LA GUERRE

1870-1871

 

CHAPITRE III. — GRAVELOTTE.

 

 

L'armée du Rhin sur la Nied. — Chute du ministère Ollivier. — Bazaine général en chef. — Ordre de reculer sur Verdun et Châlons. — Passage de la Moselle. — Bataille de Borny (14 août). — Témérité de Goltz. — La retraite des Français retardée. — Marche du 15 août. — Encombrements. — Bataille de Rezonville (16 août). — Surprise de Forton. — Attaque d'Alvensleben. — Prise de Vionville et de Flavigny. — Charges successives de la cavalerie prussienne. — Charge des hussards de Brunswick. — Charge des brigades Grüter et Ranch. — Charge de la brigade Bredow. — Charge de la brigade Barby. — Alvensleben en danger. — Arrivée de Voigts-Rhetz et du prince rouge. — Brillant succès de la division Cissey. — La grande charge de Rezonville. — Derniers efforts des Allemands. — Ils coupent la route de Verdun par Mars-la-Tour. — Reculade de Bazaine sur Rozérieulles et Amanvillers (17 août). — Batailles d'Amanvillers ou de Saint-Privat (18 août). — Les Allemands repoussés devant Amanvillers. — Leur échec au Point du Jour et à Moscou. — La garde royale écrasée à Saint-Privat. — Canrobert tourné. — Prise de Saint-Privat. — Retraite des Français à la droite et au centre. — Inertie de Bazaine. — Dispositions des Allemands. — Frédéric-Charles devant Metz. — L'armée de la Meuse ou du prince de Saxe.

 

Forbach avait, comme Frœschwiller, témoigné de la valeur et de la solidité de l'armée impériale. Mais cette bataille fortuite semblait le fruit de profondes combinaisons, et elle entrainait de graves conséquences. Toutes les troupes françaises se replièrent sur Metz. Le quartier

général était consterné. Napoléon et Le Bœuf ne savaient que faire. Les ordres et les contre-ordres se succédaient. Enfin, l'empereur proposa de reculer sur Verdun et Châlons pour barrer aux Allemands la route de Paris. Il envoyait à Châlons ses gros bagages ; Châlons lui paraissait être l'unique point de ralliement. Mais battre en retraite, c'était ébranler le moral du soldat, puisque la garde ainsi que les deux corps de Bazaine et de Ladmirault n'avaient pas encore brûlé de cartouche ; c'était abandonner Metz qui, selon quelques officiers, ne tiendrait pas quinze jours ; ne valait-il pas mieux demeurer dans le camp retranché, menacer le flanc des envahisseurs, laisser à la France le temps d'organiser de nouvelles forces ? Ollivier ne disait-il pas que l'abandon de Metz et de la Lorraine produirait une impression défavorable sur l'esprit public ?

L'empereur résolut donc d'occuper la rive gauche de la Nied, de l'ange à Glattigny. Il fit construire des ouvrages de campagne. Il appela de Chatons le fie corps de Canrobert, de Pont-à-Mousson la division de cavalerie Porton, de Nancy la réserve générale d'artillerie.

Mais les soudaines défaites avaient transporté Paris de douleur et de colère. Le ministère Ollivier tomba. Il eut beau lancer des proclamations, convoquer sénateurs et députés, affirmer que la France avait encore d'immenses ressources, proposer la levée en masse, prétendre que l'approvisionnement de la capitale était assuré. L'opposition lui répliqua qu'il avait trompé et trahi la patrie. Il disait que l'armée n'était nullement compromise ; Jules Favre lui répondit qu'elle était compromise par l'impéritie de son chef et que le pays était indignement gouverné, qu'il fallait sauver la France en confiant le pouvoir à la Chambre. Le général Cousin-Montauban, comte de Palikao, qui s'était fait connaitre en 1860 dans l'expédition de Chine comme un excellent organisateur, présida le nouveau cabinet. Le Bœuf discrédité dut donner sa démission de major-général. Bazaine fut nommé commandant en chef. Vainement, dans ses lettres à la régente, l'empereur accusait la Chambre, qui se déclarait en permanence, de violer la Constitution et de revenir aux temps où les représentants du peuple conduisaient les armées. L'impératrice lui objectait qu'elle avait le couteau sur la gorge et que l'émeute était dans la rue. Elle supplia Le Bœuf de se démettre ; nous sommes tous, écrivait-elle, obligés aux sacrifices. Le Bœuf fut atterré lorsqu'il reçut la dépêche, et se plaignit de l'injustice des hommes. L'empereur parut impassible. Changarnier, devenu l'hôte et l'ami de Napoléon, s'emporta contre les révolutionnaires. Mais l'honnête Canrobert, prêchant d'exemple, se plaçait de lui-même sous les ordres de Bazaine, naguère son subordonné, en disant que tous devaient obéir à un chef unique. Bazaine inspirait la confiance ; on le tenait pour un grand homme de guerre et pour le seul qui fût capable de ramener la fortune ; l'opinion s'était engouée de lui, comme du plus jeune des maréchaux ; les membres de l'opposition l'appuyaient et demandaient par la voix de Jules Favre que les forces militaires fussent réunies dans sa main ; lui-même intriguait à Paris, et sa femme insinuait à Kératry qu'il allait se retirer parce qu'il ne pouvait accepter la responsabilité des opérations tant que l'empereur serait à l'armée.

Cependant l'ennemi s'avançait à grands pas sur le territoire français, après avoir réparé le désordre de ses premières victoires et, comme disait un de nos généraux, imprimé l'équilibre à ses tètes de colonnes et fait sa concentration définitive. Sa cavalerie sillonnait le pays. D'abord timide et hésitante, elle s'enhardissait et commençait à prendre l'essor, poussant de vastes reconnaissances, précédant de très loin les armées, et voilant d'un épais rideau tous leurs mouvements, fournissant aux états-majors de rapides et sûrs renseignements, saisissant des convois, détruisant les voies ferrées, raflant des vivres et des contributions, harcelant parfois l'adversaire qu'elle épiait et ralentissant sa marche, enlevant des courriers, ramassant des traînards, revenant à temps pour la bataille.

