DUMOURIEZ

 

CHAPITRE V. — LA RÉVOLUTION.

 

 

PORTRAIT PHYSIQUE DE DUMOURIEZ — SES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION — LES DÉSORDRES DE CHERBOURG — MISSION EN BELGIQUE — MÉMOIRE SUR LA RÉPUBLIQUE DES ÉTATS BELGIQUES UNIS — DÉMARCHES — COMMANDEMENT EN VENDÉE — DUMOURIEZ LIEUTENANT-GÉNÉRAL.

 

CET homme de cinquante ans est petit un pamphlet flamand l'appellera un kleyn manneke, un bout d'homme, et les émigrés le surnommeront le petit tigre. Des traits nettement marqués, le teint brun, le front large, le nez aquilin, la bouche grande mais douce, souriante, parfois dédaigneuse, les yeux noirs et pleins de flamme tel est son signalement. Sa figure respire finesse et résolution à la fois. Il s'habille avec élégance et se poudre à blanc. De ses mains qu'il a petites et ridées il gesticule vivement. Il a des manières aisées et courtoises, par instants un peu de brusquerie qui ne messied pas à sa tournure militaire et à son air martial.

Il voit dans la Révolution une carrière nouvelle qui s'offre à son activité. Mais il n'embrasse pas la cause des réformes uniquement par calcul et par ambition ; il n'est pas du tout indifférent aux idées qui passionnent la France.

Il souhaite généreusement que le bas clergé, qu'il juge utile et respectable, ne soit plus méprisé ni avili par le haut clergé dont il hait la mollesse et les vices.

Il déteste la haute noblesse, la noblesse titrée ou, comme il dit, les ducs, ces champignons que la faveur a fait croître sur le fumier du palais. Il s'indigne que la vraie et antique noblesse, la noblesse de sang, ne doive les emplois qu'à l'intrigue et à la bassesse. Il se moque de la noblesse acquise ou achetée qui dédaigne le tiers état parce qu'elle dote richement ses filles et les décrasse en les faisant duchesses.

Il voudrait que l'armée soit reconstituée. Plus de Conseil de la guerre ; plus d'inspecteurs minutieux ; plus d'ordonnances ridicules, contraires au génie de la nation et qui firent plus de mal peut-être que la guerre de Sept Ans ; plus de novateurs imprudents et de tacticiens énergumènes qui désespèrent le soldat et le portent à la désertion ; plus de grandes charges ni de grosses pensions destinées à des êtres inutiles ; plus de colonels qui ne doivent un régiment qu'à la tournure, c'est-à-dire à la fatuité et à l'audace ; plus de ces militaires qui tirent plus de profit d'un hiver à Versailles que de dix campagnes. Les grades donnés au mérite ou à l'ancienneté ; l'officier, citoyen actif et éligible ; l'honneur fortifié par le patriotisme les récompenses substituées aux grâces ; plus d'autres guerres que des guerres défensives et justes.

Aussi applaudit-il en 1789 et en 1790 aux premiers événements de la Révolution. Le mouvement est peut-être trop rapide. Mais pourquoi les ministres ont-ils tant de mauvaise foi et d'impéritie ? Pourquoi le clergé a-t-il tant d'avarice, la noblesse tant d'orgueil, et la magistrature tant de prétentions ? La secousse est violente ; elle entraîne le désordre ; l'énergie devient fureur ; un instant il n'y a plus de lois, et chaque ville, chaque bourgade a l'air d'une république isolée. Mais un mot, la nation, réunit, rallie tous les esprits. L'Assemblée nationale donne une constitution à la France ; elle forme une nouvelle division du royaume ; elle détruit les préjugés, les intérêts opposés des provinces ; elle a marché comme un torrent après un grand orage ; elle-même n'imaginait pas qu'elle irait aussi loin que les circonstances l'ont poussée. Néanmoins, en dépit de tout, elle a conduit un peuple naguère esclave à la liberté. L'armée s'est débandée. Les officiers généraux qui la tourmentaient par une vaine tactique et qui voulaient, pour n'être pas jugés, ne mener que des .automates, ont dû prendre la fuite. Les colonels, les capitaines et lieutenants qui connaissaient à peine leurs inférieurs et qui, par leur nonchalance, par leurs murmures contre les nouveaux règlements, avaient affaibli la discipline, tous sont restés sans crédit, sans autorité. Les bas officiers seuls ont commandé les compagnies dont ils étaient l'âme. Les soldats ont été regardés comme des hommes.

