LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION

HOCHE ET LA LUTTE POUR L'ALSACE

 

CHAPITRE IX. — LE PALATINAT.

 

 

Spire et Germersheim. Kaiserslautern. Combat de Kreuznach. Affaire de Kirchheim-Bolanden. Le pays pressuré. Fatigue des troupes. Rivalité de Hoche et de Pichegru. Michaud. Prise de Fort-Louis. Cantonnements de l'armée du Rhin. Marche de Hoche. Obstacles. Indiscipline et désertion. Quartiers d'hiver. Arrestation de Hoche.

 

Après avoir débloqué Landau, Hoche s'était emparé de Germersheim dont la possession lui assurait les lignes de la Queich et lui ouvrait le Palatinat. Puis il entra dans Spire. Les ennemis fuient avec une telle vitesse, écrivaient Lacoste et Baudot, qu'il est impossible de les rejoindre ; mais, si les hommes échappent, les magasins restent. Ils confisquèrent au profit de la République les marchandises de toute sorte qui remplissaient la douane. Ils ordonnèrent de transporter à Landau le vin, l'eau-de-vie, les comestibles, les fourrages, qu'on avait trouvés dans les maisons de l'évêque et des chanoines. Ils firent briser les cloches, fondre les ciboires et autres instruments de sottise, six mille cierges et les statues des saints, les métaux qui décoraient ou composaient les monuments de la cathédrale. L'épouvante était partout. Les plus riches habitants du Palatinat se sauvaient en hâte. Les émigrés français se dispersaient : quelques-uns, désespérés, se brûlaient la cervelle sur les routes[1].

Mais Germersheim et Spire ne suffisaient pas au Comité de salut public. Il décida le 1er janvier 1794 que dix mille hommes de l'armée du Rhin reprendraient Fort-Louis ; qu'un détachement de l'armée de la Moselle, renforcée de dix mille hommes de l'armée des Ardennes, se posterait à Kaiserslautern ; que le reste des deux armées poursuivrait l'ennemi, lèverait des contributions de toute espèce et tenterait d'emporter Mannheim.

René Moreaux fut chargé, avec sa division encore intacte, d'occuper Kaiserslautern, cet infâme Kaiserslautern, comme le nommait Hoche, ce fameux poste de Kaiserslautern, comme l'appelaient Lacoste et Baudot. Le 1er janvier 1794, Moreaux entrait dans la ville. Six jours plus tard, il chassait le colonel Szekuli de Kreuznach. Le duc de Brunswick craignit que les Français ne prissent leurs quartiers d'hiver dans le Palatinat. Sa situation, dit un de ses officiers, devenait critique, si les Français poussaient plus avant, et déjà ses régiments envoyaient leurs bagages à Mayence. Mais le général Lindt, avec ses Saxons, et Rüchel, avec cinq bataillons et dix escadrons, accoururent à Kreuznach ; une vive canonnade s'engagea ; dan ? la nuit du 8 janvier, Moreaux reculait sur Kaiserslautern. Le dernier combat eut lieu à Kirchheim-Bolanden où Saint-Cyr commandait. Les Prussiens assaillirent le village au milieu du jour. Mais quelle fut leur surprise en voyant des arlequins, des pierrots et des scapins se jeter à leur rencontre ! C'était la compagnie franche des chasseurs du Louvre. Les jeunes artistes qui la composaient, se préparaient à jouer la comédie au moment de l'attaque et n'avaient pas pris le temps de quitter leur costume de théâtre. Après avoir échangé quelques coups de fusil, Français et Prussiens se mirent à rire et burent ensemble[2].

Il fallait s'arrêter. Les conventionnels enlevaient tout, étoffes, laines, cuirs, fourrages, bétail, et puisaient dans le Palatinat, disait Baudot, comme dans un magasin ouvert aux besoins de la nation : le Comité n'avait-il pas ordonné de pressurer le pays et d'expédier le butin sur l'intérieur ? Mais ils ne purent, de leur aveu, prévenir le pillage et les dilapidations. Les commissaires à grippe faisaient leur main et commettaient les plus affreux brigandages. Hoche lui-même, Hoche qui parlait d'abord sur un ton léger et plaisant de sa tournée dans les petites chapelles, Hoche qui commandait deux mille voitures pour évacuer tout ce qu'il trouvait d'utile dans le Palatinat, Hoche dut avouer que les cruels et rapaces agents de la République vexaient, violentaient à outrance les habitants. Il vit la misère des campagnes portée aux extrémités les plus déplorables par les exactions des commissaires. Il vit les paysans, pris de rage, tirer sur ses ordonnances. Il craignit d'exciter une révolte et de nationaliser la guerre. Doit-on, s'écriait-il, arracher à la mère la farine destinée à nourrir l'enfant ? Le cœur humain se soulève au récit de ce qu'ont fait des commissaires qui disaient avoir des pouvoirs illimités et qui en usent. Le tableau du plus horrible combat n'est point aussi déchirant ![3]

