LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION

VALMY

 

CHAPITRE VIII. — SOMME-TOURBE.

 

 

I. Retards de Brunswick. Epuisement de l'armée. Les maladies. La boulangerie. — II. Confiance imperturbable. Un extrait du Moniteur. Une éclaircie. La fumée dans un tableau de guerre. Incendie et pillage. — III. Plan de Brunswick. Mouvements de l'armée. L'avant-garde à Servon. — IV. Le rapport du lieutenant de Loucey. Imprudence de Frédéric-Guillaume. Le duc de Weimar, Heymann, Köhler. Ordre de marcher à droite. — V. Massiges. Départ précipité. Les Maisons-de-Champagne. Irritation dissimulée de Brunswick. Pressentiments de Massenbach. La Champagne pouilleuse. Une nuit sans étoiles. Campement. Nouveaux incendies. Coups de fusil.

 

I. On a vu que, dans l'espace de deux jours, le 14 et le 15 septembre, par deux fois, la fortune favorisa le duc de Brunswick, et que, par deux fois, il manqua de hardiesse. Il aurait pu, lorsqu'il apprit le succès de la Croix-aux-Bois, envelopper Dumouriez en le faisant attaquer sur son front par les Prussiens et sur ses derrières par les Impériaux. Il manqua cette première chance. Mais le lendemain, une seconde se présentait qu'il laissait encore échapper. Ne pouvait-il envoyer à la poursuite des Français, non pas une partie de son avant-garde, mais son avant-garde tout entière, et dépêcher aux trousses de l'adversaire fugitif cette cavalerie prussienne qui n'eut jamais, durant la campagne, une plus belle occasion de se déployer et de faire merveille ? Chaque fois, comme à plaisir, Brunswick avait lâché prise.

Une faute plus grande encore fut de passer trois jours (15, 16 et 17 septembre) au camp de Landres dans une complète inaction. Il aurait fallu suivre de près l'adversaire sans lui permettre de respirer, et tirer parti de l'avantage de Montcheutin. On laissa Dumouriez prendre tranquillement le bon camp de Sainte-Menehould ; on le laissa réorganiser son armée ; on le laissa recevoir les renforts de Beurnonville et de Kellermann.

Mais Brunswick savait que les maladies, les marches et les bivouacs des derniers jours avaient épuisé les troupes des coalisés. Il voyait la dysenterie continuer ses ravages. J'affirme, dit un témoin oculaire, que lorsque nous quittâmes le camp de la Crotte, les deux tiers d'entre nous avaient ce terrible mal[1]. Le huitième de nos bataillons, assure un autre, était complètement valide ; mais le reste de nos soldats ressemblaient, au moins pour la plupart, à des poitrinaires, et se traînaient languissamment comme le malade qui relève d'une fièvre longue et brûlante et qui sort pour la première fois[2]. Enfin, il fallait attendre les fourgons de pain qui venaient de Verdun. L'institution de la boulangerie, écrit Massenbach, s'attachait à nos pieds comme un poids de plomb[3]. Nassau-Siegen, malgré son hostilité manifeste contre Brunswick, confirme le témoignage du major prussien ; le mauvais arrangement qu'on avait établi pour l'arrivée des subsistances, nous força de nous arrêter et de perdre du temps à Grandpré comme à Verdun[4].

 

