LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION

WISSEMBOURG

 

CHAPITRE IX. — BUNDENTHAL.

 

 

I. Les gorges de la Lauter. Nothweiler. Bundenthal. Fuite de d'Arlande, Pejacsevich à Bundenthal. — II. Gouvion Saint-Cyr. Le Lindenschmidt et le Hohenburg. Malet. Le canon du Kappenstein. Victoire des républicains. L'émigré Mauny.

 

I. Landremont échouait dans toutes ses tentatives. Les efforts opiniâtres de ses bataillons ne pouvaient briser la résistance des Impériaux dans la forêt de Bienwald. Ses essais de diversion sur la rive droite du Rhin avaient avorté ; comme disait le commandant de Strasbourg, Dièche, on devait passer le fleuve, et ou ne l'avait pas fait. Enfin, le 11 septembre, à la veille des mouvements que ses troupes allaient opérer sur tous les points, Landremont apprenait que le camp de Bundenthal était forcé : au premier pas que feraient les ennemis, les communications seraient coupées entre les deux armées de la Moselle et du Rhin.

 

La gauche de l'armée du Rhin qu'on nommait la division des montagnes, campait dans les gorges de la Lauter et s'étendait depuis le Pigeonnier jusqu'aux environs de Dahn. Postée à la fois sur la Sauer, à Lembach, à Schönau, à Fischbach, sur le Steinbach, affluent de la Sauer, à Niedersteinbach et à Obersteinbach, sur la Lauter, à Bobenthal et à Bundenthal, elle gardait ainsi la chaussée de Bitche et tous les chemins et sentiers des Vosges, et empêchait les alliés de percer entre les deux armées, de tourner les lignes de Wissembourg.

La position la plus importante, comprise entre les deux rivières de la Lauter et de la Sauer qui coulent parallèlement avant de se jeter toutes deux dans le Rhin, était celle de Nothweiler ou, comme les Allemands l'appellent plus justement, de Bundenthal. Il y avait là plusieurs routes : celle de Wissembourg à Bitche qui remonte quelque temps le cours de la Sauer et la franchit à un pont dit la Tannenbrücke, à une lieue au nord de Lembach ; celle qui, se détachant à cet endroit du chemin de Wissembourg, débouche à Schönau et plus loin à Fischbach ; celle qui mène à la ferme du Litschhof, puis au village de Nothweiler, et par un plateau d'une pente rapide et continue, à Bundenthal.

Pour défendre toutes ces routes, on avait mis des détachements à la Tannenbrücke, à Nothweiler, à Bundenthal qu'on regardait avec raison comme la clef de la position, et l'on avait garni d'abatis, d'épaulements et de petites redoutes les mamelons qui se dressent entre Nothweiler et Bundenthal, l'Esslersberg, le Weihbühl, la Dennenhalde, le Mäuerle.

Le pays n'offre d'ailleurs que des sables, d'étroites et sombres vallées, des bois touffus, de hauts rochers abrupts sur lesquels s'élèvent de vieux châteaux célébrés par la légende et détruits au XVIIe siècle par Montclar et les lieutenants de Louvois. Les pics qui dominent le vallon de Nothweiler sont, du nord au sud : la Wegelnburg, des cimes de laquelle on aperçoit les clochers de Strasbourg ; le Kuhnenkopf ; le Kappenstein ; le Hohenburg où séjourna Franz de Sickingen ; le Lindenschmidt ou Lôwenstein dont le seigneur, dit-on, sort la nuit avec fracas et chevauche dans les airs à la tête de sa bande, lorsqu'une guerre est imminente ; le Fleckenstein qui passait autrefois pour imprenable et appartenait à l'une des plus puissantes familles de la Basse-Alsace[1].