L'armée suivait l'exemple de ces coquins. Les soldats, écrit Hoche, ont du mal, ils boivent, et ivres, se livrent parfois à des excès ; des hussards, dragons ou chasseurs possèdent cinq mille livres en or. Tous étaient d'ailleurs harassés. Une foule de volontaires de la première réquisition retournaient dans leurs foyers sans permission. Après avoir dit que les troupes souffriraient plus de l'inaction que de la marche et que la vue de l'ennemi les délasserait de leurs fatigues, Hoche reconnaissait qu'il fallait leur donner relâche et repos. Songe à la saison, mandait-il à Bouchotte, et il priait le Comité d'avoir pitié de ses pauvres camarades[4].

Enfin, la rivalité des deux généraux éclatait de plus belle, et Hoche se plaignait de l'intrigue des armées et des petites cabales qui font naitre les grandes dissensions. Le 28 décembre, à Landau, les cinq représentants, Saint-Just, Le Bas, Dentzel, Lacoste, Baudot, arrêtaient que Hoche poursuivrait les opérations militaires jusqu'à nouvel ordre du Comité de salut public. Mais Saint-Just faisait tout pour dépouiller de sa gloire le vainqueur du Geisberg et prétendait que Pichegru seul avait repoussé les envahisseurs et délivré l'Alsace. Fort de la protection de Saint-Just, Pichegru s'attribuait l'honneur de la campagne. Il répandait le bruit qu'il avait rallié les troupes débandées et il envoyait à Paris, sans l'autorisation de Hoche, des officiers et des courriers qui tambourinaient ses succès. Il était entré le premier à Landau, en compagnie des représentants et, le 28 décembre, il adressait à Bouchotte cette dépêche laconique : je m'empresse de t'annoncer que Landau est débloqué ; j'y suis depuis une heure ; le général Hoche te donnera des détails. Bouchotte répéta que Pichegru était entré le premier dans Landau, qu'il commandait l'armée du Rhin à Lauterbourg, qu'il la commandait à Wœrth, qu'il l'avait reçue inférieure en nombre, presque détraquée, et qu'au milieu de tant d'embarras, il avait tout rétabli, livré mille petits combats, déployé la plus remarquable constance et que, plein de vertu et de républicanisme, il parlait peu de ses actions. Hoche répondit par un simple exposé des faits. Que le Comité feuillette le registre d'ordre et de correspondance des deux armées : il verra qui commandait à Frœschwiller, qui commandait à Wœrth, à Soultz, à Wissembourg, qui avait ordonné la prise de Lauterbourg, de Germersheim, de Spire, l'attaque des gorges d'Annweiler, la marche sur Landau, sur Kaiserslautern et sur Kreuznach. Tu as été trompé, marquait-il à Bouchotte, Pichegru n'a point commandé à Wœrth où il n'a été qu'une demi-heure ; il n'était pas à Haguenau lorsque les troupes de la République y sont entrées, puisque le même jour et au même instant il m'écrivait d'Oberbronn à sept lieues de là ; il n'était pas à la bataille de Wissembourg, puisqu'il était encore le lendemain à Haguenau, à huit lieues en arrière. Il était outré. F....., s'écriait-il, j'enrage quand je vois tout le monde trompé par des bougres qui ne valent pas quatre sols et qui veulent se faire valoir ! Lacoste et Baudot approuvèrent Hoche et le défendirent hautement. Le Comité de salut public affirmait que Pichegru était actif et intelligent. Pichegru actif, protestaient Lacoste et Baudot, mais il ignorait les positions de son armée et n'était connu que dans son quartier-général qu'il plaçait toujours à quatre lieues des troupes ! Pichegru intelligent ; mais il était de l'avis de tout le monde et donnait dans le même jour et au même instant des ordres contradictoires ! Pichegru patriote ; oui, mais un patriote froid, inanimé dont la présence éteint l'ardeur des soldats au lieu de l'enflammer !