Moltke savait donc par ses patrouilles de uhlans que les Français étaient sur la Nied, qu'ils avaient perdu leur fière contenance, que leur confiance semblait ébranlée et leur discipline relâchée. Il décida de les aborder de front et de tourner leur droite : les masses allemandes se porteraient de la basse Sarre vers la Moselle ; Steinmetz, restant un peu en arrière et servant de pivot, s'acheminerait sur Boulay pendant que Frédéric-Charles se dirigerait sur Saint-Avold. Mais le 12 août Moltke apprenait que les Français abattaient leurs tentes et quittant les positions de la Nied, rétrogradaient sur Metz. Après avoir résolu de demeurer sous les murs de la place, l'empereur, changeant d'idée, s'était déterminé derechef à passer sur la rive gauche de la Moselle et à faire sa retraite sur Verdun et Châlons. Bazaine jugeait préférable d'attendre l'ennemi dans les lignes de Metz ou d'opérer contre eux un mouvement général d'offensive. L'empereur insista, déclara qu'une attaque retarderait le passage de la Moselle et qu'il fallait sans perdre un moment prendre la route de Verdun tandis qu'elle était encore libre. Le maréchal céda et ordonna que l'armée franchirait la rivière ; seule la division Laveaucoupet resterait à Metz pour renforcer la garnison.

Le 14 août, Napoléon partit de Metz précipitamment, comme s'il fuyait, au milieu du silence des habitants qui l'acclamaient naguère. L'armée le suivit et traversa la Moselle sur plusieurs ponts. A deux heures de l'après-midi le 2e corps de Frossard était en avant de Moulins, et deux divisions du 4e corps de Ladmirault avaient passé sur l'autre bord. Il ne restait sur la rive droite que le 3e corps de Decaen — qui succédait à Bazaine, — la garde impériale, et une division du e corps, la division Grenier.

Mais Bazaine, investi du commandement en chef le 12 août, n'avait pu donner ses ordres que le 13. Moltke sut mettre le temps à profit. Le 12, dès qu'il devinait que l'armée française se retirait par Metz au delà de la Moselle, il prescrivait une conversion générale à droite : toute la cavalerie passerait la rivière ; Steinmetz se porterait sur Pange et Courcelles ; Frédéric-Charles se saisirait des ponts de la Moselle à Pont-à-Mousson, à Dieulouard, à Marbache ; le prince royal de Prusse, marchant de Lunéville sur Nancy, viendrait se lier au prince rouge. Le lendemain, Moltke apprenait avec joie que le vaste panorama des campements français se déroulait encore sur la rive droite et que Bazaine, comme il dit, abondait dans ses propres vues. Il ne s'expliquait pas cette attitude du maréchal ; niais ou Bazaine allait attaquer Steinmetz qui lui semblait isolé, ou bien il s'attardait et finirait par passer la Moselle pour se diriger vers l'ouest. Moltke prévit ces deux cas. Il ordonna que Steinmetz resterait sur le pied en observation et que Frédéric-Charles laisserait deux de ses corps pour sou tenir Steinmetz ; mais le prince rouge enverrait ses autres corps vers la Moselle, entre Pont-à-Mousson et Marbache, et sa cavalerie s'avancerait aussi loin que possible pour inquiéter la retraite des ennemis sur la route de Verdun.

 

Tout à coup, dans l'après-midi du 14 août, éclatait la canonnade et, comme à Frœschwiller et à Forbach, une bataille s'engageait à l'improviste, la bataille de Borny ou de Colombey-Nouilly. Le général de Goltz qui commandait une des avant-gardes de Steinmetz, avait remarqué la manœuvre rétrograde des Français, et aussitôt, sans ordre et de son chef, dans le dessein de retarder leur marche et après avoir prié ses voisins de l'appuyer, il assaillait avec sa brigade les troupes qu'il avait devant lui. Il réussit. Les Français interrompirent sur-le-champ leur mouvement. Le 3e corps de Decaen fit volte-face et la garde lui servit de réserve. A son tour, la division Grenier s'ébranla, et pour lui porter secours, Ladmirault repassa la Moselle avec les deux autres divisions de son 4e corps, les divisions Cissey et Lorencez. Bazaine dirigeait le combat et reçut une forte contusion.

Le téméraire Goltz faillit succomber. Bien qu'il eût pris d'un premier élan le château d'Aubigny, le village de Colombey et la ferme de la Planchette, il était accablé par le feu des Français. Mais Bazaine se contente de garder ses positions, et Manteuffel, puis Zastrow viennent à l'aide de Goltz, l'un avec le Ier corps prussien, l'autre avec le Vile. Manteuffel emporte Nouilly et Mey. Il ne peut à la vérité franchir le ravin de Lauvallier où ses fantassins se débandent à la tombée de la nuit. Une de ses batteries, criblée de projectiles, s'abrite derrière Colombey après avoir perdu ses officiers. Son aile droite, craignant d'être débordée par les divisions Cissey et Lorencez, recule de Mey sur Nouilly. Mais il établit quatre-vingt-dix bouches à feu à Noisseville, à Servigny, à Poixe, tant pour arrêter le mouvement tournant de Ladmirault que pour mettre en échec l'artillerie postée à Villers-l'Orme, et le soir, au milieu de l'obscurité, l'infanterie prussienne, ressaisissant l'offensive, s'empare de Mey après une lutte acharnée, pousse jusqu'à Vantoux et Vallières, s'aventure sous les murs du fort Saint-Julien. Zastrow, qui débouche sur la gauche, seconde Manteuffel. Une de ses brigades, la brigade Osten-Sacken, enlève au prix de sanglants efforts une avenue de peupliers et une sapinière entre Colombey et Bellecroix. Elle est soutenue par la brigade Woyna, puis par une partie de la division Wrangel de l'armée du prince rouge, puis par la 1re division de cavalerie. Toutes ces troupes se mêlent assez tard à l'action, mais elles engagent contre Grigy et le petit bois de Borny un feu violent de mousqueterie et d'artillerie. A neuf heures cessait cette bataille incertaine.

Les Allemands avaient 5.000 hommes tués ou blessés, et malgré leur canon dont l'adversaire confessait la supériorité, leurs attaques s'étaient brisées contre les hauteurs de Bellecroix. La gaieté régnait dans l'armée française. Lorsque Bazaine alla rendre compte de l'affaire au quartier impérial de Longeville, il fut accueilli par de vives démonstrations de joie, et Napoléon le félicita d'avoir rompu le charme. Mais il avait eu tort de revenir sur ses pas et de se jeter dans la bagarre. Par cette bataille improvisée qui manifestait une fois de plus leur esprit d'offensive, leur promptitude de décision et leurs sentiments de solidarité, les Allemands retardaient sa retraite. Grâce aux cinq heures de combat que l'armée de Steinmetz avait imposées aux Français, l'armée de Frédéric-Charles aurait un jour encore pour traverser la Moselle et devancer Bazaine sur la route de Verdun.