Dumouriez sait, en effet, que les Français sont raisonneurs, qu'il ne faut pas les traiter comme des Allemands, et il désire que la France ait une armée nationale où le général vive avec les soldats comme avec des concitoyens et mérite leur estime en leur accordant la sienne. Mais les liens de la subordination ne doivent nullement se relâcher. Pas d'anarchie ni dans l'armée ni dans l'administration Respect à la loi Que les pouvoirs qui sont la base de tout gouvernement, ne soient pas suspendus. Que le roi exerce seul le pouvoir exécutif et, conjointement avec la nation, le pouvoir législatif. Homme de guerre et homme d'action, Dumouriez exige une forte autorité. Il est et sera toujours, malgré les apparences, monarchiste. Ni aristocrate ni démocrate, il veut la loi et le roi, la monarchie et la constitution.

 

Dès la convocation des États Généraux il conseille d'affermir la puissance royale et remet à Vaudreuil un mémoire sur la conduite future de la cour que toutes les divisions cessent et que le comte d'Artois se raccommode avec la reine.

De concert avec M. de Malesherbes, il essaie de persuader à Montmorin, ministre des affaires étrangères, qu'il faut tenir les États non à Paris ou à Versailles, mais dans une ville comme Tours ou Bourges.

Dans les Cahiers d'un bailliage qui n'enverra point de député aux États Généraux il combat pour le vote par tête contre le vote par ordre.

La Déclaration des droits de l'homme lui semble inutile et même dangereuse. Elle a été dictée, selon lui, par la vanité des beaux esprits et des métaphysiciens ; mieux eût valu tracer aux Français la connaissance exacte de leurs devoirs. Cette déclaration est la préface de la Constitution ne fait-on pas d'ordinaire le livre avant la préface ?

Le veto lui paraît le droit le plus périlleux qu'on puisse donner au roi et comme son arrêt de mort. Le roi doit-il empêcher l'assemblée de faire les lois ? Il n'a qu'à veiller à leur exécution. Lui conférer le veto, c'est lui conférer un droit illusoire, c'est lui tendre un piège. Puisque des législateurs viennent tous les pouvoirs, le roi sera toujours vaincu dans cette lutte inégale.

Avant l'ouverture des États Généraux, il avait dressé pour les députés de la noblesse du Cotentin un projet de cahiers qu'ils rejetèrent avec dédain parce qu'il leur proposait d'abandonner volontairement leurs privilèges pécuniaires, et lui-même avait eu l'idée de se faire élire par la noblesse de Lisieux. Il préféra rester à Cherbourg et il eut la gloire de rendre, comme il dit, la Révolution douce et raisonnable dans la ville qu'il commandait. Quel dommage que ses confrères n'aient pas montré le même discernement et la même fermeté ! Le 21 juillet 1789, le peuple de Cherbourg se révoltait. Il y eut de graves désordres. Mais Dumouriez s'était fait nommer commandant général de la garde nationale, et il sut user de sa double autorité. Il arrêta 180 hommes et 39 femmes dont le procès fut instruit ostensiblement à son instigation, les citoyens avaient adjoint au lieutenant du prévôt douze avocats qui formaient un tribunal populaire. 2 hommes furent pendus et 18 autres envoyés aux galères ; 4 femmes furent fouettées, marquées et incarcérées. Dans aucune ville le crime ne fut suivi d'un châtiment plus prompt et plus légal. Quelle activité, disait-on à Paris, ce commandant apporte à punir les factieux ! Voilà un homme qui n'est pas capable de favoriser les désordres, et un ami écrivait à Dumouriez : Sans la confiance que les habitants de Cherbourg ont en toi, il y aurait eu dans cette ville des scènes d'horreur ; tu as donné un bel exemple à ceux qui ont la faveur populaire en établissant l'ordre et le respect pour les lois, et en faisant arrêter les bandits on n'en a pas encore puni un seul à Paris !

