CAMILLE DESMOULINS

 

CHAPITRE DEUXIÈME. — PREMIERS COMBATS.

 

 

I

LE 12 juillet 1789, on peut dire que Camille Desmoulins était entré dans l'histoire. Il n'en sortira plus. Il appartient désormais, corps et âme, à la Révolution triomphante. Il en sera, jusqu'au mois d'avril 1794, le journaliste le plus étincelant et le plus personnel. Avec son tempérament nerveux, féminin, facilement excitable, emporté vers tous les excès, capable cependant de ce second mouvement qui n'est pas toujours le plus mauvais, quoi qu'en ait dit une parole trop illustre, il reflétera, avec une éloquence passionnée et un irrésistible esprit, toutes les pensées, tous les espoirs, toutes les chimères de la foule. Il sera le scribe au jour le jour de tout ce qu'entraînera ce mouvement prodigieux, le chroniqueur ironique et exquis de tout ce que ces années volcaniques verront naître et mourir. Dès le lendemain de la prise de la Bastille, Camille publia cette France libre qu'il avait composée dans les derniers jours de mai et de juin 1789. L'opposition seule de son libraire l'avait, nous l'avons vu, empêché de mettre au jour ce travail, et il est donc souverainement injuste d'accuser, comme le fait M. Ed. Fleury, Camille d'avoir profité du moment pour publier une œuvre courageuse la veille, beaucoup moins téméraire le lendemain. Rendons, encore un coup, à Momoro le reproche que mérite Momoro.

La France libre, cet ouvrage patriotique, comme l'appelle Desmoulins, devait, malgré le retard, avoir dans le pays un véritable retentissement. Chacun la lut ; c'était une critique alerte et savante du passé, une œuvre de combat et d'aspiration vers l'avenir. Les politiques du Palais-Royal y applaudirent, comme, quelques jours auparavant, aux paroles de l'ardent jeune homme. Mirabeau, dont la brochure nouvelle s'inspirait parfois, prit l'opuscule sous sa protection. Et ces pages en valaient la peine. C'était là le premier cri de liberté ; c'était, pour rappeler un mot de M. Louis Combes, comme le chant de l'alouette gauloise saluant l'aurore de l'affranchissement. Le ton en était si alerte et si entrainant, que, dès l'abord, Camille Desmoulins se vit en butte aux attaques de ceux qu'effrayaient sa verve et sa juvénile audace. Non seulement les gens qui voulaient, comme Malouet, par exemple, ou Mallet du Pan, — que Camille appellera bientôt, sans trop d'atticisme, Mallet pendu, — essayer de transformer, de réformer, et non de renverser la monarchie, mais surtout les plus acharnés royalistes s'en prirent à la brochure, ne pouvant attaquer l'auteur. Des moines, à Oléron, pillèrent la boutique d'un libraire coupable d'avoir mis en montre la France libre. Une rixe s'ensuivit, et le pauvre diable de marchand en demeura estropié pour le reste de sa vie[1]. Le Parlement de Toulouse fit mieux ; il censura la brochure de Camille et la condamna à être brûlée par la main du bourreau. Camille s'en vengea en dédiant son second écrit, le Discours de la Lanterne, à Nosseigneurs du Parlement de Toulouse. — Et puisse ma chère Lanterne obtenir de vous la même faveur ! Je doute que ce cadet fasse autant fortune que son aîné ; mais je vous prie de ne point mettre de jalousie dans ma famille.

La France libre ne méritait certes pas la condamnation du Parlement toulousain ; et Pascal eût dit sans doute que le courroux des moines d'Oléron n'était pas une raison. Camille, analysant dans cet opuscule les diverses questions à l'ordre du jour, en ces premiers mois de 1789, discutait tour à tour la délibération par tête et par ordre, opposait, avec un rare talent et une étonnante prestesse de style, les droits de la nation à ceux de la noblesse, guerroyait contre le clergé devenu corps politique, et cela avec une érudition et un esprit dignes des Provinciales ; puis, après avoir montré qu'une démocratie n'est pas incompatible avec une certaine noblesse, celle de la valeur personnelle et non celle du rang, il passait en revue, avec un parti pris de dénigrement qui n'était pas toujours très loin de la vérité, la longue galerie des rois, traçant d'une plume vigoureuse le tableau trop souvent sinistre de ce qu'on appelle le bon vieux temps. On a comparé ce tableau satirique au livre sans valeur de Lavicomterie : Les crimes des rois de France ; mais le style de Camille, son esprit, sa verve, son ironie, sont autrement fins, alertes et attiques.

Au surplus, le chapitre le plus caractéristique de cette France libre, celui qui en marquait le sens et en déterminait la portée, c'était le chapitre VI, où Desmoulins se demandait Quelle constitution convient le mieux à la France. Je m'attends aux clameurs que ce paragraphe va exciter, disait-il. En effet, après avoir intenté un procès aux rois, il concluait, citant Dioclétien, contre la royauté elle-même : Comment les peuples ont-ils pu placer leurs espérances dans un seul homme ! C'était implicitement proclamer que la constitution que Desmoulins souhaitait à la France et réclamait pour elle, était une constitution républicaine. Ce sera la nation qui se régira elle-même, à l'exemple de l'Amérique, à l'exemple de la Grèce. Voilà le seul gouvernement qui convienne à des hommes, aux Français, et aux Français de ce siècle. — Quelle parité y a-t-il entre un roi et une nation, ajoutait-il. Mettez d'un côté Louis XVI, et de l'autre côté l'Assemblée nationale. De quel côté seront les lumières et l'expérience ? Quant à cette République même, Desmoulins la veut une, comme on la proclamera plus tard : Pourquoi vouloir être des Bretons, des Béarnais, des Flamands ? Y aurait-il alors sous le ciel un nom plus beau que celui de Français ? C'est à ce nom déjà si célèbre qu'il faut tous sacrifier le nôtre.

Ainsi, comme tous les hommes de cette rude époque, Camille est essentiellement patriote. Ce mot, dont le seul duc de Saint-Simon se servait sous Louis XIV, tout le monde s'en fait gloire en 1789. Mais tout le monde n'est pas républicain. Camille, sur ce point, est un précurseur, et il a peut-être, le premier de tous les écrivains de la Révolution, réclamé l'avènement de la République. Je me trompe. Le comte d'Entraigues, dans son Mémoire sur les États Généraux, leurs droits et la manière de les convoquer, avait dit, dès 1788 : Ce fut sans doute pour donner aux plus héroïques vertus une patrie cligne d'elles, que le ciel voulut qu'il existât des républiques ; et peut-être pour punir l'ambition des hommes, il permit qu'il s'élevât de grands empires, des rois et des maîtres. D'Entraigues avait donc précédé Camille. Mais la brochure du comte fut bien vite oubliée. La France libre, au contraire, mit littéralement le feu aux poudres.

Camille, né pour le tapage et enchanté de son succès, se grisait déjà, si je puis dire, de sa popularité naissante et de l'ardeur joyeuse qui animait aussi toute la nation. Ses lettres à son père se ressentent de cet enthousiasme et de cette ivresse :

Vous ne vous faites pas, écrit-il, une idée de la joie que me donne notre régénération. C'était une belle chose que la liberté, puisque Caton se déchirait les entrailles plutôt que d'avoir un maitre.

Puis, le jeune homme, à qui du moins on ne reprochera jamais de ne point se livrer, ajoute avec franchise :

Mais, hélas ! je voudrais bien me régénérer moi-même, et je me trouve toujours les mêmes faiblesses, le dirai-je, les mêmes vices ! Ce n'est pas celui du moins de ne pas aimer mon père !...

