DUGOMMIER

1738-1794

 

CHAPITRE X. — LE BOULOU.

 

 

Position de l'armée espagnole. — Marche des Français en avant. — Premier engagement (30-31 mars). — Escarmouches réitérées. — Farces et espiègleries. — Combat de Palau (18 avril). — Lettres de Las Torres. — Premier plan de Dugommier. — La flottille de Castagnier. — Le comte de La Union, général en chef des Espagnols. — Son armée. — Son caractère. — Augereau devant Céret. — Illusions de La Union. — Manœuvre de Pérignon. — Enlèvement de Montesquieu (30 avril). — Retraite du Boulou (1er mai). — Déroute des Espagnols. — Les Français à Céret. — Résultats de la victoire.

 

Les Espagnols gardaient toujours leur position du Boulou, c'est-à-dire cette suite d'éminences et de plateaux qui partagent les bassins du Tech et du Réart — non pas entièrement — ils n'avaient pas assez de monde pour tenir une ligne aussi longue. Mais ils s'étaient établis sur les points essentiels[1].

Le gros de leur armée campait sur la rive gauche du Tech dans la petite plaine où est situé le village du loulou, au pied de la rampe qui mène à Bellegarde, non loin de l'endroit où le Tech reçoit le ruisseau de Maureillas. Le Puig Singli, le pla del Rey, eu, comme on le nommait alors, le pla de la République, et l'ermitage de Saint-Luc couvraient le camp du Boulou. Le Puig-Singli était presque inaccessible de front ; une redoute s'élevait sur le pla del Rey, et une autre redoute couronnait l'ermitage de Saint-Luc.

A l'ouest ou à leur gauche, les Espagnols défendaient toutes les avenues du beau pont de Céret et barraient la descente des Aspres ; une chaire d'avant-postes détachés sur les crêtes reliait le Puig-Singli à l'ermitage de Saint-Ferréol ; cette hauteur importante qui fait face à Céret et commande les principaux chemins de la contrée, était armée de trois redoutes, et un ouvrage à corne protégeait la tête du pont de Céret[2].

A l'est, la droite espagnole s'étendait en avant des Albères sur la rive droite du Tech. Elle occupait dans le saillant de la rivière deux hauteurs, unies l'une à l'autre par un retranchement continu, les Trompettes-Basses et les Trompettes-Hautes, qui devaient leur nom à deux métairies voisines et qui formaient le camp dit des Trompettes ; de là par une série de redoutes, elle se prolongeait jusqu'au village de Montesquieu ou de Montesquiou, juché sur un palier des Albères, à 90 mètres au-dessus de la plaine.

Ces lignes, munies de nombreux canons, étaient bordées par 27.300 combattants : une division de 2.000 Portugais dans le Vallespir ; 3.200 Espagnols à Céret (brigade Mendinueta) ; 6.400 en avant du Boulou (brigade La Cuesta) ; 5.700 sur la rive opposée du Tech, entre les Trompettes et la montagne (brigade Vivès) ; 5.000 d'Argelès à Port-Vendres (brigade Navarro), et 5.000 cavaliers, les uns en deçà les autres au-delà des monts. En l'absence de Ricardos, que son roi Charles IV avait appelé à Madrid, le plus ancien des lieutenants-généraux, le marquis de Las Amarillas, exerçait le commandement[3].

 

L'armée française que Dugommier venait, selon le mot des représentants, conduire à la victoire, comprenait une réserve de 3.000 hommes, menée par Victor, une cavalerie de 900 hommes qui avait à sa tête le général La Barre, et trois divisions : celle de droite ou avant-garde, qu'Augereau commandait et qui comptait 6.500 hommes ; celle du centre, forte de 12.500 hommes avec Pérignon pour chef ; celle de gauche qui se composait de 5.000 hommes sous les ordres de Sauret. Il y avait 27.000 fantassins. 9.000 étaient de nouvelles levées et Dugommier les avait placés en arrière sur une bonne défensive ; ils ne devaient paraître que pour présenter à l'ennemi l'aspect de leur masse. Les 18.000 autres, qui tous avaient le même fusil, le fusil du calibre 18, étaient destinés à agir offensivement et en première ligne[4].

Tout ce monde cantonnait encore aux environs de Perpignan, le centre au camp de l'Union, la gauche à Toulouges, la droite près de l'étang de Saint-Nazaire. Ce fut la division Sauret qui s'ébranla d'abord. Elle occupa la petite ville d'Elne et les villages de Saint-Cyprien et de Montescot. Puis, le 27 mars, l'armée entière, sortant de ses quartiers d'hiver, s'avança. Le service des subsistances était assuré : les administrateurs promettaient de fournir 20.000 tentes et d'hospitaliser dès qu'on le voudrait 1.350 malades ou blessés. Six divisions d'ambulanciers se tenaient prêtes à marcher. Le payeur général et le directeur de la poste avaient un personnel suffisant. Les moyens de transport ne manquaient pas : 1.000 mulets, 650 charrettes, 70 caissons d'ambulance, 18 litières, 12 voitures suspendues, 80 charrettes de réquisition, 100 fourgons pour les vivres. Les représentants avaient lancé leurs derniers arrêtés. Tous los officiers en permission devaient rejoindre leur corps, quel que fût le motif de leur absence ; sinon ils seraient destitués et détenus jusqu'à la paix comme suspects. Tout soldat ou officier arrêté au-delà de Salces serait ramené au camp et, comme déserteur, fusillé le lendemain. Celui qui, six heures après l'action, ne serait pas sous ses drapeaux pour répondre à l'appel, serait enfermé jusqu'à la paix et, s'il était pris à une demi-lieue en arrière des lignes, immédiatement fusillé. Nul ne pourrait désormais entrer à Perpignan sans une autorisation imprimée et signée par le chef de l'état-major[5].

La division de droite commandée par Augereau s'établit au Mas-Deu, la droite à Fourgues au pied des Aspres ; son front était couvert par une ligne d'avant-postes qui s'appuyait aux deux villages de Passa et de Villemolaque, gardés chacun par un bataillon de chasseurs. La division du centre ou division Pérignon se porta de même en avant de Bages, non loin des ruines du château de Réart, sur le plateau de Brouilla, en face de Banyuls-dels-Aspres. La division de gauche ou division Sauret vint s'adosser aux hauteurs d'Ortaffa. Son camp était défendu par deux batteries : l'une dominait la plaine d'Elne ; l'autre, sise en avant d'Ortaffa, correspondait avec la première batterie du camp de Bages. La cavalerie était à Ponteilla ; le quartier-général, à Pollestres, puis à Nils. Les bataillons dits d'inertie, confiés, ainsi que le quartier général, à Despinoy, s'exerçaient dans trois camps en arrière des trois divisions dont ils faisaient partie.

La position prise par Dugommier offrait un double avantage : les Français, resserrant leur ligne, recevaient plus facilement leurs subsistances et, comme disait le général, ils se rapprochaient de l'adversaire à l'instant où ils s'apprêtaient à le frapper[6].

