LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION

L'EXPÉDITION DE CUSTINE

 

CHAPITRE V. — TRÈVES.

 

 

Beurnonville. Indiscipline de son armée. Le citoyen Cusset. Bulletins triomphants. Échecs répétés. Pully à Wawern. Retraite désastreuse. Désertions, insubordination, maladies.

 

Ajax-Beurnonville n'était venu qu'avec répugnance à l'armée de la Moselle. Il ne voulait être aux ordres de personne, sinon de Dumouriez qu'il nommait son père, et il se plaignit d'être es affligé par une gênante subordination s. Mais il avait eu, depuis la déclaration de guerre, un avancement fabuleux : colonel au mois d'avril, il était maréchal-de-camp au mois de mai, et lieutenant-général au mois d'aoùt. Le ministre lui répondit que sa carrière avait été aussi rapide que brillante, et que c'était un grand pas de quitter le commandement d'une avant-garde pour celui d'une armée. Beurnonville se tut ; mais lorsque Custine lui demanda 6.000 hommes de renfort, il réclama, se fâcha : on mutilait, on rognait, on mangeait son armée ; il n'aurait bientôt qu'une poignée de soldats et ne serait plus qu'un chef de patrouilles sur la Sarre ! Il garda ses 6.000 hommes[1].

Cependant, son armée diminuait et fondait à vue d'œil. Danton avait, dans la séance du 4 octobre, à la nouvelle de la prise de Spire, proposé à la Convention de décréter que la patrie n'était plus en danger ; l'Assemblée rejeta sa motion ; mais les volontaires, croyant naïvement ce qu'ils désiraient, s'imaginèrent qu'elle avait rendu le décret. D'ailleurs, la loi leur permettait de se retirer au le, décembre de chaque année. Un grand nombre d'entre eux décampèrent spontanément, sans permission, avec leur redingote et leurs armes. Bientôt des bataillons de 600 soldats furent réduits à 120. Des compagnies ne comptèrent plus que 9 hommes. Tous les jours, 100 à 150 volontaires quittèrent l'armée de la Moselle. Il est bien probable, disait Beurnonville, que je n'arriverai qu'avec mes troupes de ligne devant Trèves[2].

Si ceux qui restaient avaient du moins observé quelque discipline ! Mais la licence était affreuse. Pas un jour où le chef de l'état-major, Balthazar Schauenburg, ne flétrisse les malintentionnés, les brigands qui déshonorent les armées de la République. Pas un jour où les soldats ne saccagent les villages, où ils ne dépouillent le paysan en prétextant que tout est légitime sur le territoire ennemi. S'ils quittent le champ de bataille, s'ils restent eu arrière, s'ils forcent les marches, c'est pour se livrer, comme dit Beurnonville, à la passion insatiable du pillage, et, sans être arrêtés ni par les menaces ni par les prières, ils se portent à des excès incroyables. Un instant, le maréchal-de-camp La Barolière voulut donner sa démission pour ne plus commander ces compagnons du crime et de la débauche qui faisaient regarder la France comme une société de voleurs et de pirates. Ils entrent dans les maisons à main armée, écrit tristement ce vieux soldat, et, le couteau sur la gorge, ils pillent armoires, vêtements, argent, brisent tout ce qu'ils ne peuvent emporter : il y a tant de coupables qu'il faudrait une moitié de l'armée pour réprimer l'autre[3].

Telles étaient les troupes qui marchaient contre Trèves et qui juraient de détruire ce repaire d'aristocrates. Elles manquaient de tout. Pache venait d'établir le Directoire des achats, et les commissaires-ordonnateurs avaient défense de conclure des marchés. Beurnonville pensait trouver à Metz des chaussures à un prix raisonnable ; Pache envoya des souliers qui coûtaient très cher et qui étaient trop courts. Beurnonville demanda des bas ; il reçut des bas d'enfant. Il demanda des couvertures, des capotes, des habits, des culottes, des guêtres ; il n'obtint rien, excepté, disait-il, quelques objets défectueux et des gazettes qui n'habillent pas et ne chaussent pas. Il demanda 600 chevaux d'artillerie à grands cris et à force ; les chevaux furent envoyés à Valence qui les garda, et l'on ne put emmener les pontons et la grosse artillerie ; à peine avait-on de quoi traîner les pièces de campagne[4].