II. Malgré ce retard, la confiance régnait dans le camp des alliés. L'Argonne était tournée ; Dumouriez ou le Léonidas français, comme on le nommait par ironie, avait dû quitter nuitamment ses inexpugnables Thermopyles ; les coalisés allaient regagner, presque sans coup férir, la route de Verdun à Paris. On s'entretenait du facile exploit de Montcheutin. Les hussards montraient joyeusement le butin qu'ils avaient fait. Un d'eux remit à Gœthe des papiers découverts dans un fourgon. Le poète y trouva le Moniteur du 3 septembre. Il lut avec surprise cet extrait d'une lettre de La Haye : Il n'y a plus à douter ici que la Lorraine et l'Alsace ne soient prêtes a subir le joug ; et de là jusqu'à Paris, qui pourra empêcher la colonne brunswickoise d'y arriver ? Il est vrai qu'elle n'en sortirait pas, et que, vit-on entrer soixante mille hommes, le seul faubourg Saint-Antoine est capable de les écraser. Gœthe a, dans son récit de la campagne, résumé ces lignes du Moniteur sous une forme plus saisissante : Les Prussiens pourront venir à Paris, mais ils n'en sortiront pas. Il montra l'article à ses compagnons qui le commentèrent diversement et finirent par s'en moquer. Le Moniteur avouait donc que les Prussiens arriveraient sans obstacle à Paris ; c'était l'essentiel ; il ne s'agissait que d'entrer ; on sortirait quand et comme on voudrait[5].

Enfin, le 18 septembre, lorsqu'on eut assez de pain pour la subsistance du soldat, l'armée royale s'ébranla. Elle passa l'Aire, puis l'Aisne, et vint camper à Vaux-les-Mouron[6]. La pluie avait cessé pour quelques heures ; le ciel était serein ; on montait et descendait des coteaux couverts de vignes, on traversait de jolies vallées, on admirait en passant le château de Grandpré. Gœthe ne se lassait pas de suivre du regard la longue file de cavaliers qui s'étendait sur la route au milieu de ce beau paysage. Il souhaitait un Van der Meulen pour immortaliser cette marche. Tout le monde, dit-il, me semblait à ce moment gai, animé, avide d'exploits. Quelques villages brûlaient dans le lointain, mais ces incendies empourpraient l'horizon, et à la vue de la fumée qui s'élevait lentement, le poète, gagné, lui aussi, par cet endurcissement de cœur que la guerre produit à la longue, s'écriait que la fumée fait bon effet dans le tableau d'une armée en mouvement !

Cette éclaircie ne dura guère. La pluie revint bientôt, plus serrée, plus violente que jamais. L'armée pataugea de nouveau dans la fange. Le pays redevint sombre et désolé. On allait pénétrer dans la mauvaise Champagne, dans cette Champagne que Massenbach appelle la misérable et Gœthe la mal famée ; singulière contrée, ajoute l'écrivain allemand, dont le sol crayeux et ingrat nourrit à peine des bourgades éparses çà et là ; on trouvait encore dans les habitations et dans les granges assez de nourriture pour les hommes et les chevaux, mais le blé n'était pas battu ; les moulins, les fours manquaient ; on commençait réellement à subir le supplice de Tantale[7].

Comme sur toute la route qu'avait suivie l'invasion, les villages étaient silencieux et abandonnés. Parfois, d'une fenêtre, un paysan tirait un coup de fusil sur les premiers hussards qui paraissaient ; on le saisissait aussitôt ; on le faisait passer par les verges ; on brûlait sa maison ; on ravageait le hameau ; on tuait les vaches qu'on trouvait dans les étables, et on laissait leurs entrailles et leur peau sur le chemin. Le corps de bataille suivait ainsi l'avant-garde à la trace ; il ne voyait, en traversant les villages, que des vitres cassées et des portes arrachées de leurs gonds ; si l'on jetait un coup d'œil dans les maisons, on n'apercevait que des lits brisés, des oreillers éventrés, du linge en lambeaux, de la vaisselle mise en pièces. Les officiers demandaient du lait aux rares paysans qu'ils rencontraient ; Messieurs, leur répondait-on, nos vaches sont mangées, d'où voulez-vous que nous tirions du lait[8] ?