Un léger engagement qui se produisit dans la nuit du 30 au 31 mars, entre deux patrouilles, fournit matière à un vibrant ordre du jour. Un chasseur du 79e régiment fut blessé à la cuisse, et pendant que ses camarades le portaient à l'hôpital, mes amis, dit-il, j'enrage que, pour une foutaise comme cela, il me faille aller à l'hôpital ; mais j'espère que je vous rejoindrai bientôt ; recommandez bien à mon caporal qu'il ne me fasse pas remplacer. En revanche, dans la même affaire, un caporal s'était enfui et, sur la demande de son bataillon, il avait été dégradé. Dugommier, en retraçant l'événement, rappela que la loi frappait de mort les lâches et loua le chasseur blessé : Ce chasseur a ouvert la campagne par un acte de courage. Soldats, le même intérêt nous guide, le même esprit nous anime tous, nous serons tous dignes de notre brave camarade ![7]

Dès lors les escarmouches succèdent aux escarmouches. Le 4 avril, Las Amarillas opérait sur Tresserre une grande reconnaissance, avec plusieurs compagnies de grenadiers, de l'artillerie et de la cavalerie, et, dépassant ce village, échangeait des coups de canon avec la brigade Guieu, cantonnée à Villemolaque et à Passa. Les Espagnols, en se repliant, mirent le feu à Tresserre, parce que la population tirait chaque matin sur les patrouilles.

Le 7, les Français reprenaient possession de Banyuls-dels-Aspres. Le général en chef mena l'expédition en personne. Il se hâta de faire hisser le drapeau tricolore, qui fut salué par des acclamations de joie. Deux bataillons gardèrent le village et l'entourèrent de quelques ouvrages de campagne.

Au lieu de s'opposer aux progrès des républicains, au lieu de leur reprendre Banyuls-dels-Aspres, Las Amarillas restait sur la défensive. Dugommier profita de son inaction. Il fit harceler les avant-postes de Las Amarillas par des tirailleurs et de petits détachements : il voulait tromper les Espagnols sur ses intentions, leur cacher le moment de sa véritable attaque, et aussi les mettre sur les dents, les épuiser, les user. L'ennemi fatigué, assurait-il, est à moitié battu ; mettons le nôtre dans cet état et nous aurons barre sur lui.

Sur son ordre, Augereau, Pérignon, Sauret, choisirent chacun dans leur division une centaine d'hommes, commandés par des officiers intelligents, qui devaient quotidiennement, entre neuf et dix heures du soir, marcher vers le camp espagnol et tirer sur les patrouilles qu'ils rencontraient sans trop se compromettre ni s'engager. Cette farce, cette espièglerie, disait Dugommier, se produirait toutes les nuits jusqu'à la grande et sérieuse attaque. Il ne fallait pas tenir sur pied des bataillons entiers pour troubler le repos de toute l'armée, ni avancer en ordre de bataille, ni perdre du monde. Non : 150 soldats au plus dans chaque division suffiraient à la tâche ; ils formeraient une ligne assez considérable pour faire croire qu'une grande force s'approchait, et ils aborderaient et entameraient l'adversaire par groupes de douze à quinze hommes. Et, remarque Dugommier dans ses lettres, les Espagnols répondaient parfaitement à ses vues : chaque nuit, la générale battait dans leurs camps ; chaque nuit, des signaux répétés de toutes parts prouvaient qu'ils étaient debout, qu'ils donnaient dans le piège, qu'ils s'imaginaient être véritablement assaillis[8].

Des reconnaissances fréquentes, a dit Augereau, et des surprises nocturnes accoutumaient peu à peu nos troupes à ne plus craindre un ennemi devant lequel elles avaient fui naguère et qui leur paraissait méprisable parce qu'il n'osait sortir de ses lignes. Les plus notables de ces escarmouches, que Dugommier nommait des préludes de succès, eurent lieu au Mas de la Paille, le 14 avril, et sur la rive du Tech, le 15, le 17, le 18 avril. Elles aguerrirent les hussards commandés par le chef de brigade Bougon-Duclos : c'étaient les hussards de Bercheny ou du 1er régiment ; ils s'habituaient à faire le coup de sabre avec la cavalerie espagnole ; ils capturaient des chevaux ; ils ramenaient des prisonniers.

L'action la plus importante fut celle de Palau, le 18 avril. Une batterie espagnole de trois pièces de gros calibre, soutenue par le poste de Palau, enfilait le gué d'Ortaffa, et il fallait s'en débarrasser. Après avoir passé le Tech et laissé deux bataillons de réserve sur la rive gauche du torrent, Sauret avec 200 hussards et quelques pelotons de-grenadiers poussa sur Palau, et presque sans coup férir refoula les Espagnols vers Saint-André. Un parti de cavalerie, composé de 150 chevaux, accourut de Villelongue à la voix de son colonel, le marquis de Las Torres, et attaqua la droite de Sauret. Mais le général s'était mis en mesure : trois compagnies de grenadiers, sous les ordres. du capitaine Bréda, attendaient cette cavalerie à trente pas-et, d'une première décharge, la mirent en fuite. Un détachement d'infanterie, conduit par le brigadier Donadio, vint à l'aide de Las Torres. Breda, accablé par le nombre, recula vers Palau et repassa le Tech ; mais Donadio, blessé, dépourvu de munitions, craignant pour ses derrières que menaçait notre réserve, regagna Villelongue. L'inquiétude fut telle parmi les Espagnols qu'ils évacuèrent Villelongue à la tombée de la nuit. Toute la rive gauche du Tech, depuis les Trompettes jusqu'à Argelès, était libre ; le chemin des Albères, abandonné ; le camp du Boulou, entièrement séparé de Collioure ; d'eux-mêmes, les ennemis ouvraient à Dugommier le passage qu'il projetait de forcer ! Pour ne pas trop les alarmer, il licha le village de Palau et réoccupa sur l'autre bord du Tech la position d'Ortaffa.

Mais il allait bientôt se porter en avant. Le marquis de Las Torres, jeune et brillant officier, dont les qualités, disait Las Amarillas, promettaient au roi un bon général de cavalerie, était tombé sur le champ de bataille. Deux lettres trouvées sur son cadavre et adressées l'une à son père, l'autre à une jeune fille de Séville, révélaient la détresse des Espagnols. Las Torrès écrivait qu'ils ne pouvaient avec si peu de monde défendre l'étendue de la ligne et qu'ils ne se soutenaient que par miracle, qu'ils n'avaient plus aucun moment de repos, qu'ils livraient de continuelles escarmouches et restaient les armes à la main, depuis l'entrée de la nuit jusqu'au lever du soleil, pour n'être pas surpris par ces maudits Français, que leur fatigue était intolérable, que l'armée périssait de faim, de misère et de maladie. Ah ! disait-il à sa maîtresse, si vous voyiez cela comme vous voyez de votre balcon les courses de taureaux, vous seriez très étonnée d'entendre les propos des soldats ! et il n'espérait que dans la sainte Vierge de l'Étoile, dont il portait l'image sur son cœur. Cette protection, remarquent les représentants, ne l'a pas sauvé de l'impétuosité de nos grenadiers[9].