Il fallut éloigner Pichegru qui ne cachait plus sa jalousie et s'efforçait d'entraver les opérations. Ne disait-il pas à Gaume, un de ses aides-de-camp : On me préfère à moi qui suis jacobin, un garde-française, un cordelier ! Si jamais je rencontre ce bougre-là, je lui passe mon épée au travers du corps ! Malgré ces menaces, Hoche alla voir Pichegru. Il revint frémissant de colère, et lorsque son état-major l'interrogea sur les résultats de l'entrevue : Croiriez-vous que je n'ai pu tirer de Pichegru ni un oui ni un non sur aucune de mes propositions ? Il a été impassible. Je l'ai apostrophé de la belle façon, et tout autre aurait senti son sang bouillir dans ses veines. Ses joues ne se sont pas colorées ! Et Saint-Just le protège ! Durant une semaine, Pichegru ne répondit pas aux lettres de Hoche. Il semble très affecté, écrivait le jeune général aux représentants, que vous m'ayez déféré le commandement ; il ne m'a pas donné de ses nouvelles depuis six ou huit jours, et il se plaignait que l'armée du Rhin ne fût pas militairement organisée ; chacun avait son parc et ses canons ; on traînait des pièces de 16 et de 12, des obusiers de 8 ; faudrait-il bientôt du 48 ? Il finit par déclarer qu'il ne ménagerait aucun de ceux qui, par leur mollesse, trahiraient les intérêts de la République ; il annonça que les deux armées ne formeraient plus qu'une seule armée, l'armée d'entre Rhin et Moselle, et que les états-majors et les administrations de tout genre seraient désormais réunis ; il somma chacun d'être à son poste, et, brièvement, sèchement, il notifiait à Pichegru : Le général Pichegru voudra bien venir sur-le-champ prendre le commandement de son armée dont le quartier-général est provisoirement à Neustadt. Pichegru, de plus en plus ulcéré, accusa Hoche de froideur. Dès le 6 janvier, le Comité de salut public décidait de le remplacer par Michaud et de le proposer à la Convention comme successeur de Jourdan[5].

Bien qu'il eût protesté modestement qu'il n'avait ni talents, ni connaissances, Michaud entra le 14 janvier en fonctions. Il était indépendant de Hoche et ce dernier dut, non sans amertume, proclamer que les deux armées seraient divisées à l'avenir, de même qu'elles l'étaient avant l'expédition de Landau[6].

Michaud avait ordre de garder le Rhin dans toute son étendue et de veiller notamment à la sûreté de Germersheim ; il devait attaquer Mannheim et s'emparer de Fort-Louis et de Kehl. Fort-Louis était aisé à prendre ; comme disait Hoche, on n'avait pas besoin d'un Vauban pour prendre Fort-Vauban. Le 18 janvier, à l'instant où Michaud s'approchait avec les troupes d'investissement, il voyait Fort-Louis en feu : les Autrichiens se retiraient et faisaient sauter les remparts ; tel était, mandait Michaud à Bouchotte, le délire des stipendiés des despotes ! Mais il refusa d'assaillir Mannheim et Kehl ; sa cavalerie était dans le délabrement le plus affligeant ; ses troupes manquaient des objets de première nécessité ; il les voyait épuisées, avides du repos qu'elles espéraient après le déblocus de Landau, et le représentant Lémane, de son chef, leur assignait déjà leurs quartiers d'hiver. Prends tes cantonnements, répondit Carnot à Michaud[7].

Hoche avait, comme Michaud, reçu l'ordre d'agir. Carnot lui prescrivait de marcher sur Trèves et de se saisir des magasins que les Autrichiens avaient établis dans cette ville. Mais Hoche exposa, le 25 janvier, que l'expédition serait difficile, que les pluies abondantes empêchaient l'armée d'avancer et de reculer, que les torrents creusaient et détruisaient les chemins praticables aux voitures, que les maladies augmentaient, que l'artillerie légère renvoyait au parc ses pièces qui manquaient de canonniers. Trois jours plus tard, nouvelles et plus fortes objections : les subsistances faisaient défaut ; il y avait un pied de neige dans la campagne ; l'armée du Rhin, dont le concours était indispensable, n'arrivait pas.

