LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION

HOCHE ET LA LUTTE POUR L'ALSACE

 

CHAPITRE VI. — FRŒSCHWILLER.

 

 

I. Nouveau plan de Hoche. Échec de Jacob. Prise du Jägerthal et de Nehwiller. Grangeret à la Tannenbrücke et à Mattstall. — II. Assauts sur assauts. Lamentations de Wurmser. Etat déplorable des émigrés. Les Prussiens à Lembach. Hotze chassé de Frœschwiller (22 décembre). — III. Abandon du Liebfrauenberg. Retraite des Autrichiens sur Wissembourg. Les Français à Haguenau. — IV. La querelle des représentants. Ressentiments de Lacoste et de Baudot contre Saint-Just et Le Bas. Hoche généralissime.

 

I. Le vaincu de Kaiserslautern eût été perdu sans son civisme. Mais, disait Robespierre, toutes ses actions prouvaient qu'il était sans-culotte. Carnot assurait qu'il saurait seconder Saint-Just et Le Bas par ses talents et sa bonne volonté. Richaud et Soubrany vantaient son ardeur et affirmaient que sa retraite du 30 novembre, moins avantageuse à la France que la prise de Kaiserslautern, honorait son habileté. Il ira bien, écrivait Hentz, il a du courage, des vues, et ce n'est rien moins qu'un intrigant. Bouchotte pensait qu'on devait lui laisser beaucoup de latitude à cause de son républicanisme et dès les premiers jours, il avait déclaré que Hoche, comme Pichegru, choisirait les moyens de délivrer Landau. Le Comité ne fit donc au jeune général ni reproches ni menaces. Il essaya de cacher à la France la nouvelle de l'échec ; Barère annonça brièvement à la Convention que l'armée de la Moselle avait dû reculer après trois jours de combat devant un ennemi qui recevait sans cesse des troupes fraîches, et le public ne sut pas au juste ce qui s'était passé ; il répétait simplement avec Barère bravoure soutenue, succès retardé. Carnot mandait à Hoche que le Comité persistait à compter sur lui : Un revers n'est pas un crime lorsqu'on a tout fait pour mériter la victoire ; ce n'est point par les événements que nous jugeons les hommes, mais par leurs efforts et par leur courage ; nous aimons qu'on ne désespère point du salut de la patrie ; notre confiance te reste. Pareillement, Saint-Just et Le Bas, loin de blâmer Hoche, lui envoyaient de nobles et consolantes exhortations : Tu as pris à Kaiserslautern un nouvel engagement ; au lieu d'une victoire, il en faut deux, et ils le priaient de frapper encore et continuellement, d'attaquer derechef les ennemis et de les occuper, sans leur laisser un moment de relâche, de marcher sur Landau avec la plus grande rapidité, de concerter ses mouvements avec Pichegru[1].

Hoche n'avait pas perdu cœur. Si mon zèle, répondit-il à Carnot, avait pu s'attiédir, la lettre du Comité est bien faite pour le porter au plus haut degré. Il disait qu'il allait travailler sur nouveaux frais et sur une autre base. Il faut nous presser, marquait-il à Pichegru, et je ne pense pas qu'un léger retard puisse nous empêcher d'arriver à notre but. Il jurait que les ennemis le reverraient sous peu et de bien près ; plus les dangers semblaient éminents, plus il redoublerait de constance[2].

Mais, ayant de jouer une seconde partie, il devait réorganiser son armée. Ses généraux, inexpérimentés, inhabiles, indociles, étaient pour la plupart au-dessous de leur tâche. Chacun voulait faire à sa mode et suivre son petit plan particulier. Pierre Huet, le plus ancien, se montrait absolument incapable et Hoche invitait les représentants à renvoyer sur-le-champ ce brave homme qui ne pouvait conduire une division[3]. Paillard était patriote, mais imbécile[4]. Dubois, Olivier, Ambert avaient été mis en arrestation : Dubois, parce qu'on l'accusait, non sans raison, d'avoir aggravé le désastre de Wissembourg par sa malheureuse retraite de Seltz et de Gambsheim[5] ; Olivier, parce qu'on le soupçonnait d'avoir pillé des effets précieux à Deux-Ponts[6] ; Ambert, parce qu'il n'avait pas exécuté les ordres de Hoche dans les journées du 28 et du 29 novembre, et vainement il protestait qu'il avait fait son possible et ne pouvait ni aplanir les montagnes, ni créer des chevaux pour remplacer ceux qui périssaient de fatigue.

Les officiers, surtout dans l'infanterie, donnaient l'exemple du dégoût et d'une cruelle insouciance. Les soldats étaient bons et braves, mais déguenillés, manquant de tout, accablés par le froid excessif de la saison, ils criaient misère, réclamaient à chaque instant des culottes et des capotes, voulaient cantonner, et bien que Hoche leur eût permis de prendre ce qu'ils trouveraient, paille, volets de maisons et portes de granges, refusaient de construire des baraques. De toutes parts, Hoche ne recevait que des rapports affligeants. Beaucoup de personnes, disait-il plus tard, crurent, lorsque je revins de Kaiserslautern, qu'il n'y avait plus d'espoir et regardèrent Landau comme pris ; ceux qui n'ont de plaisir qu'en annonçant les mauvaises nouvelles, s'égosillaient pour persuader que la République avait été trahie et que nous n'avions plus qu'à pleurer nos défaites.

Il se multiplia, et, comme il dit, avec son courage, il lutta contre tout. Le sentiment qui n'abandonne jamais les bons républicains, régnait dans mon âme, le génie de la liberté parlait à mon cœur, et je sentais qu'il ne fallait qu'un coup de vigueur et d'éclat pour étonner les ennemis. Malgré Bouchotte, il avait emmené Hédouville dans son expédition de Kaiserslautern ; pouvait-il le renvoyer lorsqu'il était en train de marcher à grands pas ? Il lui donna pour successeur le plus jeune des officiers de son état-major, Grigny, le futur général, qui n'avait que vingt-sept ans et n'était encore que sous-lieutenant de cavalerie, mais que les commissaires du Conseil exécutif regardaient comme un excellent patriote[7]. Trois valeureux généraux, Blondeau, Grangeret, Taponier, étaient restés à l'armée. Le modeste Blondeau avait fait les campagnes du Sénégal et commandait naguère un bataillon du Doubs[8]. Grangeret, alors âgé de cinquante-six ans et blanchi dans le métier des armes, était arrivé sous la monarchie, à force de services, au grade de sous-lieutenant ; nommé sous la Révolution capitaine au 58e d'infanterie, le régiment de Hoche, il venait combattre, un peu mollement, sans grande intelligence, et toutefois avec une utile bravoure et le désir sincère de remplir son devoir, sous les ordres de son ancien camarade[9]. Mais Hoche comptait plutôt sur Taponier, son principal exécutant aux journées de Kaiserslautern et le seul qui eût à peu près suivi ses instructions. D'autres arrivaient : deux généraux de brigade nouvellement promus, Edouard Huet, le défenseur de Bitche, et Lefebvre, le futur maréchal et duc de Danzig, que Hoche avait connu aux gardes-françaises[10] ; Dubois qui s'était justifié ; René Moreaux qui, sans être entièrement guéri de sa blessure, abandonnait le commandement de Thionville pour servir activement sa patrie. Ces quatre généraux, disait Hoche, vont me soulager grandement.

Il confia la droite de son armée à Moreaux, le centre à Grangeret, la gauche à Taponier. Il prit de grandes mesures, double ration d'eau-de-vie et de viande, espoir de gratification et autres moyens. Il renforça ses troupes en tirant quatre bataillons de Thionville et de Longwy. Il tâcha de les arracher à leur dénuement en exigeant des places voisines les cinq sixièmes de leurs magasins : souliers, chemises, culottes, capotes. Il obtint enfin les provisions de guerre qui lui manquaient : Je verse des larmes de sang, écrivait-il le 10 décembre, de me voir arrêté par le défaut de munitions. Cinq jours plus tard, il s'écriait avec joie que les munitions commençaient à reparaître.

Hoche comprenait qu'il avait eu tort de s'obstiner contre la position de Kaiserslautern. Passer par Neustadt pour opérer le déblocus ou, comme on disait, le décernement de Landau, n'était-ce pas s'éloigner de l'Alsace et courir des chances périlleuses ? Quand même il vaincrait les Prussiens, ne devrait-il pas les poursuivre jusqu'au Rhin et achever leur défaite pour les empêcher de se retourner contre sa gauche ou ses derrières, lorsqu'il se rabattrait sur Landau ? Ne perdrait-il pas un temps précieux ? N'était-il pas plus simple, plus rapide et plus sûr de se porter sur le revers oriental des Vosges et d'agir de concert avec Pichegru en unissant la droite de l'armée de la Moselle à la gauche de l'armée du Rhin ? Ne suffisait-il pas, pour délivrer Landau, de contenir les Prussiens avec une partie des troupes et de tomber, avec l'autre, sur cette teigne d'Autrichiens ? Ne suffisait-il pas de percer la ligne des Impériaux à Niederbronn et à Reichshoffen pour les obliger à quitter précipitamment leurs redoutes de Haguenau et de Drusenheim et à fuir sur Wissembourg ? L'extrême droite de Wurmser n'était-elle pas le point faible où il fallait appuyer et enfoncer le fer ? Hotze et le général comte Lichtenberg qui commandaient cette droite, avaient sur le papier quinze bataillons et douze escadrons, mais ne disposaient réellement que de cinq mille hommes au plus. C'étaient, à Lembach, le bataillon hessois du Landgrave qui poussait ses avant-postes dans la vallée du Fischbach jusqu'à la Tannenbrücke ; — à la Verrerie, un bataillon de Hesse-Darmstadt ; — à Mattstall et à Langensoultzbach, deux autres bataillons de Hesse-Darmstadt, des détachements du régiment de Lacy, quelques compagnies de Szekler, deux escadrons de hussards de Wurmser et deux escadrons de chevau-légers Palatins ; — à Frœschwiller et à Reichshoffen, six bataillons et plusieurs escadrons autrichiens ; — près de Niederbronn, les troupes légères de Hesse-Cassel, un bataillon de Huff et trois escadrons impériaux[11].