 

Dès son arrivée Dugommier avait agité plusieurs plans de campagne. Il voulait d'abord assiéger Bellegarde ; cette place tombée, les autres places tombaient d'elles-mêmes. Mais il craignit avec raison les longueurs du siège et les difficultés de l'approvisionnement. Il aima mieux attaquer Saint-Elme, Port-Vendres et Collioure, rétablir ainsi ses communications avec la mer, puis assaillir Bellegarde après avoir réduit la partie maritime. En ce cas 6.000 hommes iraient travailler les forteresses de la côte ; pendant ce temps, les autres bataillons de l'armée, postés à Fourgues, au Mas-Deu et à Ortaffa, de façon à s'entr'aider aisément, interdiraient le passage aux secours que l'ennemi voudrait, de Céret et du Boulou, jeter dans Collioure. 42.000 formeraient la première ligne ; 9.000, non encore armés et instruits, seraient en seconde ligne et offriraient à l'Espagnol le spectacle d'une armée plus nombreuse[10].

Pour prendre Collioure et Port-Vendres, Dugommier avait besoin de la marine, et il désirait que la flottille de Toulon, commandée par le capitaine de vaisseau Castagnier[11] et composée de neuf chaloupes canonnières et de deux bombardes, vint soutenir l'armée de terre. Castagnier tarda, et Dugommier s'impatientait, se consumait, comme il disait, à compter les minutes. Durant quatre semaines il attendit Castagnier, lui envoya lettres sur lettres, le conjura de se hâter, de se presser. Que Castagnier, écrivait-il, accoure au plus tôt pour se lier au sort de l'armée. Castagnier ne se montrait pas. Le diable est contre nous, s'écriait Dugommier, et je suis désespéré !

Enfin, après d'incroyables retards, la flottille parut. Elle relâcha le 26 avril à Leucate, et Castagnier se rendit le lendemain au quartier-général de Pollestres pour conférer avec Dugommier. Il reçut l'ordre de mouiller à Saint-Laurent-de-la-Salanque. Mais les vents l'arrêtèrent, et Dugommier perdit patience. Il résolut de fondre sur les Espagnols avant d'assiéger Saint-Elme, Port-Vendres et Collioure. Fallait-il laisser le temps aux ennemis de se renforcer et aux républicains de se refroidir ? Non : toutes ses dispositions sur terre étaient faites, et toutes ses ressources préparées ; ses troupes ne resteraient pas dans l'inaction, et il profiterait de leur entrain pour exécuter la grande mesure d'une attaque générale. Le meilleur moyen de conquérir une place, n'est-ce pas de battre l'armée qui peut la secourir ? Et passer le Tech, marcher sur Collioure sous les yeux des Espagnols encore intacts, n'était-ce pas exposer son flanc gauche et livrer ses communications[12] ?

 

Ricardos avait été mandé à Madrid pour délibérer sur le plan de campagne dans le Conseil d'État avec Caro, le prince de Castel-Franco, le duc de Crillon et le comte O'Reilly. Vieux, maladif, fatigué du voyage, épuisé par d'orageuses discussions et par les démarches qu'il avait faites à la cour, il eut une défaillance en prenant congé du roi Charles IV ; il dut s'aliter et, le 13 mars, il expirait.

Sur le désir instant de Ricardos, le roi lui avait donné pour successeur le comte O'Reilly, et le choix de cet Irlandais intrigant, qui passait pour une créature de Godoy, avait mécontenté tout le monde. Mais, tandis qu'il se rendait à l'armée, O'Reilly eut de violentes coliques. Il mourut en chemin le 23 mars[13].

La Union obtint le commandement.

Don Louis de Carvajal Vargas, comte de la Union, fils d'un grand maître des postes qui fut, en 1788, créé duc[14] de San-Carlos, était un Espagnol de vieille roche. Il avait' sept ans lorsqu'il fut armé chevalier de l'Ordre de Saint-Jacques, et à l'âge de treize ans, quand il partit pour l'Espagne, il promit à son père de combattre en habit de gala, s'il était attaqué par un corsaire musulman et, dans le cas où il aurait peur, de se faire attacher à un mât pour mourir d'une mort pieuse et honorable. Élève des jésuites, au collège de Lima, puis au collège des Nobles de Madrid, il entra dans l'armée vers 1768 et conquit rapidement les premiers grades par les qualités qu'il déploya. Il était bon pour ses soldats ; il les encourageait, leur montrait de l'amitié ; mais il leur imposait la plus stricte discipline et il partageait leurs fatigues ; à la guerre, s'ils manquaient de tentes, il dormait comme eux en plein air, et on rapporte qu'il ne reposa jamais sur un matelas dans les garnisons de même que dans les camps. Ses mœurs étaient pures, austères : il n'avait pas de liaisons, et il refusa constamment de se marier en disant que quiconque exerce le métier des armes doit garder le célibat. Il était un des généraux les plus populaires de l'Espagne lorsque la cour lui confia le commandement au mois de mars 1794. Colonel du régiment de Majorque après la guerre contre l'Angleterre, commandant-général des grenadiers après une expédition en Afrique, maréchal de camp, gouverneur de Figuières, il suivit Ricardos dans le Roussillon comme major-général, et la Gazette de Madrid avait souvent cité sen nom durant la campagne de 1793. Le roi l'estimait et l'aimait ; lorsqu'il revit La Union, au mois de-janvier 1794, il l'embrassa tendrement en prononçant ces paroles : C'est un plaisir d'être roi quand on a des sujets comme toi !, et La Union, fort de la faveur du souverain et de l'appui de Godoy, n'hésitait pas, ainsi que le duc d'Ossuna, à traiter Ricardos de vieillard faible, irrésolu et incapable ; selon lui, il fallait, pour réussir, agir tout au contraire de Ricardos.

Il se défiait de l'armée. Elle avait été. victorieuse en 1793 ; il craignait qu'elle ne fût vaincue en 1794. Sans doute la cavalerie, instruite, bien équipée, pourvue de chevaux excellents, était supérieure à la cavalerie française ; les représentants la jugeaient formidable et Dugommier reconnait qu'elle était nombreuse et le meilleur atout des Espagnols. Sans doute l'artillerie avait une réputation que lui valaient sa science, ses exercices répétés, son abondant matériel ; elle était, disait le général Terreau, très belle et très bien servie ; si elle employait en campagne du canon de 24 et des mortiers de tout calibre, si elle n'adopta qu'en 1795 l'artillerie volante des républicains, elle disposait d'obusiers de la plus avantageuse qualité, et sa poudre avait plus de force et de portée que la poudre française. Mais l'armée espagnole du Roussillon ne pouvait mettre en ligne quel .500 chevaux parce qu'elle avait dû, faute de fourrages, renvoyer le reste en Catalogne. Mais son artillerie était pesante et peu mobile. Mais son infanterie — et surie sol difficile et montueux oh la guerre allait s'engager, l'infanterie serait l'arme décisive — était notablement inférieure à l'infanterie française. L'enthousiasme des troupes avait disparu. Touchées, pénétrées par les idées nouvelles, elles n'éprouvaient plus la même haine pour la Révolution ; elles désiraient la paix. Dès la fin de 1793, Ricardos remarquait qu'elles ne se battaient plus avec ardeur et que les désertions, les débandades étaient fréquentes. Au mois de septembre il se plaignait déjà de la désobéissance, du désordre, de la lâcheté qui régnaient dans une grande partie de son armée ; il dénonçait l'impéritie et la négligence des officiers ; il déplorait les vices du système d'administration et il jurait qu'il ne ferait pas la seconde campagne, qu'il prévoyait des déroutes, la retraite des Espagnols et l'invasion des Français[15].

