LA GUERRE

1870-1871

 

CHAPITRE IX. — PARIS.

 

 

Vinoy et Ducrot. — Combat de Châtillon (19 septembre). — Investissement de Paris. — La défense, ligne, mobile, garde nationale. — Trochu. — Reprise du Moulin-Saquet et des Hautes Bruyères (22-23 septembre). — Combat de Chevilly (30 septembre). — Combat de Bagneux et de Châtillon (13 octobre). — Combat de la Malmaison (21 octobre). — Combat du Bourget (30 octobre). — Journée du 31 octobre. — La mission de Thiers. — Entrevues de Versailles et de Sèvres. — Le plan de Trochu. — Bataille de Villiers-Cœuilly (30 novembre). — Bataille de Champigny (2 décembre). — Lettre de Moltke. — Conférence de Londres. — Second combat du Bourget (21 décembre). — Bombardement de Paris. — Bataille de Montretout ou de Buzenval (19 janvier). —Destitution de Trochu. — Vinoy général en chef. — Capitulation de Paris et armistice (28 janvier). Opposition de Gambetta. — Jules Simon à Bordeaux. — La paix. — Fondation de l'unité germanique.

 

Paris était prêt à soutenir un siège lorsque se montrèrent les vainqueurs de Sedan. Palikao avait amassé des approvisionnements considérables et rassemblé un parc de bestiaux ; il avait ébauché quelques redoutes, et pour armer et garnir les forts de l'enceinte, le ministre de la marine Rigault de Genouilly avait fait venir des ports plus de 200 pièces de gros calibre et 14.000 marins, 10.600 matelots et 3.300 soldats d'infanterie, hommes robustes, disciplinés, dévoués à leurs chefs, étrangers aux écarts de la révolution, ne connaissant que le devoir rigoureux et le remplissant avec abnégation, servant dans les forts et les camps comme à bord de leurs vaisseaux. Deux corps, le 13e et le 14e, composaient l'armée active. Le 14e qui se formait à peine, avait à sa tête le général Renault. Le 13e était commandé par le général Vinoy, sage, expérimenté, unissant au talent le patriotisme. Envoyé au secours de Mac-Mahon, Vinoy avait, à la nouvelle du désastre de Sedan, opéré la plus habile retraite. Une de ses divisions, la division Blanchard, fatiguée, manquant de cartouches, ignorant où était l'adversaire, fut un instant compromise. Les mouvements décousus des Allemands qui la poursuivaient, et surtout un retard fortuit la sauvèrent. Elle partit de Mézières après l'heure fixée ; mais au moment où elle passait à Saulces-aux-Bois, des habitants de Rethel purent l'avertir que les ennemis occupaient leur ville. Vinoy changea son plan, quitta le chemin de Rethel, gagna lestement Novion-Porcien, puis Chaumont-Porcien et de là Montcornet et Laon par un crochet sur Seraincourt.

Bientôt paraissaient les Allemands. Dès le 4 septembre, les deux armées du prince royal de Saxe et du prince royal de Prusse s'ébranlaient, la première par Laon, Soissons, Compiègne et. Pontoise, la seconde par Reims, Epernay et Château-Thierry. Celle-là s'établissait au nord de Paris ; celle-ci traversait la Seine à Villeneuve-Saint-Georges et à Juvisy. L'une et l'autre remarquaient sur leur passage une recrudescence de haine ; les villages vides, les meules de foin brûlées, les ponts détruits, les routes dépavées, couvertes d'éclats de verre ou barrées par des abatis, des obstacles dressés précipitamment et sans système, tout démontrait que la guerre prenait un nouveau caractère.

 

Le 19 septembre, avait lieu le premier combat digne de ce nom, le combat de Châtillon. Un véritable homme de guerre, Ducrot, avait reçu le commandement supérieur du 13e et du 14e corps, Ducrot, qui après la capitulation de Sedan s'était évadé dans la gare de Pont-à-Mousson où personne ne se souciait de lui, Ducrot à la haute taille, à la forte carrure, au regard perçant, à la parole brève, Ducrot, emporté, fougueux, extrême dans ses affections et ses inimitiés, manquant parfois de prudence et de tact, mais vaillant, déterminé, plein d'un mépris superbe pour la populace de Paris, bravant non sans fierté les clameurs des clubs et les calomnies des journaux, faisant passionnément son métier de soldat, exhalant depuis Sadowa les patriotiques angoisses qui l'obsédaient, prévoyant la catastrophe et se raidissant contre elle de toutes ses forces pour la retarder, combattant l'Allemagne avec haine et avec rage ou, comme il disait, avec l'ardeur du vieux sang gaulois qui bouillait dans ses veines, Ducrot qui fut peut-être la plus saisissante figure du siège de Paris.

Il avait résolu de tomber sur le flanc droit des Allemands et d'assaillir les Prussiens de Kirchbach et les Bavarois de Hartmann pendant qu'ils traversaient. la vallée de la Bièvre et défilaient processionnellement sur Versailles par Bicêtre et Villacoublay. Il s'établit au plateau de Châtillon qu'il voulait, malgré Trochu, conserver à tout prix. Mais il n'avait avec lui que le 14e corps. On ne lui confia pas le 13e : Vinoy, plus ancien de grade et mis en évidence par la retraite de Mézières, s'irritait d'être sous la dépendance de Ducrot, et Trochu n'osa réunir les deux corps d'armée.

De honteuses défaillances se produisirent. L'artillerie lutta vigoureusement tout le jour. Le 15e régiment de marche, jeté en avant au Plessis-Piquet, ne se replia qu'après une très ferme résistance. Mais aux premiers obus, les zouaves récemment formés et qui n'avaient encore des zouaves que l'habit, s'enfuirent en poussant des cris affreux et portèrent la terreur jusque dans la ville. La division Caussade et la division d'Hugues se débandèrent. Caussade qui devait rester à Clamart, rentra de son chef à Paris. La division Maussion abandonna Bagneux. Désespéré, ne recevant ni munitions ni renforts, manquant d'eau, craignant d'être complètement enveloppé, Ducrot quitta le plateau de Châtillon. Aussitôt Trochu faisait évacuer toutes les redoutes extérieures et sauter tous les ponts. Il ne gardait que le Mont-Valérien, le pont de Neuilly et le pont du chemin de fer d'Asnières.

La journée était irréparable. La confiance s'ébranla. Le peuple répéta que les troupes ne valaient rien, puisque les zouaves avaient fui les premiers. Les Allemands occupèrent les hauteurs de Châtillon, de Clamart, de Meudon qui dominent les forts du Sud. Le soir du 19 septembre, leurs armées faisaient leur jonction. L'armée du prince royal de Saxe s'installa de la Marne jusqu'à Saint-Germain et se lia par la division wurtembergeoise établie entre Seine et Marne à l'armée du prince royal qui tenait toute la région de Bougival à Choisy-le-Roi. 150.000 hommes, s'étendant sur un espace de vingt lieues, osaient bloquer le gigantesque Paris. Mais les assiégeants se renforcèrent bientôt ; ils étaient 250.000 au milieu d'octobre et, mettant à profit l'inaction des assiégés, ils se hâtaient de garnir les positions essentielles, d'étager sur les coteaux des batteries qui commandaient les routes, de créneler et de barricader les villages, de les unir solidement les uns aux autres par des ouvrages de campagne, de commencer ces travaux d'investissement qu'ils devaient avec le temps améliorer et parfaire. Ils assuraient leurs subsistances par des ravitaillements réguliers, par l'emploi des vivres de conserve et notamment de la saucisse aux pois, par des réquisitions que leur nombreuse cavalerie opérait à longue distance, par des achats de la main à la main. Resserrer étroitement, hermétiquement la place, intercepter toutes ses communications, la réduire, comme Metz, par la famine ; tel était leur plan. Eh bien, disaient les officiers prussiens dès le 21 octobre à un de nos intendants, vous ne mourez pas encore de faim à Paris ?

Les forces dont disposa Trochu, comprirent peu à peu 500.000 hommes. Mais, outre les marins des forts, le 33e et le 42e, ramenés par Vinoy, étaient les seules troupes de ligne oui fussent inébranlables au feu. Aussi formèrent-ils comme le fonds de toutes les sorties, et ils donnèrent si souvent que leur effectif était à la fin du siège presque entièrement renouvelé. Le reste de l'armée de Paris n'était qu'un rassemblement confus qui n'avait que des apparences de cadres.

Les régiments de marche qui furent constitués en véritables régiments de ligne, manquaient d'esprit de corps et de solidité ; le quart, le tiers au plus étaient de bons soldats ; les autres n'avaient nulle habitude du service, nulle instruction militaire.

La garde mobile, forte de 90 bataillons ou de 415.000 hommes, était supérieure en nombre à la troupe de ligne qui compta, dans le cours du siège, de 75 à 80.000 hommes ; mais elle lui était bien inférieure en qualité. Les mobiles de la Seine, insubordonnés, turbulents, pillards, se livraient aux plus grands excès. Déjà au camp de Châlons, ils avaient impunément prodigué de grossières insultes à Canrobert et à l'empereur. Ils refusaient de défendre les postes qui leur semblaient trop exposés et s'avisèrent, le 20 septembre, d'évacuer de leur plein gré le Mont-Valérien. Ceux des forts de la Briche et de la Double-Couronne louaient des vêtements bourgeois à Saint-Denis et venaient passer la nuit à Paris. Une fois, en janvier, 500 désertèrent la grand'garde de la Courneuve. Une vingtaine s'échappèrent du fort d'Issy pour coopérer à l'émeute du 22 janvier. Les mobiles de la province étaient plus sérieux. Mais ils se laissèrent envahir par la nostalgie et gâter par le contact des Parisiens. Ils étaient logés chez l'habitant et abandonnés aux excitations populaires. Beaucoup traînaient sur le pavé des rues ou dans les cabarets. Près de 8.000 furent atteints de honteuses maladies. Ajoutez qu'un décret du 14 septembre, rendu par le gouvernement, malgré l'opposition de Le Flô et de Trochu, avait soumis les grades de la mobile à-l'élection. Les bataillons des départements conservèrent leurs chefs. Ceux de Paris n'élurent que des hommes incapables ou intrigants qui les flattaient ou leur faisaient de belles promesses. Les choix devinrent si mauvais qu'un décret du 19 décembre, arraché par Ducrot à Trochu, restitua, mais trop tard, la nomination des officiers au pouvoir exécutif.

La garde nationale ne formait que la toile de fond. Elle comprenait d'abord 60 bataillons animés du meilleur esprit ; elle finit par compter 283 bataillons ou 344.000 hommes et ne fut plus qu'une cohue où se trouvaient des enfants et des vieillards, des vagabonds, des repris de justice. Un grand nombre de commandants, attachés au parti qui méditait d'établir la dictature de la Commune, prétendaient se soustraire à l'autorité du gouvernement. Gustave Flourens, le dieu des Bellevillois, élu par cinq bataillons qu'il voulait conduire tous à la fois, avait obtenu de Trochu le titre de major de rempart et, de son propre mouvement, faisait battre le rappel et convoquait sa milice. Le 5 octobre, à la tête de dix bataillons, il sommait Trochu et ses collègues de changer le personnel des administrations et de procéder aux élections municipales. Le 8 octobre, 4.000 gardes nationaux armés descendaient de Belleville, de Ménilmontant et de Charonne en proclamant la Commune et bloquaient un instant les membres du gouvernement dans l'hôtel de ville. Un décret ordonna que la garde nationale s'organiserait en compagnies de mobilisés volontaires ; 6.500 se présentèrent et. on n'osa publier ce chiffre dérisoire. On prit dans chaque bataillon 4 compagnies, composées des hommes de 20 à 45 ans, et on en forma des régiments de guerre qui furent envoyés à l'extérieur et employés dans les tranchées. Ces régiments, à quatre bataillons ; chacun de cinq cents hommes, étaient constitués dès le 20 novembre. Les uns eurent bonne contenance et remplirent simplement, dignement leur devoir, parce qu'ils se composaient de lettrés, d'artistes, de commerçants, de gens modérés qui s'appliquaient à contenter leurs chefs et se battaient volontiers pour la patrie. Les autres, où dominait l'élément ignorant et exalté, s'enivrèrent, quittèrent leurs postes, donnèrent aux troupes l'exemple de l'indiscipline et les fatiguèrent par des alertes continuelles en tiraillant la nuit sans motif. Ces outrance ou sang-impur qui hurlaient la Marseillaise et criaient à pleine gorge qu'il fallait faire des sorties, refusaient d'aller au feu et ne désiraient voir de l'ennemi que ses casques et ses fusils qu'ils achetaient aux lignards ou aux mobiles pour les exhiber triomphalement à Paris.