 

Le 15 août les Français s'ébranlaient de nouveau. liais, malgré l'ordre de Bazaine, le 3e et le 4e corps n'avaient pas repris aussitôt leur mouvement de retraite, et bien qu'il eût quatre chemins à. sa disposition, le maréchal, craignant d'être attaqué sur la route de Briey et désirant gagner Verdun sans combat, avait prescrit que les troupes déboucheraient de Metz sur le plateau de Gravelotte, par une seule voie, celle qui traverse Longeville et Moulins ; ce n'était qu'au sortir de Gravelotte qu'elles formeraient deux colonnes qui se dirigeraient sur Verdun, l'une par Étain, l'autre par Mars-la-Tour. Un encombrement effroyable se produisit. Des véhicules de toute espèce, et notamment les arabas ou voitures de réquisition, vides pour la plupart, retardèrent la marche ; impatients de quitter Metz, les conducteurs profitaient du moindre intervalle pour tromper la vigilance des vaguemestres. Le défilé aurait duré deux jours, si Bazaine n'avait ordonné de renvoyer impitoyablement les voitures de convois auxiliaires.

Ce retard fut désastreux. Les instructions du maréchal ne s'exécutèrent pas. Du Barail occupait Jarny, mais Forton demeurait à Vionville au lieu d'avancer sur Tronville ; Frossard, qui pouvait atteindre Mars la-Tour, bivaquait, ainsi que Canrobert, à Rezonville ; la garde s'établissait à Gravelotte ; Le Bœuf qui remplaçait Decaen blessé mortellement à Borny, n'arrivait à Vernéville qu'avec trois divisions ; Ladmirault qui devait camper à Doncourt, trouvant la route de Gravelotte complètement obstruée, se rejetait en arrière sur Woippy et le Sansonnet. Aussi deux divisions, la division Metman du corps de Le Bœuf et la division Lorencez du corps de Ladmirault, ne purent-elles prendre part à la bataille du 16 août, et elles auraient changé le sort de la journée.

Le matin du 16 août, après avoir passé la nuit clans une maison de Gravelotte, Napoléon, plus affaissé que jamais, gagnait Verdun par la route de Conflans et d'Étain en recommandant à Bazaine de le suivre sans délai. Mais le maréchal n'avait pas l'intention de se rendre à Verdun. Une fois débarrassé de l'empereur, il poussait un soupir de soulagement, et sur-le-champ suspendait la retraite en annonçant qu'il la recommencerait probablement dans l'après-midi. Ne disait-il pas la veille qu'il n'avait pas encore fixé l'itinéraire de l'armée et que, s'il pouvait, il tomberait sur les ennemis et les refoulerait vers Pont-à-Mousson ? La bataille qui se livrait aussitôt, lui fournit un prétexte pour se rejeter sous Metz.

Au lendemain de Borny, Moltke avait télégraphié à Frédéric-Charles qu'il était essentiel de se porter sur ta route de Verdun et de prendre contre Bazaine, qui battait en retraite, une vigoureuse offensive. Le prince rouge était à Pont-à-Mousson. Il hâta la marche de ses corps. L'état-major français avait oublié de détruire les ponts de Pont-à-Mousson et de Novéant. Dès le 14, des partis venaient par delà la Moselle jusqu'à Buxières, aux abords du grand chemin de Metz à Verdun. Le 15, une division d'infanterie du Xe corps de Voigts-Rhetz était déjà sur la rive gauche, à Thiaucourt ; les brigades de cavalerie Redern, Bredow et Barby arrêtaient aux environs de Mars-la-Tour et de Tronville les dragons et cuirassiers de Forton, et un escadron de uhlans se heurtait près de Jarny aux chasseurs d'Afrique de Du Barail. Toutefois Frédéric-Charles croyait la retraite des Français plus avancée qu'elle n'était, et il n'imaginait pas qu'une rencontre aurait lieu le 16 août et si près de Metz. il voulait établir son quartier-général à Thiaucourt, puis à Saint-Mihiel, et il ordonnait à toutes ses troupes de se diriger vers la Meuse ; la cavalerie passerait cette rivière ; le NP corps irait à Étain par Mars-la-Tour et le Xe corps à Clermont-en-Argonne par Fresnes-en-Wœvre.

Mais Constantin d'Alvensleben, qui commandait le IIIe corps, allait comme Walther et Kirchbach à Frœschwiller, comme Kameke à Forbach, comme Goliz à Borny, engager la bataille de son propre mouvement.

Cette bataille, appelée par les Français bataille de Rezonville et par les Allemands bataille de Gravelotte, de Vionville ou de Mars-la-Tour, doit ses différents noms aux villages que traverse la route de Verdun. Le chemin va de Gravelotte à Mars-la-Tour par Rezonville et Vionville. Dans la journée du 16 août l'armée française tenait Gravelotte et Rezonville, mais elle céda Vionville et ne put atteindre Mars-la-Tour. Les Allemands, remontant vers le nord, franchissant la Moselle sur le pont suspendu de Novéant et débouchant du vallon où le ruisseau de Gorze coule entre des coteaux boisés, vinrent lui barrer le passage.

A neuf heures du matin, par un chaud et radieux soleil, les divisions de cavalerie Forton et Valabrègue, qui n'avaient su au point du jour, à une lieue de là, découvrir l'ennemi, étaient surprises en avant de Vionville, pendant qu'elles faisaient la soupe ou menaient les chevaux à l'abreuvoir. L'artillerie des brigades Redern, Bredow et Barby les canonnait inopinément, et aux premiers obus qui tombaient sur les tentes, les conducteurs des bagages fuyaient, entrainant avec eux cuirassiers et dragons jusqu'à la maison de poste de Gravelotte. Mais, après un instant de désordre et d'émoi, le 2e corps de Frossard, composé des divisions Bataille et Vergé, se portait en avant, et le feu de ses tirailleurs qui s'approchaient à douze cents pas sous la grêle des boulets, obligeait les batteries de la cavalerie allemande à reculer en toute hâte. Frossard occupait Vionville, le hameau de Flavigny, au sud-ouest de Vionville, et les mamelons qui commandent Flavigny. A la droite de Frossard et à droite de Rezonville, entre la chaussée et une ancienne voie romaine, s'établissait Canrobert avec les deux divisions Lafont et Tixier. La brigade Lapasset, appuyée par la division Levassor, faisait face à gauche, parallèlement à la grande route, devant les bois de Saint-Arnould et des Ognons.

A dix heures apparaissait Constantin d'Alvensleben avec les deux divisions Stülpnagel et Buddenbrock, de son IIIe corps. Il crut voir une arrière-garde française, l'assaillit, et lorsqu'il reconnut que l'armée entière lui tenait tête, il persista dans son attaque. Son audace lui aurait coûté cher si Bazaine avait eu ce coup d'œil qui domine l'ensemble d'une mêlée ; mais le maréchal, qui pouvait déborder Alvensleben sur la droite, à Vionville et à Tronville, et le réduire à rien, craignait d'être tourné sur sa gauche et coupé de Metz ; il amassa très inutilement des troupes considérables au sud de Rezonville et de Gravelotte, au bois des Ognons, au bois Saint-Arnould, aux débouchés des ravins qui aboutissent à Novéant et à Ars.

