LE GÉNÉRAL LA FAYETTE

1757-1834

 

APPENDICE.

 

 

III. — JUGEMENTS DIVERS SUR LA FAYETTE.

 

Je reproduis ici quelques jugements favorables ou hostiles portés par ses contemporains ou par ses historiens :

 

PORTRAIT DE LA FAYETTE PAR LE COMTE DE LA MARCK

M. de La Fayette recherchait avec soin tout ce qu'il croyait être de bon air dans les personnes et dans les choses. Mais, malgré ce goût pour le bon air, il était gauche dans toutes ses manières ; sa taille était très élevée, ses cheveux très roux ; il dansait sans grâce, montait mal à cheval ; et les jeunes gens avec lesquels il vivait se montraient tous plus adroits que lui dans les divers exercices du corps alors à la mode. Aux bals dont j'ai parlé, qu'on donnait à Versailles et auxquels la reine prenait grand plaisir à danser dans des quadrilles arrangés, elle admettait les jeunes gens qui brillaient le plus à la Cour, et cette faveur était très recherchée. Par l'appui des parents de sa femme, M. de La Fayette fut admis dans un de ces quadrilles ; niais il s'y montra si maladroit et si gauche que la reine ne put s'empêcher d'en rire, et on imaginera aisément que les courtisans ne manquèrent pas de la seconder dans cette occasion.

La plupart des jeunes gens, compagnons de M. de La Fayette, avaient encore leurs parents et peu d'argent à dépenser, tandis que lui, jouissant de la libre disposition de toute sa fortune, faisait des dépenses impossibles pour les autres. Il avait beaucoup de chevaux et en prêtait avec obligeance à ses amis : il tenait une grande et bonne maison, recevait beaucoup de monde et faisait très bonne chère.

(Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. I, p. 62 et 63)

 

PORTRAIT DE LA FAYETTE PAR LE COMTE D'ESPINCHAL

La Fayette est grand, élancé, d'une figure douce et honnête, mais blême, froide et inanimée...

La Fayette, naturellement très ambitieux, ne dédaignait point alors les grâces de la Cour. Il se flatta d'être fait duc, et, dans cette espérance, il fit l'acquisition de quelques terres aux environs de ses possessions, en Auvergne, pour pouvoir asseoir un duché.

Depuis son retour d'Amérique, La Fayette avait été accueilli avec le plus grand empressement par toute la noblesse d'Auvergne, et même par la bourgeoisie. Avec un faux air de modestie, il est impossible d'être plus avide des hommages, qu'il venait quêter jusque dans le fond des provinces, et surtout en Auvergne. II recherchait avec une affectation marquée les suffrages de la pauvre noblesse et des moindres bourgeois, parmi lesquels il s'était fait un grand nombre de partisans. Il annonçait toujours d'avance son arrivée dans les villes où il savait qu'on était disposé à lui faire une réception honorable. C'est ainsi qu'on l'a vu être reçu à Riom, à Clermont, à Brioude, à Saint-Flour, à Aurillac, avec une pompe aussi ridicule qu'extraordinaire. Tout son désir était de faire un grand effet et de faire parler de lui.

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On avait alors [en 1789] grande idée de ses talents : cachant son insuffisance sous un extérieur très froid et une hypocrite modestie, il n'avait pas encore donné la juste mesure de son incapacité.....

Son extérieur modeste, hypocrite et composé, en imposa d'abord au peuple. Mais bientôt toutes ses bassesses envers les Jacobins, ses continuelles courbettes, son air humble et rampant devant la populace, son peu d'énergie dans les circonstances d'éclat, le rendirent méprisable aux veux de ceux qui l'avaient élevé et soutenu dans les commencements...

Au retour de l'infortunée famille royale, La Fayette employa tous ses moyens pour la faire insulter à son passage par toute la populace, défendant expressément les moindres témoignages de respect, ordonnant de garder son chapeau sur la tète, etc. Pendant six semaines, La Fayette devint le geôlier le plus exact de ses augustes prisonniers, mettant en usage les moyens les plus raffinés pour tourmenter le roi et la reine, et prenant les plus insultantes précautions pour assurer leur captivité. Il faudrait un volume pour décrire tous les crimes dont ce timide et plat conspirateur s'est rendu journellement coupable, et ceux dont il s'est rendu le complice.

(Publié dans la Revue rétrospective, de Paul Cottin, par M. Paul Le Blanc, 1894. p. 289 à 320.)