 

Wurmser résolut de s'emparer de Bundenthal. On croit ordinairement qu'un émigré l'avait encouragé dans ce dessein. Le 24 août, le général d'Arlande qui commandait à Nothweiler, arrivait en déserteur au camp prussien. Il donna de grands détails sur la position. Mais il ne trahit pas, comme on l'a prétendu, les secrets de la défense. Il déclarait au contraire qu'on ne pourrait forcer les passages, et Brunswick n'hésitait pas à dire que les hauteurs de Bundenthal et de Nothweiler assuraient complètement l'aile gauche des Français, que l'ennemi chassé de ce poste irait se retirer au Pigeonnier, que les débouchés de Fischbach à Lembach étaient couverts d'abatis et garnis de troupes, bref, que les alliés ne devaient pas s'engager entre l'armée du Rhin et la forteresse de Bitche, dans une montagne inaccessible, par d'étroites vallées et des chemins très difficiles, sans avoir fait au moins des préparatifs considérables[2].

Mais Wurmser avait juré qu'il ne se fierait plus qu'à ses propres et seules forces. Avant de faire des sièges, écrivait-il fièrement, il faut que je batte les ennemis, et je les battrai, j'en suis sûr ; les braves généraux, les braves troupes, l'excellente artillerie que j'ai l'honneur de commander, me donnent cette certitude. Il chargea Pejacsevich, un de ses lieutenants, de prendre Bundenthal et mit sous ses ordres 3.500 Autrichiens et Condéens[3].

Ferey remplaçait d'Arlande au camp de Nothweiler. Cet adjudant-major du 106 de la Haute-Saône avait fait récemment un mémoire sur la défense des lignes de Wissembourg. Les commissaires de la Convention le crurent homme de guerre. Il était vieux et comptait plusieurs campagnes : il reçut le grade de général de brigade et le commandement de l'aile gauche de l'armée du Rhin ; c'est, disait Landremont, un très ancien militaire, bon républicain et brave soldat[4].

Ferey avait trois bataillons à Bundenthal. Mais personne ne soupçonnait que les troupes de Pejacsevich étaient depuis quelques jours à Dahn, à moins de deux heures. Le 11 septembre, avant l'aube, trois colonnes assaillirent Bundenthal. Des paysans les guidaient. Une d'elles, commandée par le lieutenant-colonel Beaumont, s'égara dans les bois. Mais les deux autres, menées par Pejacsevich et le major Schröckinger, attaquèrent avec vigueur le centre et la droite de la position française. Les républicains, bien que surpris, se défendirent vaillamment, mais enfin le colonel Baader, à la tête de deux compagnies d'infanterie de Huff, chargea leur gauche à la baïonnette et franchit les abatis. Ils s'enfuirent sur Nothweiler, y trouvèrent trois autres bataillons qui les recueillirent, et gagnèrent avec eux la Tannenbrücke[5].

 

II. Landremont, désespéré, maudit d'abord le scélérat d'Arlande. Sûrement, si les ennemis avaient pris Bundenthal, c'est que d'Arlande les guidait, d'Arlande qui, depuis six mois, commandait dans le pays et avait établi tous les postes, d'Arlande qui connaissait le fort et le faible de la position : n'avait-on pas entendu les émigrés crier, pendant l'attaque, Vive d'Arlande ?[6] Que faire désormais ? De Bundenthal, disait Landremont, dépend la conservation des lignes, le salut de l'armée ! Il se voyait tourné, forcé d'évacuer Wissembourg et, dans le premier émoi, il ordonna de transférer sur-le-champ à Haguenau l'ambulance, le trésor, la poste, tous les gros équipages, tous les prisonniers[7]. Mais bientôt il reprit cœur. Ne pouvait-on, par un violent et décisif effort, ressaisir Bundenthal ?