Aussi La Union refusa par trois fois le commandement. Il faudrait à l'armée, disait-il, dans l'état lamentable où elle est, un ange et non un homme. Devant la volonté du monarque il s'inclina. La guerre était à ses yeux une guerre d'idées, une sorte de guerre sainte, une guerre à laquelle la religion était extrêmement intéressée. Profondément chrétien, implacable ennemi de la Révolution, il croyait en combattant la France être le champion et du roi et de Dieu. Il engageait les Catalans, dans une longue proclamation, à lutter contre des ennemis qui profanaient les sanctuaires et voulaient détrôner Dieu, à défendre le culte qui garantit le bon gouvernement des peuples et la félicité éternelle tout ensemble, à faire ce que les martyrs faisaient jadis, et lorsqu'il chargeait les corrégidors d'organiser les milices territoriales, il donnait aux agents qui, dans chaque canton, activaient le recrutement, le nom de promoteurs de la défense de la religion et de la patrie.

Brave jusqu'à la témérité, il s'exposait au danger comme un simple grenadier ; le ministre dut lui écrire que le roi trouvait des soldats plus facilement que des généraux, et l'amiral Gravina, son intime ami, le priait de se souvenir qu'il était le chef de toute l'armée et qu'il devait se conserver pour elle. Mais ses mérites n'égalaient pas sa vaillance. S'il commandait parfaitement une division, s'il s'entendait aux petites combinaisons de la guerre, il n'avait pas assez d'expérience, assez de sang-froid et de fermeté pour manier des masses et entreprendre de vastes opérations. Il était jeune encore, et il avait les défauts de la jeunesse : de la hauteur, de la présomption et une extrême confiance en lui-même. Augereau, qui s'entretint de lui avec des officiers espagnols, le représente comme un homme orgueilleux et vain, qui croyait avoir tous les talents d'un général parce qu'il en avait le titre, qui refusait d'écouter les gens de bon conseil et qui glacis l'embarras ne recueillait les avis des plus habiles que pour les rejeter[16].

Il avait en, l'année précédente, dans la journée du 20 avril où il tourna la gauche des Français et mit leur ligne en déroute, un grand avantage à Céret. Il prit Céret en affection, il regarda Céret comme la clef des positions espagnoles, c'est à Céret qu'il transféra son quartier-général. Il oubliait qu'il était sur la défensive, qu'il devait avant tout ménager sa retraite sur Bellegarde ; il ne songeait pas que Céret ne lui était utile que s'il prenait une offensive décidée et s'il avait de bons chemins, que le point le plus important pour lui, c'était la droite du Boulou et non Céret.

Le général français profita des illusions de La Union. Dès le 30 mars, il avait écrit au Comité qu'il savait par ses espions que les Espagnols envoyaient leurs meilleures troupes à Céret dans la crainte d'y être attaqués et qu'il tacherait de tirer parti de leur erreur. Il menaça très ostensiblement Céret, et l'Espagnol tomba dans le piège ; préoccupé de sa gauche, La Union dégarnit son centre qui fut enfoncé.

Augereau, dont la division allait être, selon le mot d'un officier de cette armée, la cheville ouvrière des succès, fut chargé de donner le change à l'adversaire. Je fais à la droite, mandait Dugommier, diverses attaques simulées, et l'ordre est donné pour y enlever un poste qui nous devient indispensable. Ce poste, c'était le poste d'Oms, le poste le plus important des Aspres, parce qu'il couvre le torrent du Réart et offre la meilleure base d'opérations contre Céret. Il est situé au pied d'un massif d'où se détache de l'ouest à l'est, le long de la rive gauche du Tech, une branche de montagnes jalonnée par trois pitons principaux, l'En Françon ou Butte-Verte au sud d'Oms, le Mouscaillou à la hauteur de Saint-Ferréol et la Calcine au-dessus du village de Llauro[17].

Après avoir mis son centre à Oms, sa droite à Taillet et sa gauche à Llauro, Augereau fit semblant de s'installer sérieusement dans sa position. De tous côtés ses soldats remuaient la terre. Des ébauches de redoutes se dessinaient au sommet et sur les flancs du Mouscaillou. Cinq cents paysans requis par Augereau traçaient au pied de cette montagne un chemin destiné à l'artillerie. A cette nouvelle qui lui fut transmise par les travailleurs mêmes, La Union s'émut. Évidemment les Français voulaient le tourner sur sa gauche ! Il se hâta d'étendre cette aile qu'il croyait menacée. Une redoute était déjà construite au sud-ouest de Saint-Ferréol, sur la hauteur de Palméra. Trois cents hommes d'élite élevèrent une autre redoute sur une hauteur beaucoup plus considérable, le mont Riorol, qui saillit, ainsi que la Palméra, de la Butte-Verte aux sources du Riucerda.

Augereau avait son avant-garde sur la Butte-Verte. Il assaillit les Espagnols. Le 27 avril, à la pointe du jour, deux colonnes s'engageaient sur les deux rives du Riucerda ; celle de gauche aborda la Palmera ; celle de droite fit une démonstration sur le Riorol. La redoute de Palméra aurait succombé si deux bataillons de gardes wallonnes n'étaient arrivés à son secours avec six canons. Augereau se retira.

Le lendemain 28, il revint à la charge. La Union avait fait évacuer le Riorol et renforcer la Palméra de deux bataillons. Le combat, dit Dugommier, fut très vif. Les républicains emportèrent la Palméra et refoulèrent les Espagnols jusqu'aux bords du Tech. Ils étaient 1.200 ; pas un chasseur, pas un des Allobroges de Dessaix qui n'eût brûlé au moins soixante cartouches.

La Union jugea que le moment était propice pour tomber sur cette droite française qui se risquait imprudemment contre lui. Ce général, témoigne Augereau, croyait que mon projet était de le cerner dans Céret, que je faisais pratiquer un grand chemin dans les montagnes pour passer l'artillerie et que toute ma division se portait sur ce point-là pour la protéger ; il voulut me cerner à mon tour dans le village d'Oms. La Union réunit donc sous le commandement de Mendinueta tous les Espagnols qu'il avait à Céret, et les Portugais répandus plus loin sur la rive gauche du Tech entre Palalda et Arles. Il tira de son centre, du camp des Trompettes, 2.000 hommes que le prince de Montforte lui amena. Le 29, à l'aube, une colonne de 3.000 Espagnols, partie du pont de Céret, attaquait brusquement Augereau. Les Français reculèrent sur Oms, puis en arrière d'Oms. Deux bataillons de chasseurs, a écrit Augereau, se replièrent de butte en butte et de position en position pour amuser l'ennemi pendant toute la journée. La Union exultait de joie. Mais 8.000 des siens s'étaient enfournés dans les Aspres. Il a, marquait Dugommier, fait une équipée et donné dans le panneau jusqu'au cou ; il a cru que le chemin que j'avais fait tracer à la droite de l'armée était celui dont je voulais me servir pour aller à lui ; il s'est empressé d'en interrompre la communication, et il a eu la sottise de perdre son temps dans la montagne[18].