Avant tout, il fallait détourner l'attention des vainqueurs du 30 novembre. Hoche mena, suivant son expression, grand appareil pour se porter de nouveau sur Kaiserslautern ; il se fortifia dans Blieskastel ; il fit retrancher les hauteurs de Pirmasens, couper des routes, dégrader des chemins, abattre des murs et des maisons ; non seulement il établissait, comme il disait, une barrière insurmontable ou plutôt un désert entre les tyrans et les frontières de la République ; mais il tenait les Prussiens en haleine et alarmait le circonspect Brunswick qui n'oserait secourir Wurmser avec toutes ses forces. Mes préparatifs de défense, mandait-il au ministre de la guerre, en imposent à l'ennemi ; s'il s'endort, il est perdu, et, à la fin de la campagne, il écrivait dans son compte rendu : Affectant une torpeur incroyable, je donnai les ordres les plus singuliers ; je répandais que je craignais une attaque, visitant jour et nuit les avant-postes ; pendant ce temps, des ponts de bois, pour remplacer ceux que j'avais fait rompre, se construisaient secrètement. Hélas ! j'en rougis, à peine osais-je confier mes idées au papier. Liberté, tu es si belle qu'il n'est aucun sacrifice qu'on ne fasse pour toi ![12]

Le plan de Hoche était celui de Carnot. Hoche, disait le conventionnel, se rejetait trop sur la gauche ; il devait aller plus franchement vers Landau, donner la main à Pichegru et prendre à dos les Autrichiens. Pourquoi, ajoutait Carnot avec un grand bon sens, Hoche voulait-il forcer les Prussiens dans leur poste de Kaiserslautern ? Ne valait-il pas mieux leur opposer un détachement qui les tiendrait en suspens, et par une marche plus serrée, plus directe, assaillir Wurmser sur le flanc et par derrière ? Et le 5 décembre, le Comité de salut public arrêtait que 40.000 hommes de l'armée des Ardennes passeraient aussitôt à l'armée de la Moselle sous les ordres de Hoche[13].

Mais ce ne fut pas Carnot qui décida le mouvement de Hoche. Dès le 1er décembre, le jeune général, tout chaud de l'attaque de Kaiserslautern et avide de prendre sa revanche, informait Pichegru qu'il allait se rabattre sur la gauche de l'armée du Rhin : pour réussir, nous devons nous réunir, et il annonçait qu'une colonne se disposait à marcher de Bitche sur Wœrlh. Le lendemain, il écrivait au ministre que 12.000 hommes, commandés par Taponier, s'acheminaient vers Bitche pour forcer les gorges et se porter sur le flanc droit de l'ennemi.

Il était temps. Le 23 novembre, Hoche avait envoyé le général Jacob à Niederbronn avec cinq bataillons, le 14e régiment de cavalerie, et une section d'artillerie volante. Le 4 décembre, à la pointe du jour, les Austro-Hessois de Hotze surprenaient Jacob. Les Français, réveillés brusquement de leur sommeil, s'enfuirent sur la hauteur d'Oberbronn ; puis s'enhardissant, ils revinrent dans leur camp sous la protection de leur artillerie. Mais Hotze les fit assaillir de nouveau ; chargés par la cavalerie, tournés par l'infanterie, les républicains se débandèrent encore et gagnèrent en toute hâte Oberbronn, puis Zinswiller. Ils perdaient sept canons, un drapeau et une centaine d'hommes. Un capitaine et huit soldats étaient prisonniers. Les hussards autrichiens et hessois n'avaient pas fait de quartier, et tous se vantaient au retour de n'avoir remis dans le fourreau qu'un sabre ensanglanté[14].

L'échec fut bientôt réparé. Le 5 décembre, Taponier arrivait à Bitche. Il plaça son camp sur les hauteurs mêmes où Jacob avait abandonné ses obusiers et ses pièces. Trois jours plus tard, il attaquait les postes du Jägerthal, entre Dambach et Niederbronn. Il avait concerté ses mouvements avec Jacob et Hatry. Il s'était procuré de bons guides, le brave Helmstetter et quelques patriotes du pays. Il sut entraîner ses troupes. Le 8 décembre, le Jägerthal était emporté après un sérieux combat où se signalait un bataillon alsacien, le 4e du Haut-Rhin. Soult, alors adjoint aux adjudants-généraux, avait reçu de Hoche le commandement de ce bataillon. Que n'aurais-je pas fait, dit-il, pour réussir ? Nous donnâmes en masse sur la droite des Autrichiens ; elle fut mise en déroute avant que la gauche pût arriver à son secours, et à son tour cette gauche fut aussi culbutée. Deux drapeaux restèrent aux mains des vainqueurs. Taponier déclara que Soult avait déployé une valeur républicaine et que ses soldats avaient foncé en héros : cette action, disait-il, annonce que nos troupes ne permettront pas aux ennemis de souiller longtemps le sol de la liberté. Sans doute Jacob n'avait pas bougé, bien qu'il eût obtenu de Hatry deux bataillons de renfort, et Hatry ne pouvait gagner du terrain à cause des abatis. Néanmoins Taponier avait confiance, et il espérait entrer à Wœrth le lendemain[15].

Il ne devait être à Wœrth que deux semaines plus tard. Mais le 9 décembre il chassait Lichtenberg des hauteurs de Langensoultzbach. Dans la nuit du 10 au 11, il s'emparait des coteaux de Nehwiller qui dominent tous les environs. Le général Funk remplaçait Holze que la maladie écarta pendant deux jours du champ de bataille. Il voulut aussitôt, sans nul délai, ressaisir Nehwiller qu'il fit attaquer de front par un bataillon de l'Empereur et sur le flanc gauche par un bataillon de Thurn. Le bataillon de l'Empereur s'empara du village et enleva deux canons. Mais il n'avait pu, par des chemins défoncés, amener de l'artillerie, et le bataillon de Thurn, arrêté dans les bois par une vive fusillade, ne vint pas à son secours ; il dut reculer sous la mitraille et Funk, qui s'était mis à sa tête, fut grièvement blessé[16].

Taponier n'avançait donc qu'avec lenteur, arrachant le terrain par petites portions, laissant des centaines de morts et de blessés, abandonnant des prisonniers. Il avouait que s'il s'opiniâtrait à marcher en droiture sur Frœschwiller et Wœrth, il perdrait bien du monde : il ne voyait d'autre moyen d'emporter la position de Reichshoffen qu'en la tournant par Lembach, et il demanda des renforts.

Le 12 décembre, une division de 10.000 hommes, conduite par Grangeret, venait s'appuyer à la gauche de Taponier. Plus que jamais Hoche était résolu à tenter contre la droite des Autrichiens un prompt et victorieux effort. Dans la nuit du 12 au 13 décembre, un espion échappé de Landau à travers mille périls, lui remettait un morceau de linge sur lequel étaient écrites ces lignes, signées du représentant Dentzel et du commandant Laubadère :

Landau, 27 novembre 1793, l'an 2e de la République, le 1er de la constitution populaire. Nous sommes menacés d'une capitulation prochaine, si vous ne venez bientôt à notre secours. Les moments sont précieux ; ne perdez pas de temps. Vous connaissez comme nous l'importance de cette place ; sauvez-la à la République, et mettez-nous à même de ne pas voir déshonorer le nom français.

Cette lettre avait surexcité Hoche. Oui, il fallait en finir ; il fallait déployer toutes les ressources des deux armées de la Moselle et du Rhin ; il fallait engager contre les Impériaux une lutte âpre, décisive, suprême, dont le prix serait la délivrance de Landau. Plein d'une fiévreuse impatience, il stimulait, aiguillonnait son monde, et chaque nuit, à l'instant où tout était calme et silencieux, il faisait lancer des fusées sur les plus hautes cimes des montagnes et tirer plusieurs coups d'une pièce de 12 pour réveiller l'espoir des assiégés de Landau et leur annoncer que le salut était proche. Il gourmandait l'inaction de Pichegru, l'accusait de s'attarder. L'armée du Rhin, disait-il à ses confidents, est-elle encore essoufflée de sa course des lignes de Wissembourg ? Elle reste stupéfaite derrière la Souffel et y semble engourdie ! Il s'étonnait le 1er décembre qu'elle fût encore à Schiltigheim : elle n'agit pas assez vigoureusement, mandait-il au Comité, ou si ses divisions se battent bien, elles le font partiellement ; c'est le moyen d'être battu en détail, et il réclamait une secousse générale. Le 14 décembre, les deux généraux se donnaient rendez-vous à Niederbronn et convenaient d'unir leurs efforts pour repousser l'envahisseur[17].

Mais le 15, au lendemain de cette entrevue, Taponier essuyait un léger échec. Il avait projeté d'assaillir de front la position de Frœschwiller pendant que Jacob la tournerait par la droite. Jacob devait commencer l'attaque. A neuf heures du matin, il informait Taponier qu'il s'était enfourné dans des routes affreuses, qu'il avait une rivière à traverser et un pont à jeter, qu'il renvoyait l'affaire au jour suivant, Pour le coup, s'écria Taponier, je n'y tiens plus ! Il courut aux troupes de Jacob : il les trouva dans leur campement ; personne ne pensait à marcher ; l'artillerie était au parc ; la cavalerie mettait ses chevaux au piquet ; enfin comme dans un beau jour de paix. Taponier fit prendre les armes ; il plaça l'artillerie ; il ébranla l'infanterie ; il lança les tirailleurs. Mais la journée s'avançait, et il était trop tard pour en venir aux mains. Les bataillons rentrèrent au camp. Jacob n'avait pas paru. Hoche, indigné de cette incurie, dénonça Jacob aux représentants et donna sa division à Lefebvre[18].

Pourtant, si la négligence de Jacob empêchait Taponier et Hatry de rien faire, Grangeret, dignement secondé par Blondeau, avait sur un autre point remporté de petits avantages. Le 13 décembre, il marchait de Fischbach sur la Tannenbrücke et, après un combat qui durait de dix heures du matin à trois heures de l'après-midi, il chassait de ce poste le bataillon Landgrave de Hesse-Darmstadt. Il fut refoulé dans la nuit par les Szekler et le régiment de Lacy ; mais le lendemain, grâce à la supériorité du nombre, il emportait de nouveau la Tannenbrücke et, encouragé par ce succès, poussant sa pointe, il délogeait le colonel hessois Schreiber du village de Mattstall et de La Verrerie, puis, malgré l'énergique résistance de Lichtenberg, faisait flotter le drapeau tricolore sur le sommet du Krähenberg, tout près de Lembach. Hoche félicita Grangeret avec chaleur. Continue à bien servir la patrie, lui mandait-il, je regarde ta jonction faite avec Taponier comme un coup de maître[19].

 

II. A la vue des masses républicaines qui sortaient de terre ainsi que des champignons[20], Wurmser s'affligeait, se lamentait. Les Français faisaient-ils décidément la guerre en plein hiver, et comme s'ils ne connaissaient pas de saison ? Allaient-ils le persécuter et tomber continuellement tantôt sur tous ses postes à la fois, tantôt sur ses deux ailes, tantôt sur son centre ? Ces infernales attaques se répéteraient-elles chaque jour ? C'est un massacre, s'écriait-il ; il me paraît que les patriotes ménagent les Prussiens, que toute l'armée ennemie se porte sur mon corps seul, et il suppliait Brunswick de sortir de son inaction désolante et de brusquer la prise de Landau à force de bombes[21].

Mais sans se lasser ni se rebuter, toujours frais, toujours en haleine, les Français se jetaient sur les positions autrichiennes. On avait beau les battre ; ils se reformaient, ils revenaient à la rescousse avec la même animosité, et les Impériaux, stupéfaits de ces retours offensifs, se disaient les uns aux autres avec tristesse que les carmagnoles avaient résolu de reprendre l'Alsace à tout prix, qu'un décret de la Convention leur défendait de songer aux quartiers d'hiver avant la reconquête de la province, que les commissaires de l'assemblée avaient promis de distribuer un million aux soldats si Landau était débloqué vers la fin du mois, et que l'appât d'une somme aussi considérable ramenait les troupes à la charge[22].