Quant aux corps francs, ils n'agirent qu'à leur guise et firent plus de mal que de bien. Les éclaireurs à cheval de Franchetti, le corps des mitrailleurs du colonel Pothier, le corps auxiliaire du génie commandé par Alphand et Viollet-le-Duc, la troupe des ouvriers auxiliaires du génie dirigée par l'ingénieur Ducros, rendirent de précieux services. Le reste pérorait ou maraudait.

Le chef de cette armée immense, incohérente et désordonnée était un homme petit, maigre, chauve, à la figure calme, rêveuse et. nullement militaire, malgré de noires moustaches. Toutefois, s'il n'avait pas la prestance et l'énergique physionomie de Ducrot, Trochu, très brave, plein de sang-froid, prodigieusement actif, le plus brillant officier de l'armée d'Afrique, excellent chef d'état-major, organisateur méthodique, auteur d'un livre remarquable qui dévoilait les vices de l'armée française, passait en 1870 pour un des meilleurs généraux du second Empire. Mais il n'usa pas de son pouvoir discrétionnaire pour fermer les clubs et supprimer les journaux qui démoralisaient l'armée et surexcitaient le peuple, soit par de furieuses attaques contre le gouvernement, soit par de sinistres nouvelles, soit par de folles promesses de victoire. Dans la crainte de provoquer une guerre civile, il ménagea les meneurs de Belleville qu'il pouvait mater et maîtriser. Il voulut, avec ses imprudents collègues, administrer Paris comme en temps de paix et offrir au monde le spectacle unique d'une multitude enfiévrée et jouissant en pleine guerre de tous les bienfaits de la liberté. Il s'imagina qu'il était un Lamartine en uniforme, et prétendit maintenir l'ordre et comprimer l'effervescence populaire, non par la force du sabre, mais par la force morale, par le seul ascendant de sa plume et de sa parole, par de longues et fréquentes proclamations qui manquèrent leur effet et lui valurent le surnom de colleur d'affiches ou de général Trop lu. Doué d'une grande facilité d'élocution, il discourait, discourait sur toutes choses et se piquait d'être plus avocat que les avocats ses collègues. Désireux d'éblouir ses entours par ses connaissances étendues et ses aptitudes universelles, il descendait dans les plus petits détails. Enfin, il luttait sans conviction et sans espoir. Bien qu'il dit publiquement qu'il était pénétré de la plus entière confiance dans un retour de fortune, il regardait le siège comme une héroïque folie et répétait volontiers à ses intimes qu'on serait trop heureux de chicaner l'adversaire. Avec cela, dévot, mystique, comptant par instants sur un miracle, espérant une intervention divine, priant sainte Geneviève au dernier mois de l'investissement de sauver Paris en 1871 comme en 451 lorsqu'elle repoussait l'invasion des barbares. Je suis croyant, écrivait-il dans un projet de proclamation, et j'ai demandé à sainte Geneviève de couvrir encore une fois Paris de sa protection ; elle a voulu qu'à l'heure même ce vœu fût exaucé ; elle a providentiellement inspiré aux ennemis la pensée du bombardement qui les déshonore. Il aurait publié ces naïves effusions d'un cœur sincèrement catholique, si ses collègues du gouvernement ne l'en avaient empêché. Était-il besoin, lui répondait-on, de recourir au bon Dieu pour vaincre les Prussiens, et le roi Guillaume n'avait-il pas, ainsi que Trochu, ses saints qui combattaient pour lui ?

Enfin, Trochu défendit Paris comme on défend une bicoque ou un pigeonnier, tristement, passivement, sans énergie ni vivacité. Il aurait dû prodiguer les sorties, porter aux Allemands de rudes et incessants coups de boutoir, les inquiéter et les troubler continuellement, les user en détail, leur donner, de même qu'aux Parisiens, la fièvre obsidionale, profiter de sa supériorité numérique et de la rapidité de mouvement que lui offrait sa situation centrale, laisser à ses meilleurs lieutenants plus d'initiative et leur permettre d'agir de leur chef, tout en les suivant de près pour les aider au besoin. Il aurait dû se faire assaillant, construire en divers endroits ces contre-approches que demandait le général Tripier, rendre aux ennemis siège pour siège, marcher sous la protection de l'artillerie contre une ou plusieurs de leurs positions par des parallèles et des tranchées successives, tenter d'arriver par un travail souterrain sous leur propres ouvrages. Il aurait dé, au lieu de conserver intacts les sapeurs-pompiers, les gendarmes, la garde municipale, les douaniers, les sergents de ville, les répandre comme sous-officiers dans tous les corps de la garnison. Il aurait dû surtout tirer un plus grand parti du bon vouloir de la garde nationale et du désir d'activité qui la tourmentait, débrouiller aussitôt celte masse énorme qui fut trop longtemps un inextricable chaos, trier sur-le-champ les éléments les plus vigoureux, les assujettir à la discipline et à la rigueur de la loi militaire, les poster au dehors et les éduquer insensiblement, les accoutumer peu à peu à la vue de leur adversaire, les aguerrir par une série de petits engagements. Nul doute que la garde nationale, intelligemment employée dès le mois d'octobre, n'eût fini par être excellente. Ne se battit-elle pas avec bravoure pendant la Commune ?

Mais Trochu croyait que la garde nationale serait toujours, quoi qu'il fît, de la plus médiocre qualité. Après la perte du plateau de Châtillon, il ne pensa qu'à façonner et à former l'armée active, la ligne et la garde mobile. Et il est vrai que des éclats d'offensive se mêlèrent aux travaux de fortification. De fréquentes alertes raffermirent les soldats et leur rendirent du cœur. Vinoy occupait Vincennes et le front sud. Carrey de Bellemare tenait Saint-Denis. Ducrot s'établissait entre Billancourt et Saint-Ouen, plaçant ses avant-postes à Courbevoie, à Puteaux, à Asnières, à Suresnes, les poussant vers Saint-Cloud, la Fouilleuse et Rueil, leur faisant border la rive gauche de la Seine de Nanterre à Argenteuil, dressant des batteries qui balayaient la plaine de Gennevilliers, bâtissant des ouvrages au moulin des Gibets, à la Folie, à Charlebourg, à Colombes. De vastes reconnaissances élargirent le cercle des opérations de la défense, et, plusieurs furent de véritables combats où les mobiles, mis à l'épreuve, rivalisèrent parfois de vaillance avec les lignards. Mais ces combats n'étaient pas menés avec vigueur. Ils n'avaient guère d'autre but que de détendre les nerfs de Paris. Les troupes ne furent jamais assez nombreuses et ne tramèrent avec elle qu'une artillerie insuffisante. Le canon des forts servit moins à les protéger qu'à prévenir l'assiégeant.

Le 22 septembre, après s'être convaincu que l'émotion de Châtillon s'était calmée et que les Allemands ne tenteraient pas l'assaut, Trochu décidait de reprendre quelques-uns des dehors qu'il avait tachés, et de ressaisir Villejuif et les deux redoutes des Hautes-Bruyères et de Moulin-Saquet : il dominait ainsi la vallée de la Bièvre et la route de Versailles à Choisy-le-Roi ; il protégeait le flanc de Montrouge et de Vanves ; il couvrait contre un bombardement Bicêtre, Ivry, Bercy, le faubourg Saint-Antoine et le quartier de l'Hôtel-de-Ville. L'expédition réussit. Les Allemands n'avaient que faiblement garni les positions. On y entra dans la nuit du 22 septembre. La redoute des Hautes-Bru ères résista ; mais le 23, au matin, elle fut enlevée, et le même jour les escarmouches de Pierrefitte et de Stains coûtaient aux ennemis une centaine d'hommes.

Une sortie plus considérable s'exécuta le 30 septembre dans la direction de Choisy-le-Roi. Mais la canonnade qui la précéda donna l'éveil aux Allemands, et au lieu de prolonger ce feu d'artillerie pour ébranler les adversaires, Trochu le fit cesser au bout d'une demi-heure. Les colonnes d'attaque s'élancèrent sur Chevilly, l'Hay et Thiais. La brigade Guilhem, composée des deux vieux régiments, le 35e et le 42e, emporta les premières maisons de Chevilly ; mais son général fut frappé de dix balles dans la poitrine ; les réserves que Trochu défendit d'engager, ne vinrent pas, et les deux régiments de ligne, pris en flanc, reculèrent. A l'Hay, la brigade Dumoulin plia sous la fusillade qui partait du cimetière et du parc ; les officiers essayèrent en vain d'entraîner les soldats qui se pelotonnaient et refusaient d'aller plus avant. A Thiais, deux régiments de marche prirent d'abord deux canons ; mais comme si cet effort les mit épuisés, ils ne tardèrent pas à fléchir.

Le 13 octobre, Vinoy menait 9.5000 hommes à l'assaut de Bagneux et de Châtillon. Les mobiles de la Côte-d'Or et de l'Aube, soutenus par le 35 de ligne, s'emparèrent de Bagneux. Le capitaine Jean Casimir-Perier se signala par sa valeur et son sang-froid. Le comte de Dampierre, chef du bataillon de.l'Aube, mortellement atteint sur la dernière barricade, criait encore en avant. Quelques mobiles de la Côte-d'Or fuyaient ; leur lieutenant-colonel, Grancey, les menaça de son pistolet : Misérables, si vous n'avancez pas, je tire dans le tas ! Mais les vainqueurs ne purent déboucher du village. Pareillement, la brigade Susbielle, cheminant à la sape de maison en maison, conquit, non sans difficulté, le bas Châtillon, mais dut s'arrêter devant l'église, sous le feu des Bavarois, et ne parvint pas à gagner le haut Châtillon. Vinoy comptait néanmoins rester maitre de Bagneux et garder la position qui fournirait un point d'appui à de nouvelles attaques. Sur l'ordre de Trochu, il opéra sa retraite qui fut couverte par les marins du fort de Montrouge.

Le 21 octobre avait lieu le combat de la Malmaison où les zouaves furent des héros et lavèrent la tache du 19 septembre. A deux heures et demie, une porte du parc est brisée par les sapeurs. Aussitôt une compagnie de zouaves, entraînée par le commandant Jacquot, se jette dans le parc avec furie, le traverse en culbutant tout ce qu'elle rencontre, sort par une brèche, se lance au milieu des vignes et des haies à l'assaut de la Jonchère, se loge en un pavillon de bois, tiraille sur les Prussiens, recule un instant, revient à la charge, lorsqu'elle est rejointe par d'autres zouaves et par plusieurs soldats du 36e de marche, et derechef escalade les pentes de la Jonchère. Mais la moitié de ces braves gens tombe sous les balles ennemies ; le commandant Jacquot est blessé deux fois ; les zouaves rétrogradent vers le sud du parc. Là aidés par les francs-tireurs du Mont-Valérien, ils luttent quelque temps encore, puis rentrent dans le parc par la brèche qu'ils ont franchie tout à l'heure. On ne les a pas secourus. Effrayés par les projectiles qui pleuvent de la Jonchère, le 36e de marche et les mobiles du Morbihan se cachent au château de la Malmaison et dans les taillis. Le 1er bataillon des mobiles de Seine-et-Marne fait une utile diversion au bois Béranger, mais lâche pied à la vue des Prussiens qui s'ébranlent. Sur tous les points, les Français ont fléchi. Des francs-tireurs, conduits par le capitaine Faure-Biguet, des chasseurs, des mobiles de la Loire-Inférieure se battent vaillamment dans les bois de Longboyau et sur les bords de l'étang de Saint-Cucufa, mais plient sous une violente fusillade. Miribel, Nismes, Grandchamp installent sur les pentes du parc de Buzenval, près de la porte de Longboyau, trois canons et deux mitrailleuses qui tirent sur le plateau de la Jonchère et sur les endroits d'où débouche l'adversaire ; mais les Prussiens enfoncent la porte de Longboyau et s'emparent de deux pièces.

