CHRISTOPHE COLOMB

VU PAR UN MARIN

 

LA TROISIÈME EXPÉDITION.

 

 

La lutte avec les bureaux.

Colomb réduisit facilement à néant les rapports tendancieux et les accusations d'Aguado, mais s'il avait conservé la confiance des souverains, tout au moins celle de la Reine Isabelle, il avait perdu sa popularité.

Le Roi et la Reine reconnaissaient parfaitement sa valeur de marin et d'explorateur ; ils le prouvèrent, d'ailleurs, en lui procurant toujours les moyens de repartir et de continuer ses découvertes. Ils y avaient un certain mérite, car ils avaient été déçus au sujet de l'or qu'ils escomptaient pour relever les finances, mais malgré les insinuations perfides et les calomnies, ils se rendaient compte que le nuevo mundo, apporté à la couronne par l'Amiral, constituait une excellente valeur d'avenir. Avec raison, ils considéraient que ce qu'on savait des régions annexées assurait déjà à proche délai des revenus appréciables et qu'il y avait tout intérêt à poursuivre, et les découvertes de territoire, et la recherche des richesses de toutes sortes qu'ils pouvaient et devaient contenir. Au souci justifié, pour des chefs de l'Etat, d'un rendement avantageux, s'ajoutait la satisfaction légitime d'une gloire très pure, qui rejaillissait sur la nation. Le mot de science n'était pas mis à cette époque à toutes les sauces, mais il serait foncièrement injuste .de ne pas reconnaître — car cela est à leur grand honneur — que Ferdinand et surtout Isabelle n'étaient pas indifférents aux bénéfices, en apparence platoniques, retirés de l'élargissement inattendu et extraordinaire des connaissances humaines. C'est sans doute pour cette raison, et peut-être seulement pour cette raison, qu'ils manifestèrent jusqu'au bout admiration et estime à Christophe Colomb ; ce ne sont pas nos contemporains qui oseraient leur reprocher d'avoir voulu une application (même un peu trop rapide) des découvertes de la science à l'industrie et au commerce !

Malheureusement, les sentiments des Souverains n'étaient pas partagés par toute l'opinion publique et les invincibles monarques devaient faire des concessions à cette puissance parallèle.

On avait toujours assuré que la découverte des îles inconnues, dont les légendes ou les savants parsemaient la Mer Océane, entraînerait une récolte d'or inouïe et immédiate. La masse n'escomptait que cela dans l'entreprise du Génois ; Martin Alonso Pinzon n'avait-il pas, bruyant et hâbleur, parcouru en 1492 les quais et les ruelles des ports de Palos, de Moguer et de Huelva, criant : Amis venez ça, partez avec nous pour ce voyage ! Nous trouverons des maisons couvertes de tuiles d'or, et tous, vous reviendrez riches et en bonne fortune ! Dans les années qui suivirent la lutte contre les Maures, la très grande majorité de ceux qui constituaient ou dirigeaient l'opinion publique se désintéressa complètement des découvertes à rendement à long terme nécessitant, pour les enrichir, un travail soutenu. Quant à la science, la plupart s'en moquaient comme de leurs premières chausses ; il est cependant édifiant de remarquer que si Colomb perdit sa popularité comme chercheur et fournisseur d'or, le caractère du peuple espagnol était trop chevaleresque pour ne pas conserver une curiosité admirative et reconnaissante au courageux marin et au découvreur de l'inconnu. L'opinion publique ne s'intéressa plus à ses entreprises parce qu'elles semblaient ne rien rapporter, mais elle ne le brima pas ; nous verrons même plus tard qu'elle ne put admettre qu'on le malmenât.

La jalousie, défaut antipathique s'il en est, et l'envie, qui desséchaient certains courtisans nouveaux nobles ou anciens délaissés — nuisaient à la fortune de Colomb et à sa notoriété ; elles ne pouvaient cependant entraver ses projets d'exploration puisqu'ils étaient agréés par la Reine et que la troisième expédition était décidée.

Beaucoup plus graves et plus effectives furent l'inimitié de Don Juan Rodriguez de Fonseca, directeur de l'Office des Indes, et l'hostilité qu'il sut dicter à ses dépendants et à ses subordonnés, improvisés fonctionnaires en récompense de fidèles et loyales platitudes.

Ce haut personnage ne pouvait s'entendre avec Colomb. Les caractères de ces deux hommes n'étaient pas plus conciliables que les bureaux et la vie, la routine et l'action... Fonseca voulait des colonies gérées avec l'esprit de suite, la régularité, l'ordre pédant avec lequel ses commis tenaient leurs registres. La déférence aux usages traditionnels et aux formules consacrées lui semblait le fondement de toute bonne administration[1].

Don Juan de Fonseca, en s'inclinant devant les ordres des Rois, était décidé à faire tout ce qui était en son pouvoir pour en contrarier l'exécution, et il le fit.

Colomb connut donc la lutte avec les bureaux ; les procédés employés devaient être pour lui d'autant plus pénibles et plus froissants, que non seulement il avait conscience de sa valeur et de l'immense tâche déjà accomplie, mais qu'il pouvait arguer de ses titres et de sa haute situation.

Il vit les huissiers se lever à son approche, s'incliner très bas, mais l'écouter avec une hautaine froideur. Par la porte entr'ouverte, en réponse à l'annonce de son nom, il entendit crier : Encore lui ! dites que je suis en commission, qu'il attende, qu'il revienne demain, ou qu'il voie un de mes chefs de cabinet. Il vécut l'interminable arrêt dans les antichambres ; peut-être resta-t-il vingt-sept heures consécutives, seulement coupées par celles de fermeture — comme certain explorateur d'une époque récente — tous les jours assis sur le même canapé de velours rouge, les yeux détaillant machinalement les mêmes tableaux historiques, devenus des amis dans l'attente destinée à lasser la patience.

Il vit des fonctionnaires haut placés lever les bras au ciel dans un geste de désespoir et les entendit s'écrier : Mais Seigneur Amiral, si on consentait à cette irrégularité en votre faveur, parce que vous avez découvert un nouveau monde, quel précédent ! il faudrait accorder la même chose à des centaines de personnes ! Ou encore, la figure devenue grave, les dents serrées et les poings fermés comme à la minute suprême de l'assaut d'un dangereux ennemi : Je vois où vous voulez en venirparce que vous croyez travailler dans un sens inhabituel, vous considérez que le règlement n'existe plus ! Le règlement, Amiral, est un mur invincible ; je suis ici pour le défendre et vous ne le franchirez pas ! Timidement il dut invoquer la volonté exprimée par les Souverains et il apprit qu'évidemment leurs ordres finiraient probablement par être exécutés, mais que Leurs Majestés ayant eu le tort de vouloir passer par-dessus les bureaux, les bureaux se voyaient obligés de leur donner une leçon ; il ne dit rien, car l'employé cynique eût peut-être été changé de local, mais l'atmosphère déjà méphitique de l'Office fût devenue totalement irrespirable pour le solliciteur.