Pourtant, sur l'injonction de Carnot qui lui commandait derechef de poursuivre l'ennemi jusqu'à entière destruction, Hoche se mit en marche. Les grands coups, disait le conventionnel, seraient frappés dans la Belgique ; mais les armées de la Moselle et du Rhin combineraient leurs mouvements avec celles du Rhin et des Ardennes. René Moreaux conduisait la droite, formée des trois divisions Hatry, Desbureaux et Moreaux ; il se dirigerait sur Trèves par Saint-Wendel et emporterait Pellingen et la Montagne Verte, tandis que Hoche mènerait !a gauche par Grevenmaker vers Sainte-Marguerite. Déjà l'armée du Rhin venait relever celle de la Moselle dans ses positions. Déjà Moreaux atteignait Saint-Wendel, et une brigade de son avant-garde, la brigade de Saint-Cyr, poussait sur Birkenfeld.

Mais les obstacles que Hoche avait prévus grandissaient de jour en jour. Le froid était excessif. Les chevaux, quoique ferrés à crampon, s'abattaient sur la glace. La neige tombait à gros flocons et pénétrait les caissons d'artillerie. Pas de bois pour faire du feu. On trouva des soldats gelés à leur poste. Les volontaires, fatigués par trois mois de bivouac, désertaient en foule, et, comme à la fin de 092, déclaraient qu'ils avaient pris les armes pour délivrer le territoire, et non pour conquérir au nom du Comité. Le régiment des carabiniers et le 5e régiment d'infanterie, ci-devant Navarre, protestaient qu'ils n'iraient pas plus loin, qu'ils voulaient jouir au moins pendant six semaines du repos que les généraux leur avaient promis après le déblocus de Landau. Toute l'armée prétendait que le Comité s'était engagé, par une lettre du 1er janvier 1794, à lui donner des cantonnements, lorsque le sol de la République serait purgé d'ennemis. La division Hatry perdait la moitié de son effectif. -Des bataillons ne comptaient plus que cent hommes[8].

L'indiscipline renaissait. De toutes parts le général en chef recevait des plaintes sur l'insubordination et les excès du 7e régiment de hussards. Vainement Moreaux rappelait les troupes à leur devoir, rendait ses lieutenants responsables du désordre, leur enjoignait d'arrêter ceux qui s'écarteraient des rangs pour piller ; vainement Hoche menaçait les mauvais sujets de les éloigner du champ de bataille, comme des lâches qui ne méritaient pas d'être placés devant l'ennemi.

Le service des vivres et des fourrages se ralentissait, et, disait Baudot, la plume des administrateurs n'était pas aussi valeureuse que la baïonnette des soldats. Le commissaire Archier avait été mis en prison. Ses principaux agents étaient malades, ou, comme lui, expiaient leur négligence ou leurs prévarications sous les verrous. Les chefs manquaient. Une division fut commandée pendant quatre jours par un simple adjoint à l'état-major, puis par un chef de bataillon. L'armée de la Moselle n'avait plus que dix officiers-généraux ; les autres étaient blessés — Taponier, Dubois, La Sabatie, Mermet — ou souffrants — Vincent, Ormeschville, Bajet, Blondeau, Jacopin ; d'autres, trop vieux, comme Grangeret, succombaient à la fatigue. Hoche fit une chute de cheval et dut garder le lit.

Carnot se ravisa. On lui avait appris que les soldats ne voulaient plus marcher et que les Autrichiens faisaient de grands préparatifs de défense. Il reconnut que l'expédition de Trèves serait hasardeuse et que mieux valait employer les semaines qui s'écouleraient avant l'ouverture de la campagne, à reposer les troupes, à les équiper, à les réorganiser. L'armée de la Moselle eut permission de regagner la frontière et de prendre ses cantonnements, comme l'armée du Rhin. Elle accueillit cette nouvelle avec les plus vifs transports d'allégresse. La brigade de Saint-Cyr se traînait vers Trèves dans un morne silence lorsqu'elle reçut l'ordre de rebrousser chemin ; elle poussa des cris de joie qui se prolongèrent de la queue à la tête des colonnes durant plus d'une heure ; sans cette mesure, affirme Saint-Cyr, aucun général n'aurait pu, quelques jours plus tard, conserver de troupes sous les drapeaux.