 

JUGEMENT DU MARQUIS DE BOUILLÉ SUR LA FAYETTE

M. de La Fayette était un de mes plus proches parents ; je l'avais connu dès son enfance, j'avais suivi sa conduite depuis son entrée dans le monde. Je redoutais son caractère méfiant et dissimulé, plus que son ambition, que j'aurais désiré voir satisfaite, s'il avait voulu sauver le roi, la monarchie et sa patrie, en arrêtant la Révolution au point où elle en était alors et en établissant un gouvernement sur des bases et sur des principes solides et convenables à la France et au génie de ses peuples. M. de La Fayette le pouvait ; il était le seul homme qui eût alors assez de force et de puissance ; mais il avait de l'ambition, sans le caractère et le génie nécessaires pour la diriger ; elle se réduisait au désir de faire du bruit dans le monde et de faire parler de lui. Ce n'était pas un homme méchant et encore moins un scélérat ; mais il était au-dessous, je pense, de la grande circonstance où il se trouvait. Il ne m'aimait pas ; je lui avais parlé souvent avec franchise, et, dès les années précédentes, je lui avais reproché son esprit révolutionnaire. lui annonçant qu'il se perdrait, après avoir fait peut-être bien du mal à sa patrie.

(Mémoires du marquis de Bouillé, éd. Didot, p. 145 et 146.)

 

PORTRAIT DE LA FAYETTE PAR TALLEYRAND

M. de La Fayette est d'une famille noble d'Auvergne, peu illustrée ; sous Louis XIV, l'esprit d'une femme avait donné quelque éclat à son nom. Il était entré dans le monde avec une grande fortune, et avait épousé une fille de la maison de Noailles. Si quelque chose d'extraordinaire ne l'eût pas tiré des rangs, il serait resté terne toute sa vie. M. de La Fayette n'avait en lui que de quoi arriver à son tour ; il est en deçà de la ligne où on est réputé un homme d'esprit. Dans son désir, dans ses moyens de se distinguer, il y a quelque chose d'appris. Ce qu'il fait n'a point l'air d'appartenir à sa propre nature ; on croit qu'il suit un conseil. Malheureusement, personne ne se vantera de lui en avoir donné à la grande époque de sa vie.

(Mémoires, t. I, p. 68.)

 

PORTRAIT DE LA FAYETTE PAR MADAME DE STAËL.

M. de La Fayette, ayant combattu dès sa première jeunesse pour la cause de l'Amérique, s'était pénétré de bonne heure des principes de liberté qui font la base du gouvernement des Etats-Unis ; s'il a commis des erreurs relativement à la révolution de France, elles tiennent toutes à son admiration pour les institutions américaines et pour le héros citoyen Washington, qui a guidé les premiers pas de sa nation dans la carrière de l'indépendance. M. de La Fayette, jeune, riche, noble, aimé dans sa patrie, quitta tous ses avantages à l'âge de dix-neuf ans, pour aller servir, au delà des mers, cette liberté dont l'amour a décidé de toute sa vie. S'il avait eu le bonheur de naître aux Etats-Unis, sa conduite eût été celle de Washington : le même désintéressement, le même enthousiasme, la même persévérance dans les opinions, distinguent l'un et l'autre de ces généreux amis de l'humanité. Si le général Washington avait été, comme le marquis de La Fayette, chef de la garde nationale de Paris, peut-être aussi n'aurait-il pu triompher des circonstances ; peut-être aurait-il aussi échoué contre la difficulté d'être fidèle à ses serments envers le roi et d'établir cependant la liberté de la nation.