 

Non certes ; mais, parmi ces vices, il faut reconnaître qu'il y en a un fort dangereux, la vanité. Camille, affamé de gloire, se contente trop facilement d'une renommée secondaire. Il avait écrit la France libre, malgré sa forme agressive et ironique, pour les esprits lettrés et les penseurs ; il va bientôt écrire le Discours de la Lanterne pour cette partie du public qui donne la popularité bruyante, mais non la réputation solide et respectée.

Quel pamphlet cependant, et quel prodige de malice et d'élan que ce Discours de la Lanterne aux Parisiens, qui forme dans l'œuvre de Camille Desmoulins comme l'antithèse du Vieux Cordelier ! C'est en effet un Camille au rire terrible que nous montre ce Discours, et c'était déjà un sinistre projet que de mettre un écrit sous l'invocation de cette lanterne, à laquelle on pendait, le 14 juillet, un invalide à cheveux blancs, qui servait d'espion à M. de Launey, puis, trois mois après, Foullon et le boulanger François. Oui, il y eut là, au coin de la place de Grève et de la rue de la Vannerie, surmontant une boutique d'épicerie, une branche de fer, sans réverbère, au-dessous de laquelle le peuple traînait en hurlant ceux qu'il voulait pendre. Le cri lugubre : A la lanterne ! retentissait ainsi sous une enseigne portant ces mots : Au coin du Roi. Il y a de ces ironies dans les choses humaines. Eh bien, ce fut ce réverbère, cette branche de fer, cette lanterne, que Desmoulins rendit célèbre ; ce fut elle à laquelle il donna la première place dans un pamphlet, dont l'épigraphe, par un sarcasme nouveau, était tirée de saint Mathieu : Qui male agit odit lucem. — Ce que Desmoulins traduisait par : Les fripons ne veulent pas de lanterne.

Rien de plus tragique, en somme, que ce pamphlet dont Camille Desmoulins se repentira plus tard, et qui lui valut — hélas ! il le réclama lui-même — le surnom de procureur général de la lanterne. Rien de plus éloquent aussi. L'esprit même qui nous parait si mal employé aux personnalités meurtrières nous éblouit. L'écrivain érudit multiplie avec un bonheur achevé les citations, les rapprochements, les anecdotes. C'est un modèle d'alacrité belliqueuse. Mais quelle guerre ! Camille a beau dire, en faisant parler la Lanterne elle-même : Non que j'aime une justice trop expéditive, vous savez que j'ai donné des signes de mécontentement lors de l'ascension de Foullon et Bertier ; j'ai cassé deux fois le lacet fatal, — la vérité est qu'il pousse à des mesures de ligueur. Il dénonce, le malheureux ! lui qui flétrira si rigoureusement les délateurs ! Un an après, il se félicitera d'avoir donné sa démission de procureur général de la lanterne, et, songeant à ces fureurs des foules se proclamant justicières : C'est un grand mal, dira-t-il, que le peuple se familiarise avec ces jeux. Et c'est à Marat qu'il répondra alors — dans ses Révolutions de France et de Brabant —, c'est à Marat qu'il dira : Les exécutions du peuple sont atroces, alors qu'il envoie le cordon avec autant de facilité que le fait Sa Hautesse à ceux qu'elle disgracie. Marat, vous nous ferez faire de mauvaises affaires ! Soit, le remords viendra vite. Mais que Desmoulins ait exercé, comme il le dit, un seul jour, cette grande charge de procureur du réverbère, c'est en effet beaucoup trop, et il versera plus tard des larmes amères, sur ces pages que ses pleurs n'effaceront pas.

Disons-le bien vite aussi, il y a autre chose dans ce Discours de la Lanterne que des personnalités et des dénonciations, il y a un véritable souffle patriotique et une verve bien française. Déjà, cette République qu'il a présentée dans sa France libre, il la fait connaitre telle qu'il la souhaite, élégante, spirituelle, accessible, telle qu'eût pu l'imaginer le Mondain de Voltaire, et aussi éloignée de l'écrasement du despotisme que de l'austérité glacée et de la règle farouche d'une République jacobine. Il souhaite des fêtes et des plaisirs, les repas libres des cités antiques, une sorte de fédération immense et d'embrassement, une République où le bruit des baisers tiendrait plus de place que les cris de haine : une République fraternelle, toute d'amour et de plaisir. Ce Gaulois, en effet, a devant les yeux la vision d'Athènes. Ce qui me console de ne pouvoir faire rire mes lecteurs autant que Molière, dit-il quelque part, c'est que Molière était triste... Je ne suis pas aussi mélancolique et taciturne. Il réclame donc un peu de gaieté dans l'Etat. J'avais rêvé, dira-t-il plus tard, d'une République que tout le monde eût aimée. Retenons ce mot : c'est le véritable testament de Camille.

En somme, Desmoulins, à l'examiner de près, n'est point satisfait de ce Discours de la Lanterne comme il l'était de la France libre. Un secret instinct de lettré l'avertit qu'il a, comme on dit, forcé la note et dépassé le but. Il a publié tout d'abord cet écrit anonyme de crainte de déchoir dans l'opinion. La brochure s'étant vendue, il hésite un moment à en donner une seconde édition ; car on est las de toutes ces feuilles. Comme on reconnaît bien là, dans ces hésitations et ces mécontentements, l'homme mal pondéré, d'une nature si fébrile, qui écrira à son père : Dans un moment, je trouve la vie une chose délicieuse, et le moment d'après je la trouve presque insupportable, et cela dix fois dans un jour. Natures dangereuses à autrui et à elles-mêmes, lorsqu'elles sont engagées dans les luttes d'une révolution, et qui sont faites pour vivre de l'existence plus libre de l'homme de lettres, existence où leurs hésitations mêmes donnent chaque jour des faces nouvelles et comme des coups de fouet quotidiens à leur talent.

 

II

A cette époque de sa vie (septembre 1789), Camille Desmoulins, matériellement et moralement, n'était pas heureux. Logé à l'hôtel de Pologne, en face de l'hôtel de Nivernais, il était besogneux, et nous le voyons plus d'une fois demander à ses parents, aux braves gens de Guise, de lui venir en aide : Vous m'obligerez de m'envoyer des chemises et deux paires de draps, le plus promptement possible, écrit-il le 20 septembre. Il est fatigué d'habiter ces petits hôtels parisiens : Je compte être dans mes meubles à la Saint-Remy. — Envoyez-moi six louis, dit-il bientôt encore à son père. Ses premières brochures lui ont sans doute rapporté peu de chose. Mais du moins il a la gloire : Je me suis fait un nom, et je commence à entendre dire : Il y a une brochure de Desmoulins ; on ne dit plus : D'un auteur appelé Desmoulins, mais : Desmoulins vient de défendre le marquis de Saint-Huruge[2]. Ce nom qu'il s'est fait console évidemment quelque peu Desmoulins de la gêne où il est encore. C'est à peine maintenant s'il regrette que son père, n'acceptant point le mandat de député, n'ait pas du moins prêté son influence à l'élection de son fils :

Vous avez manqué de politique, lui écrit Camille, quand, l'année dernière, vous n'avez pas voulu venir à Laon et me recommander aux personnes de la campagne qui auraient pu me faire nommer. Je m'en moque aujourd'hui. J'ai écrit mon nom en plus grosses lettres dans l'histoire de la Révolution que celui de tous nos députés de Picardie.

 

Il revient cependant plus d'une fois sur l'espèce d'abdication de son père, et, incapable de bien comprendre l'amour du calme qui satisfait cet homme laborieux[3] : L'activité vous manque, dit-il, vous restez dans votre cabinet, et il faut se montrer dans les démocraties. M. Desmoulins, le père, devait tristement sourire en recevant ces lettres, et la gloire nouvelle de son fils ne lui montait pas au cerveau. Au contraire, il continuait plus résolument, dans sa petite cité de Guise, son œuvre modeste et lentement poursuivie.

