DUMOURIEZ

 

CHAPITRE XV. — LOUVAIN.

 

 

COMBAT DU 22 MARS — LE COLONEL MONTJOYE AU CAMP DE COBOURG — ARMISTICE TACITE ET ABANDON DE LA BELGIQUE — DESSEINS DE DUMOURIEZ — SON ENTREVUE À LOUVAIN AVEC DANTON ET DELACROIX — MIRANDA

 

DANS la nuit du 19 mars, Dumouriez, trompant l'ennemi par des feux de bivouac, avait occupé les hauteurs de Cumptich. Le 20, il reculait encore pour s'établir à Bautersem et, afin de couvrir Bruxelles, il plaçait Neuilly à Jodoigne, sur la lisière de la forêt de Soignes ; en même temps d'Harville recevait ordre de se tenir prêt à marcher après avoir jeté 2.000 hommes dans le château de Namur.

Mais le 21, Dumouriez sut que Diest. était pris. Il se replia sur Louvain, se résolut à lutter une fois encore, à tenter une suprême chance il mit Champmorin à Pellenberg, Lamarche à Corbeek, Le Veneur à Bierbeek et à Blanden, Dampierre à Florival, Neuilly à Tombecke.

Le 22 mars, il fut attaqué. Il avait encouragé les soldats et parlé de revanche à plusieurs : Le général, disait-il, a été satisfait de la confiance qu'ils lui ont témoignée ; mais c'est de l'armée entière qu'il attend cette confiance il faut montrer aux ennemis que nous sommes les mêmes Français qui ont vaincu à Jemappes, à Anderlecht et à Liège. Il ajoutait que les Impériaux souffraient plus que les Français, qu'ils manquaient de magasins, qu'ils devaient vivre dans un pays épuisé.

L'affaire fut sanglante ; des deux parts on combattit avec furie. Le 17e régiment, ci-devant Auvergne, commandé par Dumas de Saint-Marcel, et aidé par deux bataillons de volontaires, le 1er bataillon de Mayenne-et-Loire et le 2e bataillon de Saône-et-Loire, enleva dans le village de Blanden deux canons qui furent menés en triomphe à Louvain. Le général Le Veneur avait promis six louis par pièce ; il donna douze louis à la brigade qui les offrit à la Convention.

Champmorin se soutint à Pellenberg durant sept heures ; une attaque du 1er bataillon de la Manche, conduit par Valhubert, fut si vive, si impétueuse que Mack demandait avec admiration quelle était cette troupe bleue et que Dumouriez lui envoya, pour réparer ses pertes, les premières recrues qui vinrent à l'armée.

Mais Lamarche se défendit mollement à Corbeek et se hâta de passer la Dyle ; Champmorin l'imita ; Le Veneur dut faire de même, et son aide de camp, un fougueux jeune homme, le capitaine Hoche, qui eut un cheval blessé sous lui, criait avec colère que l'armée des Ardennes était sacrifiée.

Il fallut donc abandonner Louvain après avoir eu près de 4.000 hommes prisonniers ou mis hors de combat, et cette affaire du 22 mars ou affaire de Louvain fut le dernier effort de Dumouriez. L'armée ne pouvait plus rien ; son indiscipline, son désordre, son insouciance désespéraient les généraux. C'est, disait Dumouriez, une bande de loups qui fuient comme des moutons. Il se résigna. Les Pays-Bas étaient d'ordinaire l'enjeu d'une bataille, et il avait livré et perdu deux batailles il céda les Pays-Bas au vainqueur. N'écrivait-il pas dès le 15 février que, s'il avait le dessous, son armée qui n'était nullement propre à la défensive, serait promptement chassée de la Belgique, aussi promptement qu'elle l'avait envahie, et que toutes les disgrâces et la consternation suivraient cette retraite désordonnée ?

Le 23 mars, au soir, le colonel Montjoye, un Alsacien qui se nommait également Frohberg et qui s'était attaché de tout cœur à Dumouriez — se présentait aux avant-postes autrichiens. Il priait Cobourg de ne pas faire de grandes attaques et de laisser les Français se retirer tranquillement sur Bruxelles ; en revanche, Dumouriez promettait d'évacuer Bruxelles sur-le-champ et sans se battre.