Pache augmenta les embarras de Beurnonville en lui dépêchant le citoyen Joseph Cusset, député de Rhône et Loire à la Convention. Ce Cusset, homme grossier et incapable, se flattait d'avoir des intelligences dans Luxembourg et promit à Beurnonville la prochaine reddition de la place. Il faut des forces, répondit Ajax, et nous avons les yeux plus grands que le ventre. Pourtant il traita Cusset avec égard ; il le logea, le reçut à sa table, lui prêta ses chevaux. Mais Cusset s'enivrait à la cuisine ; il grisa le nègre du général qu'il nommait, dans les fumées du vin, son ami et son frère ; il se soûla pendant deux jours au corps-de-garde avec les soldats. Beurnonville, très mécontent, ne lui parlait plus qu'avec froideur. Cusset reprit le chemin de Paris, sans s'être emparé de Luxembourg et après avoir scandalisé toute l'armée par sa conduite[5].

Mais il ne s'agissait pas de se débarrasser de cet émissaire incommode et maladroit. Il fallait exécuter le plan de Custine. Beurnonville le jugeait impraticable ; c'était, disait-il, un rêve géographique. Eh quoi ! Custine s'imaginait qu'un instant suffirait pour nettoyer les gorges de la Sarre, prendre Trèves et se porter sur Trarbach ! Mais il ne connaissait pas les localités ! Il n'avait vu que la carte, et de son doigt il traçait la route sans calculer les accidents et les difficultés ! Beurnonville, lui, avait vu le pays de ses deux yeux ; il avait consulté tout le monde, cultivateurs, chasseurs, flaires, officiers municipaux, les meilleurs patriotes, les vieux militaires retirés et les plus expérimentés ; il savait qu'on devrait franchir des défilés, longer des bois garnis de troupes et de canons, et finalement se heurter aux abords de Trêves à des positions hérissées d'artillerie. Non, il n'approuvait pas une pareille expédition ; il n'avait jamais été battu et ne voulait pas l'être ; il avait, depuis le mois de mai, livré cent soixante-sept combats et il avait été cent soixante-sept fois victorieux ; il ne serait pas l'Ésope à la foire du général Custine[6] ! Mais de Paris comme de Mayence, on lui prescrivait de ne pas rester les bras croisés. Il rassembla toutes ses troupes répandues dans leurs cantonnements, depuis Saint-Dizier jusqu'aux bords de la Sarre, et partit enfin, non sans maugréer, non sans se lamenter sur l'état des chemins et sur le délabrement de son armée. Il priait Valence de venir à son secours par Marche et Arlon : son attaque serait plus sine et plus militaire, si Valence inquiétait Luxembourg. Il pressait Dumouriez de l'aider un peu : prenez votre carte, prenez votre compas avec vos jolis petits doigts bien fusellés, mesurez la distance qui nous sépare et qui me sépare de Custine, je suis ici ce qu'on appelle une sentinelle perdue ! Enfin, il rejetait sur Custine l'insuccès qu'il prévoyait Custine avait ordonné l'entreprise ; Custine devait rester chargé de toute la responsabilité[7].

L'armée de Beurnonville, qui comptait 30,090 hommes, formait deux corps. L'un s'enfonça dans le pays entre Sarre et Moselle par Merzig, Freudenbourg et Sarrebourg ; l'autre, que Beurnonville menait en personne, se dirigea sur Lehbach, Tholei, Mettnich, Nonnweiler et Ilermeskeil ; il devait tourner Trèves par la droite[8].

On a dit avec raison que les annales militaires d'aucun peuple de l'Europe ne contiennent rien de plus incroyable que les bulletins de Beurnonville[9]. Jamais, en effet, on n'a poussé plus loin la fanfaronnade ni transformé plus effrontément une défaite en victoire. A l'entendre, ses troupes avaient accompli des prodiges ; elles attaquaient constamment à la baïonnette, comme les braves de Jemappes, et constamment elles étaient victorieuses ; hardies et ardentes, elles effrayaient l'ennemi par leur élan extraordinaire ; elles prenaient au pas de charge des hauteurs affreuses, couvertes de canons et opiniâtrement défendues ; rien ne les arrêtait, ni les montagnes comparables à clos Gibraltar, ni les précipices, ni les chemins étroits que coupaient des fossés et des abatis, ni la neige où elles marchaient jusqu'aux reins. Et ces actions, terribles par le choc, cruelles par le temps, ne leur coûtaient à peu près aucune perte ! En dix ou douze combats, on n'avait eu que sept tués et soixante blessés ! Dans la double affaire du 18 décembre, on ne regrettait que le petit doigt d'un chasseur ! Les Autrichiens tiraient si maladroitement, tantôt trop haut, tantôt trop bas[10] !