On a souvent dit que l'affaire de la Malmaison avait causé dans Versailles, au quartier général du roi de Prusse, une sorte de panique. ll suffit de remarquer, pour réfuter cette légende, que les Allemands n'avaient en ligne qu'une brigade et quatre compagnies. Le combat du Bourget eut une bien plus grande importance. Le 28 octobre, au matin, les francs-tireurs de la Presse surprenaient une compagnie de la garde royale prussienne et enlevaient le Bourget. Le général Carrey de Bellemare avait ordonné ce coup de main. Il dépêcha des renforts aux francs-tireurs et se rendit à Paris pour demander du canon. Mais Trochu ne voulait pas garder le Bourget qui lui semblait en pointe ; il répondit évasivement, puis envoya une batterie de 12 qui n'arriva qu'après l'action. On savait pourtant que le Bourget serait attaqué. Dès le 28 au soir, un bataillon prussien avait essayé de s'en saisir par un brusque assaut, et le 29, durant toute la journée, trente bouches à feu le bombardaient. Le 30, à huit heures du matin, sous la protection de leur artillerie, deux régiments de la garde s'avançaient, dans un ordre tout nouveau, dans l'ordre déployé soutenu par des tirailleurs, tantôt allant au pas de course, tantôt se jetant à terre et profitant du moindre abri, d'un sillon, d'un tas de fumier, et finissant par déborder le Bourget et par y pénétrer. Deux pièces étaient dans le village ; elles s'éloignèrent, 1 500 mobiles, suivant l'exemple de l'artillerie, regagnèrent Paris. Les officiers supérieurs étaient absents. Du bas Bourget., de la ligne du chemin de fer, de la Courneuve, de Drancy personne ne vint, ne fit feu. 1 900 hommes restaient au Bourget, cernés, livrés à eux-mêmes, et comptant sur des secours. C'étaient, outre des francs-tireurs de la Presse, le 12e et le 14e bataillon des mobiles de la Seine et le 28e de marche, en partie composé de grenadiers et de voltigeurs de la garde impériale. Leur résistance fut acharnée, héroïque. Ils défendirent les maisons une à une, tirant par les. fenêtres et par les soupiraux des caves, luttant ensuite à coup de crosse et de baïonnette, tuant ou blessant à l'ennemi près de cinq cents des siens, l'obligeant de percer les murs et d'assiéger chaque habitation, forçant le général de Budritzki à descendre de chevalet à prendre en main le drapeau du régiment Reine-Elisabeth pour emporter la principale barricade de la grande rue. Les uns tinrent jusqu'à onze heures, d'autres jusqu'à une heure. Tous tombèrent ou furent faits prisonniers. Le commandant Brasseur ne sortit de l'église qu'après avoir consommé toutes ses munitions. Le commandant Baroche, une des plus nobles victimes de cette guerre, aima mieux mourir que de se rendre et succomba, frappé d'une balle au cœur. Le village ressemblait à un charnier ; le sang y coulait par ruisseaux ; les murs étaient couverts de cervelles humaines.

Le 31 octobre, au matin, la population apprit à la fois l'arrivée de Thiers qui venait proposer un armistice, la capitulation de Metz et la perte du Bourget. Cette triple nouvelle exaspéra Paris. Les bataillons de la garde nationale mirent la crosse en l'air pour annoncer qu'ils assisteraient sans bouger au renversement des hommes du 4 septembre et à l'avènement d'un pouvoir plus énergique et plus résolu. La foule se porta vers l'hôtel de ville où les maires provisoires des arrondissements et les membres du gouvernement s'étaient réunis. Des députations reprochèrent à Trochu l'abandon du Bourget et les projets d'armistice. Les maires demandèrent l'élection immédiate d'un Conseil municipal, d'une Commune, et les membres du gouvernement acceptèrent en principe cette proposition. Soudain, dans l'après-midi, après avoir culbuté les mobiles de l'Indre dans l'escalier, les tirailleurs de Belleville, le seul bataillon qui fût alors sous le commandement direct de Flourens, forcent les portes de la salle des séances. Rochefort et Picard s'échappent. Trochu, Favre, Simon, Garnier-Pagès, Ferry sont entourés, pressés dans l'embrasure d'une fenêtre, insultés, couchés en joue, et refusent avec un calme inébranlable de donner leur démission. On proclame au milieu d'un affreux tumulte la déchéance de Trochu et de ses collègues. A la lueur des lampes que les garçons ont apportées selon la coutume et comme s'il n'y avait rien d'extraordinaire, Flourens, monté sur la table, dicte les noms des membres d'un Comité du salut public. Dorian, inscrit en tète de cette liste, proteste d'abord qu'il n'est que fabricant ; puis, acclamé par la multitude, il se rend dans le cabinet du maire et signe avec Magnin, Schœlcher, Arago, Floquet et Brisson une affiche qui annonce les élections municipales pour le lendemain. Mais Blanqui survient et rédige des décrets. La partie saine de la garde nationale, apprenant que les agitateurs s'emparent du pouvoir, se ravise. A huit heures, le 106e bataillon se fraye un passage à travers l'émeute et délivre Trochu et Ferry. Déjà Flourens, Blanqui, Minière ont peur pour eux-mêmes ; aidés de Dorian qui conseille d'éviter l'effusion du sang, ils proposent un arrangement à leurs otages, et Favre, Simon, Garnier-Pagès promettent de ne poursuivre personne, pourvu qu'ils soient saufs. De leur côté agissent les membres du gouvernement devenus libres, Trochu, Picard, Ferry. Le général, trop scrupuleux, ne voulait d'autre troupe que la garde nationale pour réprimer le mouvement. Picard prescrit de battre le rappel dans tout Paris. Ferry court à la place Vendôme, entraîne quelques bataillons vers l'hôtel de ville, commande d'enfoncer la porte de la place Lobau. Delescluze se présente en parlementaire et obtient de Ferry que les insurgés quitteront l'édifice, sans être inquiétés, s'ils respectent les captifs. Deux heures s'écoulent. Le comte de Legge, perdant patience et violant les instructions qu'il a reçues, pénètre à la tête de ses mobiles du Finistère dans un souterrain qui relie la caserne Napoléon à l'hôtel de ville ; il se saisit du rez-de-chaussée et enferme dans les caves tous les séditieux qu'il rencontre ; mais Le Flô qui s'esquive pendant cette attaque, lui enjoint de s'arrêter, de crainte de provoquer le massacre de Favre et de Simon. Enfin, à trois heures et demie du matin, sur l'ordre de Le Flô, le comte de Legge ouvre à Ferry la porte de la place Lobau. Suivi des gardes nationales, Ferry entre dans la salle du Conseil, monte sur la table et déclare aux sang-impur qu'ils sont ses prisonniers et qu'il leur fait grâce. Les hommes du 4 septembre et ceux du 31 octobre sortent pêle-mêle de l'hôtel de ville comme s'ils se protégeaient mutuellement. Pas un coup de fusil n'avait été tiré.

Le gouvernement sauvé invita les Parisiens à voter le 3 novembre par oui ou par non s'ils entendaient le conserver à son poste, et il eut 559.000 oui contre 62.000 non. Encouragé par ce plébiscite, il ordon na l'arrestation des principaux meneurs, malgré la transaction que plusieurs de ses membres avaient acceptée. Il consentit à l'élection des maires, en affirmant toutefois que cette élection était la négation de la Commune et que les maires ne seraient que les agents du pouvoir exécutif. Rochefort se retira : il avait inutilement demandé qu'on punit les émeutiers avec la dernière sévérité, que le gouvernement fût transféré dans une ville plus sûre, que l'autorité militaire devint omnipotente à Paris et y établit l'état de siège dans toute sa rigueur !

Thiers avait quitté Paris pendant cette fameuse journée du 31 octobre. Depuis quelques semaines, à la prière de Favre, il parcourait l'Europe pour l'intéresser à la cause de la France et obtenir des puissances soit une médiation armée soit plutôt une intervention collective ou isolée. Il s'était rendu à Londres, à Vienne, à Pétersbourg, à Florence. Mais il eut beau se plaindre de la politique des grands États qui se conduisaient en 1870 comme la France en 1866. Il trouva partout, avec les égards les plus courtois, une abstention obstinée. Lui-même reconnaissait tristement que la sympathie de Gladstone et de Granville pour sa patrie se réduisait à rien et que l'Angleterre, se renfermant dans sa position insulaire, craignait de s'approcher de l'incendie qui dévorait le centre du continent. L'Autriche, menacée par la Russie, se contentait de regretter la torpeur de l'Europe et de souhaiter une entente commune entre les neutres. La Russie récriminait contre le second Empire ; Gortschakow ne pensait qu'à déchirer le traité de Paris qu'il nommait sa robe de Nessus, et si le tsar Alexandre écrivait à Guillaume et le priait de ne pas démembrer le territoire français, le roi de Prusse répondait qu'il ne pouvait s'opposer à l'opinion unanime de l'Allemagne qui réclamait une frontière mieux garantie. L'Italie n'était préoccupée que de Rome où elle installait sa capitale, et pourquoi eût-elle fait en faveur de la France une démonstration militaire ? Victor-Emmanuel promit d'abord de mobiliser un corps d'armée ; mais le lendemain il demanda si ce mince contingent sauverait la France, et Thiers garda le silence. Si mon ami, remarquait le ministre Visconti-Venosta, se jette par la fenêtre sans m'en avertir et se casse le cou, dois-je sauter après lui pour me briser les membres ? Thiers avait touché barre à Berlin. Il s'était entretenu longuement avec le célèbre historien Ranke et lui avait déclaré que la France n'accepterait jamais la cession de l'Alsace. Vous nous avez arraché, lui dit Ranke, deux de nos provinces de l'Ouest, et nous les revendiquons. L'Allemagne a versé son sang ; elle sait que la France ne lui pardonnera pas Sedan ; elle exige une sûreté pour l'avenir. Notre peuple ne supportera pas que ses anciennes possessions restent dans des mains françaises ; quand le roi y souscrirait, il ne peut vous rendre votre territoire intact ; nous voulons Strasbourg et Metz. La guerre n'est plus dirigée ni contre l'empereur ni contre la nation ; nous désirons même que la France ait encore une certaine grandeur ; mais nous combattons la politique de Louis XIV qui mit autrefois notre impuissance à profit pour nous enlever Strasbourg, sans aucun prétexte. Nous n'avons pas oublié cette iniquité, et c'est elle qui nous enflamme aujourd'hui ; réparons cette vieille injustice et ensuite soyons amis ! Thiers objecta que la conquête de l'Alsace serait pour l'Allemagne une cause d'affaiblissement, et non de force. Laissez faire, répliqua Ranke, avec quelle rapidité Landau a été regermanisé sous l'influence bavaroise ! La mission de Thiers n'avait produit qu'un seul résultat. Le cabinet britannique pria la Prusse de conclure un armistice qui permettrait à la France d'élire une assemblée, et l'Autriche, l'Italie, la Russie appuyèrent cette proposition de l'Angleterre. Thiers, chargé de négocier la suspension d'armes, obtint des sauf-conduits, et après avoir complété à Paris les pouvoirs qu'il avait reçus de la délégation de Tours, il conférait le 1er novembre à Versailles avec Bismarck.

Bismarck adopta le principe d'un armistice qui fournirait à la France le moyen de constituer un pouvoir souverain, et il consentit à interrompre les hostilités tandis que se formerait une assemblée nationale. Il ne voulait pas toutefois que l'Alsace et la Lorraine prissent part à l'agitation électorale. Au plus, accordait-il que le gouvernement français fit choix de plusieurs notables qui seraient regardés comme députés de ces deux provinces. Mais la question la plus grave était celle du ravitaillement de Paris durant la suspension d'armes. Le 3 novembre, sous le coup des nouvelles de Paris, et après avoir annoncé à Thiers que le désordre avait un instant triomphé dans la capitale, Bismarck déclara que l'armistice nuisait aux intérêts de l'Allemagne, que les armées de la délégation auraient le temps de s'organiser pendant la trêve, que Paris ravitaillé prolongerait indéfiniment sa défense, que le roi Guillaume ne concéderait pas à ses adversaires de pareils avantages s'il n'avait pour lui-même des équivalents militaires et n'occupait une position autour de Paris, un fort, et peut-être plus d'un. Thiers répondit qu'autant valait demander Paris. Mais, au fond du cœur, il croyait que la France n'avait plus une seule chance à tenter, et en un rendez-vous qu'il eut le 5 novembre, près du pont de Sèvres, dans une maison abandonnée, avec Favre et Ducrot, il n'hésita pas à dire que la paix immédiate était nécessaire, que les ennemis exigeaient à l'heure présente l'Alsace et deux milliards, qu'ils exigeraient plus tard la Lorraine avec l'Alsace et cinq milliards. Il se trompait, et s'il s'était Souvenu de son entretien avec Ranke et s'il avait exactement connu l'état des esprits en Allemagne, il aurait compris que la conquête de Strasbourg et de Metz, de l'Alsace et de la Lorraine était et avait toujours été le but de Guillaume, de Bismarck et de tout le peuple germanique. Favre répliqua que Thiers avait raison, mais que la population parisienne n'acquiescerait jamais à de semblables conditions. Ducrot ajouta que la France ne pouvait capituler encore. Nous avons des vivres, s'écriait le général, nous avons des armes, des munitions, des troupes qui s'aguerrissent chaque jour ; nous devons défendre Paris aussi longuement que possible pour donner au pays le temps de former de nouvelles armées ; la résistance de Paris rachètera la honte de Metz et de Sedan ; si les ruines matérielles s'augmentent, les ruines morales diminueront. — Vous parlez en soldat, dit Thiers, et non en politique. — Je parle en politique, repartit Ducrot, une grande nation comme la France se relève toujours de ses ruines matérielles ; jamais elle ne se relèvera de ses ruines morales ; notre génération souffrira, mais la suivante bénéficiera de l'honneur que nous aurons sauvé !