 

Lorsque les commandants militaires furent supprimés, Dumouriez quitta Cherbourg. Il vint se fixer à Paris, et, en 1790, il eut une importante mission ; il alla voir et juger la révolution belge.

Cette révolution avait suivi de très près la révolution française. Les Autrichiens, battus par les insurgents, avaient dû évacuer les Pays-Bas. Les États des dix provinces, composés de membres des trois ordres qui siégeaient en vertu d'un usage immémorial, s'étaient attribué le pouvoir souverain ; leurs mandataires, réunis d'abord en États Généraux, puis en Congrès, avaient proclamé la République des États Belgiques unis ; Vander Noot était ministre et Van Eupen, secrétaire d'État de cette république. Mais aux partisans des États ou statistes ou vandernootistes s'opposaient les démocrates ou vonckistes, dirigés par l'avocat Vonck, qui voulaient réformer la composition des États. Les chefs des vonckistes furent chassés de Bruxelles par une insurrection populaire et le général Vander Mersch, leur ami, qui tentait de soulever l'armée en leur faveur, se laissa prendre et enfermer à la citadelle d'Anvers. Un Prussien et protestant, Schönfeld, recommandé par la Prusse et la Hollande, fut mis à la tête des troupes du Congrès, et Vander Noot, avec Van Eupen, régna sur le pays.

Cette révolution belge rappelle à certains égards notre révolution. Les mots patriotes, démocrate, assemblée nationale, retentissent dans le Brabant. Le Congrès saisit tous les pouvoirs, envoie des commissaires à l'armée, décrète la levée en masse, croit au triomphe des volontaires et subit la loi de la populace bruxelloise. Vander Mersch tente ce que tenteront Lafayette et Dumouriez. Les statistes emploient contre les vonckistes les mêmes moyens que la Montagne contre la Gironde.

Mais les rôles sont renversés. La Belgique veut restaurer les privilèges, la France veut les détruire ; la Belgique défend les abus, la France les combat ; la Belgique désire une constitution aristocratique, la France, une constitution démocratique ; la révolution brabançonne, entreprise sous les auspices du clergé et surtout des riches abbés, fonde réellement une théocratie à Paris, elle est considérée comme une contre-révolution. Les Français ne pouvaient toutefois rester indifférents aux événements qui se passaient à leurs portes. Ainsi que le disait Dumouriez, les deux révolutions, quoique marchant en sens inverse, tendaient au même but, la liberté, et par suite, avaient trop d'analogie pour que le destin heureux ou malheureux des Belges n'eût pas quelque influence sur le destin des Français.

Lafayette qui fut en 1789 et en 1790, selon le mot de Mirabeau, le maire du palais, assurait que tout Français devait au peuple de Belgique des applaudissements et des vœux. Il favorisa les vonckistes ; il eut de fréquentes entrevues avec leur représentant, l'avocat Torfs ; il entretint à Bruxelles deux agents, La Sonde et Huguet de Sémonville. Il essaya même de réconcilier vonckistes et statistes. A l'instigation de La Sonde, Van Eupen et le comte de Thienne vinrent à Douai le 31 mai 1790 s'aboucher avec quatre amis de Vonck ; on décida de se mettre sous la protection de la France, et le 3 juin, le Congrès demandait à Lafayette un officier de distinction dont il pourrait suivre les avis avec une confiance entière.

Dumouriez, averti, s'offrit à Lafayette. Les deux hommes n'avaient nulle sympathie l'un pour l'autre. Lafayette, grand seigneur, ne voyait dans Dumouriez 'qu'un vulgaire ambitieux Dumouriez jugeait que Lafayette ignorait les hommes et manquait de finesse et d'expérience. Mais Lafayette était le maître du gouvernement. Dumouriez lui fit toute sorte de protestations et finit par obtenir son assentiment. Vous êtes l'homme de la nation, lui écrivait-il, vous devez et pouvez seul veiller à ses dangers extrêmes, et il jurait d'agir avec prudence sans compromettre ni Lafayette ni la France.