Le 15 décembre, les patriotes attaquèrent Lembach, et l'on crut un instant qu'ils allaient s'emparer de l'Égelsberg qui domine la route de Lembach à la Tannenbrücke. Mais Brunswick courut au secours de Lichtenberg qui luttait péniblement contre les nationaux avec ses tirailleurs et deux compagnies de Lacy. Le major Bardeleben tourna la montagne, fondit sur le flanc gauche des républicains et les chassa de l'Égelsberg[23].

Le 16 décembre, les Français renouvelèrent leurs assauts avec une pareille vivacité contre Lembach et Frœschwiller. Derechef ils furent battus et repoussés. Lichtenberg parvint même à se ressaisir du Krähenberg qu'il fit attaquer par un bataillon de Lacy et par le contingent de Hesse-Darmstadt[24].

Le 17, nouvelles tentatives contre Frœschwiller et Reichshoffen. Funk craignit d'être débordé ; il demanda du secours à Wurmser qui ne put lui dépêcher qu'un bataillon ; mais, grâce à ce renfort, Funk refoula les patriotes et rompit les ponts qu'ils avaient jetés en deux endroits[25].

Le 18, les nationaux reparaissaient, plus ardents, plus obstinés que jamais, et assaillaient Lichtenberg à Lembach et Funk à Reichshoffen et à Frœschwiller. Mais Lichtenberg et Funk réussirent à garder leur position au prix des plus grands efforts, et, comme dit Hoche, d'un combat très opiniâtre. Les Français perdirent à Lembach un canon, plusieurs caissons et vingt chevaux d'artillerie que leur enlevèrent les hussards de Wurmser. Pourtant, à Frœschwiller, il sembla, durant la journée, qu'ils auraient enfin l'avantage. Ils s'étaient cachés dans les bois de Nehwiller et, rapporte Hoche, les ennemis, amateurs de l'ordre et de la gravité, s'avançaient serrés en masse, lorsque quelques coups de canon, chargés à mitraille et tirés à propos, détruisirent leur sécurité et leur firent rebrousser chemin. Mais Wurmser envoya sur-le-champ un bataillon de grenadiers à son lieutenant. La lutte recommença. Deux bataillons de Preiss et de l'Empereur s'étaient joints aux grenadiers. Un bataillon de Huff, conduit par le capitaine Latscher, s'enfonça dans les bois ; quatre fois il se jeta sur les carmagnoles, quatre fois il fut repoussé, mais à la cinquième il regagna le terrain perdu[26].

Les Autrichiens conservaient donc leurs conquêtes, mais ils ne les conservaient que par un excès de bravoure et de vigilance. Ils étaient sur les dents. Tous se plaignaient d'être brisés de fatigue. Des compagnies n'étaient plus représentées que par cinquante hommes. Beaucoup d'officiers, se disant malades, s'en allaient à Rastadt et à Carlsruhe, où ils dansaient, jouaient, battaient le pavé et déblatéraient insolemment contre leur général. Funk espérait se soutenir encore, mais il disait déjà qu'il aurait peine à se replier sur Wœrth avec ses pièces de 12 à travers des chemins mauvais et presque impraticables. Lichtenberg déplorait l'extraordinaire lassitude de ses gens et assurait qu'ils n'en pouvaient plus, que les deux bataillons de Hesse-Cassel ne comptaient que deux cents hommes et que l'un d'eux était commandé par un lieutenant, que les soldats de Hesse-Darmstadt cédaient trop aisément au choc de l'agresseur. Brunswick jugeait que l'armée autrichienne fondait à vue d'œil ; la situation, écrivait-il, devenait de plus en plus critique ; les entreprises réitérées de l'ennemi tuaient de jour en jour du monde, et malgré la meilleure volonté, la plus grande patience et le plus héroïque courage, on pouvait craindre que les forces physiques ne vinssent à succomber ; tous les postes étaient faibles et exposés à la supériorité d'un adversaire qui relevait et relayait ses bataillons. Plus que jamais Wurmser gémissait sur la diminution et l'épuisement de ses troupes : Cette horde indigne de Français, cette canaille a le nombre ; elle se sauve quand on l'attaque, mais elle s'enhardit parce qu'on la laisse attaquer tous les jours, et il ajoutait que le cœur lui saignait à l'aspect de tant d'intrépides Impériaux qui se faisaient quotidiennement tuer ou blesser[27].

Les émigrés qui suivaient l'armée autrichienne offraient le même état lamentable, le même délabrement physique et moral. Déjà Lehrbach, au mois d'août, avait remarqué leur piètre accoutrement. Durant les mois d'octobre et de novembre ils n'avaient cessé de pâtir. Ils s'apitoyaient sur leurs, chevaux qui manquaient souvent d'avoine et qui tremblaient de tous leurs membres, recevant sur le corps une pluie froide et enfonçant dans la boue jusqu'aux jarrets. Mais eux-mêmes n'étaient pas moins à plaindre. Point de tentes ; point de paille pour se coucher ; très peu de bois pour se chauffer. Les capotes qu'on leur avait promises n'arrivaient pas. Bouthillier, chef d'état-major de l'infanterie, ne parvint qu'à grand'peine et sur le tard à faire fabriquer des houppelandes de gros drap gris, dites bouthillières. La plupart s'abritaient sous des spencers, des couvertures, des mantelets de taffetas ciré. On leur avait donné des cantonnements, mais la presse était telle que beaucoup ne pouvaient y trouver place, même en restant debout le jour et la nuit. Dévorés de vermine, ils se plongeaient quelquefois dans des ruisseaux glacés pour calmer leurs démangeaisons. Mais, après ce léger soulagement, il leur fallait endosser de nouveau leur chemise crasseuse ou lessivée, faute de savon, dans de l'eau crue. Nous faisons, avouait l'un d'eux, la guerre la plus inégale qu'on puisse imaginer, et nous n'avons rien pour nous ; si on nous prend, on nous fait guillotiner ou fusiller ; si nous sommes estropiés par une blessure, qui est-ce qui nous donnera à manger ? Tous étaient harassés et criaient grâce. Tous maudissaient cette campagne rigoureuse et répétaient qu'il était impossible d'y tenir. Tous se plaignaient de Wurmser qui leur imposait des fatigues inouïes. Devait-on rester ainsi sur le qui-vive ? Allait-on se morfondre pendant ce rude décembre dans des bivouacs humides ? Ne verrait-on jamais la fin de tant de misères ? Un grand nombre partirent pour se soustraire à cette existence insupportable, et lorsqu'on les traitait de déserteurs, ils alléguaient en forme d'excuse que les officiers autrichiens en faisaient autant et que ces damoiseaux se rendaient à Mannheim dès qu'ils avaient la moindre indisposition. En un seul jour, Condé signa soixante-dix-huit passeports et il disait brutalement à Wurmser : Vous vous trompez fort, si vous comptez garder quelque chose en nous gardant ; bientôt vous n'aurez plus rien ; nous ne sommes pas plus de deux mille, et dans une semaine nous serons nuls[28].

Le général autrichien supplia Brunswick de lui fournir des renforts. Que le duc, proposait-il, se charge désormais de défendre le poste de Lembach où Lichtenberg sera très prochainement accablé ; qu'il lui donne un surcroît d'appui en mettant à Reichshoffen et à Frœschwiller 3 à 4.000 Prussiens. Lui, Wurmser, pourra disposer de ses Autrichiens et, libre de toute inquiétude, lutter avec avantage contre l'armée du Rhin qui le presse sur sa gauche, garder ainsi dans toute sa force et son nerf le front des lignes.

Brunswick consentit à garnir Lembach, et non Reichshoffen. S'il l'avait pu, écrivait-il, il se serait fait un honneur de conduire lui-même 4.000 hommes à Wurmser ; mais Lembach épuisait sa petite réserve. Il alla reconnaître la nouvelle position dont il assumait la défense ; il y fit dresser des batteries et construire des blockhaus ; toutefois Lembach, disait-il, n'était qu'un avant-poste, et le poste principal, essentiel, serait au Pigeonnier où cinq bataillons prussiens donneraient la main aux Impériaux qui tenaient le Liebfrauenberg ou monticule de Notre-Dame.

Wurmser mandait aussitôt à Vienne que les Prussiens envoyaient des secours à Lembach parce que ce poste les intéressait personnellement. Mais il remercia Brunswick avec effusion et déclara qu'il ne pouvait estimer assez haut l'appui que lui prêtait Son Altesse. Les forces des deux armées étaient maintenant concentrées. Il comptait repousser plus aisément les Français et se flattait de reprendre l'offensive : il allait faire un plan d'attaque qu'il soumettrait au duc, et il espérait l'humiliation de l'adversaire[29].

Mais le 22 décembre Hoche s'avançait avec trois divisions sur Frœschwiller par le Jägerthal et la vallée de Langensoultzbach. Ses troupes étaient transportées, exaltées par le généreux désir de chasser l'ennemi du territoire. Elles n'avaient qu'un vœu, qu'une volonté, débloquer Landau ; elles chantaient des couplets que l'Argus avait imprimés et mis à l'ordre de l'armée de la Moselle :

Ne craignons pas que la victoire

S'arrête à l'aspect des hivers ;

Tous les mois sont bons pour la gloire

Et les lauriers sont toujours verts ;

elles criaient Landau ou la mort, comme dans les premiers jours de juillet elles avaient crié Mayence ou la mort, mais cette fois sans crainte d'insuccès ni sombre pressentiment, avec la certitude que la chance avait définitivement tourné. Landau, disait le général Leval, Landau est notre rendez-vous et nous ne désemparerons pas qu'il ne soit délivré[30].

Entre neuf et dix heures du matin les Autrichiens remarquèrent de grands mouvements sur les coteaux de Nehwiller. Un brouillard tomba tout à coup et les empêcha d'observer distinctement les manœuvres des républicains. Pourtant, on voyait s'agiter des masses noires à travers les éclaircies des bois. Hotze, guéri, avait repris le commandement ; il fit ses dispositions pour soutenir le choc et plaça ses troupes derrière leurs retranchements et à toutes les issues de Frœschwiller. A onze heures, le brouillard disparut. Aussitôt des hauteurs de Nehwiller la grosse artillerie des Français cracha sur le village. Les Impériaux ripostèrent vigoureusement, et un de leurs boulets vint couper en deux l'arbre sous lequel Hoche donnait ses ordres. Le poids des branches qui s'affaissaient, faillit écraser le général ; il se débarrassa tranquillement et continua sans s'émouvoir à diriger la bataille. Un nouveau boulet lui tua son cheval : il prit la monture d'un dragon d'escorte : Ces messieurs, dit-il en riant, voudraient me faire servir dans l'infanterie. Déjà, sous la protection de la canonnade, les Français débouchaient au pas de course. Ils culbutèrent le bataillon de Thurn qui s'était posté derrière un fossé à droite de Frœschwiller et mirent en fuite les deux compagnies du régiment de l'Empereur qui défendaient l'entrée du bourg. Hotze envoya des renforts, et pendant quelques minutes l'avant-garde des assaillants s'arrêta incertaine, hésitante. Mais la foule des Français ne cessait d'augmenter. Mes camarades, cria Hoche, à six cents livres chaque canon ! et les républicains, répondant adjugé ! s'emparèrent des pièces. Une brillante charge de cavalerie acheva la victoire. Trois régiments, le 2e carabiniers, le 3e hussards, le 14e dragons, tournèrent Frœschwiller. Dubois, qui les commandait, reçut une balle dans la jambe, mais le village, attaqué à onze heures, était emporté à midi.