Alvensleben a pris aussitôt l'offensive avec la furie teutonne qui, dans cette guerre, triompha si souvent de la lenteur française. Déjà, malgré des pertes sensibles, l'artillerie allemande, moins nombreuse, mais plus habilement groupée, emporte sur notre artillerie. Déjà la division Stülpnagel s'empare du bois de Vionville après une lutte aussi longue que sanglante contre la division Vergé et la brigade Lapasset. Déjà la division Buddenbrock se loge dans Vionville et, gagnant du terrain pouce par pouce, livrant une série d'engagements opiniâtres, finit, grâce au puissant concours de vingt batteries qu'Alvensleben amène en première ligne, par enlever le hameau de Flavigny.

Maître de Flavigny et de Vionville, Alvensleben a désormais un solide appui. Il pousse même au delà de la grande route et, profitant de l'indécision de Canrobert, occupe le bois de Tronville, petit bois coupé de clairières, qui s'étend au nord de la chaussée, entre Vionville et la voie romaine. Toutefois ses secours étaient encore à grande distance : il n'avait reçu d'autres renforts que la brigade Lehmann du Xe corps, et son IIIe corps eût été culbuté sur Gorze et de là dans la Moselle, si Bazaine avait profité de sa supériorité numérique et envoyé des troupes fraîches à la rescousse. Mais Bazaine ne dirige pas la bataille ; il ne forme aucun plan d'offensive ; il n'imagine pas qu'il peut accabler Alvensleben en faisant donner la garde qui est tout près de là, à Gravelotte ; il dissémine son artillerie au lieu de la réunir par masses ; il rectifie des emplacements de batteries et, s'il montre bravoure et sang-froid, ses lieutenants ne savent où il est : nul ne sent planer sur l'armée la pensée clairvoyante et active, l'âme partout présente d'un général en chef.

A midi et demi, les régiments de Frossard plient sous une nouvelle attaque où deux de leurs généraux, Bataille et Valazé, sont blessés, et longeant la route, refluent vers Rezonville. Bazaine dépêche, au-devant de l'infanterie qui les poursuit, le 3e lanciers et les cuirassiers de la garde. Les deux escadrons de lanciers sont bientôt ramenés. Les cuirassiers pénètrent jusqu'aux batteries ennemies, sabrent des canonniers, puis, de même que les lanciers, sous le feu de l'infanterie prussienne, ils font demi-tour. Le lieutenant-colonel Caprivi ordonne d'achever leur déroute et jette à leurs trousses les hussards de Brunswick et de Westphalie. Bazaine installait à ce moment une batterie de la garde. Les hussards de Brunswick fondirent sur les pièces, mirent les servants en fuite et dispersèrent la suite du maréchal. Bazaine tira l'épée et galopa durant quelques instants côte à côte avec un officier prussien. L'escorte, soutenue par un bataillon de chasseurs, accourut, arrêta les hussards et reconquit les pièces. Pendant une heure le généralissime fut séparé de son état-major qui le croyait tué ou prisonnier.

Presque en même temps s'était déployée la 60 division de cavalerie composée des brigades Grüter et Ranch : cuirassiers, uhlans et hussards de Brandebourg, uhlans et hussards de Schleswig-Holstein. Elle aussi devait, sur l'ordre d'Alvensleben, pourchasser le 2e corps de Frossard qui lâchait pied. Mais Bourbaki avait marché rapidement au secours de Frossard avec les grenadiers de la garde. Intrépides et intacts, secondés par l'artillerie de Rezonville, les grenadiers repoussèrent aisément la cavalerie prussienne qui se présentait sur un terrain étroit en colonnes d'escadron accolées botte à botte.

Les forces des Allemands s'épuisaient et leur feu devenait moins intense ; ils n'avaient plus une seule réserve ni en infanterie ni en cavalerie, et le Xe corps de Voigts-Rhetz était loin. A deux heures, Canrobert, enhardi par l'heureuse résistance de ses bataillons, s'avança pour reprendre Vionville.

Alvensleben n'a plus sous la main que de la cavalerie. Les cieux régiments de la brigade Bredow, cuirassiers de Magdebourg et uhlans de la Marelle, se jettent tête baissée, dans la direction de l'est, entre la grande route et la voie romaine, à la rencontre des troupes de Canrobert. Ils s'abattent sur elles comme un ouragan, renversent la première ligne, s'emparent des canons, traversent la seconde ligne. Mais ils sont criblés de projectiles et assaillis soudainement par la cavalerie de Forton et de Valabrègue qui désire venger sa défaite du matin. La brigade des dragons de Murat sépare leur colonne en deux tronçons. Les uns vont se heurter aux chasseurs et dragons de Valabrègue ; les autres sont pris en flanc par le 7e et le 10e cuirassiers, et à leurs coups de taille ou de pistolet répondent des coups de pointe qui les frappent aux couvre-nuques des casques et aux entournures des cuirasses. Bredow plie sous ce choc décisif ; il tourne bride ; il enfonce de nouveau la ligne française ; il regagne fièrement Flavigny sans être l'objet d'une sérieuse poursuite. Si ses hommes jonchent le sol, si ceux qui survivent — 400 sur 800 — ne doivent leur salut qu'à la bonté de leurs montures, celte héroïque chevauchée a sauvé Alvensleben et le IIIe corps. Canrobert ne bouge plus de la journée : il pourrait aborder Vionville, percer la position prussienne ; après l'attaque furieuse et folle des six escadrons de Bredow, il craint d'aller plus avant, de tomber dans un piège.

Mais entre deux et trois heures Lebœuf et Ladmirault débouchent successivement sur le champ de bataille à Bruville et à Saint-Marcel, l'un avec les divisions Nayral et Aymard, l'autre avec les divisions Grenier et Cissey qui modifient leur itinéraire et prennent, pour venir plus vite, la route de Briey. Qu'ils poussent la gauche de l'adversaire, qu'ils la pressent avec vivacité, et ils rejettent dans la Moselle les Prussiens fatigués et rendus. Vainement Alvensleben fait charger la brigade de cavalerie Barby. Quatre divisions françaises, Nayral et Aymard du 3e corps, Grenier du 4e corps, Tixier du 6e corps, menacent d'envelopper son aile gauche ; elles la recognent sur le bois et le village de Tronville ; elles la chassent presque entièrement du bois ; elles forcent une partie de son artillerie à se retirer ; elles refoulent la brigade Barby écrasée à la fois par les feux de salve et par les mitrailleuses ; elles vont dépasser la grande route, dépasser Mars-la-Tour, prendre en flanc et de revers la ligne ennemie.