La lettre de recommandation que Dumouriez reçut de Lafayette et qu'il avait lui-même rédigée, était courte, mais chaude. Dumouriez, disait Lafayette au Congrès, se rendait aux eaux de Spa ; il s'arrêterait quelques jours à Bruxelles ; ses talents étaient connus le Congrès pourrait lui montrer une entière confiance.

Trois semaines suffirent à Dumouriez pour apprécier la situation. Il était arrivé en pleine réaction à l'instant où les statistes proscrivaient les vonckistes. Son rapport témoigne d'un coup d'œil juste et d'une perspicacité remarquable.

Le Congrès, formé de trente à quarante membres électifs, possède le pouvoir exécutif, négocie avec les puissances étrangères, conduit la guerre. Il a un président qui change tous les mois et un secrétaire d'État qui paraît perpétuel. Ce secrétaire d'État, Van Eupen, chanoine et grand pénitencier d'Anvers, n'est pas député au Congrès ; il a, de son chef, occupé sa place il reçoit et fait toutes les dépêches que le président signe, souvent sans avoir été consulté ; il dispose de tous les fonds ; il négocie secrètement il tronque, falsifie et supprime les lettres ; il mène à sa volonté le Congrès qui le craint et le méprise, mais qui n'ose le heurter de front. Il est l'âme du clergé fanatique d'ailleurs, vindicatif, dur, ignorant, pétri de fausse politique, jouant le second rôle pour mieux exercer l'autorité qu'il a usurpée et laissant le premier à Vander Noot qui loge dans sa maison et qu'il ne perd pas de vue.

Vander Noot, de même que Van Eupen, n'est pas membre du Congrès, et, comme pensionnaire de la ville de Bruxelles, n'a pas le droit d'assister aux séances. Mais il est le Masianello de la révolution. Grossier, bien qu'issu d'une bonne famille, avocat médiocre, il doit son élévation à son caractère séditieux et à un renom de probité et de désintéressement ; il ne connaît rien aux affaires ; il cache sous l'apparence de l'audace et de la brutalité la timidité la plus vile ; secondé par ses amis et par une famille nombreuse, notamment par deux frères dont l'un, échevin, passe pour un grand coquin et l'autre, commissaire des vivres, pour un fripon, il stipendie la populace de Bruxelles ou les capons du rivage qui l'ont aidé naguère à chasser les vonckistes. Abhorré des honnêtes gens, il est l'idole de la canaille. Quiconque parle, quiconque encourt le soupçon. de parler contre lui et les siens, est arrêté et conduit en prison sans forme légale. Bruxelles fourmille d'espions et de sbires qui maltraitent les citoyens, pillent les maisons et, en cas de besoin, iraient jusqu'au massacre. Cette force populaire réside surtout dans cinq compagnies de volontaires dont la plus redoutable par sa licence et sa barbarie est la compagnie des chasseurs. Toutes les lettres sont décachetées et tous les imprimés, interceptés, à moins qu'ils ne renferment des satires contre la nation française ou de ces mensonges qui égarent le peuple. L'inquisition règne dans Bruxelles, et pour l'appuyer, les habitants des villages voisins, prêtres et moines à leur tête, viennent jurer de défendre la religion que personne n'attaque et la liberté qu'ils sont seuls à opprimer processions qui trompent les esprits sur les causes du mouvement et le contiennent dans la soumission !

Voilà ce que font les deux tribuns ou tyrans, ou intrus qui maîtrisent le Congrès, et ce Congrès ne représente ni une légalité stricte ni une puissance réelle. Bien qu'il ait la morgue des anciennes républiques, bien qu'il assure que la révolution française dépend de celle des Pays-Bas et que c'est à la France à faire les premières démarches, bien qu'il regarde la France comme un pis aller et qu'il n'invoque le secours de la France qu'à la dernière extrémité, il est sans vigueur et sans pouvoir comme il est sans lumières.

La confédération belgique ne sera sauvée que si le Congrès sort de Bruxelles où il est esclave, s'il siège, par exemple, à Gand, et si dans le lieu où il réside il à la haute police pour ne pas retomber sous la tyrannie d'un pensionnaire de ville. Mais cette translation du Congrès n'est qu'un palliatif. Il faut que les Belges aient une vraie représentation il faut que les États Généraux, ces États Généraux qui jadis traitaient de grands intérêts et envoyaient des ambassades, soient remis en activité.