Aussi, le 30 avril, Augereau se contenta de reprendre Oms et de tenir l'adversaire en haleine. Il avait atteint son but ; il avait opéré, comme dit le général en chef, l'heureuse diversion dont l'armée avait besoin.

 

Isolé de sa droite qui gardait Port-Vendres et Collioure, La Union n'avait à compter dans une affaire générale que sur son centre et sa gauche. Mais sa gauche, formée de la division Courten et de la division portugaise Forbes, ainsi que des 2.000 hommes que le prince de Montforte avait amenés du camp des Trompettes, s'était empêtrée dans les Aspres, et son centre, qui tenait le camp du Boulou, ne se composait que de 8.300 hommes ; 5.500 dans les retranchements de la rive gauche du Tech et 2.800, dont 800 dragons, sur la rive droite, à Montesquieu et au camp des Trompettes.

C'était sur ces 2.800 Espagnols que Dugommier allait se jeter. Tandis qu'Augereau, avec 6.400 fantassins et 80 cavaliers, entraînait dans les Aspres la gauche de l'ennemi, tandis que Sauret, avec 7.300 fantassins et 100 hussards, se-préparait à repousser la droite ou, comme s'exprime Dugommier, les secours que Collioure aurait pu fournir, Pérignon avec 16.800 hommes — 8.500 fantassins et 1.300 cavaliers secondés par une réserve de 7.000 hommes — marchait contre le centre et il était sûr du succès.

Une nouvelle faute de La Union facilita la manœuvre de-Pérignon. Pour tourner le camp du Boulou et prendre à revers la ligne d'opération des Espagnols, Dugommier n'avait qu'à franchir les Albères. Or, un point essentiel de cette chaîne, c'était le pic de Saint-Christophe qui la termine et-qui commande les pentes voisines. Saint-Christophe, disait Dugommier, nous donne les montagnes, nous donne toutes les Albères. Les Espagnols ne l'occupaient pas ! Maîtres-des deux rives du Tech depuis qu'ils possédaient les places de la côte, ils jugeaient ce pic inutile et croyaient avoir assez fait en garnissant, sur le versant du Saint-Christophe, à 850 mètres au-dessous de la chapelle qui couronne la cime, le village de Montesquieu[19].

Le 29 avril avant minuit commençait le mouvement. Pendant que Sauret déployait sa division entre le Tech et les montagnes vis-à-vis d'Argelès, pendant que derrière Sauret, en seconde ligne et en réserve, la brigade Victor, s'étendant dans la plaine, appuyait sa gauche à la rivière et faisait face à Saint-Genis pour arrêter les secours qui viendraient d'Argelès après avoir échappé à Sauret, les troupes de Pérignon passaient le Tech au gué de Brouilla, en trois colonnes.

La première colonne ou brigade Martin était chargée de se saisir du Saint-Christophe. Cinquante chasseurs, hommes déterminés et ingambes, comme disait Dugommier, la précédaient. Eux-mêmes étaient conduits par autant de miquelets qui connaissaient tous les sentiers, et les douze premiers qui entreraient à la chapelle de Saint-Christophe, devaient avoir chacun cent écus. Ainsi guidée, la colonne laissa Saint-Genis à droite, traversa Laroque, et de là par un chemin étroit où elle dut défiler homme par homme, atteignit le faite des Albères à la pointe du jour. Martin, lui dixième, arrive au sommet du Saint-Christophe ; il établit sa brigade autour de la chapelle ; il place avantageusement six pièces de 12 et douze républicaines montées à dos de mulets ; puis il descend à La Croix-des-Signaux par le pla de l'Arc et intercepte au pont Maillols, près de l'Ecluse-Haute, la route du Boulou à Bellegarde.

La deuxième colonne ou brigade Chabert vint se poster derrière la butte qui formait l'ancien camp de Villelongue, sans avoir rencontré, comme la brigade Martin, une seule patrouille espagnole.

La troisième colonne ou brigade Point se porta à la droite et à la hauteur de la brigade Chabert en faisant face aux Trompettes.

La cavalerie du général La Barre, composée de 800 chevaux et accompagnée de 14 pièces d'infanterie volante, prit une position en potence sur la droite de la troisième colonne vis-à-vis la montagne.

Durant ce temps la réserve demeurait à Banyuls-dels-Aspres où Dugommier avait mis son quartier-général et dressé une batterie de trois pièces de 24, qui pouvaient canonner les Trompettes-Basses. Cette réserve comptait 14 bataillons et 550 chevaux. Elle devait être, selon le mot de Dugommier, imposante et, au besoin, décisive. Derrière elle, sur les hauteurs de Tresserre, se déployaient 8.000 hommes de la réquisition, destinés, suivant une autre expression de Dugommier, à ajouter à l'ensemble des dispositions le prestige de la supériorité du nombre[20].

Le 30 avril, à six heures du matin, les Espagnols s'apercevaient avec une surprise mêlée de frayeur que les Albères étaient aux mains de l'ennemi ; ils voyaient leur droite tournée ; derrière eux, au-dessus d'eux, devant eux, sur les pointes des rochers et dans la plaine apparaissaient les Français ; tout était hérissé de baïonnettes.

A huit heures, sur l'ordre de Pérignon, pendant que deux pièces établies à Villelongue ouvraient leur feu, Montesquieu était assailli de tous les côtés à la fois, par Martin, par Chabert et par l'adjudant-général Frère, qui commandait l'avant-garde de la brigade Point formée de trois compagnies de grenadiers de la 147e demi-brigade. La position était bonne : au nord, un escarpement bordé de solides parapets ; à l'est et à l'ouest deux ravins profonds et encombrés d'abatis ; au midi, une butte couronnée par une redoute ; un vieux château qui servait de réduit ; vingt obusiers et trois canons de gros calibre, deux de 12 et un de 16 ; un régiment d'infanterie commandé par un homme de cœur, le colonel don Francisco Venegas. Ce fut un des combats les plus acharnés de cette guerre et, écrit Dugommier, il y a peu d'exemples d'une pareille opiniâtreté. Après une heure de canonnade et de fusillade, Milhaud pria Pérignon de livrer l'assaut. Pérignon, avare du sang de ses soldats, voulait attendre l'instant où les Espagnols, dent le nombre diminuait déjà feraient leur retraite sur le Boulou. Le poste, dit-il au représentant, a été assailli vingt fois dans la dernière campagne, et vingt fois nous avons été repoussés ; dans une heure cependant je t'y ferai entrer. Mais sans plus écouter le général, le fougueux Milhaud courut se mettre à la tête de 60 hussards. Pérignon dut donner le signal de l'attaque. A travers les balles et la mitraille, et, raconte un témoin, au milieu du feu le plus animé de l'artillerie et de la mousqueterie, les hussards, les grenadiers, les chasseurs — ceux du 7e bataillon menés par le commandant Rabié et le capitaine Cassan — franchirent ravins, abatis, fossés, et baïonnette croisée, sabre au poing, envahirent Montesquieu de toutes parts. Chamorin, le futur général, alors sous-lieutenant au 1er bataillon de l'Hérault, sauta le premier dans la redoute. Les Espagnols qui survivaient, s'échappèrent, emportant avec eux Venegas, grièvement blessé. Quelques-uns toutefois tombèrent entre les mains des hussards[21].