La guerre reprit donc. Le gouvernement de la Défense-nationale décida qu'il tenait la négociation pour rompue, qu'il ne pouvait accepter un armistice sans ravitaillement, qu'il lutterait avec plus d'énergie que jamais. On avait amélioré les ouvrages de l'enceinte et des forts, établi le long du chemin de fer de ceinture une seconde ligne d'ouvrages, fabriqué des cartouches et des gargousses en grand nombre, coulé plus de deux cent mille projectiles, complété le matériel d'artillerie et mis deux mille pièces en batterie. Il était temps de passer à l'offensive, et puisque l'assiégeant renonçait à l'attaque et ne bougeait pas, de l'assaillir dans ses retranchements. Trochu créa trois armées. La première armée, composée de 266 bataillons de la garde nationale, reçut pour chef Clément Thomas. La deuxième armée, conduite par Ducrot, comprenait 100.000 hommes, divisés en trois corps : Blanchard, Renault, d'Exéa, et l'on y trouvait les meilleures troupes de Paris, le 35e, le 42e et les zouaves. La troisième armée, sous les ordres de Vinoy, comptait 70.000 hommes et parmi eux la garde républicaine, les gendarmes, les douaniers, les forestiers et les marins-Une division de 30.000 hommes répartis en trois brigades était à Saint-Denis, sous le commandement du vice-amiral La Roncière le Noury.

Toutes ces forces allaient concourir à l'exécution du plan conçu par Ducrot et approuvé par Trochu, à la sortie de 50.000 soldats qui perceraient par la basse Seine et brisant la ligne d'investissement de la presqu'île d'Argenteuil, — en un endroit où l'ennemi n'attendait pas d'agression et se défendait moins solidement qu'ailleurs, — passant la rivière à Bezons, marchant vers les hauteurs de Cormeit et de Sannois, gagneraient, par la Patte-d'Oie d'Herblay et Pontoise, Rouen et le Havre. Depuis cinq semaines les efforts de Trochu et de Ducrot tournaient et pivotaient, pour ainsi dire, autour de celte combinaison, et voilà pourquoi Ducrot construisait des redoutes et dressait des batteries de Gennevilliers à Rueil, pourquoi il livrait le combat de la Malmaison qui devait éloigner les Allemands de la presqu'île d'Argenteuil et qui était comme le prologue de l'expédition de Normandie, pourquoi Trochu priait Gambetta d'envoyer vers la basse Seine une armée qui s'appuierait sur Rouen et cheminerait avec précaution par la rive droite. On comptait faire de l'élite qui sortirait de Paris et se réunirait entre Dieppe, Rouen et Caen, le noyau de toutes les armées du pays, rassembler autour d'elle le gros de l'armée de la Loire qui viendrait par les voies ferrées du Mans, les troupes du Calvados et celles de Cherbourg, des détachements des places du Nord. On aurait ainsi près de 250.000 hommes qui s'adosseraient à la mer, se ravitailleraient aisément et pourraient gagner une bataille, débloquer la capitale.

Ce plan superbe, mais très hasardeux, ne fut pas exécuté. Le 11 novembre Paris apprenait la victoire de Coulmiers, et bientôt Gambetta annonçait que l'armée de la Loire bivouaquerait aux premiers jours de décembre dans la forêt de Fontainebleau. Le dessein de Trochu et de Ducrot était renversé, et l'opération qu'ils avaient soigneusement préparée, pour toujours abandonnée. Il fallut, sous la pression de l'opinion publique, aller au-devant de l'armée de la Loire, tenter au sud-est, et non plus à l'ouest, l'effort décisif, pousser vers Orléans et non plus vers Rouen, accumuler sur les rives de la Marne, entre Charenton et le mont Avron, tout le matériel amassé à Gennevilliers. D'après les conseils du colonel de Miribel, Ducrot résolut de surprendre le passage de la rivière à Joinville et à Bry, d'enlever Noisy-le-Grand, Villiers, Cœuilly, Chennevières, et de marcher vers Emérainville.

Ce fut la grande trouée du siège. Mais avait-elle chance de réussir ? Les Parisiens étaient incapables de la faire lorsqu'elle fut possible, et elle était impossible lorsqu'ils furent capables de la faire. Pendant les semaines où Trochu formait son armée et accroissait ses ressources, l'ennemi, opposant défensive à défensive, avait eu le temps de rendre imprenables les postes qu'il occupait. Chacun des deux partis était devenu inabordable, invulnérable : les Allemands ne pouvaient entrer à Paris, ni les Français en sortir : seule la famine devait mettre un terme au duel, et la question était une question non de canon, mais de pain.

Après avoir fait tous ses préparatifs et réglé les mouvements de la deuxième armée. Ducrot lançait le 28 novembre sa fameuse proclamation, tant raillée depuis, mais qui transporta les citoyens et les soldats, les émut profondément et, pour un instant, un seul instant, fit courir à travers leurs veines et jusque dans la moelle de leurs os la fièvre et le frisson de l'enthousiasme patriotique : Je ne rentrerai que mort ou victorieux ; vous pourrez me voir tomber ; vous ne me verrez pas reculer ; alors ne vous arrêtez pas, mais vengez moi !

Par malheur, il dut ajourner le passage de la Marne, non, comme on l'a prétendu, parce que les ponts étaient trop courts, non, comme on l'a dit, parce qu'eut lieu une crue de la rivière — tous les soldats remarquèrent que l'eau était verte — mais à cause d'une circonstance absolument imprévue. L'ingénieur Krantz avait mission d'établir les ponts le 29 novembre, à deux heures du matin, et d'amener leurs équipages la veille, à huit heures du soir, de Charenton ou du canal Saint-Maurice dans la Marne. Mais le pont de Joinville sous lequel il fallait passer, était détruit ; une seule arche, la troisième, restait libre, et par suite de l'amoncellement des pierres et des débris de toute sorte, le courant avait en cet endroit une telle violence, une telle rapidité que le premier des remorqueurs, la Persévérance, commandée par le capitaine Rieunier, ne put le remonter, après avoir forcé la vapeur et chargé les soupapes, qu'à onze heures du soir. Il était trop tard pour établir les ponts. Que faire ? Transformer l'opération ? Se jeter dans la vallée de Chelles et prendre le Raincy ? Traverser la Marne en aval de Joinville ? Tous ces projets semblaient aventureux. Finalement, on se résignait à perdre un jour, et, pour tromper l'adversaire, on exécutait les diversions convenues. Les plus considérables étaient celles de l'amiral Saisset et de Vinoy. Saisset s'empara d'Aviron et fit installer par le colonel Stoffel une nombreuse artillerie sur ce plateau que l'état-major allemand comparait à un coin enfoncé dans les lignes d'investissement. Vinoy emporta la Gare-aux-Bœufs en avant de Choisy-le-Roi et dirigea contre l'Hay une attaque qui fut vive et sanglante ; aussi, lorsqu'il sut l'incident de la Marne, il se hâta de rompre un combat qu'il jugeait inutile.

Ce fut donc le 30 novembre que s'effectua le passage de la Marne. Mais les Allemands avaient eu le temps de se mettre en mesure. Avron occupé, les bruits et les mouvements de la deuxième armée, les feux de bivouac allumés au bois de Vincennes et dans la plaine, l'affaire de Beaune-la-Rolande, tout leur annonçait une sortie des Parisiens vers le sud-est. Ils renforcèrent par une division saxonne la division wurtembergeoise qui gardait l'espace entre la Marne et la Seine.

Pendant qu'avaient lieu de nouvelles diversions, que la brigade Hanrion, venant de Saint-Denis, pénétrait à Epinay et que la division Susbielle enlevait Montmesly, la deuxième armée passait la Marne sous la protection du canon d'Avron, de Rosny, de Nogent, de Gravelle et de Saint-Maur. Son effort devait se tourner contre les positions de Villiers et de Cœuilly ; le 1er et le 2e corps les abordaient de front ; le 3e corps les prendrait à revers par Neuilly-sur-Marne et Noisy-le-Grand.

Le 1er corps de Blanchard, formé des divisions Faron et Malroy, entra facilement dans Champigny, qui n'était que faiblement défendu. Puis, tandis que la division Malroy se postait au four à chaux et engageait de loin une canonnade pour soutenir les attaques, la division Faron marchait vers le parc de Cœuilly. Mais derrière les murs crénelés de ce parc s'abritaient les Wurtembergeois. Trois fois nos pièces essaient de s'établir en batterie Sur le plateau ; trois fois elles se replient sous un feu intense en perdant la plupart de leurs hommes et de leurs chevaux. Trois fois notre infanterie se précipite vers les retranchements : trois fois elle est repoussée. Au deuxième assaut, six compagnies wurtembergeoises sortent du parc et serrent de près les Français ; ceux-ci font brusquement volte-face, tombent à leur tour sur l'ennemi, lui blessent un colonel et un major, lui désarçonnent tous ses officiers, et le rejettent sur Cœuilly. A la troisième attaque, bien qu'entassés en un espace étroit et décimés. par l'artillerie, ils ne sont plus qu'à deux cents mètres du parc. Mais à leur droite, sur les pentes de la Marne, un bataillon de la Vendée, soudainement assailli par sept compagnies qui. débouchent de Chennevières, se sauve vers Champigny. Il fallut, à trois heures de l'après-midi, abandonner le plateau de Cœuilly. L'ordre vint même de quitter le coteau de Champigny. Ducrot était alors au four à chaux ; il accourut, outré d'indignation, s'écriant qu'il punirait de mort quiconque céderait une parcelle du terrain conquis.

Le 2e corps de Renault, composé des divisions Maussien et Berthaut, était chargé d'emporter Villiers, la clef-du champ de bataille. Il eut le même destin que le 4er corps de Blanchard. La division Maussion avait pris le bois du Plant lorsqu'elle arriva, à hauteur du remblai de la voie ferrée, devant une barricade dressée sous la voûte. Les tirailleurs de la division hésitèrent. Ducrot se rendit près d'eux, au milieu des balles, et de la main toucha les gabions ; les tirailleurs enlevèrent la barricade et par delà le chemin de fer gravirent la rampe de Villiers. Mais, comme le parc de Cœuilly, le parc de Villiers avait été mis en état de défense et offrait l'aspect d'une forteresse. A peine les tirailleurs ont-ils atteint la crête du plateau qu'ils essuient un feu terrible. Ducrot fait venir trois batteries ; elles ne peuvent trouer le mur du parc qui est en contre-bas et, dès qu'elles avancent, leurs servants sont blessés ou tués. Il lance la division en colonnes d'attaque ; elle fléchit sous la violente fusillade des Wurtembergeois. Il la ramène ; elle plie de nouveau. Il la rallie encore et appelle à la rescousse cinq autres batteries. A cet instant, six compagnies saxonnes, sortant du cimetière, cherchent ale tourner parla gauche. Ducrot ordonne aux soldats de se coucher et d'attendre que l'ennemi soit à bonne portée. Ils obéissent, et dès que l'adversaire est à cent mètres, ils se lèvent et tirent. Les Saxons lâchent pied. Ducrot dégaine et brise son épée dans le corps du premier qu'il rencontre ; il entraîne derrière lui son état-major, son escorte, quelques éclaireurs de Franchetti et les tirailleurs qui marchent baïonnette baissée. Mais le feu des Wurtembergeois l'arrête derechef, et inutilement il recourt à quatre batteries de la réserve générale. Les Saxons tentent pour la seconde fois de déborder sa gauche ; ils refoulent la ligne des tirailleurs ; ils fondent sur une batterie qui s'enfuit en laissant sur la place deux de ses pièces et un caisson ; ils poussent sur Bry ; ils y pénètrent. Heureusement, ils sont pris en flanc par une batterie de mitrailleuses du 3e corps qui se poste au Ferreux sur la rive droite, et ils regagnent le cimetière. Néanmoins la division Maussion ne tient que l'extrémité du plateau de Villiers, et bien que Ducrot ait fini par engager toute sa réserve d'artillerie et réuni plus de soixante canons, elle éprouve des pertes très graves. Certaines de ses batteries, réduites au silence, se reportent en arrière. Un grand nombre d'officiers sont hors de combat, et le général Renault, Renault de l'arrière-garde, comme les soldats le nommaient autrefois, Renault que son instinct de la guerre et son infatigable bravoure avaient rendu légendaire dans l'armée d'Afrique, est frappé à mort par un éclat d'obus. La division Serti-mut appuie la droite de la division Maussion en longeant la voie ferrée et attaque le parc de Villiers par le sud. Mais elle aussi recule, et les mobiles de la Seine-Inférieure et du Loiret, accablés par les halles et les boulets, cèdent au choc d'un bataillon saxon.