Ce qui valait peut-être le mieux, c'était l'armée la confédération avait dû, dès sa naissance, établir la force publique, et, par suite, elle avait fait, à cet égard, des progrès incorrects, mal ordonnés, imitatifs, mais rapides.

Dumouriez donnait le détail de l'état militaire de la confédération : 11 régiments d'infanterie, 9 régiments de cavalerie, 600 artilleurs et de l'infanterie légère légion belgique composée d'Anglais, chasseurs de Lorangeois, chasseurs volontaires, volontaires de Power, troupes du Limbourg, chevau-légers de Bayard, en tout 18 à 20.000 hommes. Les chasseurs étaient excellents et armés de bonnes carabines ; les cavaliers, mauvais, et leurs chevaux, faibles ou trop jeunes ; les troupes de la ligne, pleines d'ardeur et absolument dépourvues d'instruction. Il n'y avait pas d'officiers supérieurs, ni d'officiers généraux, à l'exception de Schönfeld, de Köhler et de Kleinenberg le Prussien Schönfeld, homme spirituel et très fin, qui disait hautement qu'il fallait tenir les Belges dans un état passif parce qu'ils dépendaient du congrès de Reichenbach ; l'Anglais Köhler, aide de camp d'Elliot à Gibraltar, jeune homme très ardent, bon canonnier, mais purement soldat ; l'Allemand Kleinenberg, grand ivrogne, qu'on employait au recrutement et tenait loin de l'armée. Quant aux volontaires des villes et des campagnes, engagés pour quarante-cinq jours et payés pendant ce temps de service, ils ne faisaient que gaspiller de l'argent et ils étaient plus dangereux qu'utiles. Bref, cette armée, très faible et très mal administrée, n'était qu'un simulacre d'armée ; elle coûtait énormément, et lorsque le Congrès publierait la .comptabilité des troupes, il effraierait la nation, et les Belges désespéreraient de continuer la guerre. Avaient-ils seulement un système de défense et un point de retraite ? Leur premier échec ne serait-il pas sans ressource ?

Quelle était la conclusion de Dumouriez ? Les principes de la confédération belgique lui paraissaient très vagues. Le Congrès semblait ignorer ses vrais intérêts, il n'avait même pas de trésor public, il n'inspirait aucune confiance aux capitalistes, et la ville d'Anvers, quoique très riche, et que Van Eupen se flattait de tenir dans sa main, venait de lui refuser un emprunt de 500.000 florins. D'un jour à l'autre il pouvait être dissous et les Pays-Bas se soumettraient à l'empereur Léopold partiellement, province par province, en lui sacrifiant sans hésitation ni vergogne et les deux tyrans et le Congrès. Il y avait dans la Belgique un fonds de méfiance contre nous, et, pour reconnaître l'indépendance des Belges, la France devait attendre que leur révolution fût plus régulière et plus avancée. Cette reconnaissance serait le résultat de leur conduite politique et militaire, de la solidité de leurs moyens, de l'ensemble national qu'ils se donneraient. La France ne pouvait donc faire fond sur la confédération belgique, ne pouvait traiter avec un Congrès qui représentait tant bien que mal des provinces mal unies et qui n'avait ni liberté, ni armée, ni argent. Traiter avec ce Congrès tant qu'il resterait à Bruxelles, c'était traiter avec deux particuliers qui le tyrannisaient et favoriser une aristocratie barbare.