La Union avait dépêché des secours aux défenseurs de Montesquieu. Il renvoya de Céret au camp des Trompettes les 2.000 hommes du prince de Montforte. Mais Montforte n'osa dépasser le Boulou. La vue des masses françaises qui couvraient la plaine, l'intimida ; il se contenta de détacher deux bataillons qui vinrent à mi-distance entre le Bon-leu et Montesquieu recueillir les débris de la garnison.

Dugommier qui s'était placé, pendant l'action, sur une éminence en avant de Banyuls-del-Aspres, avait rejoint Pérignon. Il félicita ses troupes et annonça qu'il demanderait pour le brave Chamorin le grade de capitaine. Il fit relever en hâte les retranchements de Montesquieu et tourner contre les Trompettes-Hautes les pièces espagnoles. Il rappela les deux brigades Lemoine et Quesnel, qui constituaient sa réserve : l'une renforça la brigade Martin, l'autre remplaça dans la plaine les Français qui s'étaient établis à Montesquieu. Les 530 chevaux que commandait le général Quesnel se joignirent devant les Trompettes-Basses à la cavalerie de La Barre. Enfin la brigade Victor fut mise à la disposition de Pérignon, qui réunit ainsi sous ses ordres les deux tiers de l'armée. Tout ce monde bivouaqua durant la nuit ; un grand nombre de feux s'allumèrent sur le versant des Albères, et l'Espagnol, dit un officier, sentit qu'il ne fallait plus penser à rentrer dans Montesquieu.

Le désespoir de La Union était extrême : les Français occupaient. les Albères, prenaient Montesquieu, tournaient le camp du Boulou, coupaient l'armée espagnole en deux tronçons ! Il tint conseil de guerre à Céret. Son chef d'état-major ou, comme on disait à cette époque, son quartier-maître général, Thomas de Morla, était un homme avisé. Dès le 29 avril, après le combat du Riorol et de la Palmera, il assurait que Céret n'était pas l'objectif des Français, qu'Augereau tentait une fausse attaque, une Hamada falsa, sans avoir avec lui beaucoup de monde, no mucha gente. Il proposa dans le Conseil d'attaquer directement Dugommier : pendant que la division de Collioure se ferait jour à travers la gauche de l'armée française, les troupes du Boulou et celles de Céret se réuniraient pour fondre sur Montesquieu. Ce plan, si audacieux qu'il fût, pouvait réussir et rouvrir aux Espagnols le chemin de Bellegarde, l'unique route qui restait à leur cavalerie et à leur immense matériel de guerre. Mais la majorité du Conseil déclara qu'il valait mieux se retirer par le col de Portell. Là-dessus Morla opina que la retraite se fit du moins par le Vallespir où étaient les Portugais. Cette fois encore, le Conseil vota contre lui, On arrêta que les Portugais seuls se replieraient par le Vallespir et les gorges du Ter. Quant aux Espagnols qui tenaient la rive gauche du Tech, ils gagneraient le pont de Céret et de là le col de Portell. Ceux qui campaient sur la rive droite iraient se poster à Maureillas et de là le long du Tech jusqu'au pont de Céret pour couvrir la marche et faire l'arrière-garde[22].

Mais, au lieu de commencer sa retraite incontinent, dans la soirée même, ou du moins d'envoyer en avant, sans perdre une minute, les bagages et la grosse artillerie, La Union retarda ses mouvements jusqu'au lendemain, et le lendemain, qui était le 1er mai, les Français se jetèrent sur lui de tous côtés pour le cerner.

Dès quatre heures du matin, les généraux Martin et Lemoine enlevaient la batterie des Signaux et celle des Trompettes-Hautes, dont la résistance ne fut ni longue ni vigoureuse. Puis, tournant Saint-Christophe, ils marchaient, l'un sur l'Écluse-Haute pour barrer la route de Bellegarde, l'autre sur l'Écluse-Basse pour aller de là couper le col de Portell aux ennemis.

La retraite des Espagnols avait commencé. Après avoir allumé de grands feux, Mendinueta quittait sans bruit les positions qu'il occupait autour du village d'Oms en face d'Augereau et gagnait précipitamment le pont de Céret. Las Amarillas évacuait le camp du Boulou pour s'acheminer par la rive gauche du Tech vers le gué de Saint-Jean de Pages, qui débouchait sur Maureillas. Le prince de Montforte -abandonnait le camp des Trompettes-Basses et, selon la décision du Conseil de guerre, remontait la rive droite du Tech pour se rendre à Maureillas et de là ainsi que Las Amarillas, au col de Portell.

Montforte avait avec lui 800 dragons. Il eut l'idée d'envoyer la moitié de cette cavalerie sur l'autre bord du Tech par le pont du Boulou pour protéger la reculade de Las Amarillas. Mais La Barre, qui s'avançait au grand trot dans la plaine, était aux aguets. Lorsqu'il vit les dragons espagnols se diviser, il divisa pareillement ses dragons. Il lança Quesnel, son lieutenant, avec 800 chevaux aux trousses de Montforte sur la rive droite. Lui-même, à la tête du 1er régiment de hussards, du 22e régiment de chasseurs et d'une demi-batterie d'artillerie légère, traversa le Tech à la Trompette et courut sur la rive gauche pour assaillir Las Amarillas au gué de Saint-Jean.

Cette inspiration décida de la journée. Quesnel, poussant les troupes de Montforte dans un étroit couloir entre la montagne et un torrent, les mit dans lé plus affreux désordre ; tout se dispersa sous le choc de ses 800 dragons et chasseurs ; une foule d'Espagnols se jetèrent sur la route de Bellegarde pour tomber dans les mains de la brigade Martin, qui les attendait à l'Écluse-Haute.

Sur la rive gauche du Tech, les divisions de Mendinueta et de Las Amarillas faillirent avoir pareil sort. La Barre pressait avec ses chasseurs et Ses hussards les dragons qui couvraient la retraite de Las Amarillas ; il allait les charger et il pensait en avoir bon marché lorsqu'il vit sur la droite une poignée d'artilleurs espagnols qui venaient d'évacuer des redoutes avec leurs pièces et, presque au même moment, une colonne d'infanterie de 800 hommes environ. Sa batterie volante lâcha quelques coups de canon à bout portant sur les artilleurs, qui se rendirent sur-le-champ. Quant à l'infanterie, menacée de loin par deux bataillons qui sortaient du camp de Trouillas, il suffit de braquer sur elle une pièce de 8 ; elle déposa les armes. Mais il avait fallu suivre ces Espagnols jusque sur les hauteurs du puig Singli, et en amusant La Barre ils avaient sauvé ce qui restait de leur armée. Pendant ce temps, la division de Las Amarillas avait franchi le Tech. Le général Quesnel arriva trop tard pour arrêter la cavalerie espagnole ; elle dut toutefois, afin d'échapper à l'infanterie de Martin, abandonner ses chevaux et fuir à travers les rochers. Un régiment de dragons enfila, non sans hardiesse, le col du Perthus ; il fut, à l'Écluse-Haute, criblé de balles par le 1er bataillon du Gard qui bordait la route ; les uns rebroussèrent chemin ; les autres passèrent sous le feu des Français en laissant une quinzaine des leurs sur la place.

