LA CAMPAGNE DE L'ARGONNE (1792)

PREMIÈRE PARTIE. — VALMY

 

CHAPITRE XI — L'ARMÉE DES PRINCES.

 

 

Illusions constantes des émigrés. Projets de Breteuil, de Fersen, de Mercy, de Mallet du Pan. Marche de la cavalerie des émigrés sur le Chesne-Populeux. Vouziers. Somme-Suippes. Arrivée tardive de la petite armée sur le champ de bataille. La pétarade de Valmy.

 

La marche des Prussiens sur Grandpré, puis sur Valmy, avait ravivé les espérances des émigrés, un instant déçues par l'inaction qui suivit la prise de Verdun. Le baron de Breteuil ne cachait pas sa joie et s'imaginait que ce mouvement aurait des conséquences décisives. Il savait le duc contraire à l'expédition, et il observait que Brunswick avait hâte d'en finir et pensait avec impatience au moment où il pourrait ramener son armée dans ses foyers avec la gloire de son entreprise. Mais, écrivait-il à Fersen, le duc n'a qu'un but, arriver à la vue de Paris et sauver le roi ; il serait au plus tard le 10 octobre devant la capitale ; il livrerait bataille vers le 16 ou le 17 septembre, car, selon le baron, il était nécessaire de battre fortement les rebelles avant la Convention nationale, et une victoire gagnée ouvrirait la voie à la conciliation. Les Prussiens vainqueurs, ajoutait Breteuil, pousseraient aussitôt sur Châlons, et y feraient un séjour un peu marqué, comme à Verdun. Mais lui-même comptait employer utilement cette apparente suspension des hostilités ; il suivrait le quartier-général prussien et entamerait, par l'intermédiaire du baron de Batz et de l'agioteur Sainte-Foix, une négociation secrète avec les meneurs du parti populaire pour sauver Louis XVI et sa famille[1]. Déjà Fersen proposait Be choisir l'endroit où se retirerait le roi de France, et Valenciennes lui paraissait le lieu le plus convenable : grande ville, bien passante, peu de canaille, grandes ressources pour les logements et les vivres, châteaux ans les environs, proximité de la frontière. Plus que mais s'agitaient dans l'entourage de Breteuil les projets de représailles et de contre-révolution. Mercy déclarait dans un salon de Bruxelles que la politique allait se taire, que la sévérité était indispensable, que la baïonnette et le canon devaient terminer la guerre, qu'il fallait faire des exemples, anéantir les jacobins, mettre le feu aux quatre coins de Paris. Mallet du Pan mandait de Genève au maréchal de Castries qu'il importait, avant tout, de renoncer à la pernicieuse miséricorde et à la clémence qui serait dans ces conjonctures un crime contre la société. Tout me fait craindre, disait-il, qu'on veuille mériter la gloire de pardonner et qu'on écoute les esprits faibles qui parleront de gagner les cœurs. Il fallait, à son avis, publier une ou deux gazettes officielles, dont les exemplaires seraient répandus à profusion dans les villes et les campagnes ; le siège du journal, ce Moniteur des émigrés, serait à Verdun, où l'on trouvait une imprimerie et nombre d'ecclésiastiques en état de rédiger une feuille semblable. Fersen donnait Breteuil les mêmes conseils ; éclairer et rassurer le peuple par des écrits simples, courts et clairs, et qu'il serait bon de multiplier ; Limon, pensait le Suédois, était l'homme désigné pour cette besogne. Le marquis de Bombelles proposait de faire paraitre une proclamation et comme un nouveau manifeste ; on dirait aux habitants de Paris qu'ils devaient non seulement se détacher des factieux et des scélérats, mais agir contre eux, qu'ils ne sauraient échapper à la juste vengeance du duc de Brunswick, en se bornant à se renfermer dans leurs maisons, qu'eux aussi étaient responsables des horreurs qui se commettaient dans la capitale. Mallet du Pan songeait même à la réorganisation des Suisses qui formeraient la garde de Louis XVI restauré et maintiendraient la sûreté et la police du lieu où le roi fixerait sa résidence : il fallait, assurait cet infatigable faiseur de projets, mettre à la tête de ce corps d'élite des chefs éprouvés ; on aurait pendant quelque temps un gouvernement militaire et les officiers supérieurs auraient besoin, non seulement de la connaissance de leur métier, mais d'expérience dans la police publique, de fermeté, d'habitude dans la surveillance de l'administration ; on se passerait donc du vieux d'Affry, qui méritait de finir le reste de ses jours dans un monastère où il pleurerait ses affreuses sottises depuis la Révolution ; on donnerait le commandement des Suisses au baron de Roll, ministre du comte d'Artois, et au baron d'Erlach, bailli de Lausanne ; d'Erlach, concluait Mallet du Pan, protège les émigrés dans le pays de Vaud, il unit le sang-froid à l'activité, le jugement à l'esprit de suite[2].