 

III. Brunswick avait conçu le plan de tourner encore les ennemis et de leur couper à la fois les vivres et la retraite. L'avant-garde de Hohenlohe devait tendre la main, à travers l'Argonne, aux Austro-Hessois campés à Clermont et à Varennes, s'emparer de Vienne-le-Château, s'engager sur le chemin romain[9], déboucher dans les bois à la Pierre Croisée, attaquer ainsi sur ses derrières et ses flancs le détachement posté à la Chalade, remonter la Biesme par Claon et le Neufour, forcer Dillon, attaqué de tous côtés, à quitter les Islettes. Dès lors, les communications de l'armée prussienne étaient directement établies avec Verdun ; les convois ne faisaient plus un long et périlleux détour par Grandpré ; les Austro-Hessois, devenus libres, se portaient au sud de l'Argonne, à Futeau, à Passavant, et interceptaient la route de Vitry-le-François à Sainte-Menehould. Pendant ce temps, l'armée royale, ce noyau des forces des alliés, demeurée entre la Tourbe et la Bionne, observait le grand chemin de Châlons et pouvait le barrer à tout instant. Dès que les Français quittaient leur position de Sainte-Menehould et faisaient mine de se diriger sur Châlons, ils rencontraient les Prussiens, les Autrichiens de Clerfayt, les émigrés ; ils seraient contraints de livrer bataille en rase campagne ou de fuir en désordre. Une seule manœuvre de Brunswick obligeait Dumouriez à lâcher l'Argonne et à se retirer, non sans peine, derrière la Marne[10].

Déjà, dans la journée du 18 septembre, pendant que l'armée royale se porte de Landres à Vaux-les-Mouron ; Kalkreuth, de Longwé à Liry et à Marvaux ; Clerfayt, de la Croix-aux-Bois à Vouziers et à Semide ; le corps des émigrés, du Chesne-Populeux à Sainte-Marie-à-Py et à Saint-Souplet, l'avant-garde de Hohenlohe longe la rivière d'Aisne et s'établit sur ses deux bords, à la ferme de la Chapelle sur la rive gauche, au village de Servon et à la ferme La Noue de Beaumont, sur la rive droite. Au déclin du jour, Brunswick, à cheval, sans escorte, arrive a Servon. Il emmène le major Massenbach pour reconnaître avec lui le chemin romain. L'officier observe qu'il se fait tard, que le chemin est au fond de la forêt, que les Français sont dans le voisinage. Brunswick ne l'écoute pas ; il pousse son cheval vers la lisière des bois de la Gruerie ; mais il voit au loin des soldats qui sortent des buissons. Il s'arrête et dit à voix basse, en regardant autour de lui, comme s'il craignait son ombre[11] : Il est trop tard aujourd'hui. J'aurais dû venir plus tôt ; mais là-bas — et il montre de la main les hauteurs de Vaux-les-Mouron — on ne peut toujours briser son joug. Major, c'est ici que demain, à la pointe du jour, nous nous ferons de l'air ; notre aile gauche marchera en avant ; il faut chasser l'ennemi de l'Argonne ; nous aurons les Islettes, et sans verser beaucoup de sang. Vous savez que nous devons ménager nos soldats ; nous ne sommes pas nombreux. Le duc rebroussa chemin et passa la nuit au camp de l'avant-garde, sur une botte de paille, comme le moindre soldat de son armée.

Le lendemain, 19 septembre, au matin, tandis que l'armée royale marche de Vaux-les-Mouron sur Massiges ; tandis que Kalkreuth se porte de Marvaux à Ripont et à Tahure. aux sources de la Dormoise, et couvre à la fois l'aile droite et les derrières de l'armée ; tandis que Clerfayt se dirige de Semide sur Manre, l'avant-garde commence le mouvement que Brunswick jugeait décisif. Un détachement, que le prince de Hohenlohe commande en personne[12], quitte le camp de Servon et marche sur Vienne-le-Château pour traverser la Biesme et gagner de là, au milieu des bois, la Pierre Croisée, au-dessus de la Chalade.

