale sous peine de ne rien comprendre au tableau synoptique de l'histoire de France à cette époque.

[18] Voici un autographe de deux lignes qui peint ce personnage mystique :

Fort de ma vertu, une main sur les mamelles de la nature, je repousserai de l'autre tous les sophismes de la friponnerie. — Anacharsis CLOOTZ.

[19] Que le peuple, disait peu de temps auparavant Hébert, se porte demain en masse à la Convention, qu'il l'entoure comme il a fait au 31 mai, qu'il n'abandonne pas ce poste jusqu'à ce que la représentation nationale ait adopté les moyens qui sont propres pour nous sauver. Que l'armée révolutionnaire parte à l'instant même où le décret aura été rendu mais surtout que la guillotine suive chaque rayon, chaque colonne de cette armée*.

* Séance de la Commune, 3 septembre 1703. — Républicain français, n° CCXCIV ; Journal de la Montagne, n° XCVI ; dans Buchez et Roux, XXIX, p. 23.

[20] On sera peut-être curieux de connaitre, d'après l'Almanach de 1793, les fonctions officielles de ce Comité :

Ce comité est établi par le décret du 2 octobre dernier, qui l'a composé de trente membres, nombre considérable, mais qui suffit à peine aux opérations multiples et au travail assidu que leurs fonctions exigent.

Ces trente membres, tels qu'ils sont choisis, sont presque tous de l'Assemblée législative, réélus à la Convention nationale.

On peut dire que ce comité n'a d'antres fonctions que de veiller à la sûreté générale de l'État ; et pour cet objet, sa correspondance peut embrasser tous les lieux et tous les citoyens de la République.

Dans cette surveillance, qui n'excepte rien de tout ce qui est relatif à la sûreté générale, quatre objets peuvent être particulièrement distingués.

Ce comité est chargé :

1° De surveiller à Paris les ennemis de la chose publique, et de les interroger lorsqu'ils sont arrêtés, pour découvrir les complots, leurs auteurs, leurs chefs et leurs agents ;

2° De rechercher et de poursuivre partout les fabricateurs de faux assignats ;

3° De faire arrêter ceux qui lui sont dénoncés comme agents des cours étrangères, et tous ceux qui troublent, de quelque manière que ce soit, l'ordre public ;

4° Et enfin, de surveiller également ceux qui se trouvent compris dans la Liste civile, c'est-à-dire dans la liste des hommes vendus au ci-devant Roi.

Par un autre décret du même jour, 2 octobre dernier, la Convention nationale a attribué à ce comité une nouvelle fonction, en l'autorisant à se faire rendre compte des arrestations relatives à la révolution, qui ont eu lieu dans toute l'étendue de la République, depuis le 10 août, à prendre connaissance de leurs motifs, à se faire représenter la correspondance des personnes arrêtées, et généralement toutes les pièces tendantes ou à leur justification, ou à donner des preuves des délits dont elles sont accusées, pour en faire le rapport à la Convention nationale et pour être par elle pris telle détermination qu'elle jugera convenable.

Ce rapport du Comité sur ce dernier objet doit être imprimé et envoyé aux quatre-vingt-quatre départements.

[21] On n'a que fort peu cité la réponse d'Hébert raillant Camille, lui rappelant, avec une ironie qui, malheureusement, touchait juste, qu'il n'avait pas toujours été si tendre et si clément :

Il est, braves sans-culottes, dit Hébert, un grand homme que vous avez oublié ; il faut que vous soyez bien ingrats, car il prétend que sans lui, il n'y aurait jamais eu de révolution. Il s'appelait autrefois le Procureur général de la Lanterne, vous croyez que je vous parle de ce fameux coupe-tête, dont la barbe si célèbre faisait fuir les aristocrates ; non, celui dont il s'agit se vante, au contraire, d'être le plus pacifique des humains. A l'en croire, il n'a pas plus de fiel qu'un pigeon ; il est si sensible qu'il n'entend jamais parler de guillotine sans frissonner jusqu'aux os ; c'est un grand docteur qui, à lui seul, a plus d'esprit que tous les patriotes ensemble, et plus de jugement que la Convention entière ; c'est grand dommage qu'il ne puisse pas parler pour prouver à la Montagne et au Comité de salut public qu'ils n'ont pas le sens commun. Mais, s'il ne parle pas, maitre Camille, en revanche il écrit, au grand contentement des modérés, des feuillants, des royalistes et des aristocrates. (J.-R. Hébert, auteur du Père Duchesne, à Camille Desmoulins et compagnie.)