Ces Autrichiens qui tiraient si mal, eurent pourtant l'avantage. Beurnonville fut battu. Mais ne (levait-il pas Pétré ? Jamais général n'entreprit une expédition avec autant de répugnance et de mauvaise grâce. Il s'était mis tardivement en marche ; il n'avança que lentement, mollement et sans entrain ; il ne montra dans ses attaques ni vigueur ni ténacité ; cette campagne d'hiver que Pache et Custine lui imposaient, était comme une tache rebutante dont il désirait s'affranchir au plus tôt ; il fit quelque chose pour montrer un peu de bonne volonté, puis se retira précipitamment.

Il arriva le 4 décembre à Ruwer, à deux lieues de Trèves, après avoir refoulé devant lui les avant-postes autrichiens. Hohenlohe-Kirchberg s'était établi sur le Grünenberg ou Montagne-Verte, au confluent de la Moselle et du Ruwerbach. Beurnonville engagea contre lui, dans la journée du 6 décembre, une vive canonnade ; mais le bal, comme il disait, ne tourna pas selon ses désirs ; il jugea la position imprenable, et, se détournant de cette Montagne-Verte qu'il qualifiait d'abominable  il se rabattit sur Pellingen : maitre des hauteurs de Pellingen, il occuperait aisément Consarbrück et la Chartreuse, ce qui rendrait Trèves indivis entre Autrichiens et Français. Mais Pellingen, comme la Montagne-Verte, lui sembla très fort : ces positions retranchées, s'écriait-il, sont superbes et valent des citadelles ! Néanmoins il résolut de pousser tant qu'il pourrait, et le El décembre il attaquait ce morne affreux de Pellingen. Il dut reculer : là encore, les Autrichiens, commandés par Lilien, étaient en forces, et Beurnonville les vit avec colère se déployer et présenter un front imposant. De nouveau, il se contenta de canonner l'ennemi. A forces égales, disait-il, je parierais l'emporter à la baïonnette ; mais il faut perdre 3,0n0 hommes, et la position ne mérite pas ce sacrifice. A quoi bon, répétait-il pour déguiser son échec, à quoi bon s'emparer de Pellingen ? Les Autrichiens n'iraient-ils pas aussitôt se retrancher sur les hauteurs de Sainte-Marguerite qui dominent Trèves[11] ?

Il essaya toutefois de forcer Consarbrück, et le 15 décembre Pully réussit à débusquer l'ennemi de la hauteur de Wawern. Ce fut l'action la plus glorieuse de l'expédition de Trèves. La montagne fut attaquée sur quatre points. Le général Delaage voulait arriver le premier avec sa colonne de grenadiers ; lorsqu'il atteignit le sommet, il trouva Pully qui l'avait devancé et qui tenait d'une main un Autrichien et de l'autre une hache enlevée à son prisonnier. Au moment où Pully commandait l'assaut, un déserteur français, venant du Wawrenberg, le supplia de ne pas attaquer et lui demanda la liberté pour récompense de cet avis : si tu veux la mériter, lui dit Pully, suis-moi, et il donna le signal de la charge[12]. Mais la veille, une colonne. que commandait le général Humbert[13], se laissait mettre en déroute par une poignée d'éclaireurs autrichiens ; le bataillon de Popincourt résista quelques instants ; le 1er du Lot et le 4e de la Seine-Inférieure s'enfuirent lâchement jusqu'à Sarrelouis.