 

IV. Mais le roi devait, cette fois encore, par sa fougue imprudente, rompre les desseins du commandant en chef. Après avoir donné ses dernières instructions à Hohenlohe, le duc de Brunswick était parti de Servon et avait rejoint à Massiges le gros des troupes[13]. Il était midi. Frédéric-Guillaume allait se mettre à table. Soudain se présente le lieutenant de Loucey, envoyé par le général Kahler ; il annonce que l'armée française quitte sa position de Sainte-Menehould : Köhler, en allant reconnaître les rives de la Bionne, a cru remarquer de grands mouvements à l'aile droite de l'ennemi. Cette nouvelle émut vivement Frédéric-Guillaume. Il s'imagina que Dumouriez, se voyant enveloppé, tentait de s'évader encore une fois, comme à Grandpré quatre jours auparavant, Il s'échauffa, dit Massenbach, comme le lion à qui semble échapper sa proie ; il n'avait pas encore eu l'occasion de faire briller son courage personnel et de regarder l'adversaire dans le blanc des yeux. En présence de Brunswick, sans le consulter, sans se soucier du plan du généralissime, Frédéric-Guillaume ordonne que l'armée se dirige aussitôt vers la route de Châlons pour barrer le passage à Dumouriez. Brunswick s'incline, comme toujours, et ne fait pas une seule objection ; peut-être croit-il, comme le roi, que le lieutenant de Loucey a dit vrai, que les Français, réveillés de leur sommeil, veulent se tirer à temps du réseau qui les entoure.

Mais au même instant le duc de Weimar et Heymann[14] entrent au quartier général. Charles-Auguste, accompagné de dix hussards d'Eben, s'est porté en avant de Massiges, à une lieue et demie du camp prussien ; il a vu de loin, à l'aide d'un excellent télescope anglais, la position de Dumouriez ; il déclare, ainsi que Heymann, qu'il n'a rien observé d'insolite, que l'armée française est immobile et semble rester sous ses tentes. Mais Frédéric-Guillaume s'était mis en tête que l'adversaire n'osait l'attendre et se dérobait une seconde fois. Il répondit que le rapport du général Köhler lui paraissait exact et que les Français, comprenant l'imminence du danger, se hâtaient de décamper.

On se mit à table. Le duc de Weimar s'assit à côté de Frédéric-Guillaume. Pendant le repas, arrive le général Köhler. Il connaît la résolution du roi. Il prend peur, il craint les conséquences de cette marche subite, il veut dégager sa responsabilité. Il aborde Brunswick. Le duc, silencieux, lui montre de la main Frédéric-Guillaume. Köhler s'avance vers le roi ; il a vu, dit-il, quelque agitation à l'aile droite des ennemis, mais il n'ose affirmer qu'ils aient réellement l'intention de battre en retraite. Le duc de Weimar et Heymann appuient le témoignage du général Köhler, et assurent de nouveau qu'ils ont observé le camp français sans y remarquer le moindre mouvement.

Mais l'ordre était donné ; le roi ne le retira pas. Il était de ces caractères faibles qui croient être fermes lorsqu'ils ne sont qu'obstinés, et qui prennent l'entêtement pour de la force. Ses accès d'impatience et ses velléités belliqueuses lui semblaient des inspirations de génie militaire. Il persévéra dans son opinion et, en réalité, ce fut lui, et non Brunswick, qui mena ses troupes à Valmy[15].

 

V. L'armée prussienne devait passer à Massiges le reste de la journée. Des soldats de tous les régiments s'étaient dispersés dans les villages voisins pour chercher de l'eau, du bois et des vivres. On tirait des fourgons les batteries de cuisine, on mettait les chevaux au piquet. Massiges et ses alentours offraient l'animation et le tumulte d'un camp.