La situation d'Alvensleben était plus que jamais périlleuse. Mais le commandant, du Xe corps, Voigts-Rhetz, entendait le canon. Il envoyait d'abord son chef d'état-major Caprivi sur le lieu de l'action ; puis il se portait de sa personne à Tronville et dès qu'il avait vu de ses propres yeux le danger d'Alvensleben, il interrompait son mouvement vers l'ouest, et secourait son camarade. Toutes ses troupes rebroussaient de Thiaucourt sur Mars-la-Tour. A quatre heures, après une marche de quarante-cinq kilomètres, la division Kraatz arrivait avec quatre batteries. Et incontinent Le Bœuf abandonne le bois de Tronville et se replie sur ses premières positions ! Reculait-il devant cet adversaire bien inférieur en nombre ? Non ; mais Bazaine ne pense qu'à sa gauche ; après avoir établi les voltigeurs et les chasseurs de la garde au bois des Ognons et placé Frossard au sud de Gravelotte, il ôte à Le Bœuf la division Montaudon pour la poster au même endroit et lui enjoint de laisser à Saint-Marcel la division Nayral qui doit appuyer Canrobert.

Les Allemands recommencent donc leur attaque. Ils ont à leur tête le prince Frédéric-Charles, accouru de Pont-à-Mousson à franc étrier. Le prince rouge n'avait su que dans l'après-midi la détresse d'Alvensleben, mais il s'était mis aussitôt en selle et après deux heures d'un galop effréné, il atteignait le bois de Vionville. Il examine le champ de bataille et ordonne l'offensive à son aile gauche où le X° corps entre en ligne et la défensive à son aile droite : Voigts-Rhetz se jettera sur Ladmirault, Le Bœuf et Canrobert, tandis qu'Alvensleben contiendra Frossard et la garde.

La gauche prussienne s'ébranle. La brigade Wedell du Xe corps se dirige au sud de la ferme de Grisières, contre la division Grenier. Mais la division Cissey vient à grandes enjambées en prenant les devants sur un long convoi qui la précède ; elle marche droit à la brigade Wedell, la foudroie, lui tue ou blesse en une heure la moitié de ses hommes, lui fait plus de 300 prisonniers, lui enlève le drapeau du 16e régiment d'infanterie. Pour arrêter Cissey, Voigts-Rhetz recourt à deux régiments de cavalerie, dragons et cuirassiers : les cuirassiers cèdent au feu des mitrailleuses et des chassepots ; les dragons rompent sur plusieurs points et foulent sous les pieds de leurs chevaux le 13e de ligne qui se groupe autour de son aigle, mais dissipés par la fusillade du 73e, ils perdent les deux tiers de leur monde et presque tous leurs chefs. Que Ladmirault, sans hésitation ni retard, déborde la gauche prussienne, qu'il s'avance au delà du grand chemin, et, s'il est soutenu par Le Bœuf et Canrobert, il met en déroute les cieux corps d'Alvensleben et de Voigts-Rhetz harassés et bientôt dépourvus de munitions.

Dans cet instant critique, Frédéric-Charles déchaîne la plupart de ses escadrons, et alors se produit au nord de Mars-la-Tour et à l'ouest de Bruville, sur le plateau de Ville-sur-Yron, la charge célèbre dite de Rezonville, la plus importante rencontre de cavalerie que présente la campagne, et parmi les tempêtes équestres que cite l'histoire de la guerre, une des plus impétueuses et des plus grandioses. On se joint, on se choque de tous côtés, on se mêle, on se traverse, et au milieu du cliquetis des sabres, des coups de pistolet, des clameurs dans les deux langues : en avant, chargez, allume, et des gémissements des blessés, un nuage de poussière épaisse et aveuglante s'élève au-dessus des régiments qui tourbillonnent .et s'entre-tuent. Mais les Français ne s'engagent que peu à peu, par portions et non en masse. Le 2e chasseurs d'Afrique qui veut s'emparer d'une batterie, est repoussé par des dragons et de l'infanterie. Le 2e et le 7e hussards sont renversés pour s'être élancés trop tard, et le général Montaigu qui les commande, gravement atteint, démonté, reste aux mains de l'ennemi. Le 3e dragons, que le général Legrand mène à leur secours, plie également, et Legrand tombe frappé à mort. Les lanciers du général de France culbutent les dragons d'Oldenbourg, et sont culbutés à la fois par les uhlans et par les dragons de Legrand qui les prennent pour des Prussiens à cause de leur habit bleu. Les dragons de l'Impératrice se précipitent avec les chasseurs d'Afrique ; ils tournent bride au bout de quelques minutes et entraînent dans le torrent de leur déroute la brigade de chasseurs Bruchard qui vient à leur aide. Le signal de ralliement que fait sonner le général de France, redouble la confusion. Heureusement le 2' et le 4e dragons, conduits par le général de Maubranches, se déploient en bon ordre, et la cavalerie prussienne ne tarde pas à se retirer, accablée par un triple feu, par une batterie de 12, par l'infanterie de Cissey qui s'est logée dans la ferme de Grisières, par le 2e chasseurs d'Afrique qui s'abrite en un bois voisin. Mais elle a sauvé la gauche de l'armée allemande. Ladmirault s'abstient de toute tentative sur Tronville et Mars-la-Tour. A sept heures du soir, la division Kraatz occupe sans obstacle les taillis de Tronville et leurs alentours.