C'était vers le pont de Céret que refluait toute l'armée ennemie. Mais à ce pont courait La Barre, courait Augereau. Dès qu'il avait su que Mendinueta se retirait sur Céret, Augereau s'était jeté à sa poursuite, et ses deux brigades Guien et Mirabel avaient gagné rapidement Saint-Ferréol. Le pont fut obstinément défendu par Vivès qui disposait de six pièces de gros calibre et qui salua la cavalerie de La Barre par plusieurs volées de canon. Enfin, Vives céda aux efforts d'Augereau, et La Barre, traversant le pont au galop, s'engagea dans le défilé de Céret à Maureillas. L'impétueux général tomba sur la colonne des équipages espagnols, qu'il prit en queue pendant que Quesnel la prenait en tête. Il y eut alors une scène indescriptible de confusion. Tout le matériel de l'armée espagnole, son artillerie, ses voitures, ses chevaux, ses mulets, étaient là sur la berge escarpée d'un torrent, au pied de la montagne. Les ennemis mirent le feu aux poudres ; ils précipitèrent des pièces au fond des ravins ; ils essayèrent désespérément de fuir à travers les rochers et les abîmes. Mais pas un chariot, pas un caisson, pas une bête n'échappa.

La victoire eût été complète si le général Lemoine, parti de l'Écluse-Basse, avait pu prévenir les Espagnols au col de Portell. La fatigue de ses troupes et les âpres sentiers de la montagne ralentirent sa marche. Mais si la plus grande partie de l'infanterie espagnole s'échappa, elle était découragée, démoralisée, incapable d'un nouvel effort. Dès l'ouverture de la campagne, le premier pas de Dugommier était, comme dit un de ses officiers, un pas de géant[23].

Quinze cents Espagnols tués et presque autant de prisonniers, dont un général, un colonel et 75 officiers de tous grades, 150 bouches à feu, 800 chevaux et mulets, les tentes, les effets de campagne, les bagages de 20.000 hommes, les équipages de l'état-major, la belle et pesante vaisselle de La Union, tels étaient les trophées de ces deux journées du 30 avril et du 1er mai 1794, qui portent le nom de bataille du Boulou, et pour enlever toutes ces prises, Milhaud dut prendre le 9 mai un arrêté qui requérait des charretiers dans les départements de l'Hérault et du Gard.

Bellegarde et Collioure restaient aux mains des Espagnols ; mais ils avaient repassé la frontière, et leurs alliés les Portugais abandonnaient sans résistance les petites places de Fort-les-Bains et de Prats-de-Mollo. Les Français perdaient à peine 20 hommes ! C'est, comme s'exprimait Dugommier, que les mesures avaient été bien prises ; c'est que l'armée des Pyrénées-Orientales, entraînée par son nouveau chef, pleine d'enthousiasme, animée du désir de chasser l'envahisseur et de laver les taches de 1793, n'avait cessé d'agir avec autant d'ensemble que d'ardeur. Sous les ordres de Dugommier, a dit Augereau, elle avait le meilleur esprit, et elle ne demandait que d'en venir aux mains. La Convention décréta qu'elle avait bien mérité de la patrie.

Et Dugommier avait, lui aussi, et cette fois encore, bien mérité de la patrie. Les généraux français de 1793 s'étaient heurtés aux retranchements de Montesquieu et jetés aveuglément sur le front de la position espagnole ; ils n'avaient pas pensé à se porter sur la crête des Albères, à ce pic de Saint-Christophe d'où le camp du Boulou se présentait ouvert à sa gorge ; ils n'avaient pas songé que l'occupation de ce point leur donnait les Albères. Dugommier conçut et accomplit cette belle manœuvre que ses devanciers n'avaient pas même entrevue, et il sut l'exécuter après avoir mis toutes les chances de son côté. Il fit sans doute des gaucheries et des maladresses. Mais il jouait presque à coup sûr. Les précautions qu'il prescrit à la veille de l'action sont infinies. Il craint que les ennemis ne le préviennent et ne l'attaquent, et il commande à ses généraux d'exercer une extrême surveillance, de ne négliger aucune mesure pour éviter une surprise : que les bivouacs soient doublés, que les canonniers aient leur mèche allumée, que la cavalerie soit aux aguets et que Dugua et Quesnel se partagent la nuit[24]. Il veut avoir des nouvelles de chacun d'heure en heure pour porter des secours où besoin sera ; il faut bien, dit-il, s'attendre à quelques défectuosités dans un grand corps.

 

 

 



[1] Voir sur la campagne de Dugommier, en 1794, la correspondance et les registres de l'armée aux Archives du ministère de la guerre ; les relations de l'interprète Pontet, de l'adjudant général Baudard, du général Desdorides et du chef d'escadron Poinçot (mais elles ne contiennent guère que des documents) ; — Marcillac (Hist. de la guerre entre la France et l'Espagne) n'a connu que des pièces espagnoles, mais ne mérite pas le mépris de Fervel, qui l'a souvent consulté ; — Mémoires du duc de Bellune (t. Ier). Mais, si le fils de Victor a dépouillé consciencieusement les cartons de la guerre, il a le tort de romancer les faits ou de leur donner un tour trop pittoresque ; — l'excellent, le classique Fervel, Campagnes de la Révolution française dans les Pyrénées-Orientales, tome II (Fervel entre dans un grand détail, il est du métier, il sait l'espagnol, il a presque tout consulté, et il a vu de ses yeux le théâtre des opérations ; mais il a de l'emphase, il vise à l'effet et parfois il enjolive les choses ; le duc de Bellune, dont l'ouvrage parut en 1847, a déteint sur lui) ; — Pineau, le Général Dugommier, sa vie, sa correspondance (a surtout le mérite de reproduire beaucoup de pièces) ; — Vidal, Hist. de la Révolution française dans les Pyrénées-Orientales, t. III ; — Arteche, Reinado de Carlos IV, 1892 (dans la Historia generale de España) ; — la Gazette de Madrid ; — le recueil Aulard, etc.

[2] Lettre de Lamer, du 29 juin (A. G.).

[3] Fervel, I, 169-172 ; II, 16.

[4] Dugommier au Comité, 31 mars (A. G.).

[5] Arrêtés des 25 mars et 12 avril (Arch. nat., A. F., II, 259) ; — cf. Pineau, 422.

[6] Dugommier au Comité, 30 mars (A. G.).

[7] Ordre du jour du 1er avril (A. G.).

[8] Dugommier aux généraux, 11 et 12 avril, au Comité, 15, 16, 17 avril (A. G.).