Durant ces assauts réitérés et infructueux Ducrot avait attendu, non sans une fiévreuse impatience, le 3e corps de d'Exéa qui devait tourner par Noisy-le-Grand ce fatal Villiers. D'Exéa, homme lent et circonspect, arriva trop tard et lorsqu'il arriva, il fit une fausse manœuvre. Il occupa Neuilly-sur-Marne ; il passa la rivière vers midi à Neuilly, et non pas à Bry ; puis, lorsqu'il vit l'insuccès de la division Maussion, au lieu de voler à son aide, il revint sur la rive droite. Il ne traversa donc la Marne qu'à trois heures et alors, la division Bellemare, prenant les devants, sans même avertir Ducrot, se dirigea, non sur Noisy-le-Grand, mais sur Bry, et assaillit le parc de Villiers. L'échec était inévitable. Vainement la brigade Fournès déploya la plus brillante valeur. Vainement les zouaves se ruèrent sur le parc avec une fougue héroïque et reprirent les deux pièces abandonnées par Maussion. Vainement les officiers ne cessaient de crier en avant et de leur canne, la seule arme qu'ils avaient à la main, tapaient sur le sac des soldats pour les encourager et les pousser à l'ennemi. Vainement Ducrot, accourant au bruit de la mousqueterie, lançait de nouveau les bataillons épuisés de Maussion et de Berthaut. On dut chaque fois, à cent mètres du parc, rétrograder et se mettre à l'abri derrière les crêtes. A cinq heures et demie, la nuit terminait la lutte.

Paris se croyait victorieux et Trochu assurait qu'une seconde journée comme celle-là sauverait la France. Mais, si l'armée couchait sur ses positions, elle était harassée, et les sages disaient : Elle ne passera pas, l'expérience est faite. Plus de munitions ; une quantité de pièces sans attelages ; 4.000 hommes atteints et gisant sur le sol. La nuit fut glaciale. Les officiers étaient sans bagages ; les soldats, sans tentes, sans couvertures, sans peaux de mouton. On n'osait allumer des feux à quelques pas des avant-postes wurtembergeois et saxons. Dès le matin du lendemain, d'Exéa et Bellemare repassaient sur l'autre bord, en disant que leurs troupes n'étaient plus en mesure d'avancer ni de résister et que si les obus allemands détruisaient les ponts, elles seraient jetées à la Marne. Trochu leur ordonna sur-le-champ de regagner la rive gauche et informa Ducrot qu'il fallait, dans tous les cas, continuer énergiquement la défense des positions. Mais Ducrot lui-même aurait quitté la partie s'il n'eût craint de provoquer un 31 octobre.

Aussi le jour suivant, 1er décembre, y eut-il une trêve pour enterrer les morts et enlever les blessés. Pendant cet armistice, Allemands et Français se préparaient à la nouvelle bataille : les uns se renforçaient de trois brigades prussiennes qui venaient appuyer solidement les derrières de leur gauche ; les autres reformaient régiments et batteries, reconstituaient les attelages, s'approvisionnaient de munitions, creusaient des tranchées, dressaient des barricades. Mais la nuit fut encore plus froide que la précédente. Le thermomètre descendit jusqu'à dix degrés. La plupart des Français ne mangèrent que du pain ou du biscuit. Très peu avaient pu prendre le café ou se nourrir de la chair des chevaux tués.

La bataille du 2 décembre fut aussi stérile que celle du 30 novembre. Les Français, d'abord surpris, se remirent bientôt de leur émoi, recouvrèrent leur présence d'esprit et leur entrain, reconquirent la ligne qu'ils avaient perdue ; mais ils n'avancèrent pas, ne progressèrent pas.

Le 2 décembre, au matin, à la faveur du brouillard, les Saxons fondent à l'improviste sur les avant-postes de Bry et les refoulent. Un bataillon déborde le village, s'empare de la première barricade construite dans la grande rue et de plusieurs maisons adjacentes. Mais la brigade Daudel, soutenue par l'artillerie d'Avron, de Nogent et de Rosny, arrête les Saxons, les chasse peu à peu des maisons, des enclos, des jardins, du parc Devinck, et, après de violents efforts, à une heure de l'après-midi, les repousse de Bry sur Noisy. Trochu arrive en ce moment ; il félicite le commandant du 107e, du Hanlay, et lui dit avec émotion : Brave du Hanlay, je vous fais colonel.

La brigade Courty qui défend les crêtes du plateau de Bry, seconde vaillamment la brigade Daudel. Elle essuie des pertes nombreuses ; elle est un instant rejetée derrière les vignes ; mais après un furieux engagement où les deux partis se fusillaient presque à bout portant, elle rejette les Saxons sur Villiers.

Chose curieuse, sur ce point du champ de bataille, les régiments qui se faisaient face, portaient le même numéro : le 107e et le 108e français combattaient le 107e et le 108e saxons. C'est ainsi qu'à Rezonville le 7e régiment de cuirassiers français avait combattu le 7e régiment de cuirassiers prussiens.

Même acharnement à Champigny. Là aussi, on s'est laissé surprendre. Tout d'abord, les Wurtembergeois enfoncent aisément des postes engourdis par le froid et accablés de fatigue ; ils s'emparent du plateau du Signal, s'emparent des parcs et d'une partie de Champigny, pénètrent dans le bois de la Lande et aux environs du grand four à chaux. Mais, après un inévitable mouvement de trouble et d'effroi, les Français ressaisissent une partie de leur terrain.

Dès le premier choc, au plateau du Signal, les mobiles qui forment la brigade Martenot, Côte d'Or et Ille-et-Vilaine, saisis de panique, détalent vers la Marne et entraînent avec eux les troupes de seconde ligne. Mais le commandant Lambert, grand prévôt de l'armée, barre les ponts à la foule des fuyards. Ducrot et ses officiers, sabre et pistolet au poing, l'arrêtent, la disloquent, la rompent. Les hommes, séparés, isolés, se rassurent, reprennent cœur, et, après s'être reconstitués sur les deux bords de la route, reviennent au combat. Bourguignons et Bretons regagnent le plateau et luttent désormais sans reculer d'une semelle ; tous ceux qui tombèrent, gisaient alignés à leur place de bataille.

A Champigny, les brigades Comte et La Mariouse disputaient avec obstination chaque pouce du sol. L'affaire avait mal débuté. Les compagnies du 35e, soudainement assaillies dans les parcs et presque cernées, avaient dû se retirer sur le village en laissant nombre de morts, de blessés et surtout de prisonniers. Le 42e, surpris de même, avait abandonné le moulin de Champigny et les barricades de la route de Suey. Le 113e avait également fléchi. Nos bataillons tenaient pourtant dans l'intérieur de Champigny, et suivant le mot de Trochu, ils tenaient comme des teignes ; ils se reliaient et s'unissaient ; ils faisaient feu de tous côtés, par les fenêtres et les lucarnes des toits ; avec l'aide des sapeurs qui s'avançaient par cheminement, ils enlevaient un îlot de mai-- sons. Mais les Wurtembergeois, épaulés par un bataillon prussien, finissaient par rester maîtres de plusieurs rues, et occupaient le village jusqu'à l'église.

Entre Bry et Champigny, au bois de la Lande et au-grand four à chaux, la brigade Paturel avait eu l'œil au guet, et grâce à l'attentive vigilance de ses sentinelles, grâce au canon qui la protégeait, grâce à sa propre bravoure, elle gardait ses positions. Elle subissait des pertes très sérieuses. Paturel qui marchait à la tête des compagnies comme un simple soldat, tombait frappé à mort. Les deux colonels étaient tués, et trois chefs de bataillon, blessés. Néanmoins, appuyée par l'artillerie qui fit, noblement son devoir dans cette journée et qui témoigna le plus beau sang-froid, appuyée par le 115e régiment, la brigade repoussait à mille mètres de ses emplacements les Wurtembergeois et les deux bataillons prussiens qui venaient à leur secours.

Cependant Ducrot appelait des renforts. 30 bataillons de garde nationale qui devaient imposer de loin par leur masse, sans participer à l'action, se montraient, sur les hauteurs de Nogent. Puis arrivaient les divisions Susbielle et Bellemare ; l'une assistait la brigade Paturel ; l'autre relevait la brigade Courty. Tout était donc réparé, ou à peu près. Ducrot tenta même, comme l'avant-veille, d'emporter Villiers ; comme l'avant-veille, il échoua, et l'après-midi entière ne fut qu'une vive et inutile canonnade.

Les Français ne gagnaient pas un mètre de terrain ; ils lâchaient l'est de Champigny ; ils avaient 6.000 hommes hors de combat. Une foule d'officiers de marque et de mérite étaient morts, et parmi eux l'intrépide Néverlée, la chevaleresque Franchetti, le colonel de Grancey, le général La Charrière. Ducrot et Trochu se plaignaient d'avoir perdu dans ces deux journées de Villiers et de Champigny leurs collaborateurs les plus vigoureux et une partie des cadres de l'armée. Les troupes se décourageaient. La nuit du 2 au 3 décembre acheva de les abattre, et le lendemain, à la vue des soldats pâles, transis, blottis dans la tranchée et collés les uns aux autres, Ducrot, méprisant la colère de Paris, repassa la Marne. Les bataillons, disait-il en confidence à Jules Favre, étaient brisés de fatigue, moralement et physiquement épuisés, incapables désormais de soutenir la. lutte, et il conseillait d'en finir.

Une occasion s'offrit alors de négocier la paix. Le décembre, Moltke écrivait à Trochu que les Allemands avaient repris Orléans et vaincu l'armée de la Loire, et il proposait au général qu'un officier français vînt s'assurer du désastre. Ducrot déclara qu'il fallait entrer en pourparlers et envoyer à Moltke un officier d'état-major ; la capitale, disait-il, avait rempli son devoir et satisfait à l'honneur ; il ne lui restait qu'à traiter sans attendre le moment où elle se rendrait à merci et la corde au cou. Mais Trochu craignait de tomber dans un piège, craignait d'irriter Paris et d'exciter un soulèvement. Malgré Picard qui jugeait la capitulation inévitable, malgré Favre qui ne se payait plus d'illusions et qui prévoyait déjà la famine, le Conseil arrêta de publier la lettre de Moltke accompagnée d'un énergique manifeste. La lettre de Moltke fut donc affichée. On lisait au-dessous la réponse de Trochu qui refusait de vérifier l'exactitude du message, et ces paroles du gouvernement : Cette nouvelle ne change rien à nos résolutions et à nos devoirs ; un seul mot les résume : combattre !

Pareillement, lorsque la Russie, prenant sa revanche de Sébastopol, annonça qu'elle ne se croyait plus liée par les stipulations du traité de 186, le gouvernement décida que Jules Favre ne se rendrait pas à la Conférence de Londres pour représenter la France. Gambetta aurait désiré que Favre sortit de la capitale pour obliger les puissances à reconnaître l'existence de la République et leur parler de la guerre, pour voir par lui-même les efforts et les espoirs de la province, pour aider ses collègues de Bordeaux à continuer la résistance, et, de son côté, Chaudordy, l'habile et infatigable délégué aux affaires Étrangères, priait le ministre de quitter Paris pour transformer la Conférence en Congrès, préparer la paix, obtenir dé l'Allemagne des conditions meilleures. Mais les journaux du parti avancé s'écrièrent que la France républicaine devait répudier l'intervention des monarchies, ne s'asseoir que victorieuse à la table du Congrès, et, puisqu'elle était vaincue, ignorer la vieille Europe. Le gouvernement fut d'avis que Jules Favre ne pouvait abandonner Paris assiégé et abaisser sa dignité en demandant un sauf-conduit à Bismark ; cette demande aurait semblé une faiblesse à la population de Paris et amené une sédition.

Trochu avait reformé et réorganisé l'armée. Le 21 décembre, dans la vaste plaine de Saint-Denis où il comptait mettre aux prises les deux infanteries et profiter de l'élan de ses jeunes troupes, il livrait le second combat du Bourget. Ducrot, établi entre Bondy et Saint-Denis, devait percer par le nord ; il était appuyé à gauche par La Roncière qui prendrait le Bourget et à droite par Vinoy qui longerait la Marne. C'était La Roncière qui commencerait l'action. Il fit donner deux brigades, la brigade Lavoignet et la brigade Lamothe-Tenet. La brigade Lavoignet attaqua le sud du Bourget, mais ne put dépasser les premières maisons à cause des barricades et des murs crénelés qu'elle rencontra. La brigade Lamothe-Tenet enleva le nord-ouest du village, l'église, le cimetière ; mais les défenseurs — six compagnies de la garde — reçurent des renforts de Pont-Iblon, et après une longue lutte corps à corps, quinze compagnies prussiennes rejetaient la brigade française. Ducrot voulut, sans attendre le signal de Trochu, dégager les assaillants du Bourget ; il s'élança, emporta la ferme de Groslay et la ligne du chemin de fer ; Trochu l'arrêta parce que l'attaque du Bourget n'avait pas réussi, et le reste de la bataille ne fut de part et d'autre qu'une canonnade formidable. Vinoy avait eu plus de succès ; il prit Ville-Évrard et la Maison-Blanche ; mais le soir deux bataillons saxons ressaisirent ces deux points : les ténèbres favorisèrent de tristes défaillances ; un officier français déserta, et 600 prisonniers demeurèrent aux mains de l'agresseur.