Il pria Schauenburg de lui donner un coup de main. Lui-même se rendit à Lembach, pour s'entretenir avec Ferey et l'adjudant général Miribel. Mais dans la conversation, Miribel excusa d'Arlande et assura qu'il n'avait pas émigré. Landremont parla d'une route de la montagne qu'il savait praticable ; Miribel prétendit qu'elle était coupée. Le général en chef, très alarmé, revint aussitôt à Wissembourg et dénonça Miribel. Les représentants ne balancèrent pas ; ils mandèrent Miribel, le suspendirent comme suspect et le mirent en état d'arrestation[8].

Déjà quatre bataillons avaient ordre de partir pour Lembach. Ils devaient défendre les gorges autant que possible, protéger la retraite de Ferey, ralentir la poursuite de l'adversaire, et par leur résistance, laisser le temps à l'armée de quitter les lignes de Wissembourg s'il fallait en venir à cette extrémité. Gouvion Saint-Cyr les commandait. Il remplaçait Miribel, et les représentants croyaient gagner au change : il était énergique et patriote ; il connaissait la montagne ; son civisme, ses talents inspiraient la confiance. On lui donna pour second l'adjudant-général Malet qui servait sur le Rhin depuis le commencement de la guerre et dirigeait la partie des reconnaissances ; c'était ce Malet qui devait tenter avec une incroyable audace dans la nuit du 23 octobre 4812 le renversement de l'Empire. Saint-Cyr et Malet, disait Landremont, étaient deux francs républicains qui seconderaient activement Ferey[9].

Sans attendre ses bataillons, Saint-Cyr court vers Nothweiler. Il traverse Lembach ; il voit des troupes effarées qui se préparent à faire leur retraite ; il leur annonce des secours et leur enjoint de rester où elles sont. Il continue sa route, atteint la Tannenbrücke et y rencontre Ferey. Le vieux général voulait reculer sur Lembach ; mais Saint-Cyr lui déclare que Landremont ordonne de reprendre la position perdue ; il l'engage à défendre le terrain pied à pied jusqu'à la venue des renforts ; il garnit d'infanterie les hauteurs boisées qui dominent le chemin ; lui-même se porte en avant pour reconnaître l'ennemi.

Heureusement Pejacsevich n'avait pourchassé Ferey qu'avec mollesse, et ses éclaireurs n'osaient dépasser la ferme du Litschhof. Saint-Cyr retourne au devant de ses quatre bataillons qu'il trouve près de Lembach. Landremont arrivait à cet instant et il écoutait avec mauvaise humeur le rapport de Ferey. Il eut un instant l'idée d'assaillir aussitôt Pejacsevich. Mais les troupes étaient, les unes, démoralisées, les autres, exténuées par une marche forcée. Il remit l'attaque au jour suivant et revint à Wissembourg avec Saint-Cyr. Ce sera pour demain, disait-il aux soldats qu'il rencontrait. Quelques-uns haussèrent les épaules, comme s'ils doutaient de sa parole. Ce sera, répondit l'un d'eux, comme tant d'autres fois où l'on nous a promenés sur divers points sans nous faire donner. Mais Landremont jura qu'ils se battraient dans la journée du lendemain et que Saint-Cyr serait à leur tète.

Le soir du 12 septembre, Saint-Cyr, qui n'était qu'adjoint, fut nommé par les représentants du peuple adjudant-général ; il lui fallait ce titre pour ménager l'amour-propre des chefs de bataillon et du général de brigade qui recevraient ses instructions ou ses avis. Saint-Cyr refusa d'abord ; comme beaucoup de ses camarades, il redoutait l'avancement, et il proposa d'envoyer aux gorges l'adjudant-général Montrichard dont il était l'adjoint. Mais Landremont et les représentants insistèrent ; Saint-Cyr reçut à minuit le grade d'adjudant- général chef de bataillon.