[9] Gazette de Madrid, n° 35 ; — lettres de Las Torres (A. G.) ; — Moniteur, 29 avril ; — cf. Fervel, II, 31-39.

[10] Voir le plan d'attaque dans Pineau, 437-440.

[11] Ce Castagnier avait, l'année précédente, au siège de Dunkerque, commandé les carcassières ou chaloupes canonnières, qui secondaient les mouvements de la garnison et prenaient les Anglais en écharpe. Le Comité le chargeait, au mois de novembre, de tenter le blocus des rades de Toulon (cf. Rec. Aulard, VIII, 359), et Hoche, qui le jugeait homme de tête, devait lui confier, dans l'expédition d'Irlande, la seconde légion des Francs, la légion noire, composée de galériens d'élite.

[12] Dugommier à Castagnier, 30 mars ; — à Pérignon, 25 avril ; — au Comité, 22 et 29 avril (A. G.) ; — Fervel, II, 36.

[13] Baumgarten, 494 et 504-508.

[14] Cf. sur La Union, les articles du P. J. Delbrel parus dans les fascicules de juin, aoùt, septembre, octobre et novembre de 1889, des Études religieuses, philosophiques, historiques et littéraires des Pères de la Compagnie de Jésus. Il est né à Lima le 21 août 1752.

[15] Cf. le P. Delbrel, loc. cit., août, 84 ; — les notes du représentant Delbrel dans la Revue de la Révolution, 1885, janvier, p. 21 ; — Hardy à Bouchotte, 11 déc. ; — Dugommier au Comité, 27 août (A. G.) ; — Fervel, I, 25, et II, 17.

[16] P. Delbrel, loc. cit., août, 652 ; — Bourgoing, Tableau de l'Espagne moderne, II, 102, et III, 284 ; — Augereau, mémoire du 15 sept. (A. G.) ; Moniteur, 28 avril (un homme extrêmement jeune).

[17] Fervel, II, 41 ; — Augereau, mémoire du 18 sept. ; — Cf. Dugommier au Comité, 30 mars, et mémoire de Pontet (A. G.).

[18] Dugommier à Pérignon et à Augereau, 23 et 29 avril ; — ordre du jour du 29 avril ; — mémoire de Pontet ; Augereau, mémoire du 18 sept. (A. G.).

[19] Dugommier à Augereau, à Sauret, à Dugua, 30 avril (A. G.).

[20] Fervel, II, 48 ; — instructions de Dugommier à Pérignon ; — mémoire de Baudard (A. G.).

[21] Mém. de Baudard ; — témoignage de Rabié — Dugommier au Comité, 30 avril (A. G.) ; — Arteche, 331. Chamorin fut blessé et refusa de quitter le combat pour se faire panser ; la Convention le nomma, le 8 septembre, capitaine au 8e bataillon de la Côte-d'Or (Moniteur du 10 septembre).

[22] Arteche, 329 ; — cf. G. F., officier au service du Portugal, Mémoire raisonné sur la retraite de l'armée combinée espagnole et portugaise du Roussillon effectuée sous les ordres du comte de L'Union, le 1er mai 1794, 1795.

[23] Mot du futur général Albert au Directoire (23 mai 1798) ; — voir, pour tout ce qui précède, le mémoire de Baudard et la lettre de Dugommier au Comité, 1er mai (A. G.), Fervel, Arteche, Pineau, etc.

[24] Dugommier à Augereau et à Pérignon, 28 avril (A. G.). Voici, au 19 avril, la composition de l'infanterie des Pyrénées-Orientales : TROUPES DANS LES GARNISONS : bataillon de Castres, bataillon d'Alby, 5e bataillon Haute-Vienne, 1er et 2e bataillon de Perpignan (2.500 hommes à Perpignan et citadelle) ; Cantonnements maritimes (2.733 hommes) : 4e Côtes Maritimes (Saint-Laurent) ; 5e Aude (Salces) ; 4e Tarn (Saint-Hippolyte) ; 10e (Leucate) ; 1er Hautes-Alpes (Sigean) ; 7e Aude (Gruissan) ; 4e Lot (Torreilles) ; Cantonnements éloignés (16.231 hommes) : 5e Hérault, 6e Dordogne, 2e de la Révolution (Agde) ; 1er Montblanc, 1er Phocéens, 2e grenadiers Bouches-du-Rhône (Cette) ; bataillon de Brutus (Poussan) ; 7e Mont, d'Aix (Bouzigues) ; 2e bataillon légion helvienne (Gigean) ; 3e bataillon légion helvienne et Mont. Républ. (Montpellier) ; 5e Ardèche (Frontignan) ; 5e Corrèze (Avignon) ; 9e Lot, 3e Ariège, 1er Charente (Aveyron) ; 4e infanterie légère de la Montagne et compagnie franche de Prades (au col Ternère). — CORPS DE TROUPES DISPONIBLES : Division de droite (10.751 hommes) : 1er bataillon grenadiers montagnards, 2e Haute-Garonne. 4e Aude, 39e demi-brigade, 1er grenadiers, 3e et 5e Haute-Garonne, 3e Haute-Vienne, 1er Ariège, 9e Drôme (au Mas-Deu) ; légion des Allobroges et légion de la Montagne (Fourgues) ; 6e chasseurs (Passa) ; 3e chasseurs (Villenlolague) ; 3e Pyrénées-Orientales (Fourgues) ; 7e Ariège (Thuir) ; 3e Montagne (Sainte-Colombe) ; 3e Tarn (Terrats) ; 6e Hérault (Llupia) ; 3e Côtes Maritimes (Trouillas) ; Division du centre (11.305 hommes à Bages) : 147e demi-brigade ; 61e régiment ; 6e et 7e Côtes Maritimes ; 53e régiment ; bataillon de la Moselle ; 10e de la Montagne ; 4e Gard ; 2e Hautes-Pyrénées ; 2e grenadiers du Gard ; 1er de Béziers ; 3e Ardèche ; 4e Ariège ; 5e chasseurs ; 3e chasseurs des montagnes ; 1er Cantal ; 4e Pyrénées-Orientales ; 7e chasseurs ; 2e Côtes Maritimes ; 6e Montagne ; 1er Amis du peuple ; 9e Aude ; 6e Hérault ou de Lodève ; 1er braconniers montagnards ; Division de gauche : 5e Vaucluse (Canet) ; 79e et grenadiers Basses-Alpes (Saint-Nazaire) ;7e (Lagrange) ; 2e chasseurs (Latour-bas-Elne) ; 4e chasseurs, 8e Haute-Garonne, chasseurs éclaireurs (Saint-Cyprien) ; 1er et 8e infanterie légère, 28e régiment, miquelets de Collioure (Elne) ; chasseurs sans-culottes (tuilerie d'Anglade) ; 4e Mont Blanc (Montescot) ; 1er Côtes Maritimes (Corneille) ; 4e et 7e Haute-Garonne, 3e Drôme, 2e Ardèche, 5e et 6e Bec d'Ambez, 32e régiment, 6e Aude, 5e Montagne, 4e Corrèze, 1er Tarn (Ortaffa).