M. de La Fayette, il faut le dire, doit être considéré comme un véritable républicain ; aucune des vanités de sa classe n'est jamais entrée dans sa tête ; la puissance, dont l'effet est si grand en France, n'a point d'ascendant sur lui ; le désir de plaire dans les salons ne modifie pas la moindre de ses paroles ; il a sacrifié toute sa fortune à ses opinions avec la plus généreuse indifférence. Dans les prisons d'Olmütz, comme au pinacle du crédit, il a été également inébranlable dans son attachement aux mêmes principes. C'est un homme dont la façon de voir et de se conduire est parfaitement directe. Qui l'a observé peut savoir d'avance avec certitude ce qu'il fera dans toute occasion. Son esprit politique est pareil à celui des Américains des Etats-Unis, et sa figure même est plus anglaise que française. Les haines, dont M. de La Fayette est l'objet, n'ont jamais aigri son caractère et sa douceur d'âme est parfaite ; mais aussi rien n'a jamais modifié ses opinions, et sa confiance dans le triomphe de la liberté est la même que celle d'un homme pieux dans la vie à venir. Ces sentiments si contraires aux calculs égoïstes de la plupart des hommes qui ont joué un rôle en France, pourraient bien paraître à quelques-uns assez dignes de pitié ; il est si niais, pensent-ils, de préférer son pays à soi ; de ne pas changer de parti, quand le parti qu'on servait est battu ; enfin de considérer la race humaine, non comme des cartes à jouer qu'il faut faire servir à son profit, mais comme l'objet sacré d'un dévouement absolu ! Néanmoins, si c'est ainsi qu'on peut encourir le reproche de niaiserie, puissent nos hommes d'esprit le mériter une fois ! C'est un phénomène singulier, qu'un caractère pareil à celui de M. de La Fayette se soit développé dans le premier rang des gentilshommes français ; mais on ne peut l'accuser ni le juger impartialement sans le reconnaitre pour tel que je viens de le peindre. Il est alors facile de comprendre les divers contrastes qui devaient naître entre sa situation et sa manière d'être. Soutenant la monarchie par devoir plus que par goût, il se rapprochait involontairement des principes des démocrates, qu'il était obligé de combattre ; et l'on pouvait apercevoir en lui quelque faible pour les amis de la République, quoique sa raison lui défendit d'admettre leur principe en France. Depuis le départ de M. de La Fayette pour l'Amérique, il y a quarante ans, on ne peut citer ni une action, ni une parole de lui qui n'ait été dans la même ligne, sans qu'aucun intérêt personnel se soit jamais mêlé à sa conduite. Le succès aurait mis cette manière d'être en relief ; mais elle mérite toute l'attention de l'historien, malgré les circonstances et même les fautes qui peuvent servir d'armes aux ennemis.

(Considérations sur la Révolution française, t. I, p. 142 à 144.)

 

JUGEMENT DE NAPOLÉON SUR LA FAYETTE.

La Fayette était encore un autre niais ; il n'était nullement taillé pour le haut rôle qu'il avait voulu jouer. Sa bonhomie politique devait le rendre constamment dupe des hommes et des choses. Son insurrection des Chambres, au retour de Waterloo, avait tout perdu. Qui avait donc pu lui persuader que je n'arrivais que pour les dissoudre, moi qui n'avais de salut que par elles ?

Quelqu'un ayant dit, comme excuse ou atténuation : Sire, c'est pourtant le même homme qui, traitant plus tard avec les alliés, s'est indigné qu'on lui proposât de livrer Votre Majesté, leur demandant avec chaleur si c'était bien au prisonnier d'Olmütz qu'on osait s'adresser. — Mais, Monsieur, a repris l'empereur, vous quittez là un sujet pour en prendre un autre, ou plutôt vous concordez avec ma pensée, loin de la combattre. Je n'ai point attaqué les sentiments ni les intentions de M. de La Fayette ; je ne me suis plaint que de ses funestes résultats.

(Las-Cases, Mémorial de Sainte-Hélène ; Paris, 1823, 8 vol. in-12, t. IV, p. 203).

 

PORTRAIT DE LA FAYETTE PAR BARÈRE

M. de La Fayette peut avoir fait des fautes en politique, il peut avoir commis des erreurs en révolution, il peut avoir eu d'injustes défiances contre certaines formes de gouvernement dont il avait défendu les droits dans sa jeunesse ; mais toujours est-il juste de traiter avec des égards mérités une réputation d'un demi-siècle et qui est vénérable et chère aux amis de la liberté.

La Fayette avait, du reste, plus que personne, le droit d'émettre ses inspirations personnelles sur la politique et les libertés publiques, parce que ses idées sont toujours larges, ses sentiments toujours généreux, ses opinions toujours sincères ; il a dit, en 1789, que l'insurrection est le plus saint des devoirs. Il a le premier présenté un projet de déclaration des droits de l'homme à l'Assemblée constituante. Il a prêté, pendant la restauration des Bourbons, sa voix et son suffrage à la sainte cause de la liberté et de l'indépendance nationale ; cet organe vénéré n'a jamais manqué à l'appui et à la défense des libertés civiles et politiques ; il ne s'est jamais prêté à aucune mesure exceptionnelle. Il parle avec une simplicité éloquente, mais sans ces précautions oratoires que certains députés ont transportées du tumulte du barreau à l'énergie de la tribune.