Les Szekler et les Serbes gardaient encore le bois à gauche de Frœschwiller. Ils durent reculer sous une grêle de feu. Hotze essaya de les ramener et les fit appuyer par un bataillon de Preiss ; mais les Français étaient trop et, là aussi, le nombre prévalut.

Restait le colonel Roselmini qui tenait ferme avec neuf compagnies du régiment de l'Empereur entre le bois et Frœschwiller, dans une redoute et derrière quelques ouvrages de campagne. Il fut entouré de tous côtés et après avoir inutilement tenté de se frayer un chemin au milieu des ennemis qui le cernaient, il se rendit à discrétion. Chassées de poste en poste, les troupes de Hotze, tiraillant toujours et protégées par des partis de cavalerie, gagnèrent le Liebfrauenberg. Elles abandonnaient Frœschwiller, Wœrth, Gœrsdorf, Mitschdorf. Du même coup tombait enfin Reichshoffen. Le régiment de Huff occupait la position. Dès qu'il sut la prise de Frœschwiller, il se replia sur Haguenau.

Les défenseurs de la République, écrivaient Lacoste et Baudot, viennent de remporter une victoire signalée. Ils ont pris seize pièces de canon, vingt caissons, fait plus de cinq cents prisonniers dans le nombre desquels se trouvent le colonel du régiment de l'Empereur, tout chamarré de croix et de rubans, et huit autres officiers. Le nombre de leurs morts a été considérable ; on ne s'est déterminé à faire des prisonniers que lorsqu'on a été fatigué de tuer. Et Hoche, tout rayonnant de joie, mandait au Comité qu'il avait enlevé les redoutes à la pointe de la baïonnette, malgré la résistance obstinée des ennemis. J'ai fait recommencer deux fois, et deux fois même avantage. La vivacité de l'attaque nous a fait perdre à peu près 80 tués et 150 blessés. J'ai toujours deux guenillons de drapeaux pris aux soldats des brigands couronnés[31].

 

III. Tandis que Hoche emportait Frœschwiller, il faisait une démonstration contre Lembach. La fusillade fut très vive et une trentaine de Prussiens y périrent. Mais Brunswick reconnut bientôt que les Français n'avaient entrepris qu'une fausse attaque et que leur principal effort se dirigeait sur les Impériaux. Il courut aussitôt vers Frœschwiller ; il vit de ses yeux la déroute des Autrichiens ; il rallia quelques bataillons qui l'accueillirent par des vivats ; il les mena sur le Liebfrauenberg. Ses pressentiments s'étaient vérifiés : Voilà, disait-il, à quoi il faut s'attendre lorsqu'on commande à une armée épuisée et devenue mécontente ! Cet obstiné de Wurmser avouera maintenant que j'avais raison. Que de fois lui ai-je conseillé de se placer derrière la Sauer ! Il est aussi sourd moralement qu'il l'est physiquement ! Néanmoins, il ne s'amusa pas à récriminer. Après tout, la partie n'était pas perdue. Pourquoi ne pas faire face ? Pourquoi ne pas rassembler les forces austro-prussiennes dans une bonne et sûre position ? Sans doute il ne pouvait garder Lembach, puisque Frœschwiller était pris et la droite des Impériaux entièrement tournée. Mais les troupes de Lembach se replieraient le lendemain sur le Pigeonnier. Que Hotze se maintienne au Liebfrauenberg ou monticule de Notre-Dame, que la communication entre ce poste et le Pigeonnier soit établie solidement, et les deux armées offriront le combat à l'ennemi, le vaincront et l'obligeront à la retraite ! Il envoya sur-le-champ à Hotze un officier hessois, le capitaine d'artillerie Haass, avec une lettre qui priait le général autrichien de défendre opiniâtrement le Liebfrauenberg[32].

Haass trouva Hotze au couvent de Notre-Dame. La cour était pleine de fantassins et de-cavaliers impériaux et palatins, pour la plupart échappés de Frœschwiller. Dans une chambre remplie d'officiers, Hotze, las, abattu, se reposait sur une botte de paille. Il lut la lettre de Brunswick et dit au capitaine : Je n'ai plus qu'une ressource : me retirer sur Lembach pour m'appuyer à la brigade du général Lichtenberg et par suite à l'aile gauche des Prussiens, puis me diriger par Climbach vers le Pigeonnier et occuper le Geisberg. Là, je reprendrai haleine et me battrai encore. Mais que puis-je faire ici ? J'ai perdu mon canon et tous mes bagages. Ma brigade est en déroute. N'exigez pas de moi l'impossible. — Mais, répliqua le capitaine, le duc de Brunswick veut à tout prix conserver le Liebfrauenberg : il a déjà proposé hier et avant-hier à Wurmser de se poster lui-même de Wingen à Pfaffenstieg pendant que la brigade Lichtenberg, formée de cinq bataillons et d'une division de hussards, tiendrait la montagne jusqu'au Liebfrauenberg. Votre brigade adossera sa droite à cette hauteur, et Wurmser son corps d'armée à votre brigade ; le Liebfrauenberg sera le point d'appui et Fort-Louis, le point d'alignement ; Lembach, Wœrth, Haguenau ne seront que des avant-postes. La position des Autrichiens était dangereuse parce qu'elle consistait en lignes courbes ; elle sera désormais concentrée ; elle ne comprendra que deux lignes, et le duc de Brunswick se déclare certain de la défendre victorieusement contre l'ennemi ; si l'on m'écoute, disait-il tout à l'heure, et si Dieu veille encore deux jours sur le général Hotze, nous réussirons. Hotze ne répondait pas. Le duc, ajouta le capitaine, a parcouru le pays de Lembach jusqu'au Liebfrauenberg ; il a commencé des retranchements ; cinq mille travailleurs armés de haches ont abattu des arbres ; on peut incontinent amener à Mattstall, à Mitschdorf, autant de canons qu'on voudra. — Mais, au nom du ciel, s'écria Hotze, puis-je faire autre chose que me retirer sur Lembach ? Je n'ai plus qu'une poignée d'hommes et les Français dépassent Gœrsdorf, ils me débordent ! Il déploya la carte de Cassini. Voyez vous-même et dites si le duc de Brunswick ne penserait pas comme moi !Le duc, repartit le capitaine, m'envoie justement vous offrir autant de troupes que vous voudrez pour défendre le Liebfrauenberg. Notre artillerie est en route et je dois la placer cette nuit. Je vous assure que vous ferez au duc de Brunswick le plus vif plaisir en lui mandant le nombre de bataillons que vous désirez ; il met en vous la plus grande confiance, et il vous verra demain. Hotze parut hésiter, réfléchir. Mais, au même moment un officier lui annonçait que les Français avaient chassé de Mitschdorf les Palatins. Quoi, dit Hotze avec vivacité, l'ennemi patrouille sur nos derrières ; il peut à tout instant nous couper, nous faire prisonniers, et vous me proposez de rester ici ! Allez, capitaine, ouvrez la porte et regardez ! Voyez-vous tous ces feux qu'allument les Français de Wœrth à Gœrsdorf et à Mitschdorf ? Demain, dès qu'il sera jour, ils nous attaqueront de front et à dos ; ils nous prendront avec toute notre artillerie, et morbleu ! je ne veux pas une seconde fois perdre mes canons ; j'en ai assez perdu aujourd'hui ! Vainement le capitaine répondit de nouveau que l'artillerie prussienne arrivait, qu'il la placerait sur-le-champ, que le lendemain de grand matin elle tonnerait de toutes parts et chasserait les patriotes de Mattstall, de Mitschdorf, de Gœrsdorf. Vainement il affirma que le Liebfrauenberg ne pourrait être enlevé ni si facilement ni si vite par les Français, qu'au pis aller on reculerait sur Pfaffenbronn et Cleebourg. Pfaffenbronn ! Cleebourg ! conclut Holze. Les paysans nous disent qu'il n'y a pas de chemins qui mènent d'ici à Pfaffenbronn et à Cleebourg. Il faut nous retirer sur Lembach. Voyez la carte. Y a-t-il une autre route que celle de Lembach ? Croyez-vous que je serve aujourd'hui pour la première fois et que je ne sois pas un brave ! Non : j'ai assez lutté dans ce maudit poste de Frœschwiller et de Reichshoffen, et vous ne trouverez personne ni parmi ces messieurs — il montrait de la main ses officiers — ni parmi mes dragons, qui puisse encore se mettre en selle. Et vous, capitaine, je ne vous lâche pas ; vous connaissez le chemin de Lembach et je ne le connais pas ; vous me conduirez. Si d'autres que moi veulent se battre ici, qu'ils se battent ; moi, je ne peux plus ! Il fit seller son cheval et partit pour Lembach. L'affaissement des troupes, écrivait-il en hâte à Brunswick, le manque absolu de munitions de tout genre, la position des ennemis rendaient l'occupation du Liebfrauenberg impossible ; il gagnait Wissembourg avec les débris de sa malheureuse brigade[33].

Brunswick fut très mortifié. Quoi ! Holze quittait le Liebfrauenberg parce qu'il manquait de munitions ! N'était-ce pas augmenter et pousser à l'extrême les cruels embarras qu'avait causés la déroute de Frœschwiller ? Mais, quel que fût son dépit, les Impériaux précipitaient leur retraite. Le 22 décembre, à huit heures du soir, pendant que Hotze marchait sur Lembach et de là sur Cleebourg et Steinseltz, Wurmser se retirait derrière la Sauer entre Surbourg et Seltz pour occuper ensuite les hauteurs de Wissembourg, la droite au Geisberg et la gauche à Lauterbourg[34].

 

Les Autrichiens abandonnaient donc leurs positions de la Moder devenues intenables. Ils abandonnaient leurs fameuses redoutes de la Forêt-Sainte que les représentants Lacoste et Baudot nommaient avec emphase des redoutes à triple étage non moins formidables que celles de Jemappes. Ils abandonnaient, comme disait Pichegru, les retranchements et les ouvrages presque continus qui reliaient les trois postes de Drusenheim, de Bischwiller et de Haguenau[35]. Le choc de l'armée de la Moselle était décisif. Tant qu'elle n'avait pas assailli les Impériaux sur leur flanc droit, ils avaient défié les tentatives de l'armée du Rhin. Desaix, Michaud, Ferino, Hatry n'avaient opéré contre eux que des attaques partielles et, après de longs et laborieux efforts, n'avaient que faiblement entamé, écorné leur ligne. La prise de Frœschwiller changeait la face des choses. La trouée était faite et le système défensif de Wurmser, anéanti. Dès le 23 décembre s'ébranlaient ces divisions de l'armée du Rhin qui jusqu'alors piétinaient impuissantes et se consumaient en stériles tâtonnements. Desaix entrait à Drusenheim, puis s'acheminait sur Seltz, tandis que Combez tenait l'adversaire en respect devant la tête du pont de Fort-Louis. Michaud fouillait la Forêt-Sainte où il ne rencontrait plus que des patrouilles isolées, et marchait sur Hatten. A gauche de Michaud, Ferino se portait sur Oberbetschdorf. A gauche de Ferino, Hatry se dirigeait sur Soultz[36].