Il suivit la demande écrite qui doit, débutant par la loge du concierge, passer de section en section, de bureau en bureau ; elle va et revient comme le pion du noble jeu de l'oie, s'arrêtant à la prison, avançant un peu, ou retournant brusquement au point de départ ; franchissant des obstacles elle tombe subitement dans le puits en l'espèce le panier à papier : tout est alors à reprendre.

Mais peut-être, aussi, eut-il de temps à autre l'encouragement réconfortant de l'ami, fidèle et puissant qui sait obtenir ; la consolation touchante du modeste et consciencieux fonctionnaire qui, saisissant la valeur de l'homme et la portée de l'œuvre, sait retrouver la demande enterrée sous une pile, la présente à son avantage et la fait glisser au moment opportun sous un cachet ou sous une plume...

Colomb en 1498 fit plus que de découvrir le Nouveau Continent : il repartit malgré l'hostilité des bureaux.

 

Le départ et la traversée.

Le recrutement du personnel fut très difficile et il fallut user des grands moyens. Les Rois firent savoir que tous ceux qui iraient comme cultivateurs dans les Indes deviendraient propriétaires au bout de quatre ans ; seuls les bois poussant dans leurs concessions, et les métaux qu'on y trouverait, restant propriété royale.

Colomb, toujours utopiste malgré l'expérience acquise, eut la déplorable idée de recourir à l'amnistie et demanda aux Rois d'ouvrir les prisons. Il fut décidé que les condamnés à mort qui resteraient deux ans aux Indes seraient graciés ; que les peines de prison, sauf dans les cas d'hérésie, de lèse-majesté et de faux monnayage, seraient rachetées par un an de séjour. Les créanciers ne pouvaient poursuivre leurs débiteurs établis dans les nouvelles colonies. Enfin, on remit à l'Amiral tous les criminels condamnés aux travaux forcés.

Ce procédé de colonisation pouvait réussir, puisqu'il réussit plus tard pour les Anglais en Amérique du Nord et en Australie où présidait une organisation sérieuse, dirigée par une poigne de fer, mais il devait échouer dans une île déjà en état de demi-anarchie, et le résultat fut déplorable.

Cette expédition nous est connue par deux lettres que Colomb écrivit, la première de Hispañola au Roi et à la Reine catholiques, la seconde, vers la fin de l'année 1500, à Doria Juana de la Torre, nourrice du prince Don Juan.

Le 30 mai 1498, la flottille, composée de quatre naôs de plus de 100 tonneaux et de deux caravelles que les Souverains avaient réquisitionnés contre de fortes indemnités, appareilla de San Lucar de Barraméda, gagna Madère par un chemin nouveau pour éviter un affront que pouvait lui faire une flotte française (ou portugaise) qui l'attendait au Cap Saint-Vincent et se rendit aux Canaries. De là, Colomb expédia directement à Hispañola les trois naôs, sur lesquels furent embarqués les forçats et condamnés amnistiés. Ces navires étaient commandés par Pedro d'Arana de Cordoue, frère de la mère de Ferdinand Colomb, Alonso Sanchez de Carabajal, regidor de Baeza, et Jean Antoine Colomb, parent de l'Amiral.

Avec les deux caravelles et le naô qui lui restait, il appareilla des Canaries le 22 juin, mouilla à l'île de la Sal dans l'archipel du Cap Vert et toucha le 3o à celle de Santiago d'où il se mit en route le 4 juillet.

Colomb navigua ensuite au SW. avec l'intention d'arriver à la ligne équinoxiale et de suivre de là à l'Occident jusqu'à ce que l'île d'Hispañola reste au Nord ; il était persuadé avec raison découvrir ainsi des terres nouvelles, au Sud de celles qu'il avait atteintes en novembre 1493. Ce projet eût été excellent et sa réussite assurée s'il avait été exécuté de décembre à juin ; il restait possible en octobre et novembre, mais il était des plus risqués entre juin et octobre. Colomb l'ignorait et ne pouvait le savoir ; au lieu de le tourner en dérision comme certains géographes en chambre, nous devons le remercier de l'avoir appris aux navigateurs venant après lui, qui devaient profiter de son expérience.

Nous avons déjà eu l'occasion de dire que la limite Sud des alizés de NE. se trouve par environ 11° de latitude Nord en juillet, août et septembre, alors qu'elle s'abaisse à 6° en octobre, novembre et décembre, et à 2° et 4° pendant les six autres mois. Cette ligne approximative est elle-même la limite Nord de la zone de calme, qui, plus ou moins large suivant les saisons, sépare les alizés de NE. des alizés de SE. En juillet, août et septembre elle atteint jusqu'à 5oo milles de largeur, alors que pendant les trois premiers mois de l'année elle se réduit à 120 milles.

La flottille descendit au SW. jusqu'au 13 juillet : , dit Colomb, le vent m'abandonna et j'éprouvai une chaleur si ardente, que je crus que les navires et l'équipage seraient consumés : elle était venue tout d'un coup à un tel point qu'il n'y avait personne qui ose descendre sous le pont pour réparer les tonneaux et avoir soin des vivres ; cette chaleur dura huit jours.

Or, les navires se trouvaient par 38°30' environ de longitude Ouest (Greenwich) et 80 de latitude Nord, c'est-à-dire à deux degrés de latitude au Sud de la limite des alizés à cette époque. Ceci suffit pour expliquer calme et chaleur, mais si nous consultons les cartes des vents de Brault pour juillet, nous constatons que ce point précis porte, à cette époque, l'indication du pourcentage de calmes de beaucoup le plus considérable de tout l'Atlantique Nord. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que les navires de Colomb aient eu à subir les souffrances du pot au noir. Le premier jour fut serein et les sept jours suivants il plut et il fit de l'obscurité ; en somme, nous n'éprouvâmes pas de soulagement. Ce qu'il y a de certain, c'est que si le soleil avait été aussi ardent que le premier jour, je crois que nous n'aurions pu y résister d'aucune manière. Observateur avisé, l'Amiral se souvint que toutes les fois qu'il passait à cent lieues à l'Ouest des îles Acores, il trouvait ce qu'on appela plus tard les alizés et il résolut, s'il plaisait à Notre-Seigneur de lui donner du vent et un bon temps afin de pouvoir sortir de l'endroit où il se trouvait, cesser d'aller au Sud et de naviguer vers le Couchant. Il eut la chance, au bout de huit jours de ce supplice, éprouvé par tous ceux qui ont séjourné dans les calmes équatoriaux, d'avoir un vent favorable d'Est qui le conduisit au 56° de longitude. A ce moment, ayant grande hâte et nécessité de s'approvisionner en eau et vivres, l'Amiral décida de faire route au WNW. pour retrouver les Caraïbes.

Une fois de plus nous constaterons la très grande justesse de ses prévisions puisque cette route le menait à peu de distance de la plus Sud des petites Antilles ; mais, le 31 juillet, après quatre jours de navigation à six nœuds, un matelot monta par hasard au hunier, et aperçut au couchant trois montagnes réunies ; nous dîmes le Salve regina et d'autres prières, et rendîmes des actions de grâce à Notre-Seigneur. Ce marin au service de l'Amiral était d'Huelva et s'appelait Alonso Perez.