L'arrêté du Comité, écrivait Hoche à Bouchotte, est grand et sage ; il était nécessaire, et, te le dirai-je, je conduisais mes braves frères à Trêves, avec les larmes aux yeux et le plus profond chagrin dans le cœur[9].

L'armée cantonna sur les bords de la Sarre et de la Blies. Pour vaincre, mandait Hoche, il lui manque seulement des souliers ; elle a le reste. Mais il ne demeura pas longtemps au milieu de ceux qu'il avait menés à la victoire. Il venait d'épouser à Thionville la fille du garde-magasin Dechaux. Il étudiait la carte de l'Allemagne et croyait bientôt recommencer le branle lorsque le 10 mars il fut remplacé par Jourdan et envoyé à l'armée d'Italie. Il partit le 18. Le service de la République, notre mère commune, disait-il dans une proclamation aux troupes, m'appelle ailleurs ; continuez à bien mériter d'elle ; le nom du nouveau chef que vous avez, a déjà frappé votre oreille ; avec lui, vous ne pouvez qu'anéantir les tyrans coalisés contre notre sainte liberté. Et il écrivait au club de Thionville : La volonté nationale de laquelle le Comité de salut public de la Convention nationale est l'organe fidèle, m'appelle à défendre la patrie ailleurs que dans ces lieux. C'est à regret que je m'éloigne d'une armée que j'aime et de citoyens qui m'ont accordé leur estime ; mais les hautes destinées de la République doivent être remplies, et trop heureux celui qui a le bonheur d'y concourir ! Je laisse dans vos murs, citoyens, ce qu'après mon pays, j'ai de plus cher au monde. Je ne le verrai qu'après avoir combattu les vils satellites du despotisme. Vous avez entendu mon serment de vivre républicain ; je le renouvelle en vos mains et vous promets de ne rentrer dans mes foyers qu'après avoir vu les fiers enfants de la République française triompher de nouveau[10].

A peine arrivait-il à Nice qu'il fut arrêté, puis transféré sous bonne et sûre garde à Paris. Le Comité avait la preuve que Hoche était un traître. En vain le général marquait à Bouchotte qu'il savait obéir et qu'il périrait mille fois plutôt que d'enfreindre les ordres qu'il recevait de Paris. En vain, Lacoste et Baudot écrivaient qu'il aurait évidemment plus de mérite encore s'il aimait moins la gloire et s'il venait à mieux connaître la mesure du gouvernement, mais qu'il ne songeait qu'à accomplir les desseins du Comité. Depuis son retour à Paris, Saint-Just, rancuneux et vindicatif, le battait en brèche. Le Comité se défiait de ce général au ton impérieux qui déclarait exiger de ses subalternes une soumission absolue et indiscutée. Il avait pris parti pour Pichegru contre Hoche ; Pichegru, disait Barère à la Convention, possédait la confiance et avait, avec une admirable modestie, avec une vertu toute républicaine, obéi à son lieutenant de la veille et exécuté en sous-ordre les plans qu'il avait conçus. Bouchotte ne cessait d'exalter le rival de Hoche, et lorsque ses agents se plaignaient que Pichegru eût pris pour aide-de-camp le capitaine d'artillerie Abbatucci, parent de Paoli et d'ailleurs attaché à l'armée de la Moselle, le ministre répondait qu'un homme choisi par Pichegru n'était sûrement pas incapable ; nous autres patriotes, ajoutait-il, — en se servant des mêmes expressions que Barère — nous estimons beaucoup Pichegru et sa modestie républicaine, et nous y avons confiance. Enfin, Bouchotte et Carnot faisaient à Hoche un reproche qui se résumait en deux mots : Trèves et le Palatinat. Hoche, répétait Bouchotte, n'avait pas entamé l'expédition de Trêves ; il avait laissé maladroitement échapper un succès certain et qui n'eût pas coûté cher ; il n'avait pas épuisé le Palatinat, car il gémissait du dénuement de son armée et il annonçait naguère que le pays contenait en abondance des matières de tout genre ! Carnot n'était pas moins amer. Lui aussi s'irritait que Hoche n'eût pas osé s'emparer de Trèves et pressurer les populations rhénanes. Il l'accusait de désobéissance, et s'il ne le tançait pas ouvertement, il mandait son opinion à d'autres en termes rudes et menaçants. Le moment est manqué, écrivait-il à Lacoste et à Baudot, et l'ennemi fait marcher des corps considérables de troupes pour prévenir le coup qu'il était si facile de lui porter : les besoins des armées n'existeraient pas si l'on eût opéré dans le Palatinat conformément aux arrêtés du Comité ; mais on n'a presque rien tiré de ce pays. Et il disait à Michaud : Ce n'est pas d'aujourd'hui que le Comité s'aperçoit que les généraux ne trouvaient d'inexécutable que ce qu'ils voulaient. Si les arrêtés du Comité eussent été ponctuellement exécutés, il ne resterait plus rien à prendre dans le Palatinat. Les armées de la Moselle et du Rhin ont bien mérité de la patrie, mais elles l'eussent servie plus fructueusement encore si les rivalités et les petites intrigues de quelques généraux n'eussent diminué l'ardeur magnanime du soldat. Il est temps que l'autorité confiée aux mandataires du peuple cesse d'être méconnue ; il est temps que les chefs de la force armée sachent qu'elle est essentiellement obéissante et que lorsqu'elle a des ordres à exécuter, elle doit s'occuper des moyens d'y réussir et non de les éluder ; il est temps enfin que les généraux apprennent qu'une responsabilité terrible pèse sur la tête de ceux qu'une erreur involontaire n'excuserait pas[11].