Cobourg, circonspect, timoré, toujours convaincu qu'il était trop -faible et redoutant de fatiguer son monde, consentit à cet armistice tacite. Dumouriez s'achemina lentement, décemment jusqu'à la frontière. Il avait, le 23 mars, rassemblé ses troupes à Cortenbergh entre -Bruxelles et la forêt de Soignes ; il les fit couvrir par son avant-garde qui devint, sous le commandement de Vouillers, l'arrière-garde et qui comprit toute la cavalerie et vingt-cinq bataillons, les meilleurs de l'infanterie.

Le 24, il traversait Bruxelles. Cinq mois auparavant les habitants avaient accueilli l'armée française avec enthousiasme aujourd'hui ils la voyaient s'éloigner sans exprimer un regret et en cachant mal leur joie. Le 25, Dumouriez réglait ses ultimes mouvements sur le sol belge. D'Harville, abandonnant Namur, se repliait sur Givet et Maubeuge. O'Moran, quittant Tournai, gagnait Dunkerque et Cassel. L'armée de Hollande — qui n'avait pu, est-il besoin de le dire ? une fois privée de son général, ni prendre Willemstad ni passer le Moerdyk, — venait camper derrière l'Escaut ; mais Flers restait à Bréda et Tilly à Geertruidenberg, tandis que Berneron se jetait avec Westermann dans la citadelle d'Anvers.

Ainsi Dumouriez tenait encore les forteresses de la Hollande ; il appuyait sa gauche à Anvers, sa droite à Maubeuge ; il occupait une ligne de défense que Mack jugeait excellente.

 

Cette ligne, il ne la gardera pas. Il veut maintenant marcher sur Paris, renverser le gouvernement, abattre la République, la République de Pache, de Cambon et de Marat, cette République qui l'écœure, cette République ingrate qui, au lieu de récompenser ses généraux, les vexe, les persécute et les accable. Faut-il donc, s'est-il écrié le 29 novembre 1792, que j'enraye, puisqu'on brise mes roues et qu'on tue mes chevaux ? Et, le même jour, il a marqué à Petion que la première année de la République peut devenir la dernière, que la bureaucratie est plus tyrannique que sous l'ancien régime, que le système de gouvernement conduit les Français à vivre ensemble comme des loups enragés, que le pays va retomber dans la plus dangereuse anarchie. Le 13 décembre, avec son intime entourage, il a traité la Convention de tribunal inquisitorial et déploré ce régime qui favorise la délation, enlève aux agents publics, avant même qu'ils passent en jugement, leurs fonctions et leurs honneurs. Personne, a-t-il dit, n'est sûr de son état ; ce temps est un temps de proscription, de démence et de méchanceté, le temps des Tibère, des Néron !

Au dégoût et à la haine que la République lui inspire, se joignent d'ambitieux calculs. Sans nul doute, il a rêvé, ne fût-ce qu'un instant, la dictature de la France comme celle de la Belgique, et quelques-uns de ses amis l'ont encouragé à saisir l'autorité. N'était-il pas, lui disait Noël, le héros de Mons et de Grandpré ? N'avait-il pas sauvé la France à Sainte-Menehould et à Jemappes ? Sans lui, n'aurait-elle pas été divisée en provinces autrichiennes et prussiennes ?

Mais la France n'est pas alors assez lasse, assez meurtrie pour se jeter dans les bras d'un soldat heureux ; ce ne sera qu'après dix ans d'orages qu'elle acclamera Bonaparte. En 1793, le souvenir de la royauté vit encore dans les âmes. Dumouriez ne pouvait être qu'un Monk, et non un Cromwell ; il ne pouvait être que le connétable de la monarchie restaurée, et, comme pensait Fersen, le chef du Conseil de régence. Conventionnels et jacobins le virent avec joie partir pour la Hollande ; cette expédition, écrivait Le Brun, le rendra plus indifférent sur les événements de la Belgique, et nous le ramènera, ne fût-ce que par insouciance. En réalité, Dumouriez voulait conquérir la Hollande pour mieux exécuter son dessein de contre-révolution. Il espérait, après la conquête, joindre les troupes hollandaises à ses propres troupes, délivrer la Belgique de ceux qu'il appelait les tyrans conventionnaux, refouler les Autrichiens au delà du Rhin, et, avec une armée de Français, de Belges et de Bataves, rentrer à Paris pour y proclamer un roi. Augustin Robespierre le devina. Dumouriez est aimé dans la Belgique, disait le conventionnel aux Jacobins le 17 mars ; il envahira la Hollande ; là aussi il se fera idolâtrer, et prenons garde qu'il ne tourne nos propres armes contre nous-mêmes !