 

La Découverte du Continent. — Les Raz de Marée.

Le cap fut mis sur la terre que Colomb baptisa la Trinidad (la Trinité). A l'heure des Complies, il arriva à la hauteur du Cap de la Galea[2], aujourd'hui Galeota[3], et mouilla quelques heures dans une baie où il put faire un peu d'eau.

Cette traversée depuis les îles du Cap Vert avait duré vingt-neuf jours. Pendant tout p temps, Colomb poursuivit ses observations sur la déclinaison magnétique, observations particulièrement intéressantes par la distance qui sépare cet itinéraire de ceux de ses expéditions précédentes, et les continua jusqu'à son retour à Hispañola. Le jour même de son atterrissage il remit à la voile et mouilla près du Cap SW. de l'île, connu maintenant sous le nom de Icacas et qu'il appela Punta del Arenal[4].

A ce mouillage, qui est évidemment la baie Colomb actuelle, on répara les tonneaux, fit de l'eau et du bois et les équipages descendirent à terre pour qu'ils pussent se délasser des fatigues qu'ils éprouvaient depuis si longtemps.

Colomb se rendit compte que l'île à l'abri de laquelle il était mouillé se trouvait séparée de la terre ferme par un large canal ; il nomme l'une Garcia et l'autre Bouches du Serpent. Nous savons maintenant que celui-ci est divisé en plusieurs chenaux séparés par de nombreux dangers, rendus difficiles à franchir par la force des courants, surtout pendant la saison des pluies.

Il écrit : que pour y entrer, afin de passer au Nord, on rencontre une suite de courants qui traversent ce canal et font un bruit enrayant : je crus que cela provenait de récifs et d'écueils qui empêchaient d'y pénétrer. Au delà de ces courants il y en avait encore un grand nombre qui, tous, faisaient un bruit épouvantable, semblable à celui qui est produit par les vagues de la mer qui viennent se briser contre des rochers... Je trouvai que l'eau venait de l'Orient au couchant avec autant d'impétuosité que le Guadalquivir dans ses débordements et cela nuit et jour sans discontinuer. Ce passage mérite de nous arrêter et nous oblige à des explications peut-être un peu longues, mais qui serviront à la compréhension de cette troisième expédition et de la suivante.

Le courant équatorial qui, aux abords de l'équateur, prend naissance à la côte Ouest d'Afrique, porte de l'Est à l'Ouest et atteint le long de la côte de la Guyane une vitesse de un nœud et demi à deux nœuds, le maximum se produisant entre juillet et octobre. Il entre dans la mer des Antilles par le golfe de Paria et par la passe qui sépare l'île de la Trinidad de la Martinique, puis court à l'Ouest et contourne le Yucatan. Une petite branche se sépare du lit du courant général et se dirige vers le cap Antonio de Cuba. Le courant général continue alors sa route et longeant les côtes du golfe du Mexique, se resserre vers le détroit de Floride où il prend le nom de Gulf Stream.

Pour le moment, nous retenons seulement qu'une branche de ce courant général passe au Sud de la Trinidad et entre par les Bouches du Serpent dans le golfe de Paria, d'où elle sort avec une certaine force par les Bouches du Dragon.

Ce courant, dans les Bouches du Serpent, comme l'a fort bien remarqué Colomb, porte constamment au NW. avec une vitesse de deux à trois nœuds. Mais il est influencé par les courants de marée et la plus grande vitesse a été enregistrée après la haute mer, la plus faible après la basse mer ; on peut même constater alors à neuf mètres au-dessous de la surface un fort contre-courant sous-marin portant au SE.

Pendant la saison des pluies, la force et la direction des courants sont influencées et augmentées en raison de l'apport d'eau débouchant de l'Orénoque.

Enfin, dans certaines parties de ces bouches, les courants sont nettement soumis à l'influence des marées, le jusant portant au NE. pendant neuf heures, et le courant de flot au SW. pendant les heures suivantes.

Or, quand des courants de marée de sens opposé se côtoient dans des détroits aux fonds hérissés d'inégalités, il se produit des remous et des tourbillons qui naissent au point de rencontre du courant rapide et des rives entre lesquelles il court. Ces détroits ainsi parcourus prennent le nom de raz et dans certaines conditions, la mer peut y devenir très mauvaise et même affreuse. Les plus fameux raz de nos régions sont ceux de Blanchard, entre Aurigny et la Hague, de Sein, entre File de Sein et la pointe du Raz, de Pentland, entre l'Écosse et les Orcades, etc. ; un des plus curieux, connu sous le nom de Corryvrekan, se trouve sur la côte Ouest d'Ecosse, entre les îles Jura et Scarba, où, même en mortes eaux, la vitesse du courant est de huit nœuds, c'est-à-dire quinze kilomètres à l'heure. Cependant, de moins célèbres raz comme ceux des Féroé, peuvent être encore plus violents et dangereux.

L'existence d'un détroit n'est pas indispensable pour que ce phénomène se produise, et des raz très durs se forment à certaines heures de marée dans le voisinage des pointes, contournées par les ondes de flot ou de jusant comme par des rivières.

Toutes les conditions qui contribuent à former des raz se trouvent accumulées et même compliquées aux Bouches du Serpent ; on y rencontre en effet un courant général, des courants de marée, des fonds inégaux, des passes plus ou moins étroites et, de plus, des apports d'eau souvent considérables, provenant des nombreuses branches du delta de l'Orénoque et autres rivières.

Colomb qui, remarquons-le en passant, fut encore le premier à signaler le courant général, circulant constamment de l'Orient au Couchant et aboutissant à la formation du Gulf Stream, avait donc raison d'attribuer le bruit épouvantable qu'il entendait de son mouillage à ces courants. Il crut d'abord que ce bruit provenait de récifs et d'écueils sur lesquels la masse d'eau venait se briser, mais rectifia lui-même son erreur. Ayant, en effet, envoyé une embarcation sonder les chenaux, il trouva dans l'endroit le moins profond six où sept brasses de fond.

Très fréquemment, ces remous et tourbillons de raz, même par grandes profondeurs, occasionnent, au moment où ils se forment, un bruit qui est bien semblable à celui produit par les vagues de la mer venant se briser contre des rochers. Nous gardons le souvenir d'une nuit de brume, où naviguant par calme plat à petite vitesse près d'une région de la côte Ouest d'Ecosse que nous connaissions fort bien, l'excellent équipage de notre navire, composé de futurs capitaines au long cours, nous jugea complètement fou de continuer tranquillement notre route malgré les bruits de brisants entendus nettement devant, à tribord, à bâbord, derrière. Notre tranquillité venait de ce que nous savions que les sons perçus étaient dus à des remous. Et nos compagnons d'une très récente croisière n'oublieront pas de sitôt le bruit épouvantable du raz de Corryvrekan quand, avec une émotion que nous ne cherchons pas à nier, nous le traversâmes pour l'étudier.

Pendant ses investigations à la sonde, l'Amiral, toujours consciencieux observateur, reconnut en dehors du courant général des courants qui allaient continuellement, l'un pour entrer, l'autre pour sortir, courants de marée que signalent les Instructions Nautiques dans certains chenaux de ces Bouches du Serpent.