Il revole à Lembach. Il réveille Ferey et ses aides-de-camp, leur demande où sont les troupes ; ni Ferey ni ses officiers ne le savent. Il consulte le livre d'ordres ; ce n'est qu'un informe brouillon. Il prend le parti de se poster tout près des ennemis avec les quatre bataillons qui n'avaient pas bougé et d'attendre les autres pour les diriger au fur et à mesure qu'ils se présenteront. Tous les bataillons paraissent en effet dans la journée du 13 septembre, à de grands intervalles, les premiers à cinq heures du matin, les derniers à cinq heures du soir. Mais à midi, Saint-Cyr en avait assez pour faire un simulacre d'attaque : il désirait s'instruire des forces réelles de l'adversaire et par le bruit du feu donner une direction certaine aux bataillons qui s'étaient égarés dans les bois.

Pejacsevich avait très habilement choisi sa position : sa droite, composée d'émigrés, était entre la Wegelnburg et le Kuhnenkopf ; son centre, entre le Kuhnehkopf et le Mäuerle ; sa gauche sur le Mäuerle, en face du Litschhof.

Sur l'ordre de Saint-Cyr, deux bataillons de volontaires, le 2e de Rhône-et-Loire et le 1er de Lot-et-Garonne gravirent la montagne sur laquelle s'élèvent, à peu de distance l'un de l'autre, les châteaux ruinés .de Lindenschmidt et de Hohenburg. Puis, longeant la lisière de la forêt sur les pentes du cône où se trouve la Wegelnburg, ils marchèrent vers le Kuhnenkopf. La fusillade s'engagea des deux parts. Les Condéens, guidés par Bethisy, déployèrent une valeur toute française. Mais les deux bataillons républicains n'avaient pas moins d'intrépidité. Le chef de Rhône-et-Loire, Desgranges[10], encourageait les siens par son exemple et reçut au front une balle amortie qui l'étourdit un instant. Le commandant de Lot-et-Garonne, le vieux Campagnol[11], agitait son chapeau et du geste montrait à ses jeunes soldats, tout pleins d'enthousiasme et d'admiration, le sommet qu'ils devaient atteindre : mes enfants, s'écriait-il, c'est là qu'il faut tirer. Ses longs cheveux blancs, assure un témoin oculaire, faisaient l'effet de ce panache dont on raconte des merveilles. Un moment, l'héroïque vieillard sentit ses forces physiques l'abandonner ; ses volontaires lui firent un brancard et le portèrent au premier rang de la colonne.

Cependant les Condéens, vivement pressés, s'étaient repliés sur la crête du Kuhnenkopf. Saint-Cyr avait pensé qu'ils descendraient de leur poste, et, pour les attirer dans le vallon où il comptait les cerner, il envoya dire aux deux bataillons de céder le terrain et de reculer par la Wegelnburg sur le Litschhof. La ruse n'eut aucun succès. Les émigrés se contentèrent d'occuper le Lindenschmidt et le Hohenburg sans poursuivre les patriotes.

Pejacsevich prit cette démonstration pour une attaque sérieuse et crut avoir repoussé les Français. Saint-Cyr profita de cette imprudence. Il masqua dans les bois, en arrière du Litschhof, ses troupes du centre. Il établit à Schönau deux bataillons chargés d'arrêter les renforts qui viendraient peut-être à Pejacsevich. Il détacha sur la droite, à Bobenthal, le 1er bataillon de la Haute-Saône, le 10e bataillon des Vosges et le 7e bataillon d'infanterie légère qu'il mit sous les ordres de Malet. Enfin, il posta, comme en réserve, à Wingen, les bataillons de Toul, de Mirecourt et de Neufchâteau qui n'avaient d'autres armes que des piques.