M. de La Fayette s'est toujours présenté la tête haute et le front découvert pour combattre en faveur de la liberté de penser, de parler et d'écrire, liberté vitale et mère de toutes les autres, et la seule vraie garantie de tous les droits et de tous les intérêts.

Lors de la révolution populaire de Juillet 1830, La Fayette se montra grand citoyen au milieu des dangers publics et des feux de la guerre civile. Il n'a jamais si bien mérité de la patrie.

(Mémoires de Barère, t. IV, p. 266 à 268.)

 

PORTRAIT DE LA FAYETTE PAR THIERS.

La Fayette, issu d'une famille ancienne et demeurée pure au milieu de la corruption des grands, doué d'un esprit droit, d'une âme ferme, amoureux de la vraie gloire, s'était ennuyé des frivolités de la Cour et de la discipline pédantesque de nos armées. Sa patrie ne lui offrant rien de noble à tenter, il se décida pour l'entreprise la plus généreuse du siècle, et il partit pour l'Amérique, le lendemain du jour où l'on répandait en Europe qu'elle était soumise. Il y a combattu à côté de Washington et décida l'affranchissement du Nouveau-Monde par l'alliance de la France. Revenu dans sa patrie avec un nom européen, accueilli à la Cour comme une nouveauté, il s'y montra simple et libre comme un Américain. Lorsque la philosophie, qui n'avait été pour des nobles oisifs qu'un jeu d'esprit, exigea de leur part des sacrifices, La Fayette presque seul persista dans ses opinions, demanda les États généraux, contribua puissamment à la réunion des ordres et fut nommé, en récompense, commandant général de la garde nationale. La Fayette n'avait pas ce degré de passion et de génie qui, toujours, fait abuser de la puissance : avec une âme égale, un esprit fin et entendu, un système de désintéressement invariable, il était surtout propre au rôle que les circonstances lui avaient assigné, celui de faire exécuter les lois. Adoré de ses troupes, sans les avoir captivées par la victoire, plein de ressources au milieu des fureurs de la multitude, il maintenait l'ordre avec une vigilance infatigable. Les partis, qui l'avaient trouvé incorruptible, accusaient son habileté, parce qu'ils ne pouvaient accuser son caractère. Cependant, il ne se trompait pas sur les événements et les hommes, n'appréciait la Cour et les chefs de partis que ce qu'ils valaient, les protégeait au péril de sa vie sans les estimer ; luttait souvent sans espoir contre les factions, mais avec la constance d'un homme qui ne doit jamais abandonner la chose publique, alors même qu'il n'espère plus pour elle.

(Histoire de la Révolution française, p. 123 et 124.)

 

PORTRAIT DE LA FAYETTE PAR GUIZOT.

Je ne puis penser à M. de La Fayette sans un sentiment d'affectueuse tristesse. Je n'ai point connu de caractère plus généreux, plus bienveillant pour tous, plus ami de la justice envers tous, plus prêt à tout risquer pour sa foi et pour sa cause. Sa bienveillance, un peu banale envers les personnes, n'en était pas moins, pour l'humanité en général, vraie et profonde. Son courage et son dévouement étaient faciles, empressés, sérieux, sous des apparences quelquefois légères, et d'aussi bon aloi que de bonne grâce. Il a eu, dans sa vie, une constance de sentiments et d'idées, et des jours de résolution vigoureuse qui feraient honneur aux plus fermes amis de l'ordre et de la résistance. En 1791, il a fait tirer, au Champ de Mars, sur l'émeute parée du nom de peuple ; en 1792, il est venu, en personne, demander, au nom de son armée, la répression des Jacobins ; il est resté à part et debout sous l'Empire. Mais il manquait de jugement politique, de discernement dans l'appréciation des circonstances et des hommes, et il avait un laisser-aller sur sa propre pente, une imprévoyance des résultats probables de ses actions, un besoin permanent et indistinct de faveur populaire qui le faisaient dériver bien au delà de ses vues, et le livraient à des influences d'un ordre très inférieur, et souvent même contraire à sa nature morale comme à sa situation. Au premier moment, en 1814, il s'était montré assez bien disposé pour la Restauration ; mais les tendances du pouvoir, la persévérance des rancunes royalistes et sa propre soif de popularité le jetèrent bientôt dans l'opposition. A la fin des Cent-Jours, son opposition à la maison de Bourbon devint une hostilité déclarée et active ; républicain dans l'âme, sans pouvoir ni oser proclamer la République, il repoussa aussi obstinément que vainement le retour de la royauté ; et, devant la Chambre de 1815, irrité sans être épouvanté, il s'engagea, pour n'en plus sortir, tant que dura la Restauration, dans les rangs extrêmes de ses ennemis. Il était, de 1820 à 1823, non pas le chef réel, mais l'instrument et l'ornement de toutes les sociétés secrètes, de tous les complots, de tous les projets de renversement, même de ceux dont il eût, à coup sûr, s'ils avaient réussi, désavoué et combattu les résultats.