Très avant dans la nuit qu'il passa à ce même mouillage, dit Colomb, étant à bord du navire, j'entendis un rugissement ou bruit terrible qui venait du côté du midi vers le navire : je l'examinai et vis la mer qui s'élevait du couchant au levant, formant une espèce de colline aussi haute que le navire et qui venait peu à peu vers moi. Au-dessus de cette élévation de la mer était un courant qui venait en rugissant avec un grand fracas et avec ce bruit effroyable des autres courants que j'ai déjà comparés aux flots de la mer qui se brisent sur les rochers. Aujourd'hui même, je me ressens encore du sentiment de crainte que j'éprouvai d'être submergé lorsqu'il arriverait sous mon navire ; il passa cependant et atteignit l'embouchure ou canal (boca) où il s'arrêta longtemps.

Quelles peuvent être la nature et l'origine du phénomène ainsi minutieusement décrit par l'Amiral ?

Si le vent et la houle, quelle que soit leur violence, vont dans le même sens que le courant d'un raz, on trouve la mer absolument plate, mais, lorsqu'ils agissent en sens inverse, la mer peut devenir absolument démontée. Ceci arrive même sans un souffle de vent, s'il existe de la houle.

La description donnée par Colomb s'adapte très bien à ce qui se produit au moment de la renverse du courant, car une véritable colline écumante se dresse subitement au point de rencontre de ce dernier et de la houle. Nous avons subi fréquemment ces assauts toujours impressionnants, parfois inquiétants, à la sortie de ces longs couloirs qui séparent les t'es de l'archipel des Féroé, et qui sont parcourus tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, par des courants de marée violents, venant se confondre avec la houle du large ou se heurter à elle.

Dans la région de la Trinidad, la houle soulevée par les vents régnants est déjà importante, .mais elle peut devenir encore plus grosse lorsqu'elle est le signe précurseur d'un de ces cyclones qui, justement, sont fréquents en août. Colomb ne mentionne pas d'ouragan ayant éclaté pendait les jours suivants, mais la houle d'ouragan peut se faire sentir en dehors du trajet du météore.

Une autre houle anormale de cette même région peut être imputée aux tremblements de terre ou aux éruptions volcaniques. Certains savants considèrent que les lames de fond sont probablement dues à des tremblements de terre sous-marins : l'onde produite chemine sur le sol et remonte brusquement à la surface en butant contre un banc ou un bas-fond.

On sait d'autre part que les tremblements de terre ou les éruptions sous-marines peuvent provoquer le terrible phénomène du raz de marée. Sous l'influence de l'onde sismique, la mer s'éloigne d'abord du rivage, quelquefois jusqu'à quinze kilomètres, et laisse à sec des étendues plus ou moins grandes pendant un temps variant de cinq minutes vingt-quatre heures ; la mer revieta par une énorme vague qui peut atteindre trente mètres de hauteur e-à tout détruire sur son passage[5].

Bien entendu, l'intensité du raz de marée est en proportion du phénomène causal et si la colline liquide de Colomb avait pour origine un séisme, celui-ci était de faible intensité. Cette hypothèse ne doit pas être rejetée complètement, car l'activité volcanique de cette région est évidente. En 1911, sur cette même côte Sud de la Trinidad, à peu de distance du mouillage de Colomb, un flot boueux, d'origine volcanique, s'est formé avec explosion et accompagnement de jets enflammés.

Mais les détails de la description donnée par Colomb le 2 août 1498, et le fait qu'il se trouvait à peu de distante de l'embouchure d'un grand fleuve font penser aussi au phénomène généralement connu sous le nom de Mascaret.

Quand le flot arrive avec force du large à l'embouchure d'une rivière, s'a marche est retardée par le relèvement du fond et par le courant du fleuve en sens inverse. Derrière la première vague, ainsi arrêtée dans sa progression, s'accumulent d'autres masses d'eau, formant elles-mêmes des vagues secondaires et brisantes, et leur réunion finit par vaincre les influences retardatrices. Toute cette masse S'élance alors avec impétuosité dans le lit de la rivière en refoulant ses eaux. Ce phénomène, bien connu à l'embouchure de la Seine, n'existe pour ainsi dire plus depuis les travaux d'approfondissement exécutés par les Ponts et Chaussées. La muraille liquide avait alors de trois à quatre mètres de hauteur et était surmontée de trois vagues successives et déferlantes connues par les gens du pays sous le nom d'éteules. L'ensemble s'avançait avec un bruit de roulement impressionnant et passait avec un véritable rugissement. Le mascaret mettait quarante-six minutes pour parcourir les vingt-trois kilomètres qui séparent Quillebœuf de Caudebec. Il n'avait lieu qu'en grandes marées, la montée des eaux étant faible le reste du temps en baie de Seine ; au contraire, à l'entrée de la Severn en Angleterre, les marées étant toujours fortes, le mascaret a lieu presque journellement.

Sur l'Amazone, ce phénomène prend le nom de pororoca, c'est-à-dire le destructeur ; la marée s'avance à cent kilomètres de l'embouchure, et l'ondulation qui atteint jusqu'à neuf mètres de hauteur est suivie de trois ou quatre autres ; son sinistre grondement s'entend à dix kilomètres de distance.

Si Christophe Colomb avait été mouillé dans une des embouchures du delta de l'Orénoque, nous n'hésiterions pas à affirmer que sa description se rapporte à un mascaret, mais il était mouillé au large et le bruit terrible venait du côté du midi et la mer s'élevait du couchant au levant. On pourrait donc se demander s'il n'a pas eu affaire à une sorte de mascaret à rebours. Il est en effet possible d'imaginer qu'un courant de marée, faible à ce moment, se soit rencontré avec un apport considérable et presque subit d'eau douce, provenant du fleuve anormalement grossi par les pluies. L'effet produit ainsi aurait été complexe, tenant à la fois des causes du mascaret et de celles des remous des raz, et l'avantage de cette explication résiderait dans la concordance des directions suivies par la masse d'eau avec celles données par l'Amiral.

Il ne s'agirait en somme que d'une manifestation particulièrement violente de ratingage dû, comme Colomb l'écrit plus loin, au choc de l'eau douce avec l'eau salée, c'est-à-dire du courant des fleuves avec les courants de la mer. Il constate les mêmes remous et les mêmes bruits à l'entrée du canal du Nord, qu'il nomme Bouches du Dragon, et parle encore de collines liquides, mais sans leur donner l'amplitude terrifiante et un peu anormale du phénomène initial.

 

Le Paradis terrestre.

Poussés par un vent et un courant favorables, les navires entrèrent dans le golfe situé entre la terre ferme et l'île, et visitèrent les côtes de l'une et de l'autre ; l'Amiral fut émerveillé de la richesse et de la beauté de la végétation.