A l'aile droite des Allemands, au sud de Rezonville, la bataille tonnait encore. Là aussi Alvensleben avait reçu des troupes fraîches ; mais il se consumait en impuissants efforts. Quelques bataillons attaquaient le 1er et le 2e grenadiers de la garde impériale devant le bois Saint-Arnould ; une violente fusillade les obligeait à rétrograder. Une brigade du VIIIe corps prussien, la brigade Rex, abordait le 3e des grenadiers de la garde à la Maison-Blanche ; ses deux régiments étaient repoussés l'un après l'autre et perdaient chacun leur colonel. Un régiment du IXe corps venait lui prêter assistance ; lui aussi perdait son colonel et fléchissait. L'artillerie prussienne fait alors un feu désespéré ; ses hommes sont las, et plusieurs, après neuf à dix heures d'une lutte incessante, sourds et aveugles. Elle tire néanmoins ; elle envoie ses derniers obus — elle en consomma 20.000 dans cette journée. L'infanterie, si exténuée qu'elle soit, se ranime et rassemble ses forces. La cavalerie, dont les chevaux sellés avant l'aube n'ont pas encore bu ni mangé, rainasse ce qui lui reste de vigueur pour un suprême élan. Frédéric-Charles harcèle ainsi les Français, les inquiète, leur ôte toute idée d'offensive et comme la conscience de leur ascendant. A sept heures, la brigade Grüter, appelée de Flavigny, assaille le 93e de ligne, l'enfonce, lui prend un aigle et un canon. Mais la division de cavalerie Valabrègue fond sur la brigade Grüter, lui blesse son général, lui reprend le canon et l'aigle. La division d'infanterie Levassor, appuyée par les grenadiers et les voltigeurs, s'avance sur Vionville. Bourbaki réunit M pièces de la garde, et une canonnade meurtrière contraint les batteries allemandes à la retraite. Déjà le crépuscule s'étend sur la plaine, et les combattants ne se guident plus que d'après les éclairs de l'artillerie et de la mousqueterie. En vain, au milieu de l'obscurité, des bataillons prussiens, sortant du bois Saint-Arnould, essaient une nouvelle attaque. En vain la brigade hessoise Wittich du IXe corps se glisse à travers les fourrés, vers la lisière du bois des Ognons, et refoule les chasseurs de la garde. En vain, entre huit et neuf heures, une brigade de hussards et de dragons, menée par le colonel de Schmidt, franchit la grande route et se jette, devant, Rezonville, sur des masses sombres qu'elle distingue à peine dans les ténèbres. Les bataillons prussiens reculent sous le feu des Français, la brigade Wittich s'arrête dans une clairière, et la cavalerie de Schmidt, accueillie par une fusillade très nourrie, se replie en arrière de la chaussée. La nuit est tombée sur les sillons jonchés de cadavres et le silence se fait sur ce plateau rempli durant tout un jour des bruits épouvantables de la guerre. On n'entend plus que quelques sonneries. Sonne, s'écrie Freiligrath, célébrant la charge de Bredow, sonne, trompette ! Mais la trompette refusa sa voix ; de sa bouche de métal ne s'échappait qu'un sourd gémissement, un cri plein de douleur ; une balle avait transpercé son cuivre, et la blessée plaignait les morts, plaignait de ses sons balbutiants et brisés qui nous pénétraient dans la moelle des os, les braves et les fidèles tombés en cette bataille. Les feux de bivouac s'allumèrent, et nous pensions aux morts, aux morts !

Les deux armées avaient chacune 16.000 hommes hors de combat, et la victoire demeurait indécise. Mais les Allemands obtenaient la gloire et le profit de la journée. Ils avaient été 66.000 contre 120.000 ou un contre deux ; ils possédaient Tronville et Vionville ; ils menaçaient le flanc gauche de Bazaine ; ils lui coupaient la route qui mène à Verdun par Mars-la-Tour ou, comme ils disaient plaisamment, par Marsch retour — marche en arrière —, et le surlendemain ils allaient lui couper la route qui lui restait, celle de Verdun par Briey.

 

Le soir même de Rezonville, Bazaine ordonnait à l'armée de gagner en arrière le plateau de Rozérieulles et d'Amanvillers. La pénurie de vivres et de munitions, écrivait-il, l'obligeait à se ravitailler et à se rapprocher de Metz ; sous deux jours, il se remettrait en marche par la route de Briey, à moins que de nouveaux combats ne vinssent déjouer ses combinaisons. A vrai dire, ni les munitions, ni les vivres ne manquaient, et si Bazaine avait gardé ses positions, s'il avait le lendemain, à la pointe du jour, attaqué les Allemands avec toutes ses forces, s'il avait fait achever par les divisions intactes de Lorencez et de hetman le mouvement que Cissey commençait la veille, il eût gagné cette seconde bataille. Son armée était gaie et confiante. Les Allemands recrus de fatigue et inférieurs en nombre ne devaient recevoir de renforts que dans l'après-midi. Eux-mêmes s'étonnaient que Bazaine ne les assaillit pas, et ils se gardèrent bien de l'inquiéter. Durant la journée du 17, ils manœuvrèrent et jetèrent des ponts sur la Moselle. Le 18, la garde royale, sept corps, trois divisions de cavalerie (levaient occuper le plateau de Gravelotte. Après n'avoir combattu que l'aile droite des Allemands, Bazaine avait en face de lui presque toute leur armée, et ses 120.000 hommes allaient lutter contre 180.000.

La garde et la réserve d'artillerie sur les pentes du fort Saint-Quentin, Lapasset à Sainte-Ruffine, Frossard Rozérieulles, Le Bœuf au bois des Génivaux, aux fermes de Moscou, de Leipzick et de la Folie, Ladmirault à Amanvillers, Canrobert à Saint-Privat, telles étaient, le 18 août, du sud au nord, les positions françaises. Mais si la gauche avait pour appui la Moselle, le fort Saint-Quentin et le ravin de la Mance, la droite était en l'air, et Canrobert, tardivement arrivé de Châlons, dépourvu de ses réserves de l'artillerie et du génie que l'ennemi avait coupées de Metz, insuffisamment secouru par le quartier général, ne put se fortifier, comme Frossard et Le Bœuf, par des tranchées-abris, ni mettre en ligné assez de canons pour résister.

Le 18 au matin, Moltke et Frédéric-Charles, après avoir cru que le maréchal se retirait sur Briey, ne doutaient plus qu'il tint les hauteurs d'Amanvillers. Ordre était aussitôt donné de l'aborder. La bataille commence au centre. Vers midi, le commandant du IXe corps prussien, Manstein, remarquant la quiétude du corps de Ladmiraut qu'il avait devant. lui, et voulant le surprendre, établit témérairement huit batteries à l'est de Vernéville. Mais les pièces de Ladmirault suppléent à l'exactitude du tir par la quantité des projectiles. Ses mitrailleuses postées en avant d'Amanvillers ouvrent un feu si terrible qu'une des batteries allemandes est entièrement démontée et que les autres n'agissent plus qu'avec peine et à de rares intervalles. La division hessoise essaie de soulager l'artillerie de Manstein en se portant à sa gauche au bois de la Cusse ; elle oppose cinq batteries à la division Cissey ; elle incendie la ferme Champenois ; mais elle aussi est vigoureusement canonnée. A sa droite, la brigade Blumenthal s'empare des fermes de l'Envie et de Chantrenne ; mais par deux fois elle échoue contre la ferme de la Folie. Déjà Manstein, craignant un assaut, faisait créneler le cimetière et les maisons de Vernéville. Mais les Français n'assaillent l'ennemi que par saccades. Leurs généraux n'osent aller de l'avant, et ne savent masser leurs troupes qui ne combattent que par groupes isolés ; au hasard et sans but. Et cependant Frédéric-Charles ne gagne pas le dessus. Il appelle l'artillerie d'Alvensleben à l'aide de Manstein ; il engage de l'infanterie, et vers cinq heures une brigade de la garde royale, menée par le colonel Knappe et composée de deux régiments de grenadiers et d'un bataillon de tirailleurs, marche sur Amanvillers. Un feu roulant la décime ; Knappe est blessé ; le bataillon de tirailleurs perd tous ses officiers, et son commandement passe aux mains d'un enseigne. Les Hessois s'efforcent de secourir la brigade Knappe et enlèvent une maison de garde-barrière sur la voie ferrée ; écrasés de même par le feu des Français, ils reculent vers le bois de la Cusse. Une troisième fois, à sept heures, le prince rouge ordonne d'attaquer Amanvillers ; l'infanterie d'Alvensleben, si rudement éprouvée l'avant-veille, doit seconder celle de Manstein ; elle ne bouge pas, de peur d'ètre prise en flanc vers le bois des Génivaux par les tirailleurs de Le Bœuf.