Son plan était d'assaillir les deux ailes de l'adversaire, puis de se jeter sur le centre et de l'enfoncer. La gauche devait entamer le combat en attaquant de nouveau les Condéens à Lindenschmidt et à Hohenburg. La droite, commandée par Malet, essaierait d'attirer dans le vallon La gauche de Pejacsevich. Le centre, que Saint-Cyr dirigeait en personne, frapperait le grand coup. Pour mieux ébranler le moral des ennemis, Saint-Cyr fit monter dans la nuit une pièce de 4 sur le sommet du Kappenstein qui plongeait sur le village de Nothweiler et dominait la position des Impériaux. Un habitant de la contrée, Jacques Hauswald[12], avait indiqué le chemin à travers les taillis. Soldats et paysans hissèrent la pièce à force de bras. Les femmes de Wingen les suivaient, portant des cartouches sur leur tête. Le canon fut placé près d'un rocher, derrière des arbres[13].

Le 14 septembre, entre sept et huit heures du matin, lorsque le brouillard se fut dissipé, Saint-Cyr donna le signal du combat. Les républicains, sortant du Fleckenstein, s'élancent aussitôt sur les Condéens, et les chassent des ruines du Lindenschmidt et du Hohenburg. Mais Pejacsevich envoie sa réserve au secours des émigrés, et les carmagnoles se débandent à leur tour. Heureusement, dans le même instant avait lieu l'attaque de Malet. Le général autrichien rappela sa réserve et les Français reprirent possession des ruines du Hohenburg.

Malet avait ce jour-là une rage de dents et un accès de fièvre. Néanmoins, il lutta contre le mal, et ne pensa qu'à remplir ses instructions. Il assaillit vigoureusement la gauche des Impériaux, et fit semblant de reculer pour les attirer vers Bobenthal. Mais Pejacsevich ne donna pas dans le piège, et, refusant toute poursuite, demeura sur la hauteur. Malet revint à la charge avec ses trois bataillons renforcés d'un des meilleurs régiments de l'armée, le 43e, ci-devant Bourbonnais. Cette fois encore, Pejacsevich jugea que Malet tentait une fausse attaque et ne lui opposa qu'une partie de ses Valaques et de ses Szekler. Mais voici que le 13e régiment gravit avec audace le plateau du Mänerle. Voici que ses tirailleurs gagnent rapidement les crêtes. En vain le régiment autrichien de Huff, déconcerté, se serre et se forme à peu près en carré ; les soldats du 13e, éparpillés sur les pentes et couverts par l'escarpement, ne souffrent pas du feu divergent des ennemis et leur font au contraire beaucoup de mal par leur feu concentrique.

Saint-Cyr croit le moment venu. Soudain, la pièce de 4 qu'il avait établie sur le Kappenstein commence à tirer : moyen bien pauvre, disait-il plus tard, et peu imposant, mais elle était à belle portée, elle surprit les Impériaux et agit grandement sur leur moral[14]. En même temps débouchent des bois la colonne du centre, et de la ferme du Litschhof, des pièces de canon, des obusiers, un escadron de chasseurs, des gendarmes. Pejacsevich démoralisé recula sur Dahn ; il croyait avoir sur les bras vingt à trente bataillons ; il craignait d'être assailli sur ses derrières et enveloppé. Déjà, l'artillerie française, accourant à la tête des colonnes, se mettait en batterie et crachait sa mitraille. Autrichiens et Condéens précipitèrent leur marche. Vioménil voulait tenir encore avec la légion de Mirabeau ; il fut culbuté, et les patriotes entendirent les émigrés crier en fuyant : nous sommes perdus.

Quelques instants après, la retraite se changeait en déroute. Sans Brunswick, les Autrichiens auraient laissé sur la place toute leur artillerie et leurs bagages. Mais la veille, un détachement composé de deux bataillons, de deux escadrons et de six canons, avait quitté le camp prussien, afin de couvrir la droite de Pejacsevich. Il arriva trop tard pour prendre part à l'action ; toutefois, à la vue des dragons de l'avant-garde, Saint-Cyr s'arrêta.