Il apprit des indigènes que cette terre s'appelait Paria, nom resté au golfe et à une partie de la côte, et se rendit compte que le grand fleuve qui y aboutissait ne pouvait provenir que d'un très vaste continent. Alors, à la suite de toute une série de déductions où nous n'avons pas d'intérêt à le suivre, Colomb sort une théorie bizarre donnant à la terre, non plus la forme sphérique, mais celle d'une poire bien ronde qui aurait la queue élevée, ou comme un mamelon de lemme sur une pelote ronde. C'est sur ce mamelon, dit-il, que Notre-Seigneur fit le paradis terrestre, qu'il déposa l'arbre de vie et qu'il en sort la source, d'où proviennent dans le monde les quatre fleuves principaux ainsi qu'en témoigne l'Ecriture Sainte... Saint Isidore, Beda, Strabon, le maitre de l'Histoire Scolastique, et saint Ambroise et Scot et tous les savants théologiens s'accordent à dire que le paradis terrestre est en Orient... Or, ajoute-t-il, la situation du golfe de Paria est conforme à l'opinion de ces saints et savants théologiens, le fleuve vient du sommet du mamelon qui se trouve sur ce continent et c'est là que doit se trouver le paradis terrestre ; ce qui vient encore à l'appui, c'est la délicieuse température ; et, ajoute-t-il, si l'eau dont je parle ne sort pas du Paradis terrestre, cela parait être une plus grande merveille encore, parce que je ne crois pas qu'on trouve dans le monde un fleuve aussi grand et aussi profond. Si l'assertion que l'Orénoque est un des plus grands cours d'eau du monde est justifiée, nous ne prétendrons pas qu'il en soit de même des autres affirmations de Colomb, ni qu'il ait pressenti la théorie tétraédrique de la figure de la terre ! mais nous aurions garde de le plaisanter quand, serviteur de la science plutôt que savant, il est sorti de temps à autre de son rôle et a fait fausse route en forgeant des hypothèses qui satisfaisaient son mysticisme poétique.

Avec Pierre Martyr d'Anghiera, nous conclurons actuellement : Tout cela est bien hypothétique ; revenons à l'histoire dont nous nous sommes écartés. Toutefois, retenons l'emplacement que l'Amiral assigna au Paradis terrestre, cela nous permettra bientôt de faire quelques curieux rapprochements.

Colomb visita ensuite de nombreuses îles et remarqua qu'elles étaient probablement détachées de la terre ferme par l'usure des courants qui continuent à ronger leurs côtes. Il entra dans les embouchures des fleuves, débarqua fréquemment, et voyant les Indiens ornés de bijoux d'or et de bracelets de perles, apprit que le précieux métal se trouvait en abondance dans les mines de l'intérieur et que les huîtres perlières étaient pêchées dans les îles et sur les côtes Nord.

Le mauvais état des vivres, joint à un accès de goutte et à une ophtalmie dont l'Amiral souffrait, ne lui permirent pas de pousser plus loin ses investigations, mais il rapporta cependant une certaine quantité de perles pêchées à Cubagua. A ce propos, ayant vu à marée basse des huîtres perlières fixées à des branches d'arbres, il en déduisit avec une satisfaction de poète que Pline avait raison de dire : La perle naît d'une goutte de rosée tombée dans l'huître.

L'escadrille sortit du golfe de Paria en franchissant les remous et les tourbillons du raz des Bouches du Dragon et gouverna d'abord à l'Ouest, découvrant les îles Testigos, puis l'île Margharita. Nous savons que les observations de Colomb ont permis de reconnaître que c'est à mi-chemin de cette île et du Cap Codera que passait à cette époque, orientée du NE. au SW., la ligne de déclinaison magnétique nulle.

Le 16 août il appareillait de Margharita et poussé à la fois par un bon vent en poupe et le courant révélé par lui, il atterrit sans coup-férir au Sud de l'île Hispañola, à l'île Beata, où il mouilla le 20 août 1498. Notons une fois de plus que ce navigateur médiocre avait une façon particulièrement exacte de trouver son chemin, par une route nouvelle, malgré une navigation mouvementée, dans des régions qu'il venait tout juste de découvrir.

La partie maritime de la troisième expédition de Christophe Colomb se termine ici ; il n'est pas nécessaire d'insister sur ses très féconds résultats. Ce qualificatif s'applique aux observations et documents rapportés et aux découvertes géographiques faites, mais nous n'éprouvons pas une grande émotion à voir le Navigateur enfin mettre le pied sur la grande terre du Nouveau Continent t Pour nous, il avait découvert celui-ci, lorsqu'il arriva pour la première fois à Cuba. Prétendre le contraire nous paraît aussi ridicule que si, les rôles étant renversés et un habitant des Antilles ayant abordé en Irlande et en Angleterre, on lui refusait l'honneur d'avoir découvert l'Europe.

La discussion puérile qui entoure cette découverte du Nouveau Monde nous rappelle toujours les éternels négateurs et ergoteurs qui n'admettent pas la découverte du Pôle Nord par Peary, uniquement parce que cet explorateur consciencieux ne dit pas qu'il mit le pied sur le pôle, et se contente d'affirmer qu'arrivé dans un rayon de douze kilomètres et ayant parcouru sur son traîneau le cercle fictif ainsi tracé, en faisant des zigzags, il eut de grandes chances de passer sur l'axe géographique du monde.

Colomb ne devait revenir en Espagne qu'en novembre 1500. Ces deux années — sauf la traversée de retour où il fut prisonnier à bord — se passèrent à terre et nous n'en résumons rapidement les événements que pour enchaîner les faits.

 

Le Retour à Hispañola. Amerigo Vespucci.

Barthélémy Colomb, qui avait été laissé à Saint-Domingue en qualité d'adelantado, apprenant l'arrivée de son frère, vint sur un navire le retrouver à son mouillage de l'île Beata et le mit au courant de la situation déplorable de la colonie.

Les Indiens, excédés par les rapts, les viols, les violences, les exactions et l'esclavage, avaient eu tendance à se révolter. L'intervention de la douce reine Anacoana, qui eut peut-être pour Barthélémy une tendresse dont celui-ci, peu désireux de jouer un nouvel acte d'Antoine et Cléopâtre, se défendit à regret, était parvenue à les calmer momentanément. Mais une recrudescence d'injustices et de mauvais traitements avait abouti à des insultes aux Images saintes, qui appelèrent de terribles répressions.

De son côté, le Juge suprême Roldan était entré en lutte contre l'autorité et s'était mis à la tête d'une véritable insurrection dont les éléments furent d'autant plus facilement recrutés que, pour compliquer les choses, deux des navires envoyés de Madère par Colomb, étaient arrivés à Hispañola au même moment. Le troisième s'était brisé sur les écueils à Surana, mais les condamnés embarqués sur les autres débarquèrent de force et, bien entendu, passèrent aux rebelles.

Christophe Colomb, ainsi renseigné, appareilla de Beata et arriva à Saint-Domingue le 30 août. Il trouva les colons divisés en deux partis se battant entre eux, tandis que les Indiens étaient en lutte avec tout le monde.

Il chercha à rétablir l'ordre et négocia avec Roldan, lui offrant, ainsi qu'à ses partisans, de les rapatrier en leur donnant un bon certificat et l'autorisation d'emmener leurs esclaves. La plupart des factieux refusèrent de partir et quelques-uns seulement embarquèrent sur deux caravelles qui appareillèrent pour l'Espagne.