(Mémoires de Guizot, t. II.)

 

PORTRAIT DE LA FAYETTE PAR ODILON BARROT.

C'est le 20 mai 1834 que s'éteignit ce grand citoyen. J'ai peut-être été trop son ami pour en parler avec une entière impartialité : aujourd'hui même, après tant d'années écoulées, tant de vicissitudes traversées, je ne peux me rappeler sans un profond attendrissement les rapports que nous avons eus ensemble. Je n'ai rencontré dans aucun homme plus de grandeur d'âme, unie à plus de bonté et de simplicité ; une foi plus entière dans les droits du peuple, unie à un dévouement plus absolu, à un courage plus héroïque pour les faire triompher ; et si même on peut adresser un reproche à cette noble nature, c'est l'exagération de ses qualités. Soupçonnant difficilement dans autrui le mal qui n'était pas en lui, le général La Fayette accordait trop facilement sa confiance et on en a souvent abusé. Emporté par le besoin de se dévouer, il était trop disposé à préférer les tentatives où il exposait sa vie aux efforts patients et persévérants de la lutte légale. Lorsqu'il me disait que le jour le plus heureux de sa vie serait celui où il moulerait sur l'échafaud pour y confesser sa foi politique, il ne disait rien de forcé et ne faisait qu'exprimer un sentiment qui lui était naturel : c'est que la liberté était une religion pour lui, et que s'il avait la foi des martyrs, il en avait aussi la sublime résignation. Aucune vie d'homme dans nos temps modernes n'a offert une plus belle et plus parfaite unité. Aux premiers bruits de l'insurrection américaine, il s'élance, jeune encore, à travers l'Océan et, malgré les obstacles que lui opposent sa famille et le gouvernement, il va combattre aux côtés de Washington. Il semble qu'il ait pressenti les destinées de cette grande république américaine et qu'il y ait vu luire l'aurore de ce jour nouveau qui devra s'étendre sur le monde entier : aussi rapporte-t-il dans sa patrie les sentiments américains dont il s'est pénétré. Lorsqu'il proposait et faisait adopter dans l'Assemblée constituante la célèbre déclaration des Droits de l'homme, laquelle. malgré les nombreux démentis que nous lui avons donnés, sera toujours notre boussole, ce sont les souvenirs de l'Amérique qui l'inspiraient ; lorsque, révolté par les violences des Jacobins et par la pression despotique qu'ils exerçaient sur la Convention, il accourait seul, désarmé, à la barre législative pour les dénoncer et braver leur fureur, c'était encore son profond respect pour la loi et pour l'inviolabilité nécessaire aux législateurs, sentiment entièrement américain, qui le guidait ; lorsqu'il combattait opiniâtrement le despotisme de l'Empire, malgré le prestige de ses victoires, et que, dans les Cent-Jours. à la Chambre des représentants, répondant à un orateur qui venait reprocher à la France son ingratitude envers le grand Napoléon, il s'élevait à une si haute éloquence et promenait son auditoire frémissant à travers tous les champs de bataille où les Français avaient versé leur sang pour ce même Napoléon ; en parlant ainsi il exprimait encore le sentiment américain, qui ne permet jamais de mettre en balance la personnalité d'un homme, quelque grande qu'elle soit, avec la patrie. Dans tous ses discours, si remarquables d'ailleurs par la netteté et la fermeté des principes, la sobriété du langage et l'élévation des sentiments, se rencontrait une grâce et même une sorte de sans-façon qui avait aussi son charme et sa puissance : on y retrouvait le compagnon et l'ami de Washington, l'Américain d'adoption, mais aussi le gentilhomme français. Enfin la Providence a fait naître, presque en même temps, ces deux hommes, La Fayette et Napoléon, et les a mis en présence, comme pour offrir à notre génération les deux types très différents de la grandeur. De même qu'aux deux extrémités de Paris s'élèvent ces deux monuments, dont l'un glorifie les grandeurs du pouvoir absolu, et l'autre porte vers les nues le génie de la Liberté, et qui, tous deux debout, semblent se défier et dire à la France : Choisis ! elle a porté ses hommages alternativement à l'un et à l'autre, croyant pouvoir réussir et confondre ces deux cultes contraires ; on a dépensé bien des sophismes pour tâcher de les concilier ; mais la force des choses et la vérité protestent, et il faudra bien, un jour ou l'autre, faire un choix. Ce jour-là la mémoire de La Fayette grandira encore.