Pendant cc temps, Camille, après un nom, se faisait des amis. L'auteur du Tableau de Paris, Mercier, l'avait présenté dans plusieurs maisons. Mirabeau s'était constitué son hôte. Là, chez Mirabeau, à Versailles[4], Camille se trouvait à l'aise et il écrivait gaiement : Je sens que sa table trop délicate et trop chargée me corrompt. Les vins de Bordeaux et son marasquin ont leur prix que je cherche vainement à me dissimuler, et j'ai toutes les peines du monde à reprendre ensuite mon austérité républicaine et à détester les aristocrates, dont le crime est de tenir à ces excellents diners.

Pour le moment, Desmoulins suit évidemment l'inspiration de Mirabeau, comme il suivra plus tard celle de Danton. A ces natures faibles, il faut des mâles pour conseils, comme au lierre il faut un appui.

Camille, plus ou moins satisfait de sa renommée grandissante, au fond mécontent encore et troublé, — se soucie toujours du qu'en dira-t-on de sa ville natale et des propos que peuvent recueillir ses parents :

Si vous entendez dire du mal de moi, dit-il, consolez-vous par le souvenir du témoignage que m'ont rendu MM. de Mirabeau, Target, M. de Robespierre, Gleizal et plus de deux cents députés. Pensez qu'une grande partie de la capitale me nomme parmi les principaux auteurs de la Révolution. Beaucoup même vont jusqu'à dire que j'en suis l'auteur.

 

Ici, Camille force un peu la note. Mais son amour-propre a bientôt de quoi se sentir légèrement rabattu lorsque l'hôte de Mirabeau, revenant de Versailles, songe qu'il n'a pour gite, dans ce grand Paris, qu'une hôtellerie de second ou de troisième ordre. Et voilà que j'ai trente ans ! dit-il alors avec une sorte d'amertume effrayée. Trente ans, le premier pas vers la maturité décisive ; l'âge où le sourire devient moins confiant sur les lèvres plus contractées, l'heure où l'on s'aperçoit que tout ce qui s'aplanissait devant vous, lors de la vingtième année, se hérisse en obstacles ; l'âge où, après avoir compté ses amis, on ne compte plus que ses rivaux ; Camille avait trente ans et il végétait ? On lui rendra cette justice, que, laborieux, inspiré, plein de l'amour de son œuvre, il fit, dès que cette pensée l'assaillit, un effort violent pour l'étouffer. Il résolut de ne plus seulement se contenter de quelques pages imprimées sous forme de brochure, il voulut fonder un journal, un de ces journaux personnels comme il en existait tant à cette heure ; et, dès le mois de novembre 1789, Camille hardiment se mettait à l'œuvre. Le premier numéro des Révolutions de France et de Brabant apparaissait bientôt (28 novembre). Le journal de Desmoulins devait durer ainsi jusqu'au mois de juillet 1792 (n° 86), époque à laquelle Camille, menacé à la suite de l'affaire du Champ-de-Mars, envoya, comme il le dit, à la Fayette sa démission de journaliste.

Camille Desmoulins avait, suivant en cela la mode, emprunté le mot de Révolutions à des journaux déjà en faveur, et il ajouta au nom de la France celui du Brabant, qui venait de se mettre si vaillamment en rébellion contre l'empire[5]. Ce journal, le monument le plus incisif, le plus étincelant, le plus cruel souvent, le plus inspiré toujours, de la Révolution française, consistait en une brochure hebdomadaire, recouverte de papier gris et ornée d'une gravure, la plupart du temps caricaturale, dont Camille laissait — il revient volontiers sur ce détail — la responsabilité à son libraire Garnéry. Combien de fois Desmoulins répétera-t-il, en effet : Je proteste contre les gravures placées en tête de mes numéros. L'Assemblée n'a point aboli toutes les servitudes.

Durant les premiers mois de la publication de ces Révolutions de France et de Brabant, dont le succès fut rapide, Camille Desmoulins demeura seul occupé de cette tache laborieuse : il suffit à tenir le public en haleine ; mais plus tard, en 1790, Camille se déchargea en partie de ce travail sur Stanislas Fréron, son ami, qui devait plus tard devenir à la fois et son collaborateur nominal pour la Tribune des Patriotes et son collègue à la Convention nationale.

Fréron, esprit alerte, le fils du critique Fréron si bien flagellé par Voltaire, était homme à doubler, comme on dit, Camille Desmoulins. C'était un écrivain instruit, spirituel, lisant et traduisant Pétrarque, ni méchant, ni ambitieux, a dit de lui Arnault, mais indolent et insouciant. Voici le traité passé entre lui, Camille et le libraire Laffrey, et cette pièce inédite donnera, je pense, une curieuse idée des prix alors payés aux journalistes et de leurs rapports avec les libraires :

Nous soussignés Camille Desmoulins et Stanislas Fréron, le premier demeurant rue du Théâtre-François, le second rue de la Lune, porte Saint-Denys, d'une part, et Jean-Jacques Laffrey, demeurant rue du Théâtre-François, de l'autre, sommes convenus de ce qui suit :

1° Moi, Camille Desmoulins, m'engage à déléguer à Stanislas Fréron la somme de trois mille livres sur celle de dix mille livres que Jean-Jacques Laffrey s'est engagé, par acte entre nous, à me payer annuellement pour le prix de la rédaction de mon journal intitulé Révolutions de France et de Brabant, de trois feuilles d'impression, sous la condition expresse qu'il sera fourni par mondit Stanislas Fréron une feuille et demie d'impression à chaque numéro, et ce pendant tout le tems de mon traité avec mondi Laffrey.

2° Moi, Stanislas Fréron, m'engage à fournir pour chaque numéro dudit journal des Révolutions de France et de Brabant, composé de trois feuilles et demie, à la décharge de mondit Camille Desmoulins, bien entendu que cette feuille et demie formera moitié des trois feuilles dont est composé chaque numéro, de laquelle feuille et demie d'impression je m'engage à livrer la copie le mercredi de chaque semaine et le reste dans la journée du jeudi, et ce à compter inclusivement du trente-troisième numéro jusqu'à la fin du traité passé entre Camille Desmoulins et Jean-Jacques Laffrey.

3° Moi, Jean-Jeacques Laffrey, accepte la délégation faite par Camille Desmoulins de la somme de trois mille livres payables, en payemens égaux, à l'émission de chaque numéro, à Stanislas Fréron, aux clauses et conditions que dessus, et m'engage en outre à payer audit Stanislas Fréron la somme de mille livres, également payables en payemens égaux à l'émission de chaque numéro, lesquelles mille livres seront en sus dudit traitement de trois mille livres, à la charge par mondit Stanislas Fréron de fournir pour ledit journal une feuille de plus par semaine, laquelle sera consacrée aux nouvelles, à commencer au trente-neuvième numéro, époque du prochain trimestre.

Et moi, Stanislas Fréron, m'engage à fournir aux époques convenues ladite feuille d'impression, moyennant la somme de mille livres, en sus des trois mille livres déléguées par Camille Desmoulins.

Fait triple entre nous, à Paris, ce quatre juillet mil sept cent quatre-vingt-dix.

Signé : Stanislas FRÉRON.

Approuvé ce que dessus. Signé : LAFFREY.

G. DESMOULINS[6].

 

Il y avait alors à peine un an que les Révolutions de France et de Brabant duraient, et Camille, on le voit, avait déjà cessé d'être besogneux. On a trouvé mon premier numéro parfait, écrivait-il à son père, en novembre 89, mais soutiendrai-je ce ton ? Il le soutint certes, et vaillamment.