Sur ces entrefaites, Breteuil reçut une grande nouvelle. Le duc de Brunswick appelait à lui la cavalerie des princes français[3] ; elle devait longer la Meuse et déboucher dans les plaines de Champagne par le Chesne-Populeux, tandis que les Austro-Prussiens franchiraient les défilés de La Croix-aux-Bois et de Grandpré.

La petite armée des émigrés avait d'abord investi Thionville. Il fut décidé que l'infanterie, sous le commandement du maréchal de Broglie, demeurerait devant la place. La cavalerie, dirigée par le maréchal de Castries et les princes, obéirait aux ordres de Brunswick et irait prendre part aux opérations des alliés ; le roi de Prusse, lisait-on dans le Courrier de Strasbourg, a demandé à Messieurs les paladins de France qu'ils vinssent faire le coup de sabre[4].

Une émeute faillit éclater dans le camp au départ des frères de Louis XVI. Ceux qui restaient crièrent qu'on allait se battre sans eux, qu'ils voulaient, comme leurs camarades, marcher à la conquête de Paris. Le maréchal de Castries essaya de les calmer et fut insulté. Le comte d'Artois n'apaisa les mécontents qu'en leur donnant l'assurance qu'ils rejoindraient bientôt l'armée principale[5].

Les princes emmenaient avec eux leurs gardes du corps et ceux du roi, les gendarmes, les grenadiers à cheval, les chasseurs impériaux russes, les quatre compagnies rouges d'ordonnance. Ils n'avaient d'autre infanterie que la brigade irlandaise. Leur armée formait deux colonnes : le duc de Coigny commandait celle de droite où se trouvaient les princes, et le marquis d'Autichamp, celle de gauche. Le marquis de Jaucourt était à la tête de l'avant-garde, composée de la brigade de Monsieur, des hussards de Berchiny, des chasseurs de Polignac et d'environ deux cents hommes d'infanterie[6].

On passa le 11 septembre à Aumetz[7], le 12 à Spincourt, le 13 à Verdun et à Béthelainville, le 14 à Consenvoye et à Dun[8]. On franchit la Meuse, on traversa les défilés du Chesne-Populeux et de la Croix-aux-Bois où l'on rencontra le convoi funèbre du prince Charles de Ligne. Le 18 septembre, les émigrés étaient à Vouziers. Les princes y reçurent une lettre de Nassau-Siegen qui leur annonçait une bataille imminente et les priait de faire diligence. Ils quittèrent Vouziers le lendemain à la pointe du jour et se dirigèrent sur Somme-Suippes. Mais l'avant-garde s'égara dans l'immense plaine qui s'étend de Vouziers à la rivière de la Py. Il fallut s'arrêter, envoyer des hussards en reconnaissance, fouiller les villages déserts pour trouver un guide. On n'atteignit Saint-Souplet que dans la soirée. Le corps du marquis de Jaucourt se reposa quatre heures, et repartit sur-le-champ pour bivouaquer à Somme-Suippes. Le matin du 20 septembre, les émigrés arborèrent leurs écharpes et mirent à leurs chapeaux le branchage vert, signal de guerre autrichien. Ils marchèrent sur La Croix-en-Champagne et laissèrent à leur gauche les colonnes de Clerfayt. Ils entendaient le bruit du canon, et une profonde émotion saisissait leurs cœurs. Des hommes, dit Crossard, nés sous le même ciel et parlant la même langue, allaient se combattre les uns les autres, ceux-ci voulant briser les fers de leur roi, ceux-là sentant qu'il fallait vaincre pour légitimer leur révolte et assurer leur existence[9]. Nous avions tous, écrit Contades, un père, une mère, une femme, des amis à venger, et la cause pour laquelle nous nous battions, nous était personnelle ; nous marchions avec ardeur et dans le plus grand ordre ; le bonheur était peint sur tous les visages[10]. Mais on était trop loin de Valmy. On voyait avec une douleur impuissante la route s'allonger et le soleil s'approcher de l'horizon. Bientôt la nuit tomba. La petite armée, lasse et découragée, dut faire halte. Nous enragions de notre inactivité, rapporte le comte de Neuilly[11], et nous demandions aux princes de nous mener au combat, seuls, sans s'occuper des Prussiens ; mais on n'entendait plus rien, cette prétendue bataille de Valmy n'avait été qu'une pétarade. Ce fut presque toujours, durant les guerres de la Révolution, le sort des émigrés, tenus sur les derrières des alliés et à distance respectueuse de l'adversaire, formant une réserve inutile, et arrivant trop tard, lorsqu'ils devaient prendre part à l'action.