Le Vice-Roi finit par accorder l'amnistie générale et rétablit Roldan dans ses fonctions.

Sur ces entrefaites, le 5 septembre 1498 arrivèrent à Hispañola, pour y faire escale, quatre caravelles commandées par Alonso de Ojeda. Le vainqueur de Caonabo avait obtenu du Directeur de l'Office des Indes, malgré le traité de Santa-Fé et le monopole strictement observé jusqu'alors, de fréter à son compte une expédition pour les Indes. Cette expédition venait d'explorer deux cents lieues du littoral, dans la région de l'Orénoque et du golfe de Paria, c'est-à-dire celle récemment visitée par Colomb. Les ennemis de ce dernier veulent que cette visite ait eu lieu avant la sienne, mais il est à peu près certain qu'elle lui fut postérieure. Peu nous importe, d'ailleurs, et le mérite de chacun des explorateurs reste intact, puisque ni l'un ni l'autre n'était au courant des découvertes de son éventuel prédécesseur, ou n'aurait pu en profiter. Les records ne sont intéressants que par leur mode d'exécution et surtout par leurs résultats, les priorités nous laissent totalement indifférent.

Ce voyage eut un résultat inattendu. Ojeda était accompagné par Amerigo Vespucci, non pas en qualité de second comme on a pu le dire, mais comme marchand ou chercheur d'or, peut-être comme cosmographe amateur. Ce Florentin, dont nous avons eu déjà l'occasion de parler, naquit le 9 mars 1451 et mourut à Séville le 22 février 1512 ; il était, en Espagne, l'associé de l'armateur Juanoto Berardi, quand il embarqua pour les Indes. Si son nom fut donné au Nouveau Monde, il ne fit rien pour cela, et l'ignora toujours. Il ne dirigea aucune expédition, mais donna, des quatre auxquelles il participa d'une façon fort effacée d'ailleurs, des récits gais, bien écrits et qui furent très répandus. C'était un honnête homme, estimé de ses contemporains et en particulier de Christophe Colomb dont il resta toujours l'ami. Assez vaniteux, il se disait — nous l'avons signalé précédemment — très fort en observations astronomiques.

Ce n'est qu'en 152o, par conséquent huit ans après sa mort, que l'on voit apparaître le nom d'America sur les cartes de Petrus Apia-nus et sur le globe de Johan Schœrer. Cependant, en 1507, à une Société littéraire de Saint-Dié qui jouissait du patronage de René II, duc de Lorraine, mécène des sciences géographiques, un certain Martin Waldseemüller, dit Hylacomylus, publia sa Cosmographiœ Introductio, sorte de manuel destiné à faire comprendre les grandes découvertes maritimes, et y proposa d'appeler le Nouveau Monde America terra vel America[6]. Plus de trois siècles après, en 1893, on retrouva à Munich la carte qui était destinée à illustrer ce manuel et qui porte aussi l'appellation America.

C'est donc un Allemand, natif de Fribourg-en-Brisgau, qui donna ce nom, mais protégé de René II et bon courtisan il savait que le Duc de Lorraine avait reçu d'Amerigo Vespucci l'abrégé de ses quatre relations de voyages et que cet hommage l'avait beaucoup flatté.

Schalek de la Faverie, après avoir adopté l'explication précédente, insinue que ce nom d'Amérique pourrait bien n'être, après tout, qu'un mot indien désignant jadis les plus hautes terres du Nicaragua où l'on avait trouvé de l'or ? Cette coïncidence n'est que curieuse, mais il est juste de remarquer que si Amerigo Vespucci ne fit aucune découverte personnelle, il fut de ceux qui collaborèrent avec le plus de persistance à l'exploration de la terre ferme, au Sud des découvertes de Colomb. Après le voyage avec Ojeda, il partit de nouveau avec Vincente Yanez Pinzon de décembre 1499 à septembre 1500. Il quitta alors l'Espagne et se mit au service du Portugal pour explorer, sous les ordres d'un capitaine dont le nom ne nous est pas parvenu, les terres du Brésil que le hasard avait fait découvrir le 24 août 1500 à Pedro Alvarez Cabral ; cette expédition qui descendit très au Sud dura du 10 mai 1501 au 7 septembre 1502. Son dernier voyage eut lieu du 10 mai 1503 au 28 juin 1504 avec Gonzalo Coalho, à la recherche d'un passage par le Sud. Si le nom de America restait limité aux terres Sud du Nouveau Monde, et que celui de Christophe Colomb embrassât tout le Continent, l'injustice ne serait pas tout à fait flagrante.

Ojeda revenait avec une provision de perles, ce qui justifiait les prévisions de l'Amiral ; mais il empiétait d'autant plus sur ses prérogatives et sur celles des colons, qu'il voulait compléter sa cargaison en embarquant des esclaves. Il en résulta des rivalités qui se terminèrent par des rixes, et Ojeda et ses hommes furent obligés d'appareiller précipitamment.

Peu après, Fernand de Guevara et Adrien de Mogica fomentèrent une conspiration qui devait débuter pat l'assassinat du Vice-Roi. Les chefs furent arrêtés et exécutés, mais les désordres n'en continuèrent pas moins dans cette malheureuse île, où tous les partis comprenaient, mêlés avec de fort braves gens, une immense majorité de mauvais aventuriers appartenant à toutes les catégories et à toutes les classes de la Société.

 

Colomb enchaîné.

En Espagne, les Souverains étaient obsédés et excédés par les plaintes et les calomnies, entretenues fort habilement par Fonseca et ses acolytes, et alimentées par le retour des mécontents et des rebelles rapatriés après la soumission de Roldan. Ils se décidèrent à envoyer à Hispañola Francisco de Bovadilla, officier de la Maison du Roi, commandeur de l'Ordre de Calatrava, avec des pouvoirs illimités pour enquêter et gouverner. Les uns le dépeignent comme un despote atrabilaire, esprit étroit, âme mesquine ; les autres comme un fort honnête homme, mais évidemment gonflé de vanité et surtout imbécile. Il est difficile de prendre position en face de jugements aussi contradictoires, mais il est certain qu'à toutes les époques de l'histoire ces diverses qualités associées ou isolées se rencontrent chez de nombreux parasites de la politique, épaves de l'incapacité et de la médiocrité, en quête de situations dont il ignorent le premier mot, mais qu'ils se jugent en toute sincérité parfaitement aptes à remplir.

Bovadilla sur la Gorda, suivie de la Antigua, arriva à Saint-Domingue le 23 août 150o. Miguel Diaz, l'involontaire fondateur de la ville, refusa d'ouvrir les portes de la forteresse sans les ordres du Vice-Roi, alors absent, mais Bovadilla les fit enfoncer. Il s'installa ensuite dans la demeure même de Colomb.