Le 11 avril, Hoche fut conduit dans la prison des Carmes. Il écrivit à Robespierre dont il craignait de perdre l'estime et le pria de rendre au vainqueur de Frœschwiller et du Geisberg l'occasion de servir la République : si la vie que je n'aime que pour ma patrie, m'est conservée, je croirai avec raison que je la tiens de ton amour pour les patriotes. Mais l'accusateur public, Fouquier-Tinville, garda la lettre que le général l'avait chargé de transmettre à Robespierre. Hoche ne sortit de prison que le 17 thermidor, grâce à Lacoste qu'il nomma son libérateur[12].

 

 

 



[1] Moniteur, 3 et 9 janvier 1794.

[2] Strantz, 263 (article déjà cité de la Zeitschrift für Kunst, Wissenschaft und Geschichte des Krieges, Saint-Cyr, I, 217).

[3] Hoche à Bouchotte, 2fi février 1794 (A. G.). Cf. Remling, Die Rheinpfalz, I, p. 438-573. Le butin, a dit Legrand, fut très considérable, mais la dilapidation qui s'en fit le fut encore davantage.

[4] Rousselin, II, 43 ; Hoche à Bouchotte, 5 janvier 1794 (A. G.).

[5] Moniteur, 2 janvier 1794 ; Lacoste et Baudot au Comité, 3 janv. (A. G.) ; Hoche à Bouchotte, au Comité, à Lacoste et Baudot, à Pichegru (Rousselin, II, 44-47) ; Véridel, 2 ; Soult, Mém., I, 99, etc. Hoche garda rancune à l'armée du Rhin ; elle est toujours la même, écrivait-il à Debelle le 27 vendémiaire an IV (Rousselin, II, 226), ne faisant rien, ne voulant jamais profiter du succès des autres.

[6] Rousselin, II, 53.

[7] Moniteur, 23 janvier 1794 ; mémoire de Michaud, 26 janvier ; Carnot à Michaud, 29 janv. (A. G.).