La retraite commença le 17 décembre. Je défie au diable, disait Beurnonville, de faire la guerre en hiver dans cette région ! Toute l'armée pensait comme lui. La rigueur de la saison, mandait l'adjudant-général Seriziat, les mauvais chemins, la pauvreté du pays, surtout l'indiscipline de l'armée, tout me fait craindre que nous ne nous tirerons pas avec honneur de l'entreprise. Le froid était extrême. Le 5 décembre, au matin, on trouva des soldats gelés dans leurs tentes et le verglas fut tel qu'on ne pouvait se tenir debout ; cette journée, écrivait Beurnonville en son style bizarre, n'a fait qu'un miroir de tout cet affreux ensemble que j'avais si heureusement doublé, et il assurait qu'il y avait vingt livres de glace à la crinière des chevaux ! Heureusement, le dégel se produisit le surlendemain. Mais le temps restait affreux. L'armée était découragée. Elle comptait deux cents malades tous les jours, et le général en chef se plaignait qu'il y eût une grande quantité de fluxions de poitrine et que la plupart des officiers fussent hors d'état de servir. Enfin, les vivres manquaient : malgré les réquisitions, malgré les recherches des soldats qui fouillaient les granges et les greniers à sept ou huit lieues à la ronde, on ne trouvait rien dans le pays ; il fallait tout tirer de Sarrelouis, et les chemins étaient si mauvais que les équipages faisaient à peine quatre lieues en deux jours. Peu ou point de fourrages. Les chevaux d'artillerie restaient souvent vingt-quatre heures sans manger. En une semaine, 92 moururent de faim autant que de fatigue[14].

Comme toujours, les volontaires désertaient. Vainement Beurnonville ordonnait au commandant de Sarrelouis d'interdire l'entrée de la ville et le passage des ponts et des bacs de la Sarre à tout militaire qui n'aurait pas une permission signée du général en chef ; plus de quatre mille rentrèrent en France sans autorisation ou avec des passeports contrefaits, et ils disaient hautement, sur les routes, que Beurnonville les avait menés à la boucherie[15].

Aux désertions se joignaient l'insubordination et l'inconduite. Les volontaires, ceux qui restaient comme ceux qui fuyaient, faisaient main-basse sur tout ce qu'ils trouvaient à leur gré. On ne peut, disait Beurnonville, voir leurs atrocités sans frémir ; ils nous ont fait exécrer ; pas de brigandages, d'horreurs, de cruautés qu'ils n'aient commis. Il menaça de fusiller le premier qui serait pris en flagrant délit. Cette ordonnance n'intimida personne. L'officier valait souvent moins que les soldats ; soit indulgence, soit ineptie, il les laissait faire et parfois les encourageait. On tira sur les patrouilles qui voulaient empêcher la maraude ; on mit en joue l'aide-de-camp de Schaueuburg, le futur général Reneauld. Impuissant, désespéré, Beurnonville s'écriait : Suis-je Cartouche ou général d'armée ?[16]

Il fallait donc rebrousser chemin. La Barolière ne prédisait-il pas, dès le début de la campagne, que de pareilles troupes seraient irrévocablement défaites ? La retraite ne fut qu'une déroute. Lest soldats, n'ayant plus de souliers, s'enveloppaient les pieds dans Ides peaux de bœuf et de mouton qu'ils prenaient aux boucheries de l'armée. Des bataillons refusaient de marcher davantage et disaient à leur général qu'ils aimaient mieux se rendre prisonniers de guerre, que leur misère ne pouvait être plus grande. D'autres, devant Wawern, à la vue des Autrichiens, foulaient aux pieds la cocarde nationale et criaient furieusement Vire le roi ![17]

Le 26 décembre, l'armée de la Moselle, échappée de ce pays de loups et toute déconfite, entra dans ses cantonnements[18]. Beurnonville plaça 2.000 hommes à Sarrebrück et au faubourg Saint-Jean. Il établit une garnison à Sarreguemines et quelques postes à Sarralbe : il bordait ainsi la rivière de la Sarre. Sa première ligne s'étendait sur la route de Thionville à Sarrelouis ; sa seconde ligne, d'Antilly à Saint-Avold. Le général Delaage, chargé de surveiller Luxembourg, occupait les gorges de Fontoy et la trouée de Tiercelet.