Les Impériaux avaient plus de sept cents hommes hors de combat[15]. Ils ne s'étaient repliés qu'après avoir énergiquement lutté depuis cinq heures du matin jusqu'à midi ; ils avaient épuisé leurs cartouches et ne pouvaient tenir dans les mains leurs fusils échauffés ; quelques-uns tombaient de fatigue à force de tirer. Tous les officiers de l'état-major étaient blessés et Pejacsevich fut surnommé le lion autrichien, der östreichische Löwe. Mais, en rendant hommage à la bravoure des Impériaux, les Prussiens les accusaient d'imprudence et, comme toujours, imputaient l'échec à Wurmser qui guerroyait pour son propre compte et n'en faisait qu'à sa tête. Voilà, disaient-ils, voilà encore une wurmseriade et la chose du monde la plus irréfléchie et la plus mal ordonnée ! Etait-il sage d'envoyer ainsi Pejacsevich en pleine montagne au milieu des gorges, loin du gros de son armée[16] ?

Avaient-ils fait néanmoins ce que doivent faire de bons et fidèles alliés ? Pejacsevich n'était battu que parce qu'ils l'avaient abandonné. Lorsque l'Autrichien informait Brunswick de l'attaque qu'il projetait sur Bundenthal, le duc lui répondait qu'il ne pouvait bouger sans l'ordre exprès de son souverain, et Frédéric-Guillaume recommandait à son général de secourir Pejacsevich par une simple démonstration, sans trop engager ses troupes, et en se bornant à couvrir la retraite des Impériaux, s'ils étaient refoulés.

Les troupes françaises, a dit Saint-Cyr, donnèrent avec l'ensemble et la décision qui assurent les succès, et ce combat fit présager tout ce qu'on pouvait attendre d'elles dans la suite. On occupa derechef Nothweiler et Bundenthal, on s'y établit solidement, on répara et perfectionna les retranchements. Landremont était ravi de cette victoire aussi brillante qu'inespérée. La carmagnole a bien été, mandait-il à Schauenburg, et il écrivait à Saint-Cyr : Vive à jamais la République ! Honneur à nos braves troupes et à leurs chefs ; haine aux tyrans ; ça va, ça ira ! Je suis aux anges, mon cher Saint-Cyr ; le jour où je vous donnais à cette division, est un de mes beaux jours ! Il vint avec les représentants visiter le champ de bataille. Les commissaires louèrent l'adresse et la bravoure de Saint-Cyr ; ils applaudirent aux bataillons des Vosges qui avaient quitté leurs piques pour s'armer des fusils autrichiens. Desaix, général de brigade depuis le 20 août, reçut le commandement du poste de Bobenthal ; il était l'ami de Saint-Cyr, et Landremont comptait sur le bon accord de ces deux hommes qui dirigeraient les opérations sous le nom de Ferey et repousseraient de concert les nouvelles tentatives des alliés[17].

Un émigré, le comte de Mauny, avait été fait prisonnier dans cette journée du 14 septembre. On le fusilla le lendemain. Il montra jusqu'au dernier moment le plus grand courage. Landremont s'entretint avec lui : Mauny lui déclara que Custine avait fini lâchement et en capucin, mais qu'il saurait mieux mourir que le général Moustache ; il assura que les républicains ne conserveraient pas trois jours les lignes de la Lauter et que la France aurait un roi avant trois mois ; il ajouta que d'Arlande était méprisé et regardé comme un traître parce qu'il avait trop tard embrassé la bonne cause. Lorsqu'il tomba sous les balles, il criait encore : Vive le roi et la maison de Bourbon ; les patriotes qui assistaient à l'exécution, répondirent Vive la République et, dit Landremont répétèrent longtemps après lui ce cri si cher à l'armée du Rhin.

 

 

 



[1] Cf. Aug. Lufft, Der Feldzug am Mittelrhein, von Mitte August bis Ende December 1793, 1881, p. 24-28 (ouvrage très confus qui ne fait guère que traduire Saint-Cyr et ne vaut que par les détails topographiques).