Et en réalité, les Révolutions de France et de Brabant offrent à la postérité le tableau le plus éclatant de ces mois troublés qui s'écoulent entre le 28 novembre 1789 et le mois de juillet 1792. Elles ont la jeunesse et l'élan, la fougue, l'alacrité joyeuse, la gaieté de sève gauloise, acidulée parfois d'un rictus plus amer ; Lucien et Aristophane n'eussent pas inventé des railleries plus mordantes. Les traits partent semblables à des flèches légères dont la pointe s'enfonce et déchire plus profond que l'épiderme. Camille est un implacable adversaire. Ce Picard athénien ne connaît pas encore cette vertu suprême, la pitié.

Il s'amuse de tout, de cette aurore d'affranchissement qui semble se lever sur le monde. Il boit du punch à la santé des Anglais qui boivent du vin à la santé de la France. Il jette, peut-être pour légitimer le titre de sa gazette, des accents pleins d'espoir aux patriotes du Brabant soulevés contre Joseph II : Courage, Brabançons, songez que les Français vous regardent ! Chaque semaine, sa brochure enrichie ou plutôt alourdie d'une gravure contre laquelle Camille protestera plus d'une fois, sa causerie hebdomadaire passe en revue les hommes et les choses[7]. Il attaque, avec une verve infinie, les abus à peine déracinés et les courtisans encore puissants.

Il ne laisse rien passer, ni palinodie, ni sottise. Il relève tout avec une adresse et une vivacité étonnantes. M. de Boufflers fait-il un discours où, parlant au roi et à la reine, il vante la grâce presque divine de Marie-Antoinette.

Boileau, écrit aussitôt Camille, disait à Louis XIV :

L'univers sous ton règne a-t-il des malheureux ?

Mais il était de l'Académie française. Ce qui est bien plus étonnant, c'est que le chancelier de l'Hôpital, dans son poème des États Généraux, disait à François II : A-t-il jamais existé une femme plus douce et plus indulgente que sa respectable mère (Catherine de Médicis) ? Tous les rois et les reines sont comme le malheureux François second qu'on empoisonna par l'oreille.

 

Le détestables flatteurs de Racine est-il plus éloquent que ces deux lignes de Camille contre les courtisans ?

Le vicomte de Mirabeau, celui qu'on appelait Mirabeau-Tonneau, est le point de mire des facéties armées en guerre de Desmoulins. Tandis qu'il célèbre M. de Robespierre, son cher camarade de collège, l'ornement de la députation septentrionale, il accable Mirabeau-Tonneau, et non seulement de son style, mais de ses gravures. Encore un coup, Desmoulins n'était pour rien dans l'illustration de ses numéros ; mais la caricature soulignant le pamphlet est terrible contre ses ennemis. Le burin s'allie à la plume pour l'œuvre mordante, pis que cela, meurtrière.

Le chef-d'œuvre de Camille Desmoulins et le plus remarquable, à coup sûr, de ces numéros des Révolutions de France et de Brabant, c'est le n° 34, où il raconte cette fête de la Fédération au jour anniversaire de la prise de la Bastille (14 juillet 1790), fête qu'il appelait la pâque un mois auparavant, en s'écriant (n° 30, p. 283) : C'est le jour de l'affranchissement de la servitude d'Égypte et du passage de la mer Rouge. C'est le premier jour de l'an premier de la liberté... C'est le jour prédit par le prophète Ézéchiel, c'est le jour des destinées, c'est la grande fête des lanternes. J'aime peu ce nouveau trait cruel terminant cette énumération biblique, et la nature profondément artistique de Camille se peint, à coup sûr, bien mieux lorsque, à propos des airs de musique dont on veut faire précéder la fête, il écrit avec une émotion d'ailleurs assez fréquente chez lui :

J'aime fort cette idée de l'ouverture de la fête. Je me souviens, la première fois que je suivis la foule qui me portait ce jour-là aux Tuileries, avec quel plaisir j'entendis la sérénade, encore qu'elle fût donnée à un roi. J'étais loin des lumières, et le ciel était couvert de nuages. Seul, et par le recueillement à cent lieues de la foule, fermant les yeux pour mieux entendre, j'attendais le premier coup d'archet[8].

 

La fête venue et passée, Camille en retrace les péripéties avec un enthousiasme bien fait pour nous donner, après quatre-vingt-quatre ans, une sorte d'élan rétrospectif. Ô rêves de ces premiers jours de la Révolution française Heures d'espoir où l'on pouvait croire que la liberté était enfin conquise ! Échappées de joies patriotiques, sourires et enivrement d'un peuple qui ne prévoyait pas tant d'épreuves et tant de malheurs à venir !

Les gardes nationales des départements affluaient dans Paris. On construisait au Champ-de-Mars les tribunes pour les patriotes, lorsque le bruit se répand que quinze mille ouvriers ne peuvent assez hâter les travaux pour qu'ils soient terminés à temps. Aussitôt un même entraînement gagne la population tout entière, et Camille nous montre, au Champ-de-Mars, une fourmilière de cent cinquante mille travailleurs, roulant des brouettes et creusant, la terre dans un atelier de quatre-vingt mille toises et à perte de vue.

Toutes les familles, toutes les corporations, tous les districts sont là, tambours en tête, musique sonnant, femmes, enfants, trois par trois, la pelle sur l'épaule, chantant la chanson nouvelle : Ça ira ! Des vieux, des vieilles élèvent à l'envi l'autel de la patrie, du serment civique, du serment de la liberté et de l'égalité ! On raconte que Saint-Just, traînant la brouette, rencontra là madame du Barry elle-même, une pelle à la main. Légende ou vérité, ce souvenir donne le ton de l'enthousiasme parisien, enthousiasme qu'on retrouve tout entier dans ces pages ardentes, éloquentes, fébriles, les plus alertes de Desmoulins : Un patriote arrache une brouette des mains d'un abbé dédaigneux et va jeter la terre à la voirie. Les invalides, les paysans conduits par leurs maires en écharpe, accourent : un homme aux reins cassés est hissé sur les épaules de Charles Denis, un vieil invalide du temps de Louis XIV, qui travaillait malgré sa jambe de bois. Les collégiens, les pensionnaires, la montagne Sainte-Geneviève, les élèves de l'Académie de peinture, de l'École vétérinaire, la fleur de l'Auvergne, les porteurs d'eau, les forts de la halle qui valent bien les forts d'Israël ; les imprimeurs, ceux de M. Prudhomme avec la couverture du journal les Révolutions de Paris ; les charbonniers, les chartreux, conduits par M. Gerle, sortis de leurs sépulcres, égarés parmi les oies de frère Philippe et demandant quel est ce psaume : Ça ira, tous accourent, pleins de griserie, d'entrain, et Camille, pour peindre leur venue, a fait passer dans son encre comme un rayon de soleil. Les femmes riaient, dansaient autour des Chartreux. Des Suisses, des gardes françaises, des clames de la halle et même de la Cour étaient là. Le Roi y vint : on l'applaudit, mais on applaudit La Fayette plus que le Roi. Confiance partout et fraternité. Quelles heures bénies ! Point de vols : un jeune homme pose ses deux montres sur la terre et travaille. Un citoyen promène et donne pour rien une brouette chargée d'un tonneau de vin. Une marquise dégante sa main pour serrer celle d'un charbonnier. Tout cela a l'air d'un bal immense. C'est le ballet de la réunion des ordres, dit Camille. Onze cents Bretons sont venus tout exprès de Bretagne, à pied, avec leurs armes. Des inscriptions rappellent partout le but de cette fête et le rêve de ce peuple :

Les mortels sont égaux. Ce n'est pas la naissance,

C'est la seule vertu qui fait la différence.

La loi dans tout État doit être universelle.