L'échec de Beurnonville ne rabattit pas sa faconde. Toujours glorieux et plein de lui-même, malgré sa reculade, il déclara qu'il avait fait une des plus belles manœuvres qu'ou pût opérer. L'expédition dont Custine l'avait chargé, était un monstre en principes militaires ; mais, en dépit de Custine, en dépit des éléments conjurés, en dépit des Impériaux, sa retraite était superbe ; je défie, disait-il, de ne pas l'admirer. En réalité, Hohenlohe-Kirchberg et 8.000 hommes avaient suffi pour le repousser. Beurnonville grossissait le nombre de ses adversaires et amenait devant Trèves tous les généraux autrichiens, comme pour mieux honorer sa défaite : J'avais devant moi Hohenlohe, Clerfayt, Beaulieu, et si je n'eusse pas simulé des forces aussi imposantes, l'ennemi m'aurait tété, suivi, coupé et probablement fait faire le saut de Créqui[19].

Mais s'il dissimulait ses torts, il ne cachait pas le désarroi et la désorganisation de son armée. Cette courte campagne, cette sotte, ridicule et coûteuse campagne, comme il la qualifiait, avait exténué sa cavalerie. Elle coûtait à l'Etat tout un attelage d'artillerie et six à sept mille fuyards. Les hôpitaux de Metz, de Thionville, de Sarrelouis, les villes, les villages de la vallée de la Sarre regorgeaient de malades. Un Sarrebrückois dit des soldats de Beurnonville que leurs habits tombaient eu lambeaux à leur moindre mouvement et que la plupart avaient l'air fatigué et misérable, la figure jaune et enflée, qu'ils mûrissaient pour le prochain printemps et pour la mort[20].

Beurnonville lui-même avait cruellement souffert. Il faut l'entendre sur ce chapitre. Depuis près de quatre mois, n'était-il pas toujours au feu, toujours aux avant-postes, et ne bivaquait-il pas dans les bois et sous les haies par un temps abominable ? L'expédition de Trèves venait de l'achever. Ne pas fermer l'œil durant vingt nuits ; avoir, outre ces terribles insomnies, d'abord une suppression de transpiration, puis un rhume inflammatoire ; se mettre dans une voiture pour éviter une fluxion de poitrine ; être versé par un cocher maladroit dans un trou et y rester près de trois minutes sans connaissance ; attraper un grand mal de tète, de violentes douleurs dans les reins, beaucoup d'humeur, et un rhume brochant sur le tout : que de déboires, que de tourments, que de maladies conspirant, pour ainsi dire, contre un seul homme : Aussi végétait-il dans une extrême faiblesse ; il n'avait plus que la peau et les os ; il n'était plus qu'un squelette bien blême[21] !

Allait-on au moins réparer le désastre ? Allait-ou trouver dans les nouveaux cantonnements tout ce qui faisait défaut à cette armée presque ruinée ? Mais si Porche autorisait enfin le commissaire-ordonnateur à passer des marchés, il ne voulait payer la paire de souliers que six livres cinq deniers en assignats. On m'a tout promis, disait Beurnonville, on m'a défendu de rien acheter, ou ne m'a rien envoyé, et on finit par me permettre d'acheter à des prix impossibles ! Le Directoire des achats persistait à ne rien fournir, et son agent à l'armée de la Moselle, Théodore Cerfberr, un enfant de vingt-deux ans, ne paraissait au quartier-général que pour regagner Paris au bout de dix minutes, sans avoir pris aucune mesure, après avoir avoué qu'il ne disposait d'aucune ressource et calomnié les hommes qui lui présentaient le tableau de ses devoirs. L'armée, comme toutes les places des Trois Évêchés, n'avait de vivres assurés que pour quarante-huit heures. Les fourrages manquaient deux jours sur quatre ; Beurnonville dut ordonner au régisseur Dumas d'en acheter a tout prix. Il vit le dégoût s'emparer de ses meilleurs officiers. Il vit de nouveau les volontaires déserter par bandes ou rejoindre leurs dépôts sans permission. Il vit des bataillons refuser le service parce qu'ils manquaient d'habits et de chaussures. Il vit les soldats de la légion de la Moselle qui, depuis près de deux mois, était en insurrection, terroriser Sarrebrück et tout le pays d'alentour, s'enivrer, voler, maltraiter leurs hôtes, outrager leurs officiers et menacer de les pendre[22].

 

 

 



[1] Beurnonville à Pache et à Custine, 14, 15, 16 nov. 1793 (A. G.).