 

Le 24 décembre, au matin, les Impériaux qui restaient dans Haguenau, furent attaqués par l'avant-garde de Ferino ; après quelques heures de combat, ils évacuèrent la ville. Le soir du jour précédent, toutes les pièces des redoutes, garnies de tresses de paille, pour que l'ennemi n'entendit pas leur roulement, avaient pris le chemin de Wissembourg. Tout est perdu, s'écriait Condé, voilà le fruit de la trahison et de l'ineptie !

A peine entrés, les républicains pillèrent les maisons des royalistes et notamment celle du procureur-fiscal des eaux et forêts, Maréchal, qu'avaient habitée le prince de Condé et le duc de Bourbon. Les représentants sommèrent la nouvelle municipalité de leur dénoncer les aristocrates. Mais tous étaient partis, gentilshommes revenus à la suite de Wurmser, curés insermentés, bourgeois qui s'étaient déclarés pour la royauté constitutionnelle, paysans que chassait la Terreur. Wurmser leur avait juré qu'il maintiendrait sa position et que, s'il était forcé de reculer, il les avertirait à temps et leur laisserait le loisir de se mettre en sûreté. Ils se reposaient donc sur la parole du général et vivaient dans une profonde sécurité, sans avoir pris aucune précaution. Soudain, l'armée reçut l'ordre de battre en retraite. Ils s'éloignèrent dans la nuit même par une bise glaciale. Un tremblement de terre, survenant en pleines ténèbres, ne causerait pas autant de frayeur et de confusion. Ils couraient de tous côtés dans la ville, ceux-ci portant d'énormes paquets, ceux-là menant des enfants par la main ou soutenant de leurs bras une femme ou un vieillard. Plusieurs demandaient si la défaite des Autrichiens était certaine. D'autres s'obstinaient à croire au succès et s'imaginaient que Wurmser ne rétrogradait que pour attirer l'ennemi dans un piège. De nobles dames se traînaient à pied, accablées de fatigue, mourantes de peur, trop heureuses si des émigrés voulaient bien les prendre en croupe sur leur monture. Partout, des voitures et des charrettes surchargées d'effets, de meubles et de provisions ; des cavaliers essayant de se frayer passage à travers le lent défilé des véhicules ; et, comme pour rendre la scène plus lugubre au milieu de cette agitation, un silence qui n'était troublé que par le bruit des sanglots et des gémissements de quelques-uns. On ne parlait qu'à voix basse. On cherchait péniblement son chemin parmi les arbres de la forêt, à la pâle lueur des falots. Condé avec sa troupe mit seize heures à faire six lieues : il avait quitté Haguenau à six heures et demie ; lorsque dix heures sonnèrent, il n'était encore qu'à une demi-lieue de la ville[37].

Le tribunal révolutionnaire accompagnait l'armée républicaine[38]. Malheur aux traînards qui tombaient entre les mains des carmagnoles ! Un vicaire de Strasbourg, l'abbé Beck, malade, presque moribond, couché dans un chariot qui devait le porter sur l'autre rive, fut pris par des chasseurs. Ils disaient en lui riant au nez : Honneur à Monseigneur ! Ses douleurs ne dureront pas longtemps ; les Français ont le moyen de guérir en vingt-quatre heures toutes les maladies. L'infortuné périt sur la guillotine. Un autre ecclésiastique, Daniel Frey, subit le même sort[39].

Mais les vaincus firent plus de mal que les vainqueurs, et leurs cruautés achevèrent de rendre odieux le nom autrichien. Dans tous les lieux qu'ils traversaient, ils laissaient des traces affreuses de leur brigandage. Pas un village où ils avaient passé, qui ne fût désert. Il ne restait que les vieilles femmes et quelques hommes cassés par l'âge, debout sur le seuil de leur demeure, immobiles, figés dans une morne consternation. Les portes étaient béantes ; les fenêtres, brisées ; les armoires et les coffres, enfoncés. Dans les rues et autour des feux de bivouac qui brûlaient encore, gisaient des pots de beurre et de graisse, des quartiers de lard, des barriques vides, des ustensiles de toute espèce. On trouvait des traversins et des couvertures au milieu des champs. Les paysans racontaient en pleurant que les Impériaux leur avaient tout pris et qu'ils éventraient les toiles des lits de plume, qu'ils jetaient le duvet par la chambre et sur la route[40].

 

IV. La victoire de Frœschwiller, mandaient Lacoste et Baudot au Comité, est des plus importantes par l'ouverture du chemin de Landau. Mais il fallait profiter de ce succès et réunir aussitôt dans une même main les deux armées où régnait la mésintelligence. Les républicains ne pourraient user de leur fortune que s'ils marchaient sous un seul chef.

Depuis quelque temps Hoche se plaignait de son collègue. Il secourait loyalement Pichegru ; il lui cédait des troupes qui venaient de l'armée des Ardennes ; nous servons la même patrie, lui écrivait-il, je dois donc te seconder de tous mes efforts ; tu peux compter sur moi comme sur un ami et un camarade. Mais l'armée du Rhin lui enlevait une partie de ses ressources ; elle mettait tout en réquisition ; elle engloutissait tout ; elle le dévorait ; elle lui prenait trois mille paires de souliers au dépôt de Phalsbourg. Cette manière de faire la guerre n'était-elle pas ridicule ? D'autres donneraient-ils des ordres aux places de son arrondissement et disposeraient-ils de ses propres magasins ? Les généraux français allaient-ils, comme ceux des alliés, ne plus penser et sentir à l'unisson ? Allaient-ils se disputer, s'aigrir, se secourir avec mollesse et à contrecœur ? Pichegru déclarait qu'il existait de la rivalité entre les deux armées et sommait Hoche de se défaire d'u brave Lefebvre qui l'avait offensé par des propos indécents : Lefebvre s'est cru autorisé à méconnaître mon commandement, disant que l'on aurait bien dû le laisser où il était et ne point l'appeler à l'armée du Rhin ; mon intention n'est pas qu'il y reste ; je te prie d'y envoyer Blondeau. Hoche répondait qu'il craignait non la rivalité des deux armées, mais la basse jalousie, et que, si Lefebvre avait la parole haute, il était le seul officier-général qui pût garder le flanc droit de l'armée de la Moselle. Je servirai ma patrie, écrivait-il aux représentants, parce que par goût je suis républicain, et soldat par état ; je suis sans cesse à ma besogne et ne m'occupe nullement d'inspecter celle des autres.

Lacoste et Baudot se rangèrent du côté de Hoche. Hommes d'ardeur et d'action, et, comme ils disaient, pris d'élans d'impatience, ils n'hésitèrent pas à trancher dans le vif. Depuis quelques semaines, ils prêchaient les mesures rapides et fortes, se plaignaient du défaut d'ensemble et du manque de concert qui gâtait et ruinait tout, de l'incapacité des généraux, de leurs dissentiments, de leur torpeur. Il n'y avait pas, répétaient-ils, un instant à perdre ; le salut de l'Alsace exigeait impérieusement la délivrance de Landau ; c'était le désir du comité, le vœu de la nation entière ; on devait, sans balancer, frapper un coup vigoureux et terrible. Aussi lançaient-ils Burcy contre la redoute de Gundershoffen ; aussi mettaient-ils en arrestation ce Jacob qui se tenait en réserve sous le prétexte éternel des difficultés. N'y aurait-il donc, s'écriaient-ils, que des combats partiels ? Ne ferait-on jamais que des tentatives éparses ? Les corps seraient-ils éloignés les uns des autres, sans donner à la fois ? Tout se passerait-il en considérations stériles et en délibérations accablantes ? Vint l'affaire de Frœschwiller. Durant cette journée, Lacoste et Baudot étaient restés avec Hatry, en face de Reichshoffen, parmi ceux qu'ils appelaient leurs frères d'armes, et ils avaient, de leurs propres mains, tiré le canon contre l'ennemi. Ils jurèrent de suivre le cours de la victoire sans relâche, avec la plus grande ardeur, et puisque les deux armées marchaient dorénavant ensemble et que leurs divisions se mêlaient, d'empêcher la confusion, et de faire, pour débloquer Landau, un mouvement unique et décisif. Ils nommèrent Hoche généralissime.

Ils savaient que Saint-Just et Le Bas, amis de Pichegru et ses patrons déclarés, allaient s'indigner, protester avec véhémence. Mais que leur importait de rompre avec des hommes qu'ils détestaient ? Ils les avaient d'abord loués, applaudis ; Baudot reconnaissait que c'en était fait de l'esprit public sur les bords du Rhin sans les opérations révolutionnaires de Saint-Just et de Le Bas. Bientôt la querelle avait éclaté.

Lacoste et Baudot étaient isolés. Ils avaient deux autres collègues, Ehrmann et Lémane. Mais Ehrmann ne bougeait pas de Sarrebrück et Lémane s'éloignait d'eux[41]. Irrités contre Lémane, Lacoste et Baudot le traitèrent de prêtre défroqué et l'accusèrent de jeter la pomme de discorde. Mais si Lémane leur donnait parfois sa signature, il approuvait sans réserve tous les arrêtés des représentants extraordinaires Le Bas et Saint-Just, et assurait qu'ils exécutaient des prodiges, qu'ils s'acquittaient très bien de leur mission. Baudot, écrivait-il à Paris, ne fut jamais fait pour ce pays ; quelle différence entre lui et Saint-Just et Le Bas !

Saint-Just et Le Bas étaient simples, sobres, ennemis du faste ; ils ne fréquentaient pas les sociétés populaires ; ils ne se produisaient pas dans les lieux publics ; ils laissaient à Saverne l'un sa femme, l'autre sa fiancée, en leur recommandant de ne recevoir personne. Lacoste et Baudot péroraient assidûment et remplissaient les clubs de leurs harangues sonores et de leurs déclamations retentissantes ; ils voyageaient avec fracas et menaient grand train. Lacoste faisait ripaille à la table des propagandistes. Baudot avait avec lui, disait Lémane, cinq hussards, quinze chevaux, sa femme et tout l'attirail de frairie.

Saint-Just et Le Bas avaient conquis en quelques jours un prestigieux ascendant sur le soldat qui regardait Lacoste, membre de l'ancienne mission, comme un des auteurs du désastre de Wissembourg et lui reprochait tant de destitutions prononcées par Ruamps, Borie et Niou à tort et à travers. Et vainement Lacoste affirmait que les généraux et leurs créatures avaient égaré plusieurs régiments sur son compte. Il se sentait haï, méprisé, et ne pouvait voir sans jalousie les marques de respect que Saint-Just et Le Bas recevaient de l'armée. Aussi se plaignait-il qu'ils eussent fait bande à part, au lieu de se joindre à leurs collègues, d'augmenter leur force et de les protéger contre d'infernales persécutions.