[22] Voyez les Derniers Montagnards.

[23] Firmin Didot.

[24] Mémoires du comte Miot de Mélito, seconde édition (1873), t. Ier, p. 44.

[25] Le Vieux Cordelier, n° 5. Voyez Œuvres de Camille Desmoulins, t. II, p. 213, édition Charpentier.

[26] Rayé par Lucile sur l'autographe.

[27] Rayé par Lucile sur l'autographe.

[28] Rayé.

[29] Danton.

[30] Rayé.

[31] Rayé.

[32] Rayé.

[33] Rayé.

[34] Copié sur l'original.

[35] Dialogue entre Camille Desmoulins et moi au moment où son cinquième numéro du Vieux Cordelier venait de paraître.

Mon cher Camille, il faut de la prudence

En toute chose. — Eh ! m'en suis-je écarté ?

Qu'ai-je donc fait ? J'ai dit la vérité ;

En homme libre, avec toute assurance,

Je veux la dire. Ah ! garder le silence

Serait trahir mon auguste devoir.

— Mais Robespierre est forcé de se voir

Dans vos portraits. — C'est l'unique remède

Pour le guérir. — A femme ou fille laide

Il ne faut pas présenter un miroir.

Le Chiffonnier, par P. Villiet, auteur des Rapsodies. A Paris, chez tous les marchands de chiffons, an VIII.

[36] Lettre inédite.

Camille recevait, en revanche, des lettres où on lui demandait d'accuser et de proscrire ; je n'en citerai qu'une, tirée de ses papiers inédits :

20e nivôse de l'an II de la République française, une, indivisible et impérissable.

LIBERTÉ, ÉGALITÉ OU LA MORT.

Dénonciation au comité de salut public.

Pitt et Cobourg n'ont peut-être à leur inçu, eu de croupier plus indéfiniment utile que le manequin Bouchote. Ses sotises, son ineptie, son incurie équivalent à la plus haute trahison.

Émule de son nul prédécesseur que j'ay suivi de près, il y a douze mois, il a contre le texte des décrets esquivé des réquisitions militaires un bataillon de jeunes gens que j'offre à la République ; bien loin de désansculotiser les généraux, il a peuplé l'état-major de muscadins et de blansbecs tels que lui, et moins valants s'il est possible.

Il fait payer sept cent mille hommes effectifs à la République, et un grand quart est incapable de services militaires. Il a peuplé les armées de généraux sots autant que fripons et conservé partout jusque dans les vivres des voleurs, brigands, même nobles ; enfin j'offre tous les éclaircissements et révélations que le comité pourra exiger sur ce petit capitaine d'Esterazy.

Salut et fraternité,

Le républicain HÉDOUIN,

Né en 1739, militaire de quarante ans,

premier vice-président de la section Lepelletier, à Reims.

[37] Voyez, dans le livre de Courtois, le projet d'un discours où Robespierre attaque à la fois les deux factions. L'une prêche la fureur et l'autre la clémence ; l'une conseille la faiblesse et l'autre la folie... Les deux factions se rapprochent et se confondent... Robespierre, dans cet écrit, appelle les libelles de Desmoulins l'évangile des aristocrates et traite Westermann de ridicule fanfaron.

[38] Les rapports de Robespierre avec son ancien condisciple de Louis-le-Grand furent assez bizarres. Les deux camarades de collège s'étaient un moment perdus de vue. Robespierre écrit à Desmoulins le 7 juin 1790 pour réclamer contre une anecdote rapportée par Camille. Robespierre n'avait pas dit, le petit Dauphin applaudissant, le 22 mai, le décret Mirabeau : Eh ! laissez ce marmot battre des mains. Dans cette lettre, Robespierre appelle assez sèchement Camille Monsieur.

Monsieur,

J'ai lu dans votre dernier numéro, etc.

Tu es à bon droit, répond Camille, fier du laticlave, mais tu devrois saluer au moins un ancien camarade d'une légère inclination de tête. Je ne t'en aime pas moins parce que tu es fidèle aux principes, si tu ne l'es pas autant à l'amitié.

Plus tard, Camille dit à propos de Maximilien :

On ne peut parler de Robespierre sans penser à Pétion.

Deux gens de bien à Versailles vivoient,...

comme on disoit du temps de Turgot et de Malesherbes.