Tout à coup, vers trois heures, l'armée reçoit l'ordre de marcher sans retard vers le sud. Hohenlohe venait d'entrer avec son détachement à Vienne-le-Château, il avait passé la Biesme et approchait du village de la Placardelle, il allait se heurter aux troupes de Duval ; on lui commande de revenir sur ses pas, de l'autre côté de l'Aisne et de se diriger par Ville-sur-Tourbe et Virginy sur Somme-Bionne, où son avant-garde passera la nuit sous les armes, pour se remettre en marche au point du jour et gagner la route de Châlons. Parallèlement à l'avant-garde de Hohenlohe, l'armée royale, longeant la rive gauche de la Tourbe, se porte par Wargemoulin, Laval et Saint-Jean sur Somme-Tourbe. Plus loin, parallèlement à l'armée du roi et à l'avant-garde, le corps de Kalkreuth, auquel se joint la brigade du prince royal, s'avance par Perthes et Hurtus sur Somme-Suippes. Clerfayt doit le suivre de près. Les équipages demeurent en arrière ; bagages, chariots, cent cinquante chevaux fatigués ou malades, voitures des commandants et des chefs supérieurs de l'armée, service des ambulances, tout ce qui peut retarder la marche des Prussiens, reflue sur les Maisons-de-Champagne, entre Rouvroy et Massiges. Le prince royal ne garde pas un cheval de main et ne retient près de lui que son brosseur. Gœthe laisse à son fidèle domestique, Paul Götze, sa chaise de poste et sa valise, enfourche un cheval, et se joint résolument aux officiers du premier escadron du régiment de Weimar. Les employés de la chancellerie et de l'intendance, les secrétaires du roi de Prusse et du généralissime, toutes les personnes de l'état civil de l'armée, restent aux Maisons de Champagne. Cette ferme isolée se transforme en un camp retranché ou, comme on dit, en une Wagenburg ou enceinte de voitures rangées les unes à côté des autres ; on n'y met, pour toute défense, qu'une pièce de 3, deux canons de 6 et le bataillon des fusiliers de Forcade[16].

On part en toute hâte, comme s'il s'agissait, non pas d'attaquer l'adversaire, mais de le fuir. On part, l'estomac vide, en maugréant contre l'état-major qui ne donne pas le temps au soldat de prendre un peu de nourriture[17]. Le prince royal n'attendit même pas les hommes de sa brigade qu'il avait envoyés dans les villages des environs ; leurs camarades emportèrent leurs fusils et leurs sacs, et, lorsqu'ils revinrent, hors d'haleine, ils durent jeter à terre ce qu'ils avaient apporté et entrer aussitôt dans le rang[18].

Les officiers de l'avant-garde ne cachaient pas leur désappointement. Ils comprenaient l'importance du mouvement dont Brunswick les avait chargés. Ils allaient s'enfoncer en pleine Argonne ; ils suivaient, rapporte l'un d'eux, la route que prescrivaient la raison et les règles de la guerre, et voilà qu'on leur faisait prendre un chemin opposé ! Ils n'avaient obéi qu'avec tristesse. Leur inquiétude s'augmenta lorsqu'ils passèrent près de Montremoy et que Brunswick, qui venait sur la hauteur pour observer les positions françaises, fit appeler Massenbach. Jamais, assure le major, le duc n'avait eu l'air plus mécontent ; ses joues étaient brûlantes et ses yeux brillaient d'un éclat extraordinaire. Notre avant-garde est là, dit-il à Massenbach. — La tête de la colonne est au pied de la montagne. — Avez-vous des guides ?Oui, Excellence, j'ai quatre hommes du pays. — En voici deux encore, et ne les laissez pas échapper. — Mais, demanda Massenbach, le plan de Votre Excellence ne sera donc pas exécuté ?Non, répondit le duc avec résignation, on trouve tout cela trop lent, on croit que l'ennemi décampe, on craint qu'il ne se dérobe, et, en conséquence, nous allons à droite.