Saint-Just et Le Bas avaient ranimé la discipline. Lacoste et Baudot, tout en répétant que la discipline était nécessaire, s'élevaient contre l'obéissance passive ; ils disaient que l'officier n'encourageait pas suffisamment le soldat par ses discours ; ils prétendaient que le silence et le défaut de communication entre les chefs et les subordonnés rappelaient l'ancienne morgue nobiliaire.

Saint-Just et Le Bas allaient au but sans paroles inutiles, et en pratiquant le système de la Terreur, ils n'avaient ni les façons ni le verbe des terroristes forcenés. Ils envoyaient Schneider au tribunal révolutionnaire de Paris. Lorsqu'ils décrétaient l'emprunt forcé sur les riches, ils se bornaient à faire exposer Mayno sur l'échafaud pendant trois heures. Lacoste et Baudot, véritables énergumènes, ne cessaient de proférer des invectives et des menaces. Baudot demandait que l'ancien maire Dietrich subit la peine de mort à Strasbourg même, sur le lieu du délit. Il n'avait à la bouche que les mots fusiller et guillotiner. Il menaçait les suspects de la hache suspendue sur la tête des pervers. Il proposait de détruire entièrement les ennemis du peuple, de faire disparaître du sol dans un seul instant et d'un seul coup les amis des rois et de la féodalité.

Saint-Just et Le Bas laissaient les Alsaciens en Alsace et leur permettaient l'usage de l'allemand ; ils se contentaient d'établir des écoles gratuites de langue française. Lacoste voulait proscrire absolument la langue allemande, loger à Strasbourg une garnison de quatre mille sans-culottes tirés des autres départements, chasser de la forteresse dix mille aristocrates, feuillants ou intrigants qu'elle recélait sûrement, donner les emplois à des Français du dehors, décapiter le quart des Alsaciens, expulser le reste et ne garder dans le pays qu'une poignée d'indigènes, ceux qui auraient pris une part active à la Révolution.

Saint-Just et Le Bas obtenaient de la Convention un décret qui renvoyait les propagandistes. Lacoste et Baudot n'osaient désapprouver le décret et le trouvaient infiniment sage ; mais ils plaidaient la cause de ces bons Jacobins, de ces braves frères, de ces patriotes courageux et instruits qui vivifiaient l'esprit public, qui professaient la doctrine de la liberté avec le plus grand succès, qui pouvaient au moins rester à Strasbourg comme de simples citoyens.

Saint-Just et Le Bas renouvelaient l'administration du département et la composaient de Strasbourgeois. Lacoste et Baudot s'indignaient que ces administrateurs fussent, pour la plupart, des tailleurs et des perruquiers, nullement patriotes, nullement capables de remplir d'aussi importantes fonctions, et ils regrettaient que les propagandistes n'eussent pas été employés au renouvellement des autorités constituées.

Saint-Just et Le Bas avaient fait appréhender Schneider, et ce coup de vigueur donnait satisfaction au peuple de Strasbourg. Lacoste et Baudot, qui projetaient de suspendre Schneider et de l'envoyer à vingt lieues des frontières, en voulaient à Saint-Just de les avoir devancés. Ils auraient élevé jusqu'aux nues l'arrestation de l'accusateur public s'ils l'avaient ordonnée ; ils la blâmaient parce qu'un autre en recueillait l'honneur, et Lacoste osait dire que le supplice infâme de Schneider avait consterné les patriotes, rendu les aristocrates plus dangereux, plus insolents que jamais et formé un levain de contre-révolution.

La haine que Lacoste et Baudot portaient à Saint-Just et à Le Bas a donc déterminé la nomination de Hoche. Eclipsés par les deux envoyés spéciaux du Comité, sentant qu'ils ne pourraient se mettre de niveau avec eux, Lacoste et Baudot étaient exaspérés. Leur rage redoubla lorsqu'ils virent que Saint-Just et Le Bas les tenaient à l'écart et affectaient de les ignorer. Quoi ! parce qu'ils avaient reçu des pouvoirs dits extraordinaires, ces deux jeunes gens agissaient en maîtres ! Ils prenaient des manières de supériorité, l'air dominateur et le ton tranchant ! Ils ne témoignaient pas la moindre déférence aux commissaires que la Convention avait délégués dans les mêmes contrées ! Ils les traitaient arrogamment et avec une insolence princière ! A Nancy, ils ne rendaient pas visite au représentant Faure ! A Sarrebrück, ils n'informaient pas de leur présence Richaud et Soubrany ! A Strasbourg, ils ne daignaient pas consulter deux montagnards comme Lacoste et Baudot ! Ils faisaient afficher des avis insultants pour leurs collègues ! Ils s'érigeaient en véritables censeurs ! L'autorité qu'ils s'attribuaient ou mieux cet abus d'autorité n'était-il pas une dictature réelle et une monstruosité !

Lacoste et Baudot, isolés, déconsidérés, sans crédit ni prestige, n'étaient donc plus que des représentants ordinaires. Saint-Just pouvait tout : eux, n'avaient que de la bonne volonté, leurs efforts restaient impuissants et la défaveur s'attachait à leurs opérations. Les administrateurs ne leur obéissaient qu'avec répugnance, et après avoir soumis leurs arrêtés à la sanction de Saint-Just. L'état-major écoutait froidement leurs doléances. Pichegru ne se souciait ni de leurs lettres ni de leurs reproches. Devant Reichshoffen, en pleine action, les généraux ne les instruisaient pas de leurs mouvements, mais ils envoyaient des courriers à Saint-Just et à Le Bas qui se trouvaient à Bitche, à huit lieues du champ de bataille : Voilà, écrivaient Lacoste et Baudot, l'effet de la différence des pouvoirs. Notre mission paraît être en sous-ordre. On sait que Saint-Just et Le Bas ne communiquent point avec nous, et c'est à leur organe qu'on reconnaît plus particulièrement la voix de la nation.

Mais, poussés à bout, ils ajoutaient qu'ils ne laisseraient pas avilir ainsi la Convention : Nous répondrons à toutes les petites intrigues en partageant le pain et la paille du soldat, en forçant les généraux à faire leur devoir et nos collègues à marcher d'égal à égal !

On conçoit dès lors que Lacoste et Baudot aient, comme disaient Lémane, pris en grippe Pichegru que Saint-Just et Le Bas protégeaient. Le 21 décembre, sans ménagement ni réticence, ils dénonçaient au Comité l'impéritie et l'inaptitude de Pichegru ; à les entendre il ne possédait ni l'activité ni l'audace d'un général ; il commandait sans s'inquiéter de savoir s'il serait obéi ; il n'avait nul moyen pour tracer un plan, nulle force pour suivre celui d'un autre. C'était lui qui causait la stagnation des troupes, qui les décourageait par la perspective de souffrances continuelles ; évidemment son inertie entraînerait la perte de Landau. Ils proposaient donc de destituer Pichegru ou, puisqu'il était patriote, de lui donner une place inférieure qui conviendrait à lui et à la chose. Hoche, disaient-ils, était plus particulièrement chargé de l'expédition de Landau ; il devait mener l'une et l'autre armée tant que durerait l'affaire, et d'ailleurs il avait une tête propre à embrasser de grandes vues et à les exécuter ; il conduisait parfaitement ses soldats ; il savait à la fois se faire craindre et se faire aimer. Les deux représentants déclaraient la mesure urgente : Hoche prendrait sur-le-champ le commandement des deux armées et il l'aurait déjà pris, avec leur autorisation, sans la discordance de leurs pouvoirs avec ceux que s'arrogeaient Saint-Just et Le Bas.

Ils n'attendirent pas la réponse du Comité. Le 24 décembre, par un arrêté daté de Wœrth, ils donnaient à Hoche le commandement suprême et enjoignaient aux généraux de l'armée du Rhin de lui obéir. Les ordres devaient-ils partir de deux points différents ? Et pour mettre la plus grande précision dans l'exécution des mouvements, pour obtenir le concert et la promptitude de la marche, pour n'éprouver ni contrariétés ni retards, ne fallait-il pas réunir toute l'autorité dans les mains d'un seul ? Nous avons eu, marquaient-ils au Comité, deux objets en vue : le premier, d'assurer un cours rapide à l'entreprise et à l'audace ; le second, de fixer la confiance des troupes qui était décidée en faveur de Hoche et au moins vacillante pour Pichegru.

Saint-Just et Le Bas n'osèrent contredire ouvertement Lacoste et Baudot ; ils sentaient que la circonstance était délicate. Mais ils épanchèrent leur bile dans une dépêche au Comité. Hoche, disaient-ils, était jeune et ardent, mais Pichegru était plus mûr et plus expérimenté ; Lacoste et Baudot avaient fait un usage imprudent et léger de leur pouvoir ; ils voulaient diviser et décourager les armées triomphantes.

Une conférence eut lieu entre les représentants. Saint-Just et Le Bas rappelèrent qu'une lettre de Bouchotte déférait à Pichegru, en cas de jonction, le commandement supérieur et que Hoche avait été, pour cette raison, dénommé, dans l'arrêté du Conseil exécutif, général de division, commandant l'armée de la Moselle, et non pas général en chef. Ils déclarèrent qu'à leur arrivée, en prescrivant aux deux généraux de se concerter sans délai pour débloquer Landau, ils avaient d'ores et déjà donné le commandement du rassemblement à Pichegru. Ils citèrent une lettre qu'ils avaient écrite le 21 novembre au Comité de salut public pour annoncer la prise de Deux-Ponts et les succès de l'armée de Hoche dirigée en chef par Pichegru. Mais Lacoste et Baudot leur répondirent avec vivacité. Pourquoi Saint-Just et Le Bas gardaient-ils le silence envers leurs collègues ? Pourquoi n'avaient-ils pas fraternisé plus tôt avec eux ? Ne connaissant ni la lettre de Bouchotte, ni les plans du Comité, Lacoste et Baudot avaient suivi leur propre impulsion et agi dans l'unique dessein et l'extrême désir de sauver Landau. L'unité d'action et de commandement n'était-elle pas nécessaire ? Ils avaient nommé Hoche et ne s'en repentaient pas ; sa victoire de Frœschwiller confirmait l'idée avantageuse qu'ils avaient de lui. Quant à Pichegru, ils ne doutaient pas de ses vertus patriotiques, mais ils ne le jugeaient pas grand militaire et persistaient à croire qu'il était absolument incapable de diriger une armée. La mesure, disait Baudot quelques jours plus tard, était hardie, mais impérieuse ; il n'y avait qu'un chemin pour aller à Landau ; deux guides pouvaient nous perdre ; le salut de la patrie commandait ; toute autre considération fut nulle.