A gauche de la position française, Steinmetz, avec la première armée formée des deux corps de Gœben et de Zastrow, assaillait Le Bœuf et Frossard. L'infanterie de Zastrow sort du bois de Vaux, menace Rozérieulles et Sainte-Ruffine, mais ramenée vers la lisière du bois par le feu des chassepots et des mitrailleuses, elle reste jusqu'au soir sur la défensive. Gœben était plus hardi ; sous la protection d'une formidable artillerie qui canonnait la ferme de Moscou, la brigade Strubberg se logeait dans le bois des Génivaux, et plusieurs compagnies de la brigade Wedell se dissimulaient dans les carrières aux abords des fermes de Saint-Hubert et du Point-du-Jour. A trois heures, après un combat acharné, Saint-Hubert était emporté, et si les deux brigades, refoulées devant Moscou et le Point-du-Jour, perdaient la moitié de leurs officiers, elles en imposaient par leur bravoure aux généraux français, à Le Bœuf et à Frossard, qui ne pensaient pas à profiter de la supériorité momentanée du nombre : une seule division tenait en échec deux corps d'armée I Aussi, à quatre heures, c'est Steinmetz qui prend l'offensive. Il expie son audace. Deux de ses batteries font merveille ; mais deux autres, bientôt dépourvues de leurs servants, désemparées, se laissent couler dans un ravin. Un régiment de uhlans, criblé de projectiles, tourne bride. L'infanterie branle et mollit. Cinq fois sa ligne de tirailleurs, qui s'étend sur un kilomètre de front, s'élance vers le Point-du-Jour ; cinq fois elle recule précipitamment. Des détachements occupent encore Saint-Hubert et les carrières ; d'autres, craignant d'être coupés, s'empressent de regagner les bois. Les balles pleuvent autour de Steinmetz ; les officiers de son état-major sont frappés à ses côtés ; le prince Adalbert de Prusse a son cheval tué sous lui. A cet instant, vers quatre heures et demie, le roi et Moltke, après avoir observé l'action de la hauteur de Flavigny, se rendaient à Gravelotte. Derrière eux ne tardait pas à paraitre le IIe corps prussien, commandé par Fransecky et accouru de Pont-à-Mousson. Moltke el le roi résolurent de tenter un dernier effort contre Moscou et le Point-du-Jour. A sept heures, commençait une nouvelle attaque. Mais les Français qu'on croyait fatigués de la lutte et découragés, avaient usé du relâche que leur donnaient les Allemands pour organiser solidement la défense. L'assaillant est reçu an Point-du-Jour par des salves de mousqueterie et d'artillerie. Les essaims de nos tirailleurs se jettent vers Saint-Hubert et le bois de Vaux, chassant devant eux et culbutant dans le ravin de la Mance tout ce qu'ils rencontrent. La panique saisit les Prussiens. Les fuyards entraînent avec eux des pièces de la batterie qui tient encore derrière les jardins de Saint-Hubert. Vainement, pour rétablir l'affaire, Barnekow enlève au pas de charge la brigade Rex. Vainement Osten-Sacken stimule et pousse sa brigade. Vainement Fransecky déploie ses bataillons qui s'avancent pleins d'ardeur, tambour battant, fanfares en tête, sous les yeux de Moltke et du grand quartier-général. Les balles tombent dru et menu comme grêle jusqu'auprès de Gravelotte, et au milieu de l'obscurité qui s'épaissit de plus en plus, les troupes prussiennes ne débouchent qu'avec une extrême difficulté sur le plateau de Saint-Hubert, rompues sans cesse par le flot des fugitifs, n'osant tirer de peur de s'entr'égorger, ne cherchant plus qu'à se grouper, et néanmoins se mêlant, se confondant, renonçant enfin à toute agression. Même insuccès devant Moscou. Malgré la nuit, un régiment poméranien se dirige vers les tranchées-abris dont il distingue les contours illuminés par les éclairs de la fusillade ; son colonel et plusieurs de ses officiers sont blessés ; il plie et se disperse.

A la gauche et au centre, l'armée française restait donc maîtresse de ses principales positions, et à sept heures du soir Bazaine et ses officiers se félicitaient de la journée. Mais, h neuf heures, on apprenait qu'un convoi de vivres, envoyé A Canrobert, était mis en désordre par des cavaliers qui fuyaient en criant sauve-qui-peut, et bientôt arrivaient les aides de camp de Canrobert et de Ladmirault, consternés : la droite tournée et battue rétrogradait vers Metz, et le centre avec elle

Canrobert occupait Saint-Privat et avait placé des détachements à Sainte-Marie-aux-Chênes sur son front, à Jérusalem sur sa gauche et à Honcourt sur sa droite. A trois heures, deux divisions, l'une de Saxons, l'autre de la garde royale, marchaient contre Sainte-Marie. Appuyées par 86 pièces, elles chassèrent aisément le 94e de ligne qui n'avait fait ni épaulements ni barricades, et s'emparèrent du village. Puis, à cinq heures trois quarts, la ire division de la garde royale, conduite par le général de Pape, poussait sur Saint-Privat, pendant qu'une brigade de la 2e division, la brigade Berger, se dirigeait vers le hameau de Jérusalem situé au bord de la grande route.

Mais la brigade Berger qui traverse un vallon dénudé, sans autre abri que des rigoles d'irrigation, est accablée de projectiles, et sur le sol durci parla chaleur, les balles françaises qui touchent terre, ricochent et portent coup. Le régiment de l'empereur François ne gagne que par bonds successifs les fossés et les tas de pierres du chemin ; ses officiers tombent pour la plupart, et ses compagnies s'émiettent. Le régiment de la Reine subit les mêmes pertes ; son colonel est blessé et le major prince de Salm, l'ancien aide de camp de Maximilien, mortellement atteint.