 

Au 20 septembre se termine, à proprement parler, la campagne de l'Argonne. Le salut de la France révolutionnaire dépendait de cette journée, et, comme dit le Hessois Lossberg, il était écrit dans le livre du destin qu'une fois à Valmy, les alliés n'iraient pas plus loin[12]. L'ennemi, désormais incapable d'agir, désespérant de ressaisir l'avantage, abusé par les pourparlers de Dumouriez, reste, une semaine encore, en présence des armées françaises. Le 30 septembre, manquant de tout, affaibli par la faim et les maladies, craignant d'être coupé de ses communications, voyant sa situation s'aggraver de plus en plus, il prendra le parti de la retraite. Sa marche rétrograde durera jusqu'au 23 octobre ; il sauvera son artillerie, ses drapeaux, son bagage ; il saura, grâce à de subtiles et curieuses négociations, se soustraire à un désastre certain, et les Français perdront, de gaieté de cœur, l occasion de l'écraser. Mais qui aurait cru, après la prise de Longwy et de Verdun, après le combat de La Croix-aux-Bois, après la panique de Montcheutin, même après Valmy, que cette belle armée prussienne abandonnerait si tôt ses conquêtes, et s'estimerait heureuse de regagner la frontière sans être poursuivie ?

 

 

 



[1] Voir Invasion prussienne, le chapitre consacré aux émigrés.

[2] Fersen, II, 360-375, et la lettre de Mallet du Pan du 17 septembre (Moniteur du 5 novembre).

[3] Fersen, II, 372.

[4] Lettre du Courrier de Strasbourg, reproduite par le Courrier des quatre-vingt-trois départements (26 septembre, p. 69).

[5] Marcillac, 110, et d'Argens, 55 (Mém. sur l'émigration, p. p. de Lescure) ; Fersen, II, 35-36.

[6] Baron de Crossard, Mém. milit. et histor., I, 1829, p. 9-10 — le baron de Crossard, qui devint maréchal de camp, avait servi dans la légion de Maillebois avec Deprez-Crassier, Macdonald, Dupont et Charles de Polignac ; admis dans le corps royal de l'artillerie des colonies, il avait émigré ; il était aide de camp du vicomte de Latour du Pin La Charce (adjudant-général du comte d'Artois) et attaché, comme lieutenant d'infanterie, à l'état-major général de la petite armée — ; comparez Dampmartin, Mém., 302.

[7] Un prêtre fugitif qui vint à Aumetz, quelques jours plus tard, décrit ainsi l'aspect du village : Nous n'y trouvâmes que des maisons pillées, ravagées, et cela parce que les habitants avaient maltraité les émigrés à leur passage en les forçant à recevoir des assignats pour l'argent qu'ils leur prenaient, et en second lieu, parce que ce village était absolument révolutionnaire et avait marché avec l'intrus en tête contre les troupes prussiennes. Il s'était surnommé sans pareil. Il n'avait pas encore changé de nom, car je puis assurer qu'il n'avait pas son pareil dans toute l'Europe.

Tous quatre nous avons couché

Dessus la paille

Les Prussiens n'ayant laissé

Que les quatre murailles.

Deux de mes confrères couchèrent sur une paillasse où peu de jours auparavant avait couché M. le comte d'Artois. (Mss. 23189 de la bibliothèque du musée Carnavalet, Tableau des principaux événements de la Révolution française avec l'histoire des voyages d'un prêtre déporté, p. 142-143 ; l'auteur, Jean-Baptiste Silvestre, veut imiter Bachaumont et entremêle en fort mauvais style la prose et les vers).

[8] Trente-cinq habitants de la commune de Dun furent plus tard (9 vendémiaire an III ou 30 septembre 1794) traduits devant le tribunal révolutionnaire pour avoir accueilli les émigrés et arboré le drapeau blanc. Ils furent acquittés à l'exception d'Aublin et d'une femme Jacquet qu'on accusait d'avoir agité, en forme de drapeau, une serviette blanche en criant Vive le roi, au diable la nation ! Aublin allégua vainement dans sa défense qu'il faut se représenter la petite ville de Dun comme une habitation ouverte de tous côtés, sans portes, sans murs, sans canons, sans aucune espèce de retranchements contre les émigrés, ne respirant que sang et carnage, menaçant de tout incendier, de tout ravager au moindre mouvement qui pourrait annoncer l'envie de faire résistance. (Wallon, Histoire du tribunal révolutionnaire de Paris, 1881, tome V, p. 308-310.)

[9] Crossard, Mém. milit. et hist., I, 10.

[10] Contades, 63-64.

[11] Neuilly, 50.

[12] Zeitschrift fur Kunst, Wissenschaft und Geschichte des Krieges, 1846, I, 13 (Souvenirs de Lossberg).