[2] Zeissberg, I, 207, 213 ; Wagner, 79-80.

[3] Zeissberg, I, 243. Gebler, 125 (dix compagnies du régiment d'infanterie de Huff et un escadron de hussards partirent, le 7 septembre, en avant-garde ; le lendemain, arrivèrent deux autres compagnies de Huff, deux compagnies de Valaques, deux compagnies de Szekler, la légion de Mirabeau, et sept canons).

[4] Claude-François Ferey, né le 22 décembre 1723, à Gray, était le fils d'un marchand de bœufs. Lieutenant au régiment de Royal-Lorraine, capitaine de grenadiers au bataillon de Dôle, il avait obtenu la croix de Saint-Louis en 1763 et s'était retiré du service le 23 octobre 1783, avec une pension. Capitaine, puis commandant de la garde nationale de Gray dans les premières années de la Révolution, il fut élu, le 10 août 1791, adjudant-major au 10e bataillon de la Haute-Saône, et il le resta jusqu'au 26 août 1793 où les représentants le nommèrent général de brigade. Il devait être commandant de Bitche. Moreaux le jugeait peu propre, à cause de son âge, à être employé à l'armée. (30 fructidor an II). Saint-Cyr prétend, à tort, qu'il n'avait jamais vu la guerre, et le traite, ce semble, trop dédaigneusement ; dans la journée du 14 septembre, écrit Landremont à Bouchotte, Ferey s'est porté au milieu du feu et a montré autant d'activité que de zèle et de courage, malgré toute son ancienneté.

[5] Gebler, 125-126. Les Autrichiens avaient 20 morts et 51 blessés ; les Français, 33 prisonniers et 250 hommes hors de combat.

[6] C'était alors l'usage, a dit Legrand, de persuader aux soldats républicains qu'ils étaient continuellement trahis ; que sans la trahison, ils ne seraient jamais battus par les satellites des despotes ; c'était la politique du jour. D'Arlande, à la tête du 13e régiment d'infanterie, avait fait toutes les campagnes, depuis le commencement de la guerre, avec la plus grande bravoure, la plus grande intelligence et le zèle le plus soutenu pour les intérêts de la République. Ex-noble et proscrit à cette époque, il eût dû, comme Beauharnais et tant d'autres, se laisser suspendre, enfermer, guillotiner plutôt que d'abandonner son pays. Son émigration fut un crime aux yeux de tout républicain prononcé, mais la trahison particulière qu'on lui supposa, ne fut crue que par ces gens qui, depuis le premier moment de la Révolution jusqu'à nos jours, ont cru tout ce qui s'est dit ou imprimé.

[7] Ordre, non exécuté, du 11 septembre (A. G.).

[8] Landremont à Schauenburg ; Duvignau aux représentants, 9 et 11 septembre (A. G.) ; Compte rendu, par Ruamps, Borie, etc., 192.

[9] Duvignau aux représentants, 14 septembre ; Landremont à Schauenburg et à Bouchotte, 17 et 18 septembre (A. G.) ; Compte rendu par Ruamps et Borie, etc., 13 ; cf. sur Saint-Cyr, Expédition de Custine, 211, et sur Malet, Mayence, 42. Le 18 septembre, par un arrêté des représentants, Malet fut chargé de recevoir et de payer tous les fusils enlevés sur l'ennemi et de les faire porter à l'arsenal de Wissembourg (Compte rendu, 167). On devait lui donner bientôt les notes suivantes : sert depuis 1789 ; mœurs douces et philanthropiques ; la manière dont il remplit ses fonctions, comme son ancienneté dans le grade d'adjudant-général, le rendent susceptible de celui de chef de brigade. Chose curieuse, le futur complice de Malet, Lahorie, servait également à cette époque dans l'armée du Rhin ; il avait été secrétaire de Beauharnais et un de ses officiers d'état-major (Lavallette, I, 127).