[2] Cf. Jemappes, 131-133 ; Beurnonville à Pache, 23 et 27 nov. 1792 (A. G.) ; le 27 novembre, une compagnie ne se composait plus que d'un sous-lieutenant et d'un sergent.

[3] Ordres des 23 et 27 nov. 1792 ; Beurnonville à Pache, 23 et 30 nov. ; La Barolière à Pache, 12 nov. (A. G., cf. sur La Barolière, Retraite de Brunswick, 109) ; Desportes à Le Brun, 5 déc. (A. E.). Il se commet bien des dégâts ; nos soldats pillent et tuent les pauvres paysans.

[4] Beurnonville à Pache, 22, 23, 24 nov., et à Custine, 24 nov. 1792 (A. G.) ; cf. sur Pache et le Directoire des achats, Jemappes, chapitre V.

[5] Beurnonville à Pache, 17 déc. 1792 (A. G. et Wallon, Les représentants en mission, IV, 27-48) et à Cusset, 26 déc. (A. N. AA 51). On a, écrit Legrand, vu depuis ce Cusset se vautrer, dans toute la force du terme, sur le pavé du club de Thionville et tellement révolter les soldats par l'indécence de ses propos qu'il faillit être assommé.

[6] Je ne vois pas sans de grandes inquiétudes, écrivait Biron le 22 novembre, la division qui existe déjà entre Custine et Beurnonville, qui existera toujours entre Castine et ses coopérateurs, car tous les hommes ne sont pas aussi courageusement patients que moi.

[7] Cf. la correspondance de Beurnonville du 13 au 27 nov. 1792 (A. G.).

[8] L'armée de la Moselle était ainsi composée : Avant-garde (Destournelle pour la cavalerie et la Barolière pour l'infanterie) : 1er bat. d'inf. légère, chasseurs de l'Observatoire, légion de la Moselle, comp. franches d'Humbert, de Guillaume, de Fischer, de Saint-Maurice, 1er et 2e bat. de grenadiers, 62e et 96e reg., 1er bat. de la Vienne, de la Meuse, de l'Indre et du Lot ; hussards de la Mort, 3e hussards, 10e chasseurs, 4e dragons, 11e et 19e cav., artillerie à cheval (comp. Sorbier). — 1re ligne (Ligniville, ayant sous lui Linch, Freytag et Landremont, Muratel et Lagrange) 3e, 4e et 5e bat. de grenadiers, 1er, 5e, 17e, 22e, 24e, 44e, 54e, 58e, 90e reg., 1er bat. de la Haute-Marne, 1er de Sasse-et-Loire, 3e et 4e du la Manche, bat. de Popincourt, bat. des sections armées, 4e de la Moselle, 4e de la Seine-Inférieure, 9e de la Meurthe, 13e des fédérés ; 4e et 10e cav., 14e et 17e dragons. — 2e ligne (Aboville ayant sous lui Delaage et Prilly) : 30e, 53e, 55e, 74e, 89e, 102e rég. ; 2e bat. de la Haute-Marne, 3e de la Moselle, 4e de la Haute-Satine, 4e, 6e et 8e de la Meurthe, bat. des fédérés des 83 départements, bat. de Palloy ou 3e bat. de la République. — Réserve (Pully) 1er et 2e carabiniers, 8e caval., 1er dragons, 1er et 9e chasseurs, 2e division de gendarmerie.

[9] Gay-Vernon, Custine et Houchard, 96.

[10] Moniteur, 23 déc. 1792. M. de Beurnonville, disait-on à Paris, le petit doigt n'a pus tout dit. Ces mots passèrent en proverbe à l'armée de la Moselle. (Cf. Die alten Franzosen, 199.) Une autre fois, à Sarrebourg, les gendarmes, qui n'avaient pas grand renom de bravoure, ramassèrent un dragon autrichien qui se trouvait seul ; Beurnonville manda sérieusement qu'ils avaient chargé les dragons de Toscane et fait un prisonnier ; cette charge des gendarmes et ce prisonnier qu'ils avaient fait fureur encore un sujet de plaisanterie.

[11] Beurnonville à Pache, 3-17 déc. 1792 (A. G.).