En cette même année 1790, à propos du discours de Robespierre, répondant à Cazalès contre les chefs militaires, loi martiale, etc., Camille, après avoir rapporté ces paroles de Robespierre, cet orateur du peuple : Ne remettons pas le sort de la Révolution dans les mains des chefs militaires ; ne nous laissons point aller aux murmures de ceux qui préfèrent un paisible esclavage à une liberté achetée par quelques sacrifices, et qui nous montrent sans cesse les flammes de quelques châteaux incendiés. Camille s'exprime ainsi : Ô mon cher Robespierre ! il n'y a pas longtemps, lorsque nous gémissions ensemble sur la servitude de notre patrie, lorsque, puisant dans les mêmes sources le saint amour de la liberté et de l'égalité, au milieu de tant de professeurs dont les leçons ne nous apprenoient qu'à détester notre pays, nous nous plaignions qu'il n'y eût pas un professeur de conjurations qui nous apprit à l'affranchir ; lorsque nous regrettions la tribune de Rome et d'Athènes, combien j'étois loin de penser que le jour d'une constitution mille fois plus belle étoit si près de luire sur nous, et que toi-même, dans la tribune du peuple françois, tu serois un des plus fermes remparts de la liberté naissante ! Enfin, dans son n° 65 des Révolutions de France et de Brabant, Camille dit encore : Robespierre, et non pas Robertspierre, comme affectent de le nommer des journalistes qui trouvent apparemment ce dernier nom plus noble et plus moelleux et qui ignorent que ce député, quand même il se nommeroit la Bête, comme Brutus, ou Pois-Chiche, comme Cicéron, porteroit toujours le plus beau nom de la France.

[39] Voyez le discours de Billaud, au 9 thermidor.

[40] Le procès-verbal d'arrestation est signé de : Billaud-Varennes, Lebas, Barère, Carnot, Prieur, Louis (du Bas-Rhin), Vadier, Collot-d'Herbois, Vouland, Jagot, Dubarrau, Saint-Just, Amar, La Vicomterie, M. Bayle, Élie Lacoste, Robespierre et Couthon.

[41] E. Hamel, Histoire de Saint-Just, t. II, p. 164.

[42] Notes (détruites) de Topino-Lebrun. Archives de la Préfecture de police.

[43] Pièce inédite.

Je citerai, comme antithèse cruelle à cette lettre, celle-ci, adressée deux ans auparavant à Camille par l'accusateur public Fouquier, qui, moins fier que M. Desmoulins le père, appuie sur ces mots : mon cher parent. Camille était, en effet, son cousin éloigné :

20 août 1792.

Jusqu'à la journée à jamais mémorable du 10 de ce mois, mon cher parent, la qualité de patriote a été non seulement un titre d'exclusion à toute place, mais même un motif de persécution : vous en fournissez vous-même l'exemple. Le temps est enfin arrivé, il faut l'espérer aussi, où le patriotisme vrai doit triompher et l'emporter sur l'aristocratie ; c'est même mi crime d'en douter d'après les ministres patriotes que l'Assemblée nationale vient de nous donner. Je les connais tous par leur réputation, mais je n'ai pas le bonheur d'en être connu. Vous seul pouvez m'être utile soit par vos connaissances et vos relations particulières auprès d'eux. Mon patriotisme vous est connu ainsi que ma capacité surtout pour les affaires contentieuses. Je me flatte que wons voudrez bien intercéder pour moi auprès du ministre de la justice pour me procurer une place soit dans ses bureaux, soit partout ailleurs. Vous savez que je suis père d'une nombreuse famille et peu fortuné. Mon fils ainé, âgé de seize ans, qui a volé aux frontières, m'a conté et me conte beaucoup. Je compte sur votre ancienne amitié et votre zèle à obliger. Je rappelle à votre souvenir Deviefville notre parent commun, dont la position est plus fâcheuse que je ne puis vous l'exprimer.

Je suis parfaitement, mon cher parent, votre très humble et très obéissant serviteur.

FOUQUIER, homme de loi.

[44] Dossier des Dantonistes. Archives nationales.