Et des mains délicates manient la pioche, des jeunes filles veulent se donner les calus patriotiques. Ah ! que du moins, s'écrie Camille, le lien trop dur de tombereau ne blesse pas le sein délicat de cette jeune fille ! Qu'il ne mette pas ces deux témoins fidèles dans l'impuissance de déposer du vœu secret de son cœur ! Je ne sais pourquoi, mais il me semble que ce cri, poussé dans le style du temps, Camille le laisse échapper en songeant à Lulle, et lorsqu'il aperçoit parmi les travailleuses cette demoiselle Duplessis qu'il aimait !

Dans son numéro 36, Camille continue avec le même éclat et le même bonheur de style la description de cette fête.

Un grand nombre de citoyens avaient passé la nuit au Champ-de-Mars. Six mille gardes nationaux étaient arrivés dès minuit. Les autres se trouvaient sur pied depuis cinq heures. Et Camille décrit le vent glacial, la pluie intermittente s'abattant sur un demi-million d'hommes. Cependant, sous les nuages et la pluie, les Auvergnats dansaient leur bourrée, et les Provençaux leurs farandoles. Des rondes immenses s'étaient formées. Voyez ces diables de Français qui dansent quand il pleut à verse ! disaient les étrangers. Après le serment civique, les tambours qui battent, les salves qui éclatent, les épées agitées, les cris, les chapeaux en l'air, les quatre-vingt-trois bannières blanches, les oriflammes et drapeaux des soixante districts qui s'agitent, tout cela est décrit merveilleusement par Desmoulins. Un même cri sortait de ces six cent mille poitrines : La France est libre ! Nous le jurons ! Les pères élevaient en l'air la main de leurs enfants. Un vieillard du faubourg Saint-Honoré, couché depuis deux ans, s'était fait traîner devant l'autel de la patrie. Un banquet de vingt-deux mille couverts avait été dressé dans les jardins de la Muette[9]. Les illuminations se jouaient dans la verdure des arbres. Un orchestre enlevait dix contredanses à la fois. A la Bastille, dans un bois artificiel, de grands arbres illuminés, ornés d'une pique et d'un bonnet, et l'inscription fameuse : Ici l'on danse !

A Notre-Dame, le 13, six cents musiciens avaient exécuté la Prise de la Bastille, hiérodrame, paroles du roi David, musique de M. Désaugiers. La halle aux blés resplendissait. Les Champs-Élysées étaient illuminés en bougies.

A dix heures du matin, le mercredi 14, les veuves et les orphelins des vainqueurs de la Bastille avaient entendu les éloges funèbres de leurs morts. Et cette fête de la liberté française, on l'avait aussi célébrée à Londres. Dans le Strand, à la taverne de la Couronne et de l'Ancre, le club des Whigs, six cent cinquante-deux personnes, sous la présidence de lord Stanhope, buvaient à la liberté du monde ! Un domestique montait sur la table avec un fragment de la Bastille sur la tête et proposait ce toast : A l'extinction de toute jalousie entre la France et l'Angleterre, et puissent-elles ne chercher qu'à défendre la paix et la liberté !

Le docteur Price demandait une Ligue de la paix, première idée de l'utopie d'aujourd'hui, qui sera peut-être la réalité de demain.

Au milieu de ces descriptions faites par Desmoulins, on retrouve un nom déjà fameux, celui de Danton, qui, au Vaux-Hall d'été, à la fête spéciale des Cordeliers, protesta contre les santés par ordre. Il ne voulut boire qu'à la patrie.

Tel est, caractérisé par quelques citations qui ne donnent qu'une idée bien incomplète de ce prodigieux magasin d'idées de faits et d'heureuses inventions de style, ce journal les Révolutions de France et de Brabant où l'on voit défiler le personnel tout entier de la Révolution, depuis Robespierre, mon cher camarade de collège et l'ornement de la députation septentrionale, dit Camille, jusqu'à Davoust, un jeune officier, bon patriote. Ici, c'est l'annonce de l'Organt de Saint-Just ; là une lettre de Marat, ou de Merlin (de Douai), ou de Linguet appelant Desmoulins son cher frère d'armes. — Votre pays s'enorgueillit de vous, lui écrit Saint-Just, qui est Picard aussi. Et il ajoute : Gloire, paix et rage patriotique. — Je suis démocratiquement ton ami, dit Stanislas Fréron. Lafayette, Rewbell, Manuel, le futur procureur à la Commune de Paris, lui écrivent. Mirabeau l'accable de compliments jusqu'au jour où il dira en parlant de lui : Ce pauvre Camille ! Eh bien ! pauvre Camille, votre tête est-elle un peu remise ? On vous a boudé et l'on vous pardonne. (Lettre de Mirabeau du 2 mai 1790.)Adieu, bon fils ; vous méritez qu'on vous aime, malgré vos fougueux écarts. Notons, en passant, que c'est sur le même ton qu'au même moment à peu près Marat, dans l'Ami du Peuple (16 août 1790), Cassandre-Marat parle à Camille : Malgré tout votre esprit, mon cher Camille, vous êtes bien neuf en politique. Peut-être cette aimable gaîté qui fait le fond de votre caractère, et qui perce sous votre plume dans les sujets les plus graves, s'oppose-t-elle au sérieux de la réflexion... mais vous vacillez dans vos jugements... vous paraissez n'avoir ni plan ni but. L'Ami du peuple et le fils de l'ami des hommes sont également sévères[10].

Bon fils ! pauvre Camille ! Peut-être est-ce un tel mot qui détacha Camille de Mirabeau. Après avoir loué en lui l'homme étonnant qui porta un moment la Révolution et sa fortune, il l'accablera de ses satires. Il était sans mesure dans la louange, il sera sans raison dans l'attaque. Il ne demeurera pas longtemps l'ami de celui dont M. de la Marck- a pu dire : Mirabeau emporta dans la tombe la consolation d'avoir eu beaucoup d'amis.

J'ai varié souvent, s'écriera plus tard Camille, parce qu'il y a si peu d'hommes conséquents ; mais, je l'ai dit, ce n'est point la girouette, c'est le vent qui tourne !

La girouette est pourtant bien sévère pour le vent. Tout le numéro 72 des Révolutions, intitulé Mort de Mirabeau, est violent et amer contre un homme dont La Fayette a dit si joliment : Mirabeau ne s'est jamais fait payer que dans le sens de ses opinions ![11] et dont Camille avait écrit :

La mort qui renoue tous les attachements m'a ramené chez lui bien avant elle comme auraient fait tous ses périls, et il n'y eut pas de ma faute si ses domestiques ne lui firent point part de la douleur où me jetait sa maladie. Mais je ne pouvais que m'inscrire à sa porte. J'avais préféré mon amour pour la vérité à l'amitié de Mirabeau.

Mirabeau ! Le patriote, le tribun du peuple, le père de la Constitution, l'ami des noirs, qui exerce la seule dictature que souffre une nation libre, celle de la parole, et devant qui je crois voir marcher les faisceaux de l'éloquence et les vingt-quatre haches de Démosthènes !

Puis il regrette de ne pas l'avoir vu mourir. C'est là le secret de son cœur. L'admiration subsiste, en dépit de tout et quoiqu'il écrive, par exemple, que Mirabeau partageait avec Buffon la puérilité de se faire appeler Monsieur le comte. Mirabeau, ajoute-t-il méchamment, usa amplement de la permission qu'ont les mourants de dire du bien d'eux-mêmes. Soutiens ma tête, disait-il à son chasseur dans un moment de crise, tu n'en porteras pas une pareille ! N'est-ce pas un peu le mot de Danton mourant, ce Danton qui fut une sorte de Mirabeau bourgeois, aussi puissant, mais non dissolu et non vendu

Camille, qui devrait ne rien ajouter à ce mot d'un journaliste assez outrageant, Marat : Mirabeau fut patriote un jour et il est mort, Camille rapporte les bruits divers qui courent sur cette mort. Les uns prétendent que Mirabeau a été empoisonné ; Cabanis assure qu'il est mort étouffé de truffes et brûlé de vin de Côte-Rôtie.