L'Amiral, prévenu, s'inclina devant les ordres de ses Souverains et arriva sans armes ni escorte. Avec ses frères Barthélémy et Diego il fut immédiatement arrêté et mis en prison. Même parmi les partisans de Bovadilla, tous nouveaux courtisans, personne n'aurait consenti à river sa chaîne si un cuisinier de bord nommé Espinosa, un ennemi du riche — il y en eut à toutes les époques — ne s'était proposé pour cette vile besogne. Les vieux routiers et les marins murmurèrent, mais durent se taire.

Christophe Colomb, un mois après son arrestation, au début d'octobre, fut embarqué sur la Gorda qui appareilla avec l'Antigua.

La Gorda était commandée par Alonzo de Valléjo qui, maître à son bord après Dieu, voulut enlever les chaînes de l'Amiral, mais celui-ci refusa ; prisonnier par ordre du chargé de pouvoir des Rois, il voulait le rester tant qu'un contre-ordre des Souverains eux-mêmes ne l'aurait pas réhabilité. La traversée fut belle et rapide, comme si la mer Océane avait voulu abréger les souffrances de celui qui avait vécu et lutté par amour pour elle.

Dans l'histoire des pays latins, des gouverneurs, ayant consacré leur existence à la prospérité de leur œuvre, furent rappelés pour satisfaire aux rancunes des uns ou aux ambitions des autres, et revinrent privés d'escorte et d'honneurs dans leur pays, sans que cette injustice suscitât la réprobation populaire. Bovadilla était tout de même allé un peu loin en chargeant de chaînes le Vice-Roi des Indes ! et le peuple d'Espagne avait trop de noblesse pour admettre cette vilenie. L'arrivée à Cadix du Descubridor dans cet attirail souleva l'indignation de tous.

D'autre part, l'Alcade de Cadix et Allonzo de Valléjo avaient écrit aux Souverains. Colomb de son côté parvint, par l'intermédiaire du vieux pilote Andréas Martin — encore un marin — à faire parvenir une longue lettre à doña Juana de la Torre, nourrice du Prince don Juan, restée très en faveur auprès de la Reine. Nous ne pouvons résister à donner le passage suivant de cette très belle et curieuse épître, pleine d'enseignements qui nous paraissent applicables à toutes les époques.

J'ai été on ne peut plus blessé de ce qu'on a envoyé pour faire une enquête sur mon compte, un homme qui sut que, si l'enquête qu'il enverrait était très aggravante, il resterait à la tête du gouvernement... On me juge là-bas comme un gouverneur qui aurait été envoyé dans une province ou dans une ville administrée régulièrement et où les lois peuvent être exécutées entièrement sans crainte de perdre la chose publique, et j'en reçois un tort énorme. Je dois être jugé comme un capitaine envoyé d'Espagne pour conquérir jusqu'aux Indes une nation nombreuse et belliqueuse dont les coutumes et la religion sont tout à fait opposées aux nôtres, dont les individus vivent dans des montagnes, sans habitations régulières pour eux-mêmes ni pour nous, et où, par la volonté divine, j'ai soumis un autre monde à la domination du Roi et de la Reine nos Seigneurs ; et par suite de quoi l'Espagne, qu'on appelait pauvre, est aujourd'hui l'empire le plus riche. Je dois être jugé comme un capitaine qui depuis tant d'années porte les armes sans les quitter un seul instant ; je dois l'être par des chevaliers de conquête, par des chevaliers de fait et non par des gens de robe...

Isabelle, bien informée, ne cacha ni sa colère ni sa douleur. Aussi, le 17 décembre, l'Amiral des Océans fut mandé avec ses deux frères à Grenade et les Rois le reçurent solennellement à l'Alhambra.

Il y eut, en même temps que des honneurs prodigués, de belles paroles dites, des protestations proférées et même des larmes versées ; Bovadilla fut destitué, mais Fonseca, avec sa puissante armée d'obligés, tint respectueusement mais patiemment tête aux Souverains qui, tout puissants qu'ils paraissaient, n'étaient souvent que des chefs de l'Etat comme les autres. Le Directeur de l'Office des Indes faisait la guerre avec les règlements, ces remparts très spéciaux dressés et façonnés pour les besoins du moment, le plus souvent l'arme des pusillanimes ou des incapables, mise au service de la haine et de la jalousie. Colomb ne se vit pas révoquer officiellement, mais il ne fut pas réintégré dans les droits, charges et prérogatives conférés par le Traité de Santa-Fé. S'il avait été plus jeune, on lui aurait involontairement rendu ainsi le plus grand service, car né pour être marin mais non pas administrateur, il eût poursuivi longtemps ses navigations et peut-être même eût-il tenté comme il se le proposait la conquête du Pôle Arctique !

Don Nicolas de Ovando, Commandeur de l'Ordre de Alcantara, avait été- désigné provisoirement comme gouverneur d'Hispañola, et ce candidat favorisé par l'Office devait partir accompagné de vingt-cinq navires, armés et équipés avec empressement.

Christophe Colomb, momentanément découragé, se retira dans le monastère de Zubia, près de Grenade, chez les Pères Franciscains.

 

La Carte de Juan de la Cosa.

Les magnifiques recherches de Henry Harrisse, consignées dans son ouvrage The Discovery of North America[7], donnent la description de 250 cartes ou sphères et dessins exécutés avant 1536, la chronologie de 100 voyages à l'Ouest, entrepris entre 1431 et 1504, et la biographie de 300 pilotes qui les premiers traversèrent l'Atlantique. Nous pouvons ainsi nous rendre compte de l'activité de la navigation qui suivit les découvertes de Christophe Colomb, affirmant déjà l'immensité de son œuvre.

Bien que nous risquions, en voulant les énumérer, de pécher plutôt par omission que par exagération, nous ne relèverons que les expéditions ayant un caractère officiel, car les clandestines sont innombrables et incertaines.

Entre le 4 mars et le 25 septembre 1493, dates du retour du premier voyage de Colomb et du départ du second, il n'y eut qu'une expédition portugaise officielle, partie soi-disant pour faire la chasse à une expédition officieuse.

Entre le départ du second voyage et celui du troisième, le 30 mai 1493, il y eut quinze expéditions officielles dont beaucoup comprenant trois navires, quatre et même davantage, pour la plupart espagnols et, lorsqu'il s'agissait d'aller aux Indes, partant presque toujours d'Andalousie, Séville, Cadix ou Palos. En effet, la Reine Isabelle maintint toujours, avec raison d'ailleurs, que la découverte du Nouveau Monde était son entreprise privée et personnelle, lui donnant tous les droits sur ses Indes dont elle parle dans son testament. Ses sujets seuls avaient le droit de faire négoce avec elles.

Cependant, parmi ces quinze expéditions, il faut signaler celle de Sébastien Cabot et celle de son père J. Cabot qui, en août 1497, appareilla de Bristol sur un petit navire, avec dix-huit hommes, et découvrit le Labrador et Terre-Neuve. Son voyage dura trois mois et c'est de sa dernière découverte que naquit l'exploitation, si profitable à notre pays, des bancs de morue qu'il signala dans la région.