Par peur de l'opinion, Trochu n'osa replier l'armée. Il déclara que les bataillons de marche de la garde nationale qui contemplaient à cinq kilomètres de distance l'affaire du Bourget, avaient eu une excellente tenue. Mais la ligne et la mobile restèrent en face du village pour l'assiéger, pour creuser des tranchées et construire des épaulements. Leur première nuit dans ce camp qui fut nommé le camp du froid, leur infligea d'inexprimables souffrances. Le thermomètre était descendu à 14 degrés au-dessous de zéro. Neuf cents cas de congélation se produisirent. Il fallait fendre le pain à coups de hache. L'eau qu'on puisait au canal de l'Ourcq, en brisant la glace, gelait pendant qu'on la transportait au bivouac. La terre était si dure qu'on ne pouvait y enfoncer des piquets de tente. L'idée d'une reddition prochaine hanta dès lors les esprits. On se demandait s'il n'était pas temps de se soumettre à la loi du destin. Des soldats souhaitaient la capitulation et criaient derrière l'état-major : La paix, la paix ! Trochu décida le 26 décembre que les troupes regagneraient leurs cantonnements. Elles comparaient la plaine d'Aubervilliers et de Drancy à un coin de la Sibérie, et les plus poltrons auraient mieux aimé subir douze heures de bataille que de repasser par ces trois jours de bise intense et cruelle.

Le lendemain commençait le bombardement. Les Allemands pensaient que le moment psychologique était venu, et ils avaient reçu leur parc de siège. Le 27 et le 28 décembre, soixante-seize pièces de gros calibre couvraient le mont Avron d'une grêle épouvantable de projectiles. Trochu abandonna la position qui n'était plus utile et que l'ennemi ne tenta pas d'occuper parce qu'elle se trouvait sous le feu croisé des forts. Mais bientôt, du 5 janvier jusqu'au 29, à minuit, l'artillerie allemande tonnait contre le front sud, contre Issy, Vanves, Montrouge. De leurs forts, des batteries intermédiaires, des canonnières de la Seine, de l'enceinte principale, les assiégés ripostèrent avec vigueur. lis possédaient plus de bouches à feu que l'adversaire, et c'était sur le front sud qu'ils déployaient leurs plus grands moyens de résistance ; les Allemands jugeaient même que la défense des autres fronts était moins puissante et moins opiniâtre. Mais, si les assiégeants ne mettaient en ligne que cent dix pièces, ils avaient l'avantage de la position et d'un matériel bien supérieur à celui de la place par la portée et la précision du tir. Dans la nuit du 9, ils s'avançaient à sept cent cinquante mètres d'Issy et à quatre cent cinquante de Vanves. Ils cherchaient moins à faire une brèche qu'à ruiner les casemates et le blindage intérieur que formaient les sacs à terre. En quelques jours, les marins d'Issy et de Vanves virent leurs remparts bouleversés, leurs casernes brûlées, et lorsque Paris capitula, les deux forts n'auraient pu s'opposer que faiblement à l'attaque régulière. Montrouge tenait mieux ; mais peu à peu sa situation empirait : il n'y avait plus un seul emplacement qui fût à l'abri des bombes ; les voûtes des magasins fléchissaient ; les parapets chaque nuit réparés étaient chaque jour détruits.

Cent trente pièces s'établissaient dans le même temps sur le front est. Elles accablèrent les forts de l'Est, de la Double Couronne et de la Briche. Le 26 janvier, la Briche n'avait pies que dix bouches à feu en état de combattre ; les poudrières de la Double Couronne étaient menacées, et le commandant assurait qu'il ne pourrait, en cas d'attaque, entraîner à la défense ses hommes affolés ; déjà quatre-vingts canons étaient mis eu batterie contre Saint-Denis.

Paris ne fut pas épargné. Quotidiennement trois cents à quatre cents obus tombaient sur la rive droite, à Auteuil et à Passy, sur la rive gauche dans tous les quartiers. La population civile eut 97 morts et '278 blessés.

La ville était plus émue, plus agitée que jamais. La bataille manquée du Bourget, l'évacuation du plateau d'Aviron, le froid intolérable, les privations, le bombardement, tout surexcitait le peuple. Les projectiles allemands ne l'intimidaient pas, mais le rendaient plus nerveux, plus impatient. Il exigeait une sortie torrentielle et voulait que la garde nationale se battit coûte que coûte. Trochu, accusé de faillir à son mandat, avait perdu toute confiance, et il avait beau déclarer que le gouverneur de Paris ne capitulerait pas. Ses collègues lui faisaient grise mine. Dès les premiers jours, Picard disait qu'il avait l'air de mener le deuil du siège. Favre méditait de le remplacer par Ducrot, Vinoy ou Bellemare. Enfin, une grande sortie de l'armée et de la garde nationale fut décidée. Elle était depuis longtemps discutée dans les conseils de la défense : Trochu la nommait l'acte du désespoir, la suprême entreprise qui couronnerait le blocus de Paris, et le 31 décembre, Clément Thomas avait demandé que la garde nationale fît son devoir et subît à son tour l'épreuve du feu. Le 7 janvier, Trochu proposa d'emporter le plateau de Châtillon : on éloignerait ainsi le bombardement, on tournerait les lignes allemandes, on aborderait Versailles par le sud. Vingt-sept généraux, sur vingt-huit, rejetèrent ce plan qui leur parut inexécutable : pouvait-on franchir l'espace entre Paris et Châtillon sans être foudroyé ? Mais ils adoptèrent unanimement le projet de Berthaut et de Schmitz : tenter la même opération en attaquant le plateau de Garches, sous la protection du Mont-Valérien. 90.000 hommes devaient donner ; 42.000 gardes nationaux seraient embrigadés avec l'infanterie régulière ; chaque brigade contiendrait un régiment de la garde nationale. Quand il y aura par terre 10.000 gardes nationaux, disait un membre du gouvernement, l'opinion s'apaisera.

La bataille que les Allemands nomment la bataille du Mont-Valérien et que les Français ont appelée la bataille de Montretout ou de Buzenval, fut définitivement résolue dans une réunion du 16 janvier et livrée le 19. Elle était perdue d'avance. On avait chance d'enlever Montretout, Garches, Buzenval ; mais pourrait-on s'emparer au-dessus de Garches, du plateau de la Bergerie, et, après ce plateau, du haras Lupin ? N'arriverait-on pas toujours, comme disait Ducrot, à un goulot de bouteille, à un défilé qui ne serait franchissable que pour de vieilles bandes solides et aguerries ? La concentration de l'armée fut d'ailleurs très difficile et laborieuse. Trochu, pressé par Jules Favre, n'eut pas le temps de préparer l'opération ; il laissa l'initiative des mouvements à ses généraux et fit, pour contenter l'opinion, transporter une partie de ses bataillons par le chemin de fer. Lenteurs, retards, complications s'accumulèrent. Les troupes s'enchevêtrèrent affreusement au pont d'Asnières, au pont de Neuilly, à Courbevoie. On put prévoir, dès leur départ, que l'ordre et l'ensemble manqueraient à leur attaque. L'armée formait trois colonnes : à gauche, Vinoy ; au centre, Bellemare ; à droite, Ducrot, qui tous trois devaient atteindre leur position à six heures du matin. Vinoy arriva sur le terrain à sept heures et demie et son artillerie entre dix et onze heures ; Bellemare, entre sept heures et demie et neuf heures ; Ducrot, entre neuf et onze heures !

Vinoy s'engagea d'abord. Il s'empara des maisons Béarn et Armengaud, de la redoute de Montretout, des villas Pozzo di Borgo et Zimmermann.

Bellemare débuta de même. La brigade Fournès, composée du 4 zouaves et du 11e régiment de garde nationale, enleva les premières maisons de Garches et la maison du Curé. La brigade Colonieu, formée du f36e de ligne et du 9e régiment de garde nationale, envahit le parc de Buzenval par des brèches que le génie. pratiqua dans la muraille, et déboucha sur le plateau de la Bergerie. La brigade Valentin occupa le château de Buzenval.

Mais les Français n'avaient encore devant eux que des grand'gardes et des avant-postes. Les choses tournèrent lorsqu'ils arrivèrent en face de la ferme de la Bergerie et de la maison Craon. S'ils étaient 20.000 contre 6.000, et si le général Bothmer ne leur opposait que les deux régiments de sa brigade et un bataillon de chasseurs de Silésie, les 6.000 Prussiens s'abritaient derrière des abatis, des tranchées, de longs murs crénelés, et ils tiraient, invisibles, sur un assaillant qui s'avançait à découvert. On voulut faire sauter les murs de la Bergerie au moyen de la dynamite : elle était gelée. On voulut renverser par le canon le mur de la ferme Craon ; l'artillerie, d'ailleurs partie trop tard et arrêtée dans sa marche, s'embourba dans le sol détrempé, ne put gravir la côte.

Ducrot qui paraissait enfin, essayait cependant, à force de diligence et de bravoure, de réparer le temps perdu. Bien que battues de plein fouet par les batteries de Saint-Michel et prises à revers par l'artillerie de la presqu'île d'Argenteuil, ses troupes assaillirent vigoureusement les positions prussiennes et surmontèrent les premiers obstacles. Mais bientôt elles aussi rencontrèrent une résistance aussi vive qu'imprévue. La brigade Pocher, tournant le parc de Buzenval et s'unissant à la brigade Valentin, ne put s'emparer du mur de Longboyau, malgré des tentatives répétées, sous les feux croisés que les Prussiens dirigeaient sur elle, et les dix sapeurs, le sergent et le lieutenant, chargés par le général Tripier de faire sauter le mur à l'aide de la dynamite, furent frappés à mort au moment où ils allaient placer leurs pétards. La brigade Miribel, qu'appuyaient plusieurs pièces de 12, s'élança deux fois contre le pavillon de chasse et la porte de Longboyau ; niais à l'abri.de leurs travaux de fortification, les Prussiens rejetèrent toutes ses attaques par une mousqueterie régulière et terrible. Montbrison, commandant du Loiret, Roche-brune, l'ancien chef des insurgés polonais, le peintre Henri Regnault, l'explorateur Gustave Lambert périrent dans ces funestes assauts.

Les Français se brisaient donc contre une muraille inexpugnable. Ils s'arrêtaient, demeuraient immobiles. Vinoy gardait Montretout, Bellemare restait sur le plateau de la Bergerie, et Ducrot devant Longboyau, sans gagner un pouce de terrain. Un instant, sur toute la ligne qui semblait comme paralysée et figée, personne ne tirait plus.

Aussi, à trois heures et demie, les Allemands prenaient l'offensive à leur tour. A leur tour, ils échouèrent. A Garches, à Buzenval, à la redoute de Montretout, à Saint-Cloud, partout ils furent repoussés. Mais la nuit tombait. Les Français, fatigués et émus de cette longue lutte qu'ils sentaient inutile, mécontents, attristés, découragés, commençaient à branler et à fléchir. Déjà dans le parc de Buzenval, il fallait relever plusieurs bataillons et les remplacer par d'autres. Déjà devant Longboyau, le 17e-régiment de garde nationale avait été saisi de panique à divers intervalles. Déjà au Boispréau, le 90e bataillon, soudainement accablé par la fusillade prussienne, fuyait en criant à la trahison et entrainait avec lui le 160e. Déjà devant la maison du Curé, le Ile régiment de garde nationale qui venait soutenir la brigade Fournès, tirait, dans un accès de folle terreur, sur les zouaves et les mobiles qu'il avait devant lui, et, lorsque Trochu accourait avec son état-major pour mettre fin au désordre, un homme effaré perçait d'outre en outre, presque à bout portant, le lieutenant de Langle. Trochu comprit la situation. Il savait par le général Noël que Montretout n'était plus tenable. Il voyait les troupes harassées, confondues dans un indicible pêle-mêle, entassées sur un petit espace, séparées des Prussiens par une distance de quelques pas, craignant de combattre au milieu des ténèbres, et ne croyant plus au succès. Il commanda la retraite, et à peine le mot était-il lâché que commençait sur les derrières de la gauche et d'une partie du centre une déroute complète, heureusement voilée aux regards de l'adversaire par l'obscurité. Seules, les troupes de Ducrot s'écoulèrent silencieusement et sans confusion. Mais Lareinty et ses mobiles de la Loire-Inférieure furent oubliés dans la maison Zimmermann, cernés, et malgré leur belle résistance, obligés de se rendre le lendemain.