Tel est l'admirable tableau tracé par Dumouriez. L'occasion s'offrait à lui d'exercer un commandement en chef, et un instant, il désira animer, enflammer l'armée belge, la renforcer, lui imprimer assez de vigueur pour qu'elle soutînt le choc imminent des Autrichiens. Il remit au Congrès un mémoire militaire ; il voulait, disait-il, se dévouer aux Belges avec un zèle pur et désintéressé il voulait être Belge et il l'était par naissance ; il proposait de lever une milice nationale, et le Congrès, tout en objectant que les volontaires avaient une organisation conforme à l'esprit de la nation et que le peuple appréhendait l'ombre même d'une conscription militaire, avoua que les plans du général augmentaient considérablement les forces de la République et diminuaient ses dépenses. Mais le Congrès n'osa renvoyer Schönfeld. Le président répondit poliment que Schönfeld avait formé l'armée et lui avait donné la consistance que, si Dumouriez souhaitait de servir les Belges, il serait, non leur Washington, mais leur Franklin, et plaiderait leur cause en France même, leur enverrait des conseils, les ferait reconnaître libres et indépendants par la nation française.

Dumouriez s'éloigna, blâmant le Congrès qui voulait juger le général Vander Mersch bien que Lafayette eût demandé sa liberté comme le premier et indispensable moyen d'obtenir le secours de la France, maudissant la faction prussienne qui tenait les Belges sous le joug, prédisant la victoire prochaine de l'Autriche, et quelques semaines plus tard, un membre du Congrès, Gendebien, mandait que tout était perdu, que, si Dumouriez était resté, la République aurait tiré de ses volontaires un tout autre parti.

 

De retour à Paris, Dumouriez, de nouveau sans emploi, rédigea notes sur notes pour divers personnages. C'est ainsi qu'il fit un travail sur la force publique Talleyrand en eut connaissance et Rabaut Saint-Étienne s'en servit dans son rapport sur l'organisation des gardes nationales ; mais, disait Dumouriez, le pauvre petit Rabaut me l'a gâté.

Il envoya des mémoires à Lafayette, aux ministres Montmorin et Duportail. Il remarquait avec tristesse les progrès de la contre-révolution en France et l'impuissance du roi. Le 15 décembre 1790, il retraçait ainsi la situation du pays. L'impôt direct était-il établi ? Les impôts indirects se percevaient-ils ? Et chaque mois le trésor royal ne se nourrissait-il pas d'assignats ? L'affaire du clergé, si malheureusement engagée, ne finirait-elle point par un schisme et par une guerre de religion ? Travaillait-on à la défense des frontières ? Avait-on organisé l'armée et les milices nationales ? Pouvait-on douter des efforts de l'aristocratie ? Que les émigrés, que les étrangers enlèvent une de nos places, quelle défiance, quelle division, quel désordre partout, et ne serait-ce pas la ruine de la monarchie ? Déjà dans l'Europe entière nos principes n'étaient-ils pas abhorrés et proscrits ? On regardait le roi comme prisonnier ! On s'imaginait que religion, lois, traités, tout ce qui nous liait aux autres Etats, était anéanti et, excepté quelques penseurs, tous les peuples considéraient les Français comme une horde anarchique effacée désormais du rang des nations. Ce tableau exact était-il propre à inspirer la sécurité ? Que le ministre, concluait Dumouriez, soit donc prévoyant et prudent ; qu'il prenne les mesures les plus promptes et les plus efficaces ; qu'il en rende compte à l'Assemblée nationale, car de jour en jour, l'audace des émigrés croîtra, le peuple s'alarmera et le Conseil du roi ne doit s'exposer ni à des soupçons, ni à des reproches, ni à des impulsions populaires que les circonstances rendront terribles.

A cet instant, le Comité de sûreté publique de l'Assemblée nationale découvrait un complot qui se tramait pour livrer Lyon aux princes émigrés à Turin. Le maréchal de camp La Chapelle qui commandait dans le pays, fut soupçonné d'avoir connu le projet ; on résolut de le remplacer par un homme sûr, et Dumouriez, proposé par Lafayette, fut agréé par Duportail et Montmorin. Il promit de ménager les princes, surtout le comte d'Artois. Mais Brissot ayant publié dans son Patriote français la nomination de Dumouriez, le roi, qui l'ignorait encore, fut piqué ; il désigna Choisy Dumouriez perdit ainsi le commandement de Lyon. Il se plaignit. On lui donnait, disait-il, un vernis immérité d'exclusion et de disgrâce. Que répondre aux questions que tout le monde lui faisait ? Sa nomination, approuvée par l'opinion, était-elle annulée parce qu'un journal l'avait trop tôt divulguée ? Le roi aurait-il quelque fâcheuse impression contre lui ? Réduit soit à se cacher soit à se justifier, il exprimait le désir d'être tiré de cette insupportable perplexité, et il affirmait que le roi était trompé sur son compte : La calomnie assiège les trônes et repousse de leur approche les serviteurs fidèles qui n'ont pour appui que leurs services.