L'expédition de Hollande échoua. Mais Dumouriez ne renonça pas à son projet. Il revint en Belgique, déterminé à jouer de son reste, exhalant son dégoût, laissant libre cours à ses ressentiments, frappant à coups redoublés comme avec une rage sombre sur les jacobins qui molestaient les Belges, assurant que les commissaires du Conseil exécutif étaient des gens grossiers, exaltés et féroces, blâmant sans mesure les actes de la Convention ; et il rédigea sa lettre du 12 mars.

Cette lettre, qui fut remise le 14 au président de la Convention, Bréard, dénonçait la rupture. Elle parut à Bréard si forte, si raide, si dictatoriale qu'il n'osa la lire publiquement. Il la porta sur-le-champ au Comité de défense. Une vive discussion s'engagea. Fallait-il lire la missive à l'assemblée qui, sans nul doute, lancerait, dans sa colère, un décret d'accusation contre Dumouriez ? Robespierre et Barère furent de cet avis ; ils proposèrent d'accuser le général. Mais Delacroix et Danton combattirent de toutes leurs forces cette opinion. Delacroix affirmait que Dumouriez était encore nécessaire : J'aime mieux, s'écriait-il, que ma tête tombe plutôt que la sienne, et Danton ajoutait que si Dumouriez se fourvoyait en politique, il conservait ses talents militaires, qu'on ne pouvait rien contre lui tant qu'il dirigerait la retraite de l'armée, qu'on devait lui envoyer des commissaires pour le guérir ou le garrotter. Le Comité approuva Danton et Delacroix. Il les chargea de se rendre auprès de Dumouriez. Je vous promets, dit Danton, qu'il se rétractera ou sinon je vous l'amène pieds et poings liés.

Dumouriez vit Danton et Delacroix à Louvain dans la nuit du 20 au 21 mars. Il a raconté depuis qu'ils mirent dans leur négociation beaucoup d'esprit et de cajolerie. Mais il ne leur cacha pas l'indignation que lui inspiraient les crimes de la Convention, et il refusa de se rétracter. Il consentit seulement à tracer un billet de six lignes au président de l'assemblée les circonstances pouvaient modifier les mesures qu'il proposait dans sa lettre du 12 mars ; il priait la Convention d'attendre le rapport des commissaires.

Il savait toutefois que la Convention sévirait tôt ou tard contre lui. Un journaliste ne disait-il pas que, même vainqueur, Dumouriez ne serait pas dispensé de l'examen ni de l'improbation ? Vaincu et certain de ne pas trouver grâce, persuadé que ses ennemis allaient crier à la trahison et qu'il était perdu s'il était mandé à Paris, toujours avide de jouer un rôle et oubliant qu'un général battu n'exerce plus le même prestige sur ses troupes, Dumouriez n'eut pas l'idée de donner sa démission pour quitter l'armée comme avait fait Lafayette, comme Valence voulut faire un instant. Je ne veux, disait Valence, prendre aucun parti ; je m'exile de ma patrie ; jamais je ne servirai contre mes concitoyens, quel que soit leur égarement. Non Dumouriez ne quitterait pas l'armée qu'il appelait son armée ; il la mènerait à Paris contre la Convention !

Émigrés et alliés soupçonnaient son dessein. Metternich-Winnebourg annonçait que, si Dumouriez éprouvait des revers, il ferait la contre-révolution ; Mercy, Fersen, Breteuil projetaient naguère de négocier avec lui.

Mais Dumouriez ne désirait traiter qu'avec les Autrichiens. Ne fallait-il pas, tandis qu'il marcherait sur Paris, obtenir leur neutralité pour assurer ses derrières ?

Ses principaux lieutenants et aides de camp, les deux Thouvenot, Marassé, Ruault, Neuilly, Berneron, Bannes, le duc de Chartres, Montjoye partageaient ses vues ; ils juraient, comme lui, de punir les scélérats de Paris.