On a soutenu que Pichegru avait, à cette nouvelle, embrassé Saint-Just et Le Bas en assurant qu'il n'était pas piqué, et qu'il n'avait qu'un chagrin : c'est que vous puissiez penser que cet événement diminue mon zèle républicain. En réalité, Pichegru ne devint le subordonné de Hoche que de mauvaise grâce et sans cacher la jalousie qui lui rongeait le cœur. En vain, Saint-Just et Le Bas s'efforcèrent, comme ils disent, d'ôter le découragement, d'apaiser l'amertume, d'accorder toutes les passions. Dès qu'il eut connaissance de l'arrêté, Pichegru écrivit à Bouchotte que les armées étaient si rapprochées et leurs opérations si liées que cette disposition lui paraissait propre à rendre plus parfaits l'unité et l'ensemble. Mais ce jour même, 21 décembre, au fort de la campagne et comme en plein feu, pendant que toutes ses colonnes s'ébranlaient, et bien qu'il prétendit mépriser la vile gloriole du commandement, il sollicitait l'autorisation de regagner son poste du Haut-Rhin[42].

Hoche, plus digne, fit montre de modestie et sembla n'accepter qu'à son corps défendant le glorieux fardeau dont le chargeaient Lacoste et Baudot. Il conjura les représentants de donner à Pichegru, par un acte authentique, le commandement en chef des deux armées. Mais les conventionnels tinrent bon et aucune supplique ou instance de ma part, écrit Hoche à Bouchotte, n'a pu les faire changer de résolution. Je ferai pourtant mon possible, ajoutait-il, pour bien servir la République ; je ne crains que de succomber à la peine.

Il justifia sur-le-champ la confiance de Lacoste et de Baudot. Le surlendemain de sa nomination, le nouveau généralissime remportait la victoire du Geisberg, aussi importante et complète, disaient les représentants, que celle de Frœschwiller.

 

 

 



[1] Hentz au Comité, 12 nov. ; Richaud et Soubrany au Comité, 14 nov. et 1er déc. ; Bouchotte à Saint-Just et à Le Bas, 10 nov. et note à une lettre de Hoche du 16 nov. ; Carnot aux représentants, 14 nov. et 5 déc. (A. G.) ; Robespierre aux Jacobins (Moniteur, 24 nov.) ; Saint-Just et Le Bas à Hoche (Hamel, II, 66-67).

[2] Hoche à Pichegru et à Bouchotte, 1er déc. (A. G.) ; Rousselin, II, 35-36.

[3] Louis-Pierre Huet, fils d'un maçon, né le 16 décembre 1749, à Nogent-le-Rotrou, successivement soldat au 4e régiment d'inf. (17 déc. 1766), sergent (3 oct. 1772), fourrier (13 mars 1775), adjudant sous-officier (15 septembre 1780), porte-drapeau (9 janvier 1788), abandonne son emploi (24 sept. 1790), élu lieutenant-colonel en premier du 1er bataillon d'Eure-et-Loir (4 sept. 1791), signe la capitulation de Verdun (2 sept. 1792), général de brigade à l'armée de la Moselle (20 sept. 1793) et général de division à la même armée (29 sept. 1793), suspendu à Blieskastel, le 13 frimaire an II, par-Lacoste et Baudot qui jugent qu'il n'a plus les forces physiques nécessaires pour le commandement, nommé néanmoins par le Conseil exécutif provisoire à l'armée des côtes de Cherbourg (5 janvier 1794), réformé (1er vendémiaire an V), employé de nouveau dans la 11e division militaire (5 brumaire an VI), mis au traitement de réforme (17 pluviôse an VII). Hoche lui donnait cette note ancien militaire, patriote et probe, mais c'était tout.

[4] Paillard (Nicolas-Augustin) né le 28 août 1756 à Donzy (Nièvre), soldat aux gardes-françaises (17 mai 1775), grenadier (21 avril 1778), caporal (21 juin 1778), sergent (1er mai 1787), sous-lieutenant dans la garde nationale soldée (1er sept. 1789), lieutenant au 13e bat. d'inf. légère (1er janvier 1792), fut nommé général de brigade le 5 octobre 1793, Il fit les campagnes de la Révolution aux armées du Rhin et d'Helvétie, commanda le Morbihan (1806-1809), puis la 3e brigade d'infanterie de la division d'arrière-garde de l'armée d'Espagne (1810) et la province de Palencia (1811), puis les départements de l'Orne et du Calvados (1812). Envoyé à la Grande-Armée (mai 1813), il fut blessé devant Dresde (27 août 1813). Prisonnier et rendu sur parole, admis à la retraite (24 déc. 1814), il reprit du service et commanda le Doubs (15 avril 1815), mais se relira définitivement le 1er août 1815.

[5] Cf. Wissembourg, 197, 205, 207, 220-222 et l'étude de M. Hennet parue dans le Journal des sciences militaires (1893).

[6] Olivier (Jean-Jacques), fils de Jean-Baptiste et de Louise Weisbrod, né le 29 déc. 1765, à Strasbourg, enfant de troupe, puis soldat au 35e régiment (Aquitaine), où son père était caporal (1er juillet 1770) et servait depuis cinquante-quatre ans, caporal (1er janvier 1782), sergent (15 juin 1785), congédié, fut élu le 25 août 1791 adjudant-major du 4e bataillon des volontaires de la Moselle, et le 15 juin 1792 chef de bataillon. C'est un très bon sujet, disait Schauenburg, demandé pour chef par tout le bataillon qui lui est redevable de sa bonne discipline et de son instruction. Général de brigade (19 sept. 1793), suspendu, remis en activité après jugement en avril 1794, bien noté par Jourdan qui jugeait qu'il remplit parfaitement son emploi, regardé comme un homme qui connaît la carte et manœuvre bien sa brigade, employé aux armées de Sambre-et-Meuse, d'Allemagne, d'Angleterre, d'Italie, il fut nommé provisoirement général de division à l'armée de Naples par Championnet (22 mai 1799) et inscrit au tableau trois ans plus tard (27 avril 1802). Inspecteur en chef aux revues (10 février 1800), envoyé en Etrurie (6 mai 1802), il commanda [la 20e puis la 16e division militaire, et mourut en tournée pour son service, le 27 septembre 1813, au château de Saint-André à Witernesse (Pas-de-Calais).

[7] Grigny est un surnom qu'il a pris, son vrai nom était Tocip (Achille-Claude-Marie). Il naquit à Paris, le 7 avril 1766, de Jacques Tocip, bourgeois, et de Marie-Françoise Jourdan. Mais, disait-il, je ne me connais pas de parents ; j'appelle mon oncle, un mercier qui m'a recueilli chez lui et élevé parmi ses enfants. Il avait été, dit-il encore, étudiant, clerc de notaire, commis chez un banquier, chargé de surveiller la transcription de manuscrits précieux à la bibliothèque de Brienne, et secrétaire de Rochambeau, six mois avant la guerre. Le 17 juin 1792, il obtenait, sans doute sur la recommandation de Rochambeau, un brevet de sous-lieutenant ; trois jours après, le 20 juin, il était adjoint aux adjudants-généraux de l'état major de Luckner. Il plut à Hoche et aux commissaires du pouvoir exécutif. Valmont, Grou et Mourgoin, qui mandaient le 25 mai à Bouchotte, que Grigny était un excellent patriote, que Dampierre l'appelait à l'armée du Nord et que Hédouville était fort aise d'être débarrassé d'un observateur républicain et intelligent, toujours prêt à dénoncer tout ce qui ne marchait pas de niveau avec son opinion loyale et franche. Lacoste et Baudot nommèrent Grigny adjudant-général (13 frimaire an II) et général de brigade (24 nivôse an II). Je me crois, disait à cette occasion le jeune officier, incapable de commander ; par moi-même des troupes, comme caporal même ; sous un bon général en chef, je serai de la plus grande utilité pour toutes les parties de l'état-major par la trituration que j'ai des affaires. Hoche et Moreaux lui rendaient le même témoignage ; il est, écrivait Hoche, excellent officier d'état-major et Moraux le note bon patriote, bien dévoué aux intérêts de la République, remplissant avec zèle et intelligence les fonctions de chef d'état-major. Destitué le 29 messidor an II, réintégré le 22 fructidor an II, confirmé général de brigade le 25 prairial an III, employé dans la 12e division militaire (27 floréal an V) et commandant en chef par intérim de cette division (7 vendém. an V), commandant des Deux-Sèvres, de la Vendée, de la Loire-Inférieure, Grigny fut tué, le 10 février 1806, devant Gaëte. Bouchotte le crut noble et Mourgoin, ainsi que ses collègues, dit que Dampierre était son oncle ; il se pourrait que Grigny fut le bâtard d'un Picot de Dampierre (Tocip, son vrai nom, est l'anagramme de Picot).

[8] Blondeau (Antoine-François-Raymond), né le 7 janvier 1747, à Baume-les-Dames (Doubs), volontaire dans la légion de Saint-Domingue [7 janvier 1767), sous-lieutenant (16 avril 1769), lieutenant au régiment du Cap (18 août 1772), volontaire sur le vaisseau du roi La Bretagne (1779) lieutenant au corps des volontaires d'Afrique (11 octobre 1779), capitaine (20 juin 1783), avait eu sa retraite le 31 octobre 1786, et obtenu la croix de chevalier de Saint-Louis, en 1790. Il fut élu lieutenant-colonel en premier du 2e bataillon des volontaires du Doubs, le 9 octobre 1791, et promu général de brigade, le 25 sept. 1793. Mais il avait un frère émigré, et Michaud, son compatriote, écrivait qu'il était bigot et qu'il avait vu avec douleur la suspension de Capet et blâmé la suppression du clergé (lettre à Pille, datée d'Offenbach, 2 messidor an II). Suspendu par Lacoste (28 germinal an II), destitué (5 floréal an II), puis réintégré (15 prairial an II), Blondeau servit sous Pichegru, qui lui reconnut beaucoup de zèle et de connaissances pour faire un bon général de brigade, puis sous Moreau qui le chargea de la défense des îles de la Zélande. On le trouve ensuite commandant du département de Jemappes, de Legnago, de Brescia. Il avait modestement déclaré que le grade de général de brigade était au-dessus de ses talents et lui suffisait pour remplir utilement sa tâche. Retraité le 19 mars 1806, il alla vivre à Clerval (Doubs) et y mourut le 8 mai 1825.

[9] La biographie de Grangeret a été faite par M. A. Debidour (Annales de l'Est, janvier 1888). On précise ici quelques dates. Né à Vezet (Haute-Saône), le 30 août 1738, Jean Grangeret s'engagea au régiment de Rouergue [7 mars 1753) et devint sergent (1er avril 1763), fourrier (28 octobre 1765], fourrier de grenadiers (25 mars 1770), sergent-major de grenadiers (11 juin 1776), porte-drapeau (23 mars 1779], sous-lieutenant (20 août 1781). Il avait fait huit campagnes, trois en Allemagne (1759-1761), trois en Corse (1767-1769), deux en mer (1782-1783) et reçu quatre blessures. Il fut nommé lieutenant le 1er janvier 1791, capitaine le 18 mai 1792, chef de bataillon le 21 février 1793, général de brigade le 7 septembre 1793. Puis il commanda Longwy (1er mars 1794-3 juillet 1795). Il fut autorisé à prendre sa retraite le 1er sept. 1795 et admis au traitement de réforme le 1er février 1797. Il mourut le 15 avril 1797.