On peut s'imaginer, ajoute le major prussien, les pensées qui m'assaillirent. Il s'entretint durant la route avec ses guides. C'étaient des paysans de Virginy et de Wargemoulin. Notre bon roi est mal conseillé, disait l'un d'eux, la reine se mêle du gouvernement et ne devrait pas s'en mêler, ce n'est pas l'affaire des femmes ; malheureusement, elle a plus d'esprit que le roi. Un autre racontait à l'officier la fuite de Louis XVI et son arrestation à Varennes, tout près de là, de l'autre côté de la forêt : il l'aurait échappé belle, si les hussards qui devaient l'escorter, n'avaient pas eu peur des canons, et les canons n'étaient pas chargés ![19]

On était arrivé dans la plaine immense et désolée de la Champagne pouilleuse Pas un bruit ne s'élevait ; tout paraissait immobile et muet. On ne voyait à l'horizon que de rares villages aux maisons blanches. Pas d'arbre, pas le moindre buisson ; le regard, écrit le prince royal, ne trouvait quelque variété que dans les faibles ondulations du terrain ; c'était la vallée la plus triste du monde[20].

La nuit vint, noire, profonde, sans lune et sans étoiles ; le vent soufflait avec rage. On avait recommandé le plus grand silence, car on s'imaginait que l'adversaire ignorerait jusqu'au dernier moment l'approche de quarante mille soldats. La marche silencieuse de cette longue file d'hommes dans les ténèbres avait je ne sais quoi d'étrange et de sinistre qui faisait battre le cœur du plus brave. Nuit inoubliable, s'écrie Massenbach, dont l'obscurité était le symbole de notre propre obscurité politique et stratégique ![21]

Sur l'ordre de Frédéric-Guillaume, les troupes campèrent, en s'échelonnant à peu près sur le chemin de grande communication qui mène de Suippes à Valmy et que longe la ligne actuelle du chemin de fer : l'avant-garde à Somme-Bionne, le gros de l'armée à Somme-Tourbe, le corps de Kalkreuth et la brigade du prince royal à Somme-Suippes[22].

Le roi coucha dans l'unique auberge de Somme-Tourbe. Le duc de Brunswick établit son quartier général à la porte de l'hôtellerie, sous une tonnelle. Les émigrés, qui suivaient l'état-major de Frédéric-Guillaume, s'emparèrent rapidement, en Français avisés, de tous les œufs du village. Gœthe entra dans une maison et découvrit, au fond de la cave, quelques bouteilles de bon vin qu'il offrit à ses camarades[23]. A Somme-Suippes, Kalkreuth, le prince royal et son frère, les officiers de l'état-major trouvèrent de la viande froide chez un meunier et dormirent dans la même chambre, près d'un bon feu de cheminée, les uns à côté des autres, sur la paille qui jonchait le plancher. A Somme-Bionne, Hohenlohe et ses officiers couchèrent sur la dure, près d'un petit feu, derrière le bataillon de fusiliers de Renouard. Partout, sur la longue ligne qu'occupait l'armée prussienne, les soldats mirent leurs fusils en faisceaux et passèrent la nuit en plein air. Le froid était très vif ; ils allumèrent d'énormes brasiers ; ils brûlèrent, pour se chauffer, des fermes entières, en promenant des brandons de paille dans les écuries et les granges. Ils coururent de tous côtés pour ramasser des vivres et parvinrent à ramener plus de cent cinquante bêtes de toute sorte. Des officiers voulurent les rappeler au sentiment de la discipline et leur défendre le pillage et l'incendie. Leurs efforts furent inutiles ; on était à la veille d'une bataille ; les généraux même, assis tranquillement auprès des feux de bivouac, regardaient, sans dire un mot, les soldats aller et venir, plumer la volaille qu'ils avaient dérobée, livrer à III flamme tout ce qu'ils trouvaient, chaises, tables, armoires, tonneaux, jusqu'aux portes des maisons et au bois des voitures[24].