Il me dit un jour, continue Desmoulins : J'ai la preuve que les Lameth ont fait écrire à M. La Croix la grande trahison du comte de Mirabeau, et je garde dans mon secrétaire le décret de prise de corps que j'ai obtenu contre M. La Croix ; je n'en fais point usage. parce que je crois qu'il fallait alors non seulement la liberté, mais même la licence de la presse. — Il serait mieux encore, lui dit Danton, de n'avoir point demandé un décret de prise de corps.

Racontant le défilé des funérailles, Desmoulins ne peut pourtant s'empêcher de constater que cette mort remue Paris de fond en comble.

Dans la rue de Louis-le-Grand, quelqu'un s'écria d'une croisée à notre passage : Voila les 33. Nous pouvions répondre : Dites les 33 mille ! En effet, la procession des Jacobins n'était guère moindre.

Pendant sa vie, ajoute-t-il, j'ai appelé Mirabeau le grand Mirabeau, Démosthènes Mirabeau, Mirabeau Tonnerre, hercule Mirabeau, saint Mirabeau. Ces hyperboles étoient permises alors. Je savois qu'il aimoit la gloire : plus d'une fois il envoya son secrétaire à deux lieues me prier d'effacer de ma feuille telle page dont il craignoit la censure. Je n'avoir que mes éloges à opposer à l'éclat de l'or par lequel les despotes l'attiroient[12].

Puis il revient sans cesse et avec une âpreté terrible, comme sur une victime tombée, à Mirabeau mort :

Mirabeau étoit éloquent, mais, fort de la raison, il dominoit dans la tribune plutôt par les talents du comédien que par les moyens de l'orateur.

Et Camille, à qui on reprochera plus tard son amitié pour Dillon, parle — le malheureux ! — de l'ubiquité de Mirabeau déjeunant avec les Jacobins, dinant avec 89 et soupant avec la Marck et les Monarchiens. Où il couchait n'est pas de mon récit ! Cette question des dîners de Mirabeau revient fréquemment sous la plume de Camille, qui cependant — l'oubliait-il ? — avait trouvé plaisir à déguster chez ce même Mirabeau le marasquin de Zara. Mirabeau, dit-il dans son numéro 67, soupe chez Velloni, restaurateur italien, place des Victoires, avec l'ancien évêque d'Autun. Ce que Desmoulins reproche aux autres, on le lui reprochera plus tard à lui-même.

On me reproche, dira-t-il alors, d'avoir dîné ces jours derniers avec quelques-uns des grands pivots de l'aristocratie royale. Le mal n'est pas de dîner, mais d'opiner avec ces messieurs. J'ai cru que je valois bien un docteur de Sorbonne à qui il étoit permis de lire les livres à l'index, que de même je pouvais bien dîner avec les auteurs à l'index...

 

Au moins Desmoulins se repentait-il alors d'avoir dénoncé Mirabeau soupant chez M. de la Marck ?

Dans le numéro 73 des Révolutions de France et de Brabant, l'attaque continue, acharnée :

Camille raconte qu'après le décret sur la paix et, la guerre, il rencontra Mirabeau sortant de l'Assemblée au cloître des Feuillants : Vous vous êtes vendu cent mille écus, lui dit-il. Mirabeau sourit, lui prend le bras, le conduit jusqu'à la rue de l'Échelle et, amicalement : Venez donc dîner, fit-il. Ce fut toute sa justification[13].

Puis, supputant la fortune de Mirabeau, dont le père mourut insolvable :

Quelques mois avant l'ouverture des États Généraux, dit Camille, il mettait une boucle de col au Mont-de-Piété, et, deux ans après, voilà qu'il laisse par testament :

A un enfant qui lui était cher : 24.000 livres.

A son secrétaire : 24.000 livres.

A son médecin : 24.000 livres.

A chacune des demoiselles du Saillant : 2.800 livres de rente.

A chacune de ses autres nièces : 600 livres de rente.

A M. de la Marck sa bibliothèque qu'il a achetée : 200.000 livres.

Il remet à madame de Jay tout ce qu'elle peut lui devoir.

 

Et Camille parle encore du faste de Lucullus, de l'orateur, des repas de quinze mille livres donnés à sa section. Puis, irrité, violent, oubliant décidément les repas et le marasquin du comte :

Va donc, ô nation corrompue, ô peuple stupide, te prosterner devant le tombeau de cet honnête homme, véritable Mercure de son siècle, et le dieu des orateurs, des menteurs et des voleurs !

 

C'est dans une lettre à Brissot que Camille essayera ensuite d'expliquer ses opinions diverses sur ce même Mirabeau :

Mirabeau m'avait fait habiter avec lui sous le mime toit, à Versailles. Il me flattait par son estime ; il me touchait par son amitié, il me maîtrisait par son génie et ses grandes qualités. Je l'aimais avec idolâtrie ; ses amis savaient combien il redoutait ma censure, qui était lue de Marseille et qui le serait de la postérité. On sait que, plus d'une fois, il envoya son secrétaire à une campagne éloignée de deux lieues, me conjurer de retrancher une page, de faire ce sacrifice à l'amitié, à ses grands services, à l'espérance de ceux qu'il pouvait rendre encore. Dites si je me suis vendu à Mirabeau. Je ne savais pas que des traîtres, à une distance si immense de lui pour les talents, bientôt nouveaux parvenus à la tribune, nous conduiraient avec plus de perfidie à la ruine de la liberté, et me réduiraient à demander pardon à sa grande ombre, et à regretter tous les jours ses ressources pour la France dans son génie, et pour la liberté dans son amour pour la gloire.

 

On sent bien là que Camille, quoi qu'il ait dit tout à l'heure, quoi qu'il ait écrit devant ce cadavre d'un homme qui voulut — c'est le mot de Mirabeau lui-même — l'ordre, mais non l'ancien ordre, on sent que Camille avait aimé Mirabeau. Et pourtant, ne s'était-il pas vanté, dans les Révolutions de France et de Brabant, d'avoir contemplé d'un œil sec le front superbe de ce grand mort, enveloppé de son suaire ? Hélas ! il était terriblement vrai, le mot du puissant orateur ! Il allait devenir le mot véritable de la postérité sur cet homme d'un talent si grand, d'une faiblesse plus grande encore, d'une sensibilité qui déplorait bien vite, mais trop tard, des accès de malice meurtrière, et, pour l'avenir, comme pour Mirabeau, Desmoulins allait demeurer : Ce pauvre Camille !

Nous ne saurions donner place ici à toutes les discussions et procès que s'attira Camille avec ses écarts de plume. Il a, disait-il avec saint Paul, un excès de bon sens et de sagesse qu'il faut éviter.

Mais il ne faudrait pas oublier, dans la liste de ces démêlés de Camille avec ses contemporains, l'assignation que l'auteur des Révolutions de France el de Brabant reçut en même temps que Gorsas, et le procès que lui firent M. et madame de Carondelet, accusés par lui, sur les renseignements d'un certain Macdonagh et de Rutledge, d'être bigames. Curieuse affaire que celle-là, et tout à fait romanesque. L'Irlandais Macdonagh réclamait pour sa femme Rose Plunkett, devenue marquise de Carondelet. Camille prêta son journal à la réclamation, qui fit un beau tapage. La procédure de cette étrange affaire est volumineuse, et on la trouvera tout entière aux Archives nationales. A la vérité, elle tient plus de la fiction que de l'histoire.

Camille devait soutenir encore un procès, cette fois, pour avoir appelé Sanson le bourreau.

J'appelle un chat un chat et Sanson le bourreau !

disait-il en riant.