Ainsi se terminait cette bataille où la garde nationale n'avait été, comme disait Trochu, qu'un danger. Sans doute, elle avait mieux combattu qu'on ne le pensait. Mais, si quelques régiments, le 9e de Crisenoy, le 19e de Rochebrune, le 25e, s'étaient bien comportés, d'autres avaient faibli ; si les plus calmes et les plus modérés avaient tenu solidement, les plus bruyants et les plus tapageurs avaient été les premiers à déguerpir. Pleins d'audace et d'impatience au début de l'action, ils avaient fini par trouver que l'affaire s'éternisait, et la ligne, la mobile dont ils se moquaient d'abord, les voyant se sauvera toutes jambes, leur décochaient des quolibets ; En avant la trouée ! En avant, messieurs de la guerre à outrance ! Beaucoup étaient venus, surchargés de vivres et d'attirails de campement ; beaucoup avaient opéré pour leur compte, sans appui, sans direction, et dans l'étourdissement et l'énervement de leur première rencontre, ils avaient tiré si maladroitement que le huitième des Français atteints par le feu tombait sous les balles de la garde nationale ; beaucoup s'étaient esquivés en se disant blessés ou en accompagnant de véritables blessés ; quelques-uns avaient même regagné Paris dans les voitures d'ambulance, bien qu'ils n'eussent pas la moindre égratignure. Enfin, lorsqu'avait sonné la retraite, &étaient les gardes nationaux qui avaient augmenté le désordre en cherchant à s'éloigner au plus vite et en coupant de tous côtés à travers champs.

La dépêche de Trochu, annonçant à Paris la défaite et parlant de l'enlèvement des blessés, de l'enterrement des morts et du grand nombre des brancardiers, avait répandu la colère et l'exaspération dans la ville. Mais à quoi servait-il de proposer une nouvelle sortie de la garde nationale, de crier revanche ou de dire, comme les maires, qu'il fallait s'ensevelir sous les ruines de la cité ? C'est fini, avouaient les officiers. Les vivres s'épuisaient. Depuis le 22 novembre le parc de bestiaux n'existait plus. On n'avait d'autre viande que de la viande de cheval et d'autre pain que du pain de blé non bluté et mêlé à du seigle, à de l'orge ou à du riz. Encore ce pain était-il rationné à 300 grammes, et la viande de cheval à 30 grammes. Une dinde se vendait 120 francs ; une livre de beurre, 50 francs ; un boisseau de pommes de terre, 32 francs. Tout crédit supprimé. Plus d'autre salaire que la paye de trente sous allouée aux gardes nationaux et une indemnité de quinze sous accordée à leur femme. Et ceux-là ouvriers et artisans, n'étaient guère à plaindre, non plus que les pauvres et les indigents inscrits à l'assistance publique et nourris gratuitement ou à très bas prix par les cantines et les fourneaux économiques. Mais dans la classe moyenne, parmi les employés, les boutiquiers, les petits commerçants régnait une effroyable misère. De longues files de femmes et d'enfants s'alignaient avant l'aube, par la bise, la pluie ou la neige, à la porte des boulangers et des bouchers. Plus de bois ; plus de charbon et de houille ; plus de gaz. Dans les soirées et les nuits de janvier, Paris, tout noir et silencieux, paraissait mort.

Trochu, sommé par les maires de céder le commandement, refusa de donner sa démission et se laissa destituer, tout en restant président du gouvernement. Vinoy, nommé d'urgence et sans avoir été consulté, général en chef de l'armée de Paris, accepta cette lourde charge dans le moment le plus critique, tandis qu'au dehors grondait le canon allemand et qu'au dedans remuait de nouveau le parti du désordre. Mais de vigoureuses mesures eurent raison de l'émeute. Les Bellevillois avaient tiré de Mazas : Flourens, Millière, Leo Meillet et autres meneurs ; une compagnie de douaniers vint déloger Flourens de la mairie de Belleville où il s'était installé. Des gardes nationaux du 101e menaçaient le 22 janvier l'hôtel de ville et faisaient feu sur les officiers de service ; les mobiles du Finistère les dispersèrent à coups de fusil. Le gouvernement ferma les clubs, supprima deux journaux, le Réveil et le Combat, ordonna l'arrestation de leurs rédacteurs Delescluze et Pyat, puis capitula. Le 23 janvier, Jules Favre, consentant à remplir le rôle d'Eustache de Saint Pierre, se rendait à Versailles. Le 28, il signait un armistice de vingt et un jours pour la province comme pour Paris : une assemblée où siégeraient les députés de l'Alsace et de la Lorraine, serait élue le 8 février et réunie le 12 ; les Allemands prenaient possession des forts de la capitale et du matériel de guerre ; la garnison demeurait prisonnière dans Paris à l'exception d'une division de douze mille soldats chargée d'assurer le service intérieur ; les officiers gardaient leur épée ; la garde nationale conservait ses armes — j'en demande pardon à Dieu et aux hommes, disait Jules Favre plus tard.

Les Allemands ne devaient pas pénétrer dans Paris durant l'armistice. Mais ils désiraient couronner leurs victoires par cette entrée triomphale ; ce serait, déclarait Bismarck, la récompense de leur armée, et il était impossible d'empêcher leurs soldats (le contempler de près le dôme des Invalides. On leur remontra que Paris ne pouvait leur ouvrir des portes qu'ils n'avaient pas forcées, qu'un conflit éclaterait sûrement entre eux et la population. Ils insistèrent, promirent de renoncer à Belfort s'ils entraient à Paris. On convint donc que 30.000 d'entre eux occuperaient, du 1er mars jusqu'à l'échange des ratifications, l'enceinte comprise entre la Seine, la rue du Faubourg Saint-Honoré et l'avenue des Ternes. Le 1er mars, ils s'avançaient vers la place de la Concorde et s'installaient soit dans les édifices publics soit chez les habitants du quartier des Champs-Élysées. Le lendemain, par petites escouades, ils visitaient les galeries du Louvre. La foule qui, de la rue de Rivoli, les voyait traverser le jardin des Tuileries et la cour du Carrousel, les accueillit par des injures et des huées ; ils lui répondirent par des regards arrogants et une attitude provocante. Heureusement, dès le soir du 2 mars, l'acte authentique de la ratification des préliminaires de paix était transmis à Versailles, et le jour suivant, selon la convention, les Allemands. évacuaient Paris, après une inutile et inglorieuse parade.

L'armistice du 28 janvier entrainait nécessairement la paix. Mais Jules Favre, troublé, pressé de terminer la négociation, tourmenté par l'idée que Paris n'avait plus de vivres que pour cinq jours, et comme hanté par le fantôme de la famine, préoccupé aussi de sauver pour l'instant la capitale du contact des envahisseurs, avait signé la convention hâtivement et sans le concours d'un général instruit de la situation militaire de la province ; il avait, en délimitant la zone neutre, assuré de meilleures positions aux Allemands ; il avait excepté de la trêve Belfort et l'armée de l'Est, et lorsqu'il mandait la nouvelle à Gambetta, il oubliait de dire que la suspension des hostilités, exécutoire pour Paris le 28 janvier, ne commençait que le 31 du mois pour le reste du pays, et il négligeait de mentionner la clause relative aux malheureuses troupes de Bourbaki et de Clinchant.

Qu'allait faire la délégation ? Bordeaux accepterait-il la décision de Paris ? Plus que jamais Gambetta prêchait lia guerre et la République à outrance. Il venait de dissoudre les conseils généraux et de les remplacer par des commissions de son choix. Il décidait que les magistrats, membres des commissions mixtes de 1852, seraient déchus de leurs sièges. Il projetait d'épurer l'administration des Finances et celle de l'Instruction publique. Le parti violent et révolutionnaire le débordait. Duportal révoqué refusait d'abandonner la préfecture de Toulouse, et son journal, l'Emancipation, demandait la nomination d'un véritable Marat chargé de démasquer les traitres, et la réunion d'un congrès qui formulerait un programme politique et l'imposerait à la délégation. Le club qui tenait ses tumultueuses séances au Grand-Théâtre de Bordeaux, réclamait la révocation de l'amiral Fourichon, la suppression de tous les journaux qui combattaient la République, le rappel de tous les ambassadeurs et envoyés, l'institution d'un Comité de salut public : Vous devriez, disait le général Haca à Gambetta, jeter à l'eau ces braillards. — Ils sont mon lest, répondait-il, et si je les jette à l'eau, je serai submergé.

Il fit exécuter l'armistice que Favre lui annonçait en quelques mots. Mais, lorsqu'il connut, après une fiévreuse attente de quarante-huit heures, le texte exact et complet de la convention, lorsqu'il sut que les Allemands avaient obtenu sur toute la ligne de leurs avant-postes une délimitation avantageuse et que la trêve leur livrait Abbeville et la Somme, deux arrondissements du Calvados, la moitié de l'Yonne et d'Indre-et-Loire, et une partie du Morvan, lorsqu'il apprit enfin que l'armée de l'Est était exceptée de la suspension d'armes, il s'irrita, s'emporta. Il résolut de continuer la guerre. Depuis plusieurs semaines il s'indignait de l'inaction de Paris, gourmandait Trochu, le sommait impétueusement de faire une sortie. Il prévoyait la reddition de la ville ; mais, disait-il, la chute d'une capitale n'entraîne pas la chute d'une patrie, et il saurait empêcher le pays d'accepter le triomphe de la force ; non, même après la capitulation de Paris, il ne céderait pas, et la nation, aussi ferme, aussi déterminée que lui, ne se résignerait pas à une paix dégradante, ne déposerait pas les armes tant qu'un Prussien souillerait le sol ! Il déclara donc que les gens de Paris n'avaient pas le droit de traiter pour la France et de signer un armistice avec une coupable légèreté, à l'insu de la délégation et sans la consulter, qu'il fallait à la France, non pas une Chambre réactionnaire et lâche, mais une Assemblée républicaine et courageuse qui voterait la guerre et proclamerait la résistance jusqu'à complet épuisement, jusqu'à l'extermination, jusqu'à la victoire, el à l'avance, par décret, il exclut de cette Assemblée les hauts fonctionnaires de l'Empire, ministres, sénateurs, conseillers d'État, préfets et tous ceux qui avaient été candidats officiels. Les complices et complaisants de la dynastie n'étaient-ils pas, comme elle, frappés de déchéance, et s'ils entraient à l'Assemblée, ne travailleraient-ils pas à la ruine de la République ? Des protestations s'élevèrent contre ce décret électoral de Bordeaux. Bismarck télégraphia sur-le-champ à Gambetta que l'Assemblée devait être élue librement et non pas sous un régime de pression. Fort de cette ingérence de l'ennemi dans les affaires intérieures, Gambetta s'opiniâtra et, comme il disait, appela, invoqua le souffle de la Révolution française. Son collègue Glais-Bizoin lui représentait qu'on allait recevoir une leçon. Mais Gambetta avait pour lui presque tout le Midi. De Toulouse, de Marseille, de Saint-Étienne, de Lyon, on l'encourageait à ne pas remettre l'épée dans le fourreau. Les rues et les places de Bordeaux retentissaient des cris : Vive la guerre, A bas la paix, Pas d'armistice, Pas d'élections ! La foule se portait chaque soir à l'hôtel de la préfecture, et Gambetta, paraissant au balcon, la haranguait, jurait qu'il tiendrait jusqu'au bout.

Le gouvernement, devinant que Gambetta s'insurgerait, avait fait partir un des siens. Le 1er février, Jules Simon, celui que Gambetta nommait le personnage annoncé de Paris, arrivait à Bordeaux pour se joindre à la délégation qui se composerait désormais de cinq membres et prendrait ses délibérations à la majorité des votes sans que Gambetta eût voix prépondérante. Il était muni de deux décrets : l'un annonçait les élections sans exclusion de certaines catégories de citoyens ; l'autre lui donnait les pouvoirs les plus absolus dans le cas où la délégation résisterait aux décisions du gouvernement de Paris. Simon fut malmené, couvert d'invectives : Vous deviez, s'écriait Gambetta avec fureur, vous concerter avec nous. Retournez à Paris. Laissez-nous à Bordeaux. C'est à vous de baisser la tête et à nous de la lever. Nous n'avons pas capitulé, nous ! et il qualifia Simon de factieux. Le maire et les adjoints de Bordeaux appuyèrent la délégation en assurant qu'ils ne répondaient pas du maintien de l'ordre. Simon temporisa. Au lieu d'user aussitôt de ses pouvoirs, il demanda que le décret d'incompatibilité fût rapporté. Gambetta refusa nettement d'obéir. Simon voulut télégraphier au gouvernement de Pris pour lui exposer le conflit ; la direction des télégraphes n'envoya pas le télégramme, et il dut dépêcher à ses collègues son compagnon Liouville. Il voulut expédier par la poste le décret électoral de Paris ; aucun de ses paquets n'arriva, et pour correspondre avec les principaux hommes politiques des départements, il dut adresser ses lettres à des négociants, à des professeurs, et faire écrire les suscriptions par des mains tierces. Il voulut afficher sur les murs de Bordeaux le décret électoral de Paris et celui qui lui conférait des pouvoirs illimités ; la délégation menaça d'incarcérer les afficheurs. Il publia les deux décrets dans les journaux ; Gambetta fit saisir les journaux, sous prétexte qu'ils contenaient un prétendu décret relatif aux élections. On disait déjà que Simon, Thiers et les membres modérés de la délégation allaient titre arrêtés et emprisonnés à Blaye. Prudemment, Simon changea de domicile.