A défaut de Lyon, il brigue alors le commandement de Rouen afin d'être près du roi et à portée de lui témoigner son zèle. A défaut de Rouen, il sollicite un poste diplomatique. Sainte-Foy, son ami, le présente à Mirabeau qui lui offre l'ambassade .de Prusse ; Dumouriez répond qu'il préfère pour l'instant une place plus subalterne, celle de Mayence à son avis, c'est à Mayence qu'on peut le mieux traiter avec les princes et déjouer leurs complots ; trois mois après l'achèvement de la Constitution, il ira volontiers à Berlin.

Mirabeau meurt. Mais Dumouriez a un ami près du roi son ancien camarade de collège La Porte, intendant de la liste civile. Il prie La Porte d'intervenir en sa faveur, et La Porte assure au roi que Dumouriez a de l'esprit, du caractère, beaucoup de tête, qu'un homme de sa trempe peut être ou fort utile ou fort dangereux, qu'il montre beaucoup d'attachement au roi et que, quoique révolutionnaire, il n'a pour les démagogues et les ennemis de la constitution monarchique que de l'horreur. Dumouriez écrit en même temps au roi 10 mars 1791 Il a, dit-il, pour le roi, qu'il nomme le plus honnête homme de son royaume, le plus tendre attachement, et un attachement redoublé par les circonstances ; il peut, à Mayence, rendre de grands services, et l'importance de cette mission est le seul motif qui, à son âge et avec son grade, le détermine à demander une place de second ordre.

Mais il faut l'assentiment de Montmorin. En vain Dumouriez proteste qu'il connaît particulièrement Jean de Müller, favori actuel de l'électeur de Mayence, grand publiciste allemand, très accrédité dans la plupart des cours de l'Empire, et qu'il saura combattre les menées des émigrés, disposer à un arrangement convenable les princes allemands possessionnés en Alsace. Montmorin refuse de l'envoyer à Mayence.

Exclu de la diplomatie, Dumouriez rentre dans l'armée. La promotion des généraux destinés à commander en 1792 les vingt-trois divisions militaires vient de se faire. Il est employé comme maréchal de camp dans la 12e division.

Avant de se rendre à son poste, il fait imprimer, après l'avoir remis au Comité de constitution et l'avoir lu au club des jacobins dont il est membre, un mémoire sur le ministère des affaires étrangères qui contient un plan d'organisation du corps diplomatique et qui blâme la lettre écrite le 23 avril par Montmorin aux ambassadeurs de France.

 

La 12e division comprenait cinq départements Mayenne-et-Loire, Loire-Inférieure, Vendée, Deux-Sèvres, Charente-Inférieure. Elle se trouvait sous les ordres supérieurs du vieux et faible Verteuil. Le second maréchal de camp, d'Harambure, ne rejoignit pas. Dumouriez laissa Verteuil dans la Charente-Inférieure et commanda les quatre autres départements.

Il arriva le 10 juin 1791 à Nantes. Trois jours après, au soir, il venait. de sortir du club où il avait entraîné tout le corps d'officiers, lorsqu'il fut appelé en hâte au Directoire. Le roi était parti ! Eh bien, dit Dumouriez, si le roi est parti, la nation reste ; délibérons ! Il fit prêter serment aux officiers, et il écrivit un billet à son ami Vieillard, maire de Saint-Lô et député à la Constituante il assurait de sa fidélité l'Assemblée nationale et il ajoutait : Malgré la contrerévolution que nous mettrons à la raison, nous vivrons libres sous la plus belle des constitutions. Vieillard lut le billet à ses collègues qui l'accueillirent par de très vifs applaudissements, et l'Ami du roi remarqua que ce maréchal de camp tenait un étonnant langage.