[45] Cet avant-dernier discours de Danton est, à mon avis, celui qui le caractérise le mieux. Gouaillerie de Titan, résolution et bon sens, tout s'y retrouve. Ce n'est pourtant pas une de ses harangues les plus importantes. Après la lecture d'une pétition d'un orateur de section demandant à chanter, accompagné d'un joueur d'orgue, les mérites de la Convention, à la barre même de l'Assemblée, Danton rappela la Convention non à la pudeur, comme un jour l'avait fait Marat, mais au bon sens : La salle et la barre de la Convention sont destinées, dit-il, à recevoir l'émission solennelle et sérieuse du vœu des citoyens ; nul ne peut se permettre de les changer en tréteaux. Je porte dans mon caractère une bonne portion de la gaieté française, et je la conserverai, je l'espère. Je pense, par exemple, que nous devons donner le bal à nos ennemis, mais qu'ici nous devons froidement et avec dignité et calme, nous entretenir des grands intérêts de la patrie, les discuter, sonner ]a charge contre tous les tyrans, indiquer et frapper les traitres et battre la générale contre tous les imposteurs. Je rends justice au civisme des pétitionnaires, mais je demande que dorénavant on n'entende plus à la barre que la raison en prose. C'était là comme un sourire sous la hache. Trois jours après, le 19 mars, à propos de l'accusation contre Bouchotte, Danton prononçait son dernier discours.

[46] Westermann eut un mot sublime : Je demande à me mettre nu devant le peuple, dit-il. J'ai reçu sept blessures, toutes par devant ; je n'en ai reçu qu'une par derrière, mon acte d'accusation !

[47] Ces détails authentiques et précis furent donnés à feu M. Labat père, directeur des archives de la Préfecture de police, qui nous les a transmis, par un certain Collet, employé, en 1793, à l'Hôtel de ville (bureau des subsistances). C'est ce Collet qui, se rendant à la maison commune, à son poste ordinaire, le 10 thermidor, aperçoit une grande foule devant l'Hôtel de ville. Une sentinelle lui demande : Où allez-vous — A mon bureau, répond l'employé. — Mais vous ne voyez donc point ce qui se passe ? lui dit quelqu'un. — Quoi ? — Ce qui se passe ou ce qui passe, comme vous voudrez. Collet regarde : entre deux rangs de gardes marchaient les employés de l'Hôtel de ville qui passaient en effet. Leur échafaud n'était pas loin.

[48] François-Jean-Baptiste Topino-Lebrun, né à Marseille en 1769, avait été envoyé à Rome pour étudier la peinture. Il y rencontra David, qui le ramena en France et le prit pour élève. Plus d'une fois, dans ses fonctions de juré, au lieu de broyer du rouge, selon le mot de son maître, il fut clément, il acquitta ; son républicanisme était profond. Impliqué dans l'affaire de Babeuf, il fut reconnu innocent ; mais, plus tard, en 1800, arrêté comme complice d'Arena, dans cette affaire où la police de Fouché joua le principal rôle, il fut condamné et exécuté avec J. Arena, Cerucchi et Demerville. Il demanda à mourir le visage découvert. On peut dire sans crainte que Topino-Lebrun était innocent. On a fort peu de ses peintures. Au salon de 1797, il avait exposé une mort de Caius Gracchus que le Directoire donna à la ville de Marseille.

[49] Notes de Topino-Lebrun.

[50] Rayé sur la minute.

[51] Écrit en marge : Néantmoins plusieurs témoins avaient été assignés à la requête de Fouquier, un seul fut entendu le premier jour des débats et ce témoin parla à la décharge des accusés.

[52] Archives nationales. (Procès de Fouquier-Tinville, déposition de Paris, dit Fabricius, ventôse an III, carton W, 501). Fabricius fut arrêté le lendemain du jour où Fouquier le regarda ainsi fixement. Le décret du 22 thermidor lui rendit et la liberté et sa place au tribunal.

[53] Archives nationales. C. W. 500.

Le décret coté A portait :

Extrait du procès-verbal de la Convention nationale du quinzième jour de germinal l'an deuxième de la République française une et indivisible.

La Convention nationale décrète que le tribunal révolutionnaire continuera l'instruction relative à la conjuration de Lacroix, Danton, Chabot et autres.

Que le président emploiera tous les moyens que la loi lui donne pour faire respecter son autorité et celle du tribunal révolutionnaire et pour réprimer toute tentative de la part des accusés pour troubler la tranquillité publique et entraver la marche de la justice.

Décrète que tout prévenu de conspiration qui résistera ou qui insultera à la justice nationale sera mis hors des débats et jugé sur-le-champ.

Visé par l'inspecteur.

AUGER.

Collationné à l'original par nous, secrétaire de la Convention nationale. Paris, le quinze germinal l'an deuxième de la République française une et indivisible.

BÉRARD, M.-A. BAUDOT, LEGRIS, secrét.

Paraphé par les membres de la commission

A. Q. FOUQUIER, L. LE COINTRE, BEAUPREY.

[54] Voyez les pièces de son procès aux Archives nationales.