Mais les clubistes du Grand Théâtre organisèrent une manifestation déplorable. Le 4 février, au soir, ils nommaient un Comité de salut public, et ils appelaient Gambetta pour lui mettre sur la tête une couronne civique et lui décerner la présidence de ce Comité. Gambetta eut le bon sens de ne pas se rendre à cette sommation. Toutefois Simon gagnait des partisans. Il voyait se rallier autour de lui la plupart des fonctionnaires de la délégation. Les rédacteurs des journaux saisis le priaient de faire respecter ; en vertu de ses pleins pouvoirs, la liberté de la presse. Des bataillons de la garde nationale bordelaise l'assuraient de leur concours. Le général Foltz, commandant de la division militaire, lui promettait son assistance, et ce brave homme, grand géographe et médiocre soldat, désigné secrètement pour exercer les fonctions de ministre de la guerre, se moquait de la délégation, surnommait Thoumas le Sully de la bande et ordonnait à deux batteries d'artillerie qui se rendaient de Toulouse à Bourges de passer par Bordeaux. En vain Gambetta répétait que le gouvernement de Bordeaux persisterait dans le décret d'incompatibilité, puisque le gouvernement de Paris se trouvait coupé de toute communication avec l'esprit public et prisonnier de guerre. Simon lui répondait dans la Gironde, taxait d'illégale la saisie des journaux, déclarait que tous les citoyens étaient éligibles, que le suffrage universel ne devait être entravé par aucune exception, que lui, Simon, avait notifié ses pouvoirs à la délégation, qu'il maintenait de la façon la plus formelle le texte du décret électoral de Paris, qu'il agissait au nom du peuple souverain et venait fournir les urnes, garantir le bon ordre pendant que la France choisirait ses représentants. Enfin, le 6 février, arrivèrent au secours de Simon trois membres du gouvernement : Pelletan, Emmanuel Arago, Garnier-Pagès ; ils apportaient l'annulation du décret de Bordeaux. Aussitôt les délégués : Crémieux, Glais-Bizoin, Fourichon abandonnèrent leur jeune collègue. Le même jour, Gambetta se soumit et se démit. La veille, dans la soirée, au milieu des hurlements de la foule qui s'amassait devant la préfecture, il avait tenu conseil avec Freycinet et les généraux Haca, Véronique et Thomas. Devait-il repousser l'armistice, supprimer les élections, s'attribuer la dictature, lutter encore dans le massif du plateau central, dans la Bretagne et le Cotentin ? La conférence fut constamment interrompue par des amis de Gambetta qui le priaient de parler au peuple. Il leur ferma plusieurs fois la porte ; croyez-vous, s'écriait-il, que c'est une vie ? Au bout de deux heures, lorsque les généraux lui eurent démontré que la résistance n'était plus possible, il se leva, remercia ses coopérateurs avec effusion et leur serra la main. Son visage était calme ; mais les sanglots qu'il s'efforçait de comprimer, altéraient sa voix. Mon rôle, dit-il, est terminé, et je n'ai plus qu'à me retirer.

L'assemblée, élue le 8 février au scrutin de liste, se réunit le 12 à Bordeaux. Thiers, nommé par vingt-six départements, et proclamé chef du pouvoir exécutif, renouvela l'armistice pour laisser à l'Assemblée le temps de signer la paix. Quelques députés proposaient de reprendre les hostilités et Chanzy assurait que la revanche était certaine. Mais la France pouvait-elle tenter désormais la fortune ? Son armée n'était qu'un immense et confus ramassis d'hommes. Il ne lui restait des quatre cents bataillons d'infanterie de l'Empire qu'un seul bataillon, le troisième bataillon du 56e. Que faire avec des troupes novices qui n'auraient d'abord, selon le plan de Chanzy, que reculé de position en position, jusqu'en Auvergne ? On rappelait l'exemple de l'Espagne, on prônait Châteaudun, on demandait que tous les gens de cœur, le fusil en main, fissent le vide devant l'étranger et défendissent le sol pied à pied. Mais à peine Chanzy arrivait-il à Laval que les notables le conjuraient de quitter leur ville. Faidherbe affirmait que, si les Allemands envahissaient la Flandre et l'Artois, tout gouverneur de forteresse qui voudrait résister jusqu'à la dernière extrémité, aurait contre lui la bourgeoisie, la garde nationale et les mobilisés. Le pays était atterré par tant de catastrophes ; un tiers appartenait aux Allemands ; les deux autres tiers ne pensaient qu'à se soustraire aux malheurs de la guerre par une paix quelle qu'elle fût. Gambetta avait cru qu'après la reddition de Paris, un cri de vengeance sortirait de toutes les poitrines ; il n'entendait qu'un cri de lassitude.

Les préliminaires de paix, arrêtés le 26 février entre Thiers et Bismarck, furent adoptés le 1er mars dans cette séance dramatique où l'assemblée confirma la déchéance de Napoléon III et le rendit responsable de l'invasion et du démembrement de la France. Le 10 mai, la paix était définitivement conclue à Francfort. L'Allemagne obtenait, outre une indemnité de cinq milliards, l'Alsace, à l'exception de Belfort, le cinquième de la Lorraine, Thionville et Metz.

L'Alsace était ainsi la victime expiatoire de la guerre. Ses députés protestèrent solennellement à Bordeaux contre le pacte qui disposait d'elle sans son consentement et l'arrachait violemment à la patrie française. Dans les premières années de l'annexion, les Allemands se plaignirent que leur frère d'au delà du Rhin fût devenu welche et ne voulût porter que le pantalon rouge. Mais les vainqueurs comptaient sur le temps qui guérit les blessures et endort les souvenirs ; ils espéraient, suivant le mot de Ranke, regermaniser leurs anciennes provinces, et pour les préserver d'un retour offensif de la France, ils avaient résolu de faire les plus grands sacrifices ; ce qu'ils avaient conquis en six mois, comme disait Moltke, ils étaient décidés à le garder l'arme au bras pendant un demi-siècle. Aussi l'Alsace n'appartenait-elle ni à la Prusse, ni à Bade, ni à la Bavière, ni au Wurtemberg ; elle était placée sous le commandement de l'empereur, et l'Allemagne entière s'associait pour la conservation et la défense de ce Reichsland, ou pays d'empire.

La guerre, en effet, et c'était son principal et essentiel résultat — avait fondé l'unité germanique : le sang, écrivait Auerbach, est un fort ciment, ein gewaltiges Kitt. Le 18 janvier 1871, en face de Paris assiégé, dans la galerie des glaces du palais de Versailles, le vieux Guillaume avait accepté, pour lui et ses successeurs, les rois de Prusse, le titre impérial, symbole de l'antique splendeur de la patrie. Barberousse pouvait reposer enfin sa tête fatiguée. L'Empire allemand n'était plus une légende ni un rêve.

 

 

La grande lutte de 1870-1871 se divise en deux périodes : la période impériale et la période républicaine. Dans la première période, les Allemands l'emportent par l'artillerie, et leur canon finit le plus souvent par écraser et éteindre le canon français. Ils l'emportent aussi parce qu'ils ont le nombre et parce qu'ils attaquent résolument l'adversaire. Les Français ne savent jamais se déterminer à l'offensive ; braves, ardents, pleins de fougue et d'élan, armés d'un fusil qui fait presque autant de ravages que les pièces allemandes, ils arracheraient peut- être la victoire en dépit des défauts de leur organisation et de leur discipline un peu lâche, si leurs généraux, plus audacieux, saisissaient l'occasion et tombaient sur l'ennemi lorsqu'il leur est égal ou inférieur en forces. Les Allemands, au contraire, jouent toujours le rôle d'assaillants. Ils livrent même la plupart de leurs batailles au hasard, témérairement, grossièrement, et il advient que leur armée ne s'engage que pour soutenir son avant-garde. Mais leur succès est infaillible : leurs généraux sont hardis, prompts, unis par un noble sentiment, de solidarité, et tous les corps arrivent successivement sur le lieu de l'action.

Dans la seconde période, ce qui manque surtout aux Français, c'est la concentration. Le gouvernement de la Défense nationale reste dans Paris. Il n'y a pas à Tours et à Bordeaux un homme du métier, un Ducrot, un officier-général actif, instruit, unanimement obéi et respecté, qui prenne d'une main ferme le ministère de la guerre. Gambetta et Freycinet conduisent donc les opérations. Mais tous deux sont inexpérimentés, incapables d'imposer un plan d'ensemble et de mettre l'unité dans la direction des choses militaires. lls recommandent à Bourbaki d'avoir de la suite, de coordonner ses mouvements, de ne pas marcher à l'aventure. Ont-ils eux-mêmes donné l'exemple ? Surent-ils établir entre les généraux qui combattaient clans l'Est l'entente et le concert ? Les forces de la province furent donc éparpillées et ne concoururent jamais à un seul but. Les armées manœuvrèrent isolément et ne s'entraidèrent pas. Les efforts étaient immenses, et la France en fit peut-être plus qu'il ne fallait pour vaincre ; mais ils étaient décousus et désunis, nullement simultanés, nullement fiés et rassemblés en un effort décisif. La défense, belle et admirable, rehaussa le nom français qu'avaient diminué nos premiers désastres ; mais elle fut menée sans méthode.

A vrai dire, la défaite était inévitable. Les soldats ne s'improvisent pas, et des foules inexercées ne pouvaient battre des troupes fortement instruites, éprouvées en mainte rencontre et fières de leurs triomphes. S'il suffisait, disait Bismarck à Favre, d'armer un citoyen pour le transformer en soldat, ce serait une duperie que de consacrer le plus clair de la richesse publique à l'entretien des armées permanentes ; là est la véritable supériorité ; et vous êtes vaincus parce que vous l'avez méconnue. Vainement l'avantage du nombre passait du côté des Français. S'ils l'emportaient par la quantité, ils restaient inférieurs par la qualité. Jetés sans préparation au milieu des fatigues de la guerre, lancés à corps perdu dans les labeurs et les périls d'un métier dont ils n'avaient pas fait l'apprentissage, ils n'eurent jamais cette endurance et cette trempe que le temps seul peut donner ; ils n'eurent pas la constance et la persistance ; ils n'eurent pas l'esprit militaire, c'est-à-dire l'esprit d'obéissance et de discipline. Que de fois on les entendit dénigrer le gouvernement ! Que de fois ils traitèrent impunément leurs chefs de capitulards ! Que de fois leurs chefs les découragèrent en prédisant un échec ! Sans doute, les officiers furent souvent braves, héroïques. Mais Gambetta se plaignait de leur insuffisance, de leur médiocrité, de leur mollesse ; ils ne vivaient pas de la vie du soldat ; ils ne partageaient pas ses souffrances ; ils le laissaient pâtir et coucher sous la tente, tandis qu'eux-mêmes prenaient leurs aises et logeaient en ville ; ils n'avaient donc pas leurs hommes sous la main, ne leur inspiraient que méfiance, et au jour du danger, ne savaient les entraîner. Un décret du 26 janvier reprochait à l'officier de n'être pas l'ami et le tuteur de ses soldats et de n'avoir avec eux que peu de contact. Le décret venait trop tard. Mais, quand il serait venu plus tôt, les officiers, improvisés, démoralisés par les revers, dégoûtés de leur tâche, auraient toujours manqué d'ascendant sur les troupes. Presque tous les cadres étaient prisonniers. Il n'y avait donc pas de cohésion : on ne se sentait pas les coudes, on ne s'appuyait pas les uns sur les autres, on ne s'excitait pas mutuellement à la résistance, on ne luttait qu'avec résignation, avec doléances, en maudissant la fatalité et en criant à la trahison. Si les armées de la Défense nationale avaient eu un corps d'officiers et de sous-officiers qui les eût soutenues et réconfortées par la parole et l'exemple, elles auraient eu cette confiance sans laquelle il n'est pas de victoire. Aussi, dans toutes les batailles, elles faiblissent brusquement ; un mouvement s'interrompt soudain ; une position est tout à coup lâchée ; la gauche qui plie, arrête les progrès de la droite, et réciproquement ; la débandade des uns compromet le succès des autres ; jamais la ligne française n'est solide sur tous les points ; chaque fois les ennemis y trouvent un endroit vulnérable sur lequel ils appuient, et la ligne entière fléchit et recule.

Dans la première période de la guerre, la France n'avait ni le nombre ni l'organisation, et l'Empire aurait dû, aurait pu lui donner l'un et l'autre, dans la seconde période, elle eut le nombre, mais n'eut pas et ne pouvait avoir l'organisation.

 

FIN DE L'OUVRAGE