[10] Antoine Grange, dit Desgranges, né à Lyon le 4 janvier 1757, était marchand de vin et, suivant ses propres expressions, travaillait sur la rivière avant la Révolution. Mais il avait servi durant huit années dans le régiment de Custine-dragons (2 mars 1715-2 mars 1783) comme aide de manège et brigadier. Il fut élu, le 13 octobre 1791, capitaine des grenadiers et, le 1er juillet 1793, chef du 2e bataillon des volontaires de Rhône-et-Loire. Le 23 prairial an II, il était nommé général de brigade par le représentant Hentz. Saint-Cyr lui rendait ce témoignage : Il s'est distingué dans les gorges de Lembach où il a été blessé, et, depuis qu'il a été fait général, il a toujours donné des preuves de bravoure et d'intelligence.

[11] Campagnol était né le 4 septembre 1734 à Saint-Léger, près de Penne en Agenois. Il avait servi trente-six ans dans l'artillerie et, quoique noble et peu instruit du détail, il passait pour un bon tacticien, propre à choisir des positions heureuses, et plein de sang-froid dans un combat. Hatry disait plus tard qu'il était sage, prudent, brave et qu'il serait bien placé comme général de brigade. On lit dans ses notes, à propos de la journée du 14 septembre 1793, qu'à Lembach il a disposé l'attaque. et que. le camp retranché a été emporté.

[12] Cet Hauswald qui rendit de grands services aux Français, était de Wingen. J'ai rencontré, dit Legrand, peu de campagnards plus intelligents. Il allait au loin remplir de difficiles missions. Un jour que Ferey l'avait chargé de remettre une lettre à Deux-Ponts et de rapporter la réponse, Hauswald fut arrêté par des hussards prussiens. Hardiment, il déclare qu'il est sujet du prince de Nassau-Sarrebrück. On le conduit au prince ; il dit qu'il est garçon tonnelier, qu'il habite Sarrebrück, mais que contraint de servir dans les rangs des Français, il s'échappe et retourne dans son pays. Le prince, satisfait, le relâche et lui donne un louis d'or. Hauswald passe la Sarre à la nage, retrouve le billet qu'il devait porter à Ferey et qu'il avait jeté dans un buisson à la vue des hussards, et regagne ensuite le camp français.

[13] Cf. Saint-Cyr, Mém., I, 98. Legrand confirme le témoignage de Saint-Cyr. Les citoyennes de Wingen eurent part à ce succès. Mais leurs maris et les citoyens de Lembach partagèrent aussi la gloire de cette journée. Le maire de Lembach, se battant en tirailleur, tua sept des ennemis ; mais cet intrépide républicain, enlevé de sa maison, lorsque les alliés prirent les lignes de la Lauter, fut garrotté, transféré à Mayence et de là dans les prisons de Wesel où il est mort de misère.

[14] Les habitants du pays parlent encore du canon du Kappenstein.

[15] 6 officiers et 76 soldats tués, 24 officiers et 516 soldats blessés, 89 disparus, telles étaient les pertes des Autrichiens (outre deux canons et quinze cents fusils). Les Français n'avaient que dix tués et quatre-vingts blessés. (Landremont à Schauenburg, 15 sept. (A. G.) ; Gebler, 129.)

[16] Briefwechsel des Herzogs Karl August mit Gœthe, I, 185-186. Lettre du 13 septembre.

[17] Saint-Cyr, Mém., I, 97-106 ; Soult, Mém., I, 60 ; Compte rendu par Ruamps, Borie, etc., 13 ; Moniteur, 25 sept. ; Le Batave, n° 219, 22 sept. ; Landremont à Schauenburg, 15 sept. et à Bouchotte, 18 sept. (A. G.) ; d'Ecquevilly, 145-149 et 166 ; Wagner, 94.103 ; Gebler, 128-129 ; Remling, I, 376 ; Lufft, 28-54.