Malgré la prodigieuse gaieté des aristocrates chantants, écrit-il, je doute qu'ils fassent rire les aristocrates pleurants. On assure que leur journal est le recueil facétieux des couplets que chantait naguère la Table ronde des aristocrates, à ses petits soupers chez le bourreau de Paris.

 

De là procès. L'assignation de l'exécuteur des jugements criminels est ainsi libellée :

L'an 1790, le 15 janvier, avant midi, à la requête de Ch.-II. Sanson, exécuteur des jugements criminels, demeurant à Paris, rue Neuve- Saint-Jean, paroisse Saint-Laurent, Louis-Philippe Thévenin-Durozay assigne Camille Desmoulins, demeurant rue de Tournon, 42.

A comparoir demain samedi, 10 heures du matin, avec le sieur Garnery, libraire, au tribunal de police sis à l'Hôtel de ville de Paris, et à payer 3.000 livres de dommages-intérêts applicables au pain des pauvres de la paroisse Saint-Laurent, et à faire réparation d'honneur.

La sentence sera affichée au nombre de 3.000 exemplaires.

 

Camille répliquait alors :

Vous êtes un ingrat, Monsieur Sanson : j'ai cru que le sentiment intérieur de la bassesse du métier que vous faites vous empêchait de lever les yeux et d'oser écrire à un citoyen, même pour le remercier ; car vous me deviez des remercîments pour vous avoir appelé dans mon prospectus le représentant du pouvoir exécutif.

Je ne m'abaisserai pas, ajoutait-il, jusqu'à me mesurer avec Sanson, mais je vais apprendre à M. le Bourreau, si délicat sur le point d'honneur, ce qu'il doit penser de son ministère.

 

La sinistre logique de ces temps redoutables devait pourtant jeter, un jour, le satirique de 1790 sous le couperet du représentant du pouvoir exécutif. Il semble, au surplus, — rapprochements lugubres, — que Desmoulins, à de certaines heures, eût comme l'appréhension de ce dénouement, lorsqu'il écrivait, dès ces années de lutte : Je mourrais avec honneur de la main de Sanson, mais de la main d'un spadassin ce serait mourir piqué de la tarentule. Quel spadassin menaçait donc Camille ? Plus d'un, à coup sûr. Les gentilshommes partisans de la cour semblaient, un moment, avoir juré de débarrasser la monarchie de ses plus redoutables adversaires, les Barnave au Parlement, les Desmoulins dans la presse. Le duel de Charles Lameth avec M. de Castries avait exaspéré Paris. Il s'était même formé une association particulière dans le but de protéger les patriotes contre les spadassins, et d'habiles tireurs, tout prêts à dégainer, se faisaient appeler alors les tueurs de spadassins, les spadassanicides. J'ai fait serment de défendre tous les députés contre leurs ennemis, écrivait à Prudhomme un M. Boyer, qui lit en effet reculer un certain matamore du nom de Sainte-Luce, et qui se trouvait à la tête de cinquante spadassanicides. Son adresse, qu'il faisait connaître, était passage du Bois-de-Boulogne, faubourg Saint-Denis. A la vérité, les patriotes avaient besoin d'être défendus. Un garde national disait tout haut : Si je rencontre Desmoulins, je lui coupe le tête avec mon sabre !Cet homme-là, écrit Camille, n'aime pas la plaisanterie.

On pouvait mettre un tel bravache à côté de ce Bonne-Carrière qui tout à l'heure menaçait Desmoulins de cinq cents coups de canne ou de bâton. La bastonnade étai !, parait-il, une raison au dix-huitième siècle ; Voltaire lui-même en avait su quelque chose.

Au Palais-Royal, Camille faillit, certain jour, être assommé, dit-il, avec Danton, par des souteneurs hauts de six pieds de Washington pot-au-feu (La Fayette). Carra ne venait-il pas d'être brutalement frappé par l'aide de camp Parisot ?

Après ces royalistes, ce sont les acteurs qui cherchent querelle à Camille. Il avait assez vertement raillé dans ses numéros l'acteur Naudet, capitaine de grenadiers dans la garde nationale, et le gros Desessarts, sapeur des vétérans clans le même bataillon que Naudet.

La grosseur formidable de ce Desessarts était proverbiale, et Desmoulins s'en amusait. Ce Denis Dechanet, dit Desessarts, né à Langres, en 1738, et qui devait mourir à Barèges en octobre 1793, était le même qui avait fait suspendre durant un mois l'Année littéraire, de Fréron le père, et voulait faire mettre le critique au For-l'Évêque, parce que Fréron avait dit : Si ce rôle — le marquis de Renneville — n'a pas réussi, ce n'est pas la faute de l'auteur, mais bien celle du gros ventriloque qui l'a cruellement défiguré. Oh ! c'est qu'il faut voir ce M. Desessarts, quand il s'avise de jouer mal ou de lâcher la bride à sa haine contre les hommes de lettres ; il ne laisse rien à désirer ! Comédien quémandeur, Desessarts n'avait cessé, au temps jadis, de réclamer des gratifications au duc de Villequier. Or, ces gratifications, les comédiens les regrettaient. De là leur attachement à l'ancien régime. Michelet a remarqué (T. III, et ailleurs, de son Histoire de la Révolution française) que le perruquier était essentiellement contre-révolutionnaire, et il a dit pourquoi : parce que ce qui vit du luxe se préoccupe peu de la liberté. Je lis dans le Rapport de Camus, Bancal, Quinette, Lamarque (nivôse an IV, page 56) : C'étaient gens de toute espèce : prêtres, moines, émigrés, filles publiques et perruquiers.

Tout rapprochement fâcheux évité, on pourrait dire de même des comédiens et en particulier de Desessarts, que les prébendes de l'ancien régime leur manquaient[14].

Le numéro 42 des Révolutions de France et de Brabant contenait l'annonce suivante :

Avis important aux femmes grosses. Une lettre nous est parvenue, signée Parochel, accoucheur, qui dit qu'une femme est accouchée d'un éléphant parce qu'elle a été frappée de l'apparition du sieur Desessarts au moment où il sort de dessous la table au quatrième acte de Tartuffe.

On invite Messieurs les comédiens français à vouloir bien, les jours où le sieur Desessarts jouera, en prévenir le public sur l'affiche, en très gros caractères.

 

Parochel réclame bientôt et déclare la lettre fausse. Desessarts se fâcha et Desmoulins refusa son cartel[15]. Il me faudroit, dit-il, passer ma vie au bois de Boulogne, si j'étois obligé de rendre raison à tous ceux à qui ma franchise déplaît. Patience !... Je crains bien que le temps ne soit pas loin où les occasions de périr plus utilement et plus glorieusement ne nous manqueront pas. — Autant, dit Loustallot, M. Desmoulins mérite d'être honoré, applaudi pour cette affaire, autant ces deux spadassins doivent être méprisés... Si le préjugé du duel survit à l'abolition du régime féodal, il n'y aura jamais de vraie liberté. Le meilleur citoyen, le plus honnête homme sera toujours l'esclave du premier vaurien, du premier Valet-tueur qu'on lâchera contre lui.

Talma s'entremit depuis pour obtenir de Camille qu'il pardonnât à Desessarts.

Une autre fois, Camille, au Palais-Royal, sort du cabinet de littérature de la darne de Vaudefleury avec mon veni mecum — une canne solide et des pistolets, notre veto —. Le commis de la maison le suit, tenant à la main le numéro 74 des Révolutions. Il déclare qu'il veut assommer Desmoulins, lui couper la gorge, et il lui applique le numéro sur le visage. Je pourrais vous brûler la cervelle, dit Camille froidement en montrant ses pistolets ; et il se contente de lui donner des coups de canne. Mais il est entouré, menacé. Un seul garde national de l'Isère et un journaliste sortent du cabinet littéraire pour le défendre. Le marquis de Saint-Huruge, pour lequel il avait si chaudement plaidé, lisait tout près de là, tranquillement, sa gazette. Le marquis ne bougea pas. Depuis deux ans, dit Camille, je traverse une forêt.