C'est ainsi que dans la nuit qui précéda le combat de Valmy, les Prussiens allaient à la rencontre des Français, tout droit et tète baissée, sans faire une seule reconnaissance, sans envoyer en avant un officier d'état-major pour étudier le terrain, sans former un plan de bataille : Frédéric-Guillaume croyait surprendre et accabler aisément l'adversaire. Brunswick, voyant les soldats jeter les échalas à pleines poignées dans leurs feux, les blâmait de faire une flamme trop ardente qui dénonçait leur présence. Mais l'alarme était déjà donnée dans le camp de l'avant-garde ennemie ; à Somme-Bionne, des sentinelles du bataillon de Renouard aperçurent, à quelque distance, une vedette française et tirèrent sur elle sans l'atteindre ; notre marche, dit Massenbach, était désormais connue, et l'adversaire eut le temps de se préparer pour nous faire le lendemain une digne réception[25].

 

 

 



[1] Laukhard, III, 149 : nicht drei Achtel waren von der Ruhr frei ; et le prince royal lui-même écrit dans ses Réminiscences, à la date du 19 septembre, que sa santé n'était plus aussi bonne qu'auparavant et qu'il commençait à souffrir un peu de la diarrhée. C'est alors, ajoute Laukhard, que la vermine, cette plaie terrible, se mit à nous dévorer, et les officiers mêmes ne lui échappèrent pas.

[2] Témoin oculaire, II, 65.

[3] Massenbach, I, 68.

[4] Cf. le chapitre Montcheutin, p. 135-136, et le témoignage de Lombard ; Nassau-Siegen, 349 ; Valentini, 7 ; Manso, I, 247 ; Geschichte der Kriege in Europa, I, 66.

[5] Gœthe, Camp, de France, 69, et Gœthe-Jahrbuch, IV, 323-324 (conversation du poète avec Böttiger).

[6] Elle laissait à Grandpré le bataillon des fusiliers de Legat pour garder le défilé et l'hôpital militaire, et celui de Schenk à Mouron pour garder le pont de l'Aisne. (Minutoli, Erinnerungen, 124.)

[7] Gœthe, Camp. de France, 71-72, il nomme le pays verrufen, et Massenbach, elend.

[8] En français dans l'original, Témoin oculaire, II, 75-76 ; Rémin., 157 ; Laukhard, III, 150.

[9] Ce chemin romain est l'ancienne route militaire que suivaient les légions lorsqu'elles se rendaient de Reims à Metz. Il a été décrit par Aethicus dans son itinéraire des provinces ; il passe près de Saint-Hilaire-le-Grand, de Wargemoulin, de Berzieux et de Vienne-la-Ville (l'ancienne Auxuenna), il s'élève ensuite, au delà de l'Aisne, dans les bois communaux, à travers les Hauts-Bâtis, jusqu'à la Biesme, près de La Chalade.

[10] Massenbach, Mém., I, 76 ; Geschichte der Kriege in Europa, I, 67-68.

[11] Massenbach, Mém., I, 71.

[12] Hussards de Wolfradt, fusiliers de Gillern et de Forcade, chasseurs à pied, batterie volante de Schönermark.

[13] Il avait auparavant gravi, entre Virginy et Malmy, la hauteur de Montremoy, pour observer au loin le camp français. Au pied du monticule, dans la plaine qui s'étend jusqu'à Berzieux, les hussards de Köhler escarmouchaient avec les hussards de Stengel. Les Français, dit Massenbach, étaient assez opiniâtres ; il semblait qu'ils eussent envie de repousser violemment nos avant-postes et de prendre eux-mêmes possession de la colline. Mais ils se replièrent ; les généraux se rendirent sur l'observatoire de Montremoy et purent voir très distinctement au delà de l'Aisne le camp ennemi ; on apercevait encore non loin de Vienne-la-Ville quelques feux de bivouac. Le Montremoy me parut être le mont Sinaï ; tout le peuple était au pied de la montagne et attendait la loi nouvelle. (Mém., I, 72.)