[10] Il suffit de citer ses débuts. François-Joseph Lefebvre, fils de l'aubergiste Joseph Lefebvre et d'Anne-Marie Riss, naquit à Rouffach (Haut-Rhin) le 25 octobre 1755. Après avoir été clerc de procureur à Colmar, il entra aux gardes-françaises (10 sept. 1773) et devint caporal (1777), sergent (28 juin 1782), sergent des grenadiers (2 juin 1786), premier sergent (9 avril 1788), lieutenant de la garde nationale soldée (1er sept. 1789), capitaine au 13e bataillon d'infanterie légère (1er janvier 1792). Sur la recommandation de Soubrany, de la Société fraternelle et des Jacobins de Paris, il fut promu adjudant-général chef de bataillon, le 3 septembre 1793. Le 2 décembre suivant, il était général de brigade, et le 10 janvier 1794, général de division.

[11] Soult, Mém., I, 84 ; Ditfurth, Die Hesien in den Feldzügen am Rhein, 1881, p. 361, cf. Rousselin, II, 20, 35-36.

[12] Hoche à Bouchotte, 5 déc. et au Comité, 10 déc. 1793 ; Compte rendu, 20 janvier 1794 (A. G.) ; Rousselin, II, 35.

[13] Le plan était si simple qu'on le prêchait et le discutait partout. L'agent Rivalz écrivait que les gorges de Dürkheim, de Neustadt et d'Annweiler étaient aisées à défendre et que, vu l'importance de secourir Landau, on eût pu diriger l'armée sur l'armée sur Wissembourg par Niederbronn (9 déc., Papiers de Barthélémy, III, 276). Le bureau de la correspondance secrète mandait le 11 décembre que si une colonne de l'armée de la Moselle s'avançait par les gorges, l'ennemi n'aurait plus d'autre parti que de repasser le Rhin. Cf. les rapports de Raymond Blanier du 5 et du 11 décembre (A. G.) : l'armée de la Moselle, disait Blanier, doit tourner les Autrichiens sur leur flanc droit et pousser trois colonnes, la première sur le Jägerthal, Frœschwiller et Langensoultzbach, la deuxième sur Obersteinbach et Lembach pour prendre le Geisberg, la troisième sur Fischbach et Nothweiler pour se saisir de Barbelroth. Blanier ajoutait qu'il fallait lancer à toute outrance les deux colonnes qui prendraient le chemin de Frœschwiller et de Lembach, cerner les armées combinées entre la Moder et la Lauter, ne pas leur laisser le temps d'atteindre le .Bienwald où elles feraient, comme dans l'été, une longue résistance. Voir sur Blanier, Expédition de Custine, 222.

[14] Ditfurth, 359 ; Gebler, 234 ; Wagner, 197.

[15] Soult, I, 85 ; Taponier à Hoche, 8 déc. et à Baudot (Moniteur, 13 mars 1794).

[16] Gebler, 237.

[17] Taponier à Hoche, 9 déc. ; Hoche au Comité, 10 déc. et à Bouchotte, 1er et 14 déc. (A. G.) ; Rousselin, II, 36 ; Soult, I, 86.

[18] Jacob à Taponier et Taponier à Hoche, 15 déc. ; Hoche à Bouchotte, 16 et 19 déc. (A. G.). Déjà Hoche s'était plaint de Jacob : dernièrement Jacob écrivait à Taponier et à Vincent de marcher sur sa gauche ; la lettre m'ayant été envoyée, j'ai rembarré mon Jacob en le priant de faire des plans de campagne pour lui seul. (A Bouchotte, 2 déc.) Philippe-Joseph Jacob était né le 10 février 1763 à Saint-Germain-en-Laye, et avait exercé d'abord, comme son père, le métier de cordonnier. Soldat au régiment de Lyonnais, plus tard le 27e (9 juillet 1781), caporal (31 mai 1784) sergent (16 août 1789), il avait eu son congé le 5 juillet 1790. Mais le 10 septembre 1792, il était élu commandant du 5e bataillon des volontaires de Seine-et-Oise. Peu après, il devenait général de brigade (30 juillet 1793) et général de division (25 septembre 1793). On le regardait comme un patriote et il écrivait au président de la Convention que s'il possédait de trop faibles talents et connaissances militaires, il n'avait reçu pour titre de ses ancêtres que le germe des vertus républicaines (lettre du 15 septembre 1793). Toutefois Lacoste n'hésita pas à le destituer (26 frimaire an II) ; son patriotisme, écrivait-il, était connu, mais pourquoi restait-il immobile au lieu d'agir ? Le 12 ventôse suivant, Jacob était réintégré dans son grade par le Comité de salut public et envoyé à l'armée des Ardennes. Après avoir cessé ses fonctions le 4 messidor an III, il devint commandant de Gand (17 nivôse an IV), et fut décidément réformé le 11 brumaire an V. Il avait eu, disait Scherer, une élévation trop subite et ses moyens étaient faibles ; il ne peut servir qu'en sous-ordre et il serait dangereux de l'abandonner a ses propres lumières. Jacob alla vivre à Aurillac. Il était si pauvre qu'il demandait, en 1820, un emploi de capitaine de vétérans.

[19] Wagner, 219-210 ; Ditfurth, 363 ; Remling, I, 430, note ; Debidour, Grangeret, 16 ; lettre du 1er bataillon des volontaires de la Meuse, 30 janvier 1794 (A, G.). Ce bataillon était à l'assaut de la Verrerie située sur une hauteur qu'on ne pouvait grimper qu'à quatre.

[20] Expression de Ditfurth, p. 362.

[21] Zeissberg, I, 430.

[22] D'Ecquevilly, I, 259.

[23] Wagner, 220 (lettre de Brunswick).

[24] Gebler, 23S ; Wagner, 220.

[25] Wagner, 221-223, 227.

[26] Gebler, 238-239 ; Wagner, 228, 231 ; Hoche à Bouchotte, 19 déc. (A. G.).

[27] Ditfurth, 364 ; Wagner, 221, 224, 226, 228-229, 231-232 ; Zeissberg, I, 435 ; II, 36.

[28] Zeissberg, I, 220 (cf. Wissembourg, 105) ; Romain, II, 487-491, 533-534 ; Muret, I, 171 ; La Boutetière, L'armée de Condé, 1881, p. 14-15 ; lettre d'un émigré placée par erreur au 13 mars (A. G.) et rapport d'un émissaire, 13 déc. id. (un chevalier de la Couronne dit à Bâle que les émigrés veulent tout quitter pour ne pas être victimes des patriotes qui les attaquent journellement) ; Venet à Deforgues, Papiers de Barthélémy, III, 303 (on ne peut suffire à expédier les congés de ceux qui veulent aller lécher leurs plaies ou se chauffer dans quelque coin de l'Allemagne).

[29] Wagner, 235, 236, 238 ; Zeissberg, I, 435.

[30] Laukhard, IV, 84 ; Saint-Cyr, I, 178 ; Moniteur du 22 déc. On ne trouve pas le cri de Landau ou la mort dans la correspondance de Hoche ; il n'est cité que par les Allemands et les émigrés, par Massenbach, par Laukhard (IV, 175), par d'Ecquevilly (I, 233) à qui un déserteur du 19e cavalerie rapporte le 17 novembre ce mot de ralliement. D'après Wissmann (Die Weissenburger Linien, 1888, II, p. 37), l'expression Tod oder Landau est passée en proverbe dans le pays.

[31] Hoche au Comité, 22 déc. ; et à Bouchotte, 23 déc., Dubois au ministre, 28 déc. (A. G.) ; Rousselin, I, 99-101, II, 37 ; Wagner, 239 et 242 ; Gebler, 241 ; Revue d'Alsace, 1891, p. 206 (lettre de Grigny).

[32] Wagner, 240 ; Uebersicht, II, 17 ; Massenbach, I, 235.

[33] Wagner, rapport de Haass, 319-321 ; cf. 243.

[34] Wagner, 243 et 246.

[35] Moniteur, du 27 déc.

[36] Note de Legrand et du Cabinet topographique (A. G.).

[37] D'Ecquevilly, I, 310-311 ; Romain, II, 538-549 ; de La Boutetière, L'armée de Condé, 16-17.

[38] Il fonctionna sur-le-champ. Aussi, sur les 93.000 habitants du district de Haguenau, 50.000 émigrèrent au delà du Rhin. Pas une âme ne demeura dans certains villages. Les habitants de la campagne, écrivait Berger à Bouchotte (30 nov. et 18 déc. A. G.) fuient avec l'ennemi. A La Wantzenau, il n'est resté personne ; ils ont tout emporté, meubles et provisions. Tout Kriegsheim avait fui. Deux familles demeuraient encore à Niederschæffolsheim. Cent familles de Haguenau cherchèrent asile à l'étranger. Cf. Argos, 14 niv. an II, n° 4, p. 28-29 ; rapport de Harmand (réimp. du Moniteur, XXVIII, p. 781) ; discours de Baudot, 16 mars 1794 (quarante mille personnes ont fui dans les seuls districts de Haguenau et de Wissembourg) ; Klelé, Hagenau zur Zeit der Revolution. 1885, p. 185.

[39] Renkin et Berger à Bouchotte, 24 déc. (A. G.) ; R. Reuss, La cathédrale de Strasbourg, 475-476 ; cf. le mot rapporté par Schneider (Argos, 3 sept. 1793, p. 224) : un vicaire d'Erstein, blessé d'une balle à la cuisse, demande si le bandage tiendra. — Jusqu'à la guillotine, lui répond un officier.

[40] Romain, II, 545-549 ; Reminiscenzen aus dem Feldzuge am Rhein, 53.

[41] Legrand dit de Lémane : Ce pauvre Lémane, ci-devant prêtre et qui avait l'ait longtemps le métier de missionnaire, continuait le métier dans un autre sens, ou plutôt dans le sens inverse. Ce n'était point un homme méchant : il n'a fait individuellement de mal à personne. Mais avec son ancien caractère sacré, quoiqu'il l'ait abjuré, comment refuser sa signature à des collègues qui ne l'auraient certainement pas épargné et l'auraient envoyé à l'échafaud, tout comme un autre ?

[42] Rousselin, II, 30, 33, 37, 38 ; Pichegru à Hoche, 23 déc. ; Hoche à Bouchotte, 19 et 25 déc., et aux représentants, 24 et 25 déc. ; Lacoste, au Comité, 18 déc. ; Baudot au Comité, 19 déc. ; Lémane au Comité, 20 déc. ; Lacoste et Baudot au Comité, 22, 25 et 26 déc. ; Saint-Just et Le Bas au Comité, 25 déc. (A. G. et A. N. A. F. II, 247) ; cf. Richaud et Soubrany au Comité, 23 nov. ; Bouchotte à Saint-Just et Le Bas, 23 oct. ; Saint-Just et Le Bas au Comité, 21 nov. ; Moniteur, du 15 janvier 1794 (rapport de Baudot, du 6 février (rapport de Barère) ; Hamel, Histoire de Saint-Just, II, 68-71 ; Wallon, Les représentants du peuple, 1890, vol. IV, p. 192-200 ; Wissembourg, 81-82.