Il n'en devait pas moins réfléchir amèrement aux dangers qu'il courait ; mais songeant à ceux qui bravaient la mort chaque jour, il s'écriait dans une lettre à son père, et nous retenons ce cri de l'homme qui bravera plus tard la mort pour tracer le Vieux Cordelier : Tant de gens vendent leur vie aux rois pour cinq sous ! Ne ferai-je rien pour l'amour de ma patrie, de la vérité et de la justice ! Je m'adresse ce vers qu'Achille dit à un soldat dans Homère :

Et Patrocle est bien mort, qui valait mieux que moi !

 

 

 



[1] Ed. Fleury, Camille Desmoulins et Roch Marcandier, t. I, p. 50.

[2] Victor-Amédée, marquis de Saint-Huruge, l'agitateur populaire, venait d'être arrêté et conduit au Châtelet. Desmoulins prit sa défense (septembre 1789) dans une brochure intitulée : Réclamation en faveur du marquis de Saint-Huruge, qui a perdu aujourd'hui beaucoup de son intérêt. Je ne dirai pas, écrivait Camille, pour le défendre : Il est gentilhomme, il est filleul du roi de Sardaigne ; je dis : Il est citoyen français. Le marquis de Saint-Huruge, né à Mâcon en 1750, mourut oublié en 1810, après avoir été un des plus fougueux orateurs de la foule.

[3] Les ennemis de Camille ont voulu faire croire qu'il haïssait son père. Sa première cause, dit la Biographie de Leipzig, fut contre son père, qui lui refusait une pension. — Tu vises à l'échafaud, lui répondit alors M. Desmoulins le père. Toutes les lettres du père à son fils démentent victorieusement ces infâmes calomnies.

[4] Il habita chez Mirabeau, à Versailles, du 15 septembre au 6 octobre 1789. (Godart, p. 31.)

[5] Bientôt il effaça le mot de Brabant, déclarant qu'il abandonnait un peuple assez stupide pour baiser la botte de Bender.

[6] Inédit. Communiqué par M. de Lescure.

[7] Je proteste, dit-il dans son numéro 17, contre la gravure en tête de mon dernier numéro. J'ai déjà observé que je ne me mélois point du frontispice et des figures, à l'exception de trois ou quatre dont j'ai donné l'idée. Mais je n'en dois pas moins à mon caractère et à mon principe de déclarer que je ne suis point complice de l'insolence et de l'outrage fait à la nation assemblée dans l'estampe du numéro 16. C'est un véritable délit, un crime de lèse-nation dans le graveur, et je le dénonce au Châtelet pour avoir représenté, dans la séance du 4 février, le roi son chapeau sur la tête au milieu de l'Assemblée nationale. (Révolutions de France et de Brabant.)

[8] N° 30, p. 293.

[9] Il n'y a eu là que cinq à six mille convives, tous en uniforme. On donna aux pauvres le reste des mets.

[10] Marat n'en demandera pas moins des services à Camille. La lettre suivante de l'Ami du peuple à Desmoulins en témoigne :

Les ennemis de la patrie m'ayant mis de nouveau sous le glaive de la tirannie, je vous fais passer deux lettres pour lesquelles je vous demande une place dans les premiers numéros de la Tribune des Patriotes. Comme c'est un point important à la liberté que les journalistes qui trahissent la cause soient démasqués. je me flatte que vous y attacherés quelque prix. Elles sont signées de moi, pour vous mettre en règle dans tous les cas.

Je vous salue patriotiquement, ainsi que Fréron, votre confrère et le mien.

MARAT, l'ami du peuple.

Ce 19 may 1792.

Un mot pour dire au porteur le jour où elles paraitront. Il est chargé de vous demander trois numéros de ces deux lettres. [Inédit.]

[11] Voici un mot plus méchant de Rivarol : La cour comptait peu sur un homme avec lequel il fallait toujours compter.

[12] Camille blâme chez les autres les exagérations auxquelles il s'abandonne lui-même. Cerutti ayant dit que Mirabeau a sauvé la France : Non, dit Camille, comme le fils de Dieu, le peuple français s'est ressuscité lui-même !

[13] C'est dans ce n° 73 que Desmoulins écrit :

Je constitue mon journal en journal permanent. J'invite les souscripteurs à ne plus renouveler au bureau, rue de Seine, 115, chez M. Caillot, mais chez moi, rue du Théâtre-Français, où je continuerai de cultiver une branche de commerce inconnue jusqu'à nos jours, une manufacture de révolutions.

[14] Ce Desessarts a laissé sa légende. Denis Dechanet, dit Desessarts, ancien procureur, jouait, et jouait fort bien, les financiers, les manteaux et les grimes. Il était venu de Marseille à Paris pour remplacer Bonneval à la Comédie française. Il débuta, le 4 octobre 1772, par Lisimon du Glorieux et Lucas du Tuteur. Il fut reçu sociétaire le 1er avril 1773. Une bonhomie mêlée de rudesse, de la franchise, de la gaieté et du mordant, telles étaient, d'après les contemporains, ses qualités. Il fut excellent dans les comédies de Molière. Mais lorsqu'il jouait Orgon, sa grosseur était telle qu'il lui fallait une table fabriquée tout exprès pour pouvoir se cacher dessous. Dans le rôle de Petit-Jean, des Plaideurs, il excitait une hilarité générale à ce vers :

Pour moi, je ne dors plus, aussi je deviens maigre

Dans la Réduction de Paris de Desfontaines, Desessarts jouait le prévôt des marchands exténué par une longue famine. On voit d'ici l'effet comique. Bien des anecdotes, dont on fit plus tard Lablache le héros, coururent sur Desessarts. Celui-ci ayant provoqué Dugazon en duel, Dugazon, au bois de Boulogne, tire un morceau de blanc d'Espagne, trace un rond sur le ventre de son adversaire et dit froidement : Égalisons la partie, tout ce qui sera hors du rond ne comptera pas. Le moyen de se battre ! écrit Lemazurier. Le duel bouffon fut terminé par un déjeuner. Desessarts mourut à Barèges, à cinquante-cinq ans (brumaire an II), suffoqué par l'annonce de la mort d'un camarade. On avait mis au bas du portrait de l'ancien procureur ces mots : J'aime mieux faire rire les hommes que de les ruiner. (Galerie historique des acteurs du Théâtre-Français, par ?. D. Lemazurier ; 1810 ; tome Ier, p. 227.) Dans le poème de Saint-Just, Organt, on trouve ces vers relatifs à ce Desessarts que Loustallot appelle aussi un monstre ridicule :

Organt vit là Molé dont le talent

Est d'écorcher Molière impunément,

Et Desessarts, le Sancho de l'École,

Qui croit l'Olympe assis sur son épaule...

Desessarts, on le voit, eût dû se montrer cuirassé contre les plaisanteries de Camille. Il était habitué aux sarcasmes.

[15] M. Desmoulins, auteur des Révolutions de France et de Brabant, dînait, il y a quelques jours, chez le suisse du Luxembourg. Les sieurs Naudet et Desessarts, comédiens français, se trouvant dans la même salle, adressent les injures les plus grossières à l'écrivain ; et le sieur Desessarts, s'avançant vers lui, les poings tendus, lui propose un cartel. Ce sera, dit M. Desmoulins, en continuant de harceler les noirs et les ministériels que je me vengerai. Il me faudrait passer ma vie au bois de Boulogne, si j'étais obligé de rendre raison à tous ceux à qui ma franchise déplait. Qu'on m'accuse de lâcheté si l'on veut... (Anecdotes curieuses et plaisantes relatives à la Révolution de France. Paris, 1791, in-18.)