[8] Etat des forces de l'armée de la Moselle, au 19 février 1794 : division, Lefebvre : 1er chasseurs à cheval et détachements des 6e, 12e, 18e, 19e ; 7e, 13e, 10e, 17e infanterie légère : bataillon des chasseurs de Reims, légion de la Moselle, chasseurs de la Meuse, comp.-franches de Gérard, de l'Observatoire, de Billa-d, de Guillaume ; 2e comp. des Sans-culottes, 2e compagnie de chasseurs du 96e rég. ; 1re, 3e, 4e comp. des chasseurs du Louvre, tirailleurs de Nancy, compagnies-franches de Metz et de Saint-Maurice ; 2e bat. du 40e, 2e bat. du 55e, 1er Haute-Saône, 2e du 102e, 2e Rhône-et-Loire, 1er Vosges ; 26e et 30e comp. d'artillerie à cheval. — Division Championnet : 2e Doubs, 2e bat. du 71e, 9e de Paris, 1er bat. du 103e, 3e Haut-Rhin, 5e Meuse, 19e Paris, 1er Cher, 2e bat. du 30e, 6e Vosges, 2e bat. du 47e, 5e Moselle, 4e cavalerie. — Division Morlet : 7e Meurthe, 4e Moselle, 2e bat. du 43e, 1er bat. du 1er, 3° Meuse, 6e Meurthe, 1er Haut-Rhin, 2° bat. du 17, 4e Côte-d'Or, 3' Bas-Rhin, 3e Loiret, 3e Puy-deDôme, 1er et 14e dragons. — Division Paillard : 4° de la République, 2e Puy-de-Dôme, 71 Rhône-et-Loire, détachements du 7e hussards et du 9e chasseurs, de la 1re et 2e div. de gendarmerie. — (A. Sarrebrück) : 1er bat. du 5° rég., détachement du 8ge et du 5e Bas-Rhin. — Division Moreaux : 1er bat. du 81e, 2e Loiret, 2e bat. du 99e, 1er Lot, 1er Ardennes, 1er bat. du 44e, 1er du 30e, 5e Orne, 4e Haute-Saône, 2e bat. du 54e, 6e Haute-Saône, 10e cavalerie, 9e chasseurs. — Division Desbureaux : 2e et 3e Moselle, 4e Meurthe, 2e Haute-Marne, 4e Var, 1er Meuse, 5e Drôme, 7e Haute-Saône, 5e Seine-et-Oise, 2e bat. du 8e, 2e Seine-et-Marne. — Division Hatry : 4e Manche, 3e Côte-d'Or, 1er bat. du 13e, du 27e du 24e, 2e bat. du 33e, du 13e, du 103e, du 2e, 8° dragons. — Artillerie : 1e Yonne et 2e Cher. — Corps détachés : 11e cavalerie, 1er et 2e carabiniers, légion de la Moselle cav., 3e hussards, 4e bat. de Paris. Force effective : 76.489 ; force active : 47.665.

[9] Carnot à Hoche, 17 janvier ; Hoche à Bouchotte, 25 janv., etc. (A. G.) ; Die Franzosen im Saargau, 242 ; Rousselin, II, 64, 66, 67, 72 ; Saint-Cyr, I, 219-220 ; Soult, Mém., I, 101, etc.

[10] Rousselin, II, 76 ; Hoche à ses frères et concitoyens de Thionville réunis à la Société populaire, 29 ventôse an II (A. N. DXLII, 6).

[11] Carnot, Collot d'Herbois, Saint-Just à Lacoste et Baudot, 25 février ; cf. le Comité à Michaud, 29 janv. ; Mourgoin et Delteil à Bouchotte, 11 janv. et réponse de Bouchotte ; Bouchotte à Hoche, Í février et réponse à une lettre du 15 février (A. G.) ; Mém. de Barère, 1842, II, 170-172. Saint-Just nous dénonça Hoche comme ne suivant que ses propres idées... le Comité était irrité de la désobéissance, de l'orgueil et de la rivalité haineuse de Hoche. Ce général était fidèle à la patrie, mais absolu dans ses volontés et affectait l'indépendance à l'égard des plans du Comité. L'ordre d'arrestation de Hoche est signé de Carnot et de Collot d'Herbois (Hamel, Robespierre, III, 499 et Bergounioux, Vie de Hoche, 56). La lettre qui charge de l'arrestation les représentants près l'armée d'Italie est signée par Collot d'Herbois, Carnot, Barère, Robespierre et Billaud-Varenne ; elle a été commencée par Carnot et terminée par Robespierre (Amateur d'autographes, 16 août 1865). Mais Carnot et Robespierre n'ont pas signé le second arrêté qui envoie le général à la maison des Carmes (Aulard, Etudes et leçons sur la Révolution française, 1893, p. 205).

[12] Rousselin, II, 97, et Hamel, Robespierre, III, 501. Carnot s'est vanté en disant dans sa réponse au rapport de Bailleul sur le 18 fructidor (p. 146), qu'il a sauvé la vie à Hoche avec beaucoup de peine, du temps de Robespierre et qu'il l'a fait mettre en liberté immédiatement après le 9 thermidor.