Quant à la division Pape, elle essuie un échec terrible. Elle doit gravir une pente découverte, forcer des jardins entourés de murs, rompre des échelons de tirailleurs, et parvenue ail sommet de ce glacis, enlever de solides maisons de pierre oui des soldats se postent à toutes les fenêtres et sur les toits. Malgré Pape qui voudrait préparer l'attaque par un combat d'artillerie, le prince Auguste de Wurtemberg, commandant de la garde royale, donne, avec l'assentiment de Frédéric-Charles, l'ordre d'assaillir Saint-Privat. Bravement, superbement, la garde royale s'avance d'abord à 800 ; puis à 600, enfin à 300 pas du village. Ses régiments se font écraser l'un après l'autre. Leurs chefs sont presque tous frappés : les lieutenants-colonels de Holleben, de Finckenstein, de Stülpnagel, de Puttkamer, les colonels de Linsingen, de Kanitz, de Neumann, le général-major de Modem. Des drapeaux changent de mains jusqu'à cinq fois. Le feu des Français couche par terre 160 officiers et 4.000 soldats. Il faut reculer et recourir au canon. A sept heures, 10 batteries bombardent Saint-Privat.

Canrobert avait 78 pièces et pas une mitrailleuse ; il ménageait ses munitions qui se faisaient rares ; il ne luttait plus qu'à coups de chassepot. Les Saxons, tournant son aile droite, refoulant ses tirailleurs, venaient, par un long circuit, d'Auboué à Montois, et de Montois à Roncourt, s'unir à la garde royale. 14 batteries saxonnes s'ajoutèrent aux 10 batteries prussiennes pour foudroyer Saint-Privat, et aux derniers rayons du soleil, lorsque les murs s'écroulèrent sous les obus, lorsque s'élevèrent mêlées à la flamme des colonnes de fumée noire, Saxons et garde royale, tambours battant, clairons sonnant, enseignes flottantes, s'élancèrent au pas de course sur cette forteresse que Canrobert avait improvisée et si obstinément défendue. On combattit dans les rues, dans les maisons, au cimetière ; on se prenait corps à corps ; on se fusillait à bout portant ; on se servait de la baïonnette et de la crosse. Enfin, Saint-Privat fut conquis. Jérusalem embrasé tombait en même temps. Les troupes de Canrobert se retirèrent sur Saulny, pêle-mêle, à la débandade, et toutefois sans perdre un canon ni un drapeau, sous la protection des batteries du colonel de Montluisant, de la cavalerie de Du Barail et de la brigade Péchot qui depuis le commencement de l'action contenait une partie des Saxons à l'entrée de la forêt de Jaumont. Mais Ladmirault ne pouvait plus conserver Amanvillers et se voyait enveloppé dans la retraite de Canrobert ; lui aussi se replia vers Metz, et ce mouvement exécuté en pleine nuit, à travers bois, sur des routes encombrées de voitures, ne se fit pas sans confusion. Bourbaki le couvrit à temps avec les grenadiers et la réserve d'artillerie de la garde.

Bazaine n'avait pas paru. Malgré le bruit croissant de la canonnade et l'impatience de son entourage, il ne quittait pas son cabinet de Plappeville. Il semblait convaincu que l'attaque n'était pas sérieuse. Lorsqu'au matin Le Bœuf l'informa des manœuvres de l'ennemi, il répondit que Le Bœuf occupait une position très forte et résisterait facilement. Le chef de l'état-major général Jarras fit seller les chevaux ; Bazaine le pria de terminer le travail d'avancement. Enfin, à trois heures et demie, il se rendit sur le plateau du Saint-Quentin. Il reçut plusieurs messages : Ladmirault demandait de l'infanterie ; Canrobert, de l'infanterie, du canon, des munitions ; Bourbaki, des instructions. Bazaine n'envoya rien ou presque rien. II rentra vers sept heures en assurant que les Prussiens tâtaient l'armée et qu'ils échoueraient contre des lignes inexpugnables. Il n'engageait ni la garde, ni la cavalerie de Forton, ni la réserve générale d'artillerie ! Aux 684 canons des Allemands il n'opposait que 382 canons sur 520 qu'il avait ! Les batteries de la garde entraient en ligne, mais seulement à la nuit close, sur l'ordre de Bourbaki, pour protéger la reculade du 6e et du 4e corps que poursuivait le feu formidable des pièces allemandes. Canrobert succombait parce qu'il n'était pas secouru, et n'obtenait à force d'instances que deux batteries de la réserve qui n'arrivaient qu'après l'abandon de Saint-Privat. Canaille ! grommelait-il pendant la retraite, ne m'envoyer ni munitions ni la garde ! Canaille ! Canaille !

Le général en chef de l'armée française avait résolu de rester sous Metz. Il ne voulait nullement se compromettre, nullement se lancer entre Meuse et Moselle. Dans la matinée même, il taisait déterminer par le colonel Lewal les nouvelles positions de l'armée autour des forts de la ville, et il consolait les aides de camp de Ladmirault et de Canrobert en leur disant qu'ils opéraient quelques heures plus tût le mouvement qu'ils auraient opéré le jour suivant : Nous devions partir demain ; nous partirons ce soir ; voilà tout.

 

Telle fut la journée d'Amanvillers ou de Saint-Privat. Les Français y perdirent plus de 12.000 hommes, et leurs adversaires plus de 20.000. La garde royale prussienne avait à elle seule 300 officiers et près de 8.000 soldats tués ou blessés. C'était la seule bataille que les Allemands eussent encore livrée non pas à l'aventure, mais selon les plans de Moltke, et ils avouent qu'ils faillirent la perdre. Contenus au centre et repoussés à la droite, ils auraient été culbutés sur leur gauche si Bazaine avait placé la garde et la réserve générale d'artillerie derrière Canrobert et non à deux lieues du 6e corps, au pied du Saint-Quentin. Mais, comme écrivait le roi Guillaume, le maréchal était coupé de ses communications et rejeté sous Metz. Moltke prenait aussitôt ses mesures pour bloquer étroitement la ville et l'armée. Steinmetz, trop fougueux et entêté, fut envoyé à Posen. Ses trois corps — Manteuffel, Gœben et Zastrow —, quatre corps de Frédéric-Charles — Fransecky, Alvensleben, Manstein, Voigts-Rhetz —, deux divisions et demie de cavalerie, cent quatre batteries d'artillerie restèrent devant Metz, sous les ordres du prince rouge qui commandait ainsi à plus de 160.000 hommes. Une nouvelle armée dite de la Meuse, confiée au prince royal Albert de Saxe et formée de la garde prussienne, du IVe corps prussien, du XIIe corps ou corps saxon et, de deux divisions de cavalerie, c'est-à-dire de 80.000 hommes, eut ordre de marcher vers Paris par Sainte-Menehould et Chinons, parallèlement au prince royal de Prusse qui se dirigeait sur la capitale par Nancy et Bar-le-Duc avec une armée de 137.000 hommes, composée des Ve, VIe, et XIe corps prussiens, des cieux corps bavarois, de la division wurtembergeoise et de deux divisions de cavalerie.