[12] Moniteur, 23 déc. 1792 et mémoire de Pully (A. G.). Le général, dit Pully, répondit à ce déserteur qu'il lui accordait la vie et que ce serait sur le haut de la montagne qu'il lui donnerait sa liberté. Effectivement ce déserteur ne quitta pas le général tout le temps de l'attaque et lorsqu'il se fut emparé de la montagne, il lui offrit sa liberté et quelque argent pour retourner dans son pays. Le déserteur demanda de servir dais les troupes de la République et il y fut incorporé sur-le-champ. Ce trait fit plaisir à Paris et il a été rapporté dans une petite pièce sur le théâtre des Italiens ; le titre de cette pièce était Le déserteur de la montagne de Hamm ; on aurait dû l'intituler Le déserteur de la montagne de Walsern.

[13] Cet Humbert (François-Louis), promu maréchal-de-camp le 1er janvier 1784, s'était fait élire lieutenant-colonel d'un bataillon de volontaires ; mais, comme disait Beurnonville qui le mit aux arrêts après l'affaire de Wawern, c'était un méchant vieillard plein de prétentions et de nonchalance. Il se plaignit de Pully et de Beurnonville a la Convention ; Beurnonville s'indigna et, à son tour, se plaignit de Humbert à l'assemblée (Moniteur, 19 janvier 1792). Cf. le Journal de la Montagne, 19 août 1793 ; les jacobins de Thionville demandent que Humbert, emprisonné depuis huit mois par Beurnonville, soit interrogé et jugé.

[14] Lettre de Sériziat, 12 déc. ; Beurnonville à Pache. 30 nov., 10, 14 et 17 déc. 1792 ; mémoire du général Pully (... état déplorable où était l'armée, sans souliers, sans habits, découragée et ne prévoyant obtenir aucun succès dans un pays dépourvu de vivres.) ; rapport de Hohenlohe, 24 déc. (A. G.).

[15] Desportes à Le Brun, 8 déc. (A. E.), et Beurnonville à Pache, 29 nov., 3 et 22 déc. 1792 (A. G.) ; Deux-Ponts à Fersen, 17 déc. 1792 (Le comte de Fersen et la cour de France, 1878, I, p. 399. L'armée de Beurnonville a considérablement diminué par la désertion des gardes nationales qui aiment mieux retourner se chauffer chez eux que de camper dans la neige du Holtzwald, ce qui n'est pas si déraisonnable.) Beurnonville écrit le 16 décembre : La fuite des volontaires est sans exemple ; bientôt j'en serai réduit à la ligne, et encore elle est très affaiblie.

[16] Beurnonville à Pache, 1er et 27 déc., à Custine, 3 déc. 1792 ; note de Legrand (A. G.).

[17] La Barolière à Pache, 12 nov. ; Beurnonville à Custine, 24 déc. 1792 ; rapport de Hohenlohe (A. G.).

[18] Autorisés d'ailleurs par une lettre de Pache (14 déc., A. G.) et par un arrêté du Conseil exécutif (Rec. Aulard, I, 325).

[19] Beurnonville à Pache, 1er et 6 janv. 1793 (A. G.). On se rappelle qu'en 1675 Créqui, vaincu à Consarbrück, se jeta dans Trèves et fut pris à discrétion (Voltaire, Siècle de Louis XIV, XIII ; Rousset, Louvois, II, 170).

[20] (Horstmann), Die Franzosen in Saarbrüchen, réimpr. de 1890, p. 19.

[21] Cf. la lettre de Beurnonville à Dumouriez, Jemappes, 127, et ses lettres à Pache, 27 déc. 1792 et 13 janv. 1793 (A. G.).

[22] Pache au commissaire-ordonnateur, 23 déc. ; Beurnonville à Custine, 24 déc. 1792, et  à Pache, 1er et 13 janv. 1793 (A. G.) ; cf. Gousset, Les volontaires, 117-118, 124-125, 135-141 ; Notes historiques sur l'expédition de Trèves, par le général L(a) B(arolière), dans Toulongeon, Hist. de France, depuis la Révolution, I1, pièces, p. 14-18 ; (Horstmann) Die Franzosen in Saarbrücken, 7, 9, 19, 23-24 ; la légion de Kellermann ou de la Moselle, disait le baron d'Esebeck, si redoutée des campagnes et dont l'indiscipline est généralement connue (14 février 1793, A. E.).