Un seul général se tournerait sûrement contre lui Miranda qui faisait grand fracas de patriotisme et ordonnait que l'armée porterait le deuil de l'illustre martyr Le Peletier Saint-Fargeau, Miranda qui visait au commandement en chef, Miranda qui possédait la confiance de Petion et de Brissot, qui disait hautement qu'il serait toujours du côté de la République et que Dumouriez trouverait en lui un Labienus ou un Caton. Que ferez-vous, lui demandait le généralissime, si la Convention me fait arrêter comme elle a fait arrêter La Noue et Stengel ?En serviteur fidèle, répondait Miranda, je serai obligé d'obéir. Et, lorsque Dumouriez s'emportait contre la République qui lui paraissait impossible en France, pour moi, répliquait Miranda, je n'abandonnerai pas dans un quart d'heure d'humeur les principes que je me suis faits par une étude de vingt ans. Toutefois Miranda ne semblait pas à craindre. Les troupes n'aimaient pas cet aventurier venu de Caracas, qu'elles qualifiaient de Péruvien ou d'Espagnol. Tout le monde, commissaires, généraux, soldats, blâmait ses airs de hauteur, ses prétentions, ses vivacités. Il n'avait pu prendre Maëstricht, et Des Bruslys l'accusait d'avoir montré, durant le siège, ignorance et entêtement. Il avait, après l'échec d'Aix-la-Chapelle, avec un singulier optimisme, prétendu que l'armée avait peu souffert. Il avait causé la défaite de Neerwinden. Le 21 mars, Danton et Delacroix, convaincus qu'il avait perdu la confiance, l'envoyaient à la barre de la Convention.

 

Nombre de contemporains ont cru que Dumouriez voulait mettre sur le trône le duc d'Orléans ou le duc de Chartres.

Mais Dumouriez méprisait trop le duc d'Orléans pour le faire roi, et, à l'avance, il l'avait même exclu du Conseil de régence. Durant son ministère, il était resté sourd aux instances de Biron qui le priait de ne pas laisser le duc dans l'inaction ; lorsqu'il avait été informé que Philippe projetait de se rendre à l'armée de Luckner, il lui avait défendu — dans une lettre du 22 mai — d'entreprendre ce voyage. Le duc, écrivait Dumouriez, avait-il prévenu Luckner ? Savait-il si sa présence plairait au maréchal ? Ne savait-il pas, au contraire, qu'elle causerait parmi les troupes des diversités d'opinion et des conjectures trop éloignées de la réalité ? Dumouriez priait donc M. d'Orléans, comme il le nommait, de ne pas aller en Flandre les motifs de prudence, concluait-il, subsistent plus que jamais.

Quant au duc de Chartres, Dumouriez l'aimait, l'estimait il faisait le plus grand éloge de ses qualités militaires et de ses sentiments politiques le jeune prince ne disait-il pas qu'il voyait tout dans un noir profond, après avoir vu tout en rose, et ne blâmait-il pas la Convention qui déclarait la guerre à l'Europe entière et perdait la France par oubli de tous les principes ? Néanmoins Dumouriez ne le jugeait pas digne de la couronne ; il se rappelait, comme rapporte un de ses amis, que

Tel brille au second rang qui s'éclipse au premier ;

que, semblable à Henri de Valois, le duc de Chartres pouvait

Devenir lâche roi, d'intrépide guerrier.

 

Rétablir la royauté en faveur d'Égalité fils, n'était-ce pas d'ailleurs remettre l'autorité entre les mains d'Égalité père ? Louis-Philippe, quine cachait pas son affection filiale et qui, dans cette dernière quinzaine de mars 1793, de Louvain, de Bruxelles, d'Enghien, de Tournai, correspondait assidûment avec son cher papa, ne subirait-il pas la volonté paternelle ?

Louis XVII était donc le souverain selon le cœur de Dumouriez. Le général posséderait le pouvoir puisqu'il présiderait le Conseil de régence ; il n'aurait pas à lutter, suivant l'expression d'un de ses confidents intimes, contre les intérêts ou les caprices d'un roi majeur ; il combattrait plus efficacement l'influence des émigrés ; il établirait un gouvernement national et, par l'éducation d'un prince encore enfant, assurerait le maintien, le développement de la monarchie constitutionnelle. Enfin, Louis XVII n'était-il pas le roi que désiraient les coalisés ?