Entre 1498, date du départ du troisième voyage, et 1502 qui fut celle du quatrième voyage de Colomb, on relève plus de quarante expéditions officielles de toutes nationalités, comprenant une quantité de navires. Les Dieppois, Malouins et autres normands et bretons, auxquels Henry Harrisse rend hommage, en disant qu'ils comptent parmi les plus braves et courageux qui furent jamais, figurent parmi les expéditions officieuses les plus actives.

Puisque les navires ont des aventures et des existences aussi personnelles que les hommes, signalons que dans l'expédition de Coronel, effectuée de 1498 à 1500, nous retrouvons, toujours vaillante, la glorieuse petite Niña avec son second nom de Santa Clara.

Juan de la Cosa, le très réputé pilote basque qui accompagna Colomb dans ses deux premiers voyages, fit partie d'autres expéditions de découvertes, comme chef ou comme officier et se trouva tout qualifié pour établir une carte du Nouveau Monde.

Il provenait de l'Ecole de pilotes établie à Cadix depuis un temps immémorial et où l'enseignement était confié principalement à des marins basques. Cette institution fut confirmée et ordonnancée par une cédule de Ferdinand et Isabelle, datée du 18 mars 1500. Les navigateurs qui en sortaient, hommes remarquables, triés sur le volet, devaient posséder, avec une instruction très variée et très développée, une moralité incontestée. Ce sont là des qualités qui semblent inhérentes à la corporation des pilotes, et c'est un compliment pour l'une et l'autre de comparer l'école des pilotes basques du XVe siècle à celle des pilotes de la flotte française de l'époque contemporaine.

La carte de la Cosa fut dressée près de Cadix, entre juillet et fin décembre 1500, et elle fut découverte à Paris pendant l'épidémie de choléra de 1832 par le baron Walckenaer, chez un marchand de bric-à-brac. Dans la vente qui suivit la mort de ce collectionneur, en avril 1853, elle fut achetée pour 4.020 francs par le gouvernement espagnol. Elle se trouve au Musée de Marine de Madrid.

Cette carte, du plus haut intérêt, embrasse à peu de choses près tout ce qui était connu de notre globe à cette époque, et la partie comprenant les Indes prouve l'activité des explorateurs et l'étendue des découvertes pratiquées dans le Nouveau Monde depuis le premier départ de Colomb. On trouve dans l'ancien monde les figurations plus ou moins schématiques et conventionnelles qui, dans les documents du même genre, servaient à la fois d'ornements et d'indications. Les possessions du Portugal et de l'Espagne sont définies par des petits pavillons aux couleurs et armes de ces nations ; ils semblent y être piqués, comme ceux plus variés, que nous promenions il y a peu de temps encore sur une autre carte du monde pour suivre les opérations de la grande guerre. L'étude approfondie de ce document nous entraînerait trop loin ; nous remarquerons seulement que Juan de la Cosa avait juré que Cuba faisait partie du continent, or il représente cette terre comme une île ; nous pouvons cependant certifier qu'il n'eut pas la langue coupée.

La carte, comme toutes les similaires, est couverte d'un treillis de lignes dont nous connaissons déjà l'usage ; ils partent des différents rhumbs de nombreuses roses des vents multicolores.

Ces roses sont très finement exécutées : l'une d'elles placée dans la Mar Oceanum, à mi-chemin de l'ancien et du nouveau monde, de dimensions beaucoup plus grandes que les autres, porte au centre un délicieux motif de la Vierge Marie et de l'Enfant Jésus, servis par deux anges. Cette rose centrale, réminiscence probable de la Santa Maria que l'on retrouve parmi les caravelles figurées sur la mer, joint comme les têtes qui soufflent des quatre points cardinaux, l'utile à l'effet décoratif.

Mais l'attention est particulièrement attirée par une riche enluminure, exécutée dans un cartouche qui domine toute la carte et dont le sujet est ceci : le géant païen Oferus ou Reprobus, qui avait juré de ne mettre sa force qu'au service du plus puissant roi de la terre, pensait, paraît-il, au Diable, quand un Enfant lui demanda un jour de le porter de l'autre côté d'un fleuve. Dédaigneux, mais complaisant, il accepta. Dans cette scène représentée, on voit le colosse accablé sous le poids de la tâche acceptée, soulevant péniblement ses jambes et demandant avec effroi à celui qui allait devenir son Maître : Qui es-tu pour peser autant ? et l'Enfant-Christ lui répondant en arrivant sur la rive opposée : Plante ton bâton et il fleurira ; tu as porté l'Univers !

Reprobus, le païen, devint Christophe, le Saint, auquel Colomb fut confié sur les fonts baptismaux de Gênes ; Juan de la Cosa, le pilote remarquable, l'homme à la moralité insoupçonnée, mit cette première carte sous l'égide du Patron de l'Amiral des Océans, rendant ainsi un éclatant hommage à son chef. Il le fit à une époque où Colomb avait perdu sa popularité, bravant les foudres du Directeur de l'Office des Indes et de ses acolytes, et donnant pour toujours un flagrant démenti à ceux qui dépeignent le vainqueur de la Mer Ténébreuse honni des vrais marins qu'il avait eus sous ses ordres. Ce document, miraculeusement conservé, est un monument magnifique d'estime, de reconnaissance et de droiture. Il dut être, pour l'Amiral découragé, un touchant et émouvant réconfort. Les meilleurs officiers ne craignent pas d'honorer leur chef et ne cherchent pas à amplifier leur valeur en diminuant la sienne ; nous serions bien étonné que le pilote cartographe n'ait pas été un des plus effectifs collaborateurs de l'Amiral.

L'histoire, malgré ses mauvais chroniqueurs, saura associer étroitement les noms de Christophe Colomb et de Juan de la Cosa.

Cette carte resta pendant huit ans le seul document de valeur.

***

En janvier 1503, on réorganisa l'Office des Indes, un peu comme une Direction qui deviendrait un sous-secrétariat d'Etat, et on fonda la Casa de Contratacion, à la tête de laquelle fut maintenu l'omnipotent et vindicatif don Juan Rodriguez de Fonseca. Le 6 août 1508, on décida la création d'une carte officielle où figureraient toutes les anciennes découvertes, et qui au fur et à mesure serait tenue au courant des nouvelles. Cette carte porta le nom de Padron Real.

Une commission dépendant de la Casa de Contratacion, quelque chose ressemblant au service hydrographique de la Marine, fut instituée pour l'exécution et la surveillance de cette œuvre, et son premier président fut Amerigo Vespucci qui prit le titre créé pour lui de pilot-mayor. Plus tard, après 1515, on trouve à ce poste Sébastien Cabot, puis Fernando Colomb, etc.

 

 

 



[1] André de Hevesy, loc. cit.

[2] Cap de la Galère.

[3] Galiote.

[4] Pointe de sable.

[5] L'Océanographie, par J. Richard, Vuibert et Nony, éditeurs, Paris, page 151.

[6] Jusqu'alors on désignait les découvertes de Colomb sous le nom de Terra Sancta Crucis sive Mondus Novus, Terre de la Sainte Croix ou Monde Nouveau.

[7] The Discovery of North America, by Henry Harrisse, Paris, H. Welter, 49, rue Bonaparte, 1892.