[14] Voir sur Heymann, Invasion prussienne, 119-120.

[15] Cf. sur cet épisode les Mém. de Massenbach, I, 94 et 105, sa conversation avec le général Köhler, la lettre du 17 sept. 1794 que Charles-Auguste de Weimar écrivait au major, App., 329-330, et Gœthe, Camp. de France, p. 74-75. L'auteur du Tableau historique fait le même récit (II, 107).

[16] Massenbach, Mém., I, 77-78 ; Rémin., 157 ; Gœthe, Camp. de France, 75 ; Hüffer, Aus dem Nachlass Lombards, 25 ; Témoin oculaire, II, 79.

[17] En chevauchant à côté de la colonne, on rencontrait plusieurs officiers de connaissance qui galopaient ici et là pour hâter ou retarder la marche. On se causait, on s'arrêtait, on se groupait. Il se forma ainsi un cercle de douze personnes environ, connues et inconnues ; on questionna, on se plaignit, on s'étonna, on critiqua, on raisonna ; on ne pouvait pardonner au généralissime le diner interrompu. Un joyeux compagnon souhaita une saucisse et du pain ; aussitôt un autre s'écria qu'il ne désirait qu'un rôti de chevreuil et une salade d'anchois ; tout cela ne coûtait rien, aussi ne se fit-on pas faute de pâtés, de friandises et des vins les plus exquis ; finalement, on eut un festin si complet qu'un de nous, dont l'appétit s'était réveillé outre mesure, maudit toute la société et déclara qu'il était absolument insupportable d'exciter et de torturer ainsi l'imagination, lorsqu'on manquait de tout. On se dispersa, et personne ne s'en trouva mieux. (Gœthe, Camp. de France, 76-77.)

[18] Réminiscences du prince royal, 157.

[19] En français dans l'original, Massenbach, Mém., I, 80.

[20] Mot de Gœthe, Camp. de France, 76 ; comparez les Réminiscences du prince royal, 157.

[21] Gœthe, Campagne de France, 76 ; Massenbach, Mém., I, 80 ; Laukhard, III, 151.

[22] Le département de la Marne et surtout l'arrondissement de Sainte-Menehould renferment un certain nombre de villages et de hameaux dont le nom commence par le mot Somme et qui sont toujours situés à la source d'une rivière. C'est près de Somme-Bionne, de Somme-Puis (ou Sompuis), de Somme-Py, de Somme-Suippes, de Somme-Tourbe, de Somme-Vesle, de Somme-Yèvre que la Bionne, le Puis, la Py, la Suippe, la Tourbe, la Vesle et l'Yèvre prennent leur source. Citons encore, dans la Meuse, Sommaisne, Sommedieue et Sommelonne aux sources de l'Aisne, de la Dieue et de la Lonne.

[23] C'est un des récits les plus piquants de sa froide Campagne de France (80-81). Tout près du feu j'aperçus une pesante et forte herse ; je m'assis dessus et glissai par dessous mon manteau mes bouteilles entre les dents de la herse. Au bout de quelque temps je sortis une bouteille, et mes voisins poussant des exclamations, je leur offris de la partager avec eux. Ils burent à longs traits, le dernier modérément, car il voyait bien qu'il ne me laissait que peu de chose. Je cachai la bouteille à côté de moi, sortis bientôt après la seconde, et bus à la santé de mes amis qui s'en régalèrent encore une fois sans remarquer d'abord le miracle. Mais, à la troisième bouteille, ils crièrent au sorcier...

[24] Gœthe, Camp. de France, 77-79 ; Rémin., 158 ; Massenbach, Mém., I, 81 ; Témoin oculaire, II, 81-82 ; Laukhard, III, 151-152.

[25] Massenbach, I, 81 ; Gœthe, Camp. de France, 78.