Dumouriez passa sept mois dans la 12e division. Il s'installa non à Nantes, mais à Niort, au centre de son commandement, dans le voisinage de Verteuil. De là, il faisait des tournées à travers les cantons. Son attachement à la cause populaire éclatait en toute circonstance. Il ne manquait pas de se présenter dans les clubs. Ils sont, disait-il aux Sables, le ralliement de la chose publique, le soutien de notre liberté et de nos lois et dans toute ville où je trouve des frères, je cours au milieu d'eux échauffer et éclairer mon patriotisme. Le 21 juin, le surlendemain de son arrivée dans l'Ouest, ne lisait-il pas au club de Nantes, le plus sulfureux de la région, un mémoire sur l'armée de ligne, déclarant que l'armée n'était plus un amas de stipendiaires aveugles ; qu'il fallait substituer à l'obéissance passive et craintive, machinale et puérile une subordination éclairée ; que les soldats sont citoyens avant d'être soldats ; que les officiers doivent être les pères de leurs soldats ; que les généraux doivent veiller à l'éducation civique des officiers et des soldats et leur inculquer par des lectures dans les chambrées le respect des décrets et le patriotisme le plus épuré ?

A sa voix, à la voix d'un vieux guerrier, sous le coup de fouet que donnaient ses circulaires et ses lettres c'est lui qui s'exprime ainsi s'organisèrent les bataillons de volontaires, et il recommandait instamment de n'admettre que des hommes grands et robustes, non des hommes mal tournés ou trop petits, qui faisaient de leur bataillon un atelier de charité ou une école d'enfants. Il pronostiquait une commotion dans la Vendée. C'était, à son avis, le département de France où le peuple, encouragé par la faiblesse de l'administration et secrètement poussé par la noblesse et le clergé, montrait le plus de fanatisme, et il ne voyait d'autres moyens pour empêcher une insurrection que d'établir des postes fixes dans les endroits les plus dangereux, d'abolir les municipalités des villages, d'éloigner les prêtres réfractaires, de désarmer complètement les privilégiés.

L'assemblée constituante avait envoyé en Vendée deux commissaires civils, un avocat de Bordeaux, Gensonné, et un littérateur de Paris, Gallois. Durant un mois, les deux commissaires accompagnèrent Dumouriez qui les jugea pleins d'esprit, de douceur et de sagesse ; et, de leur côté, les commissaires firent le plus grand éloge du général dans leur rapport qui est l'œuvre de Gallois ; ils vantèrent son zèle, son activité, son patriotisme, ses lumières, et Méjean écrivait que tous les Vendéens qu'il rencontrait n'avaient qu'une voix sur le compte de Dumouriez. On ne pouvait en effet, comme dit le général dans ses Mémoires, lui reprocher ni la plus légère aristocratie, ni une démocratie outrée.

S'il était resté dans la Vendée, peut-être aurait-il prévenu l'insurrection. Il avait pris des notes sur les prêtres et les gentilshommes du département. Il ne dissipa que trois rassemblements et il protégea les autres en faisant donner de prudents avis aux curés qu'il savait être de bonne foi. Si les administrateurs exprimaient quelque crainte, il allait avec ses aides de camp, sans nulle escorte, haranguer les paysans, et il revenait chargé de bénédictions. Sous son commandement, pas un coup de fusil ne fut tiré en Vendée.

Mais d'autres destinées l'attendaient. Ses amis annonçaient qu'il pousserait plus loin sa fortune militaire, et lui-même sollicitait un emploi sur la frontière du Nord. Le 15 février 1792, il était nommé lieutenant général, et le lendemain il recevait l'ordre de se rendre à Strasbourg, à l'armée du Rhin le ministre Narbonne, désireux de le voir et de faire avec lui une connaissance plus particulière, le priait de passer par Paris.

Dumouriez avait, le 27 janvier, informé Narbonne qu'il connaissait l'Espagne, qu'il aurait sur ce pays des idées à communiquer. Lorsqu'il sut de Narbonne qu'une armée du Midi existait, il demanda le commandement de cette armée et fit en trois jours un plan de défensive. A peine avait-il remis le projet à Narbonne que Narbonne tombait.