(Mémoires posthumes d'Odilon Barrot, t. I, p. 275 à 278.)

 

PORTRAIT DE LA FAYETTE PAR CHATEAUBRIAND.

En cette année 1834, M. de La Fayette vient de mourir. J'aurais été, jadis, injuste en parlant de lui ; je l'aurais représenté comme une espèce de niais à double visage et à deux renommées : héros de l'autre côté de l'Atlantique, Gilles de ce côté-ci. Il a fallu plus de quarante années pour que l'on reconnût, dans M. de La Fayette, des qualités qu'on s'était obstiné à lui refuser. A la tribune, il s'exprimait facilement et du ton d'un homme de bonne compagnie. Aucune souillure n'est attachée à sa vie ; il était affable, obligeant et généreux. Sous l'empire, il fut noble et vécut à part ; sous la restauration, il ne garda pas autant de dignité ; il s'abaissa jusqu'à se laisser nommer vénérable des ventes du Carbonarisme, et le chef des petites conspirations, heureux qu'il fut de se soustraire, à Belfort, à la justice, comme un aventurier vulgaire. Dans les commencements de la Révolution, il ne se mêla point aux égorgeurs ; il les combattit à main armée, et voulut sauver Louis XVI ; mais, tout en abhorrant les massacres, tout obligé qu'il fût de les fuir, il trouva des louanges pour des scènes où l'on portait quelques têtes au bout des piques.

M. de La Fayette s'est élevé parce qu'il a vécu : il y a une renommée échappée spontanément des talents et dont la mort augmente l'éclat en arrêtant les talents dans la jeunesse ; il y a aussi une autre renommée, produit de l'âge, fille tardive du temps ; non grande par elle-même, elle l'est par les révolutions au milieu desquelles le hasard l'a placée. Le porteur de cette renommée, à force d'être, se mêle à tout ; son nom devient l'enseigne ou le drapeau de tout : M. de La Fayette sera éternellement la Garde nationale. Par un effet extraordinaire, le résultat de ses actions était souvent en contradiction avec ses pensées : royaliste, il renversa, en 1789, une royauté de huit siècles ; républicain, il créa en 1830 la royauté des barricades ; il s'en est allé donnant à Philippe la couronne qu'il avait enlevée à Louis XVI. Pétri avec les événements, quand les alluvions de nos malheurs se seront consolidées, on retrouvera son image incrustée dans la pâte révolutionnaire...

M. de La Fayette n'avait qu'une seule idée, et heureusement pour lui, elle était celle du siècle ; la fixité de cette idée a fait son empire ; elle lui servait d'œillère ; elle l'empêchait de regarder à droite et à gauche ; il marchait d'un pas ferme sur une seule ligne ; il s'avançait sans tomber entre les précipices, non parce qu'il les voyait, mais parce qu'il ne les voyait pas ; l'aveuglement lui tenait lieu de génie : tout ce qui est fixe est fatal et tout ce qui est fatal est puissant.

(Mémoires d'outre-tombe, t. XI, p. 367 à 360.)

 

PORTRAIT DE LA FAYETTE PAR SAINTE-BEUVE.

D'ensemble, on peut considérer La Fayette comme le plus précoce, le plus intrépide et le plus honnête assaillant à la prise d'assaut de l'ancien régime, dès les débuts de 1789. Toujours pourtant quelque chose du chevalier et du galant adversaire, soit qu'il s'élance à la brèche en 1789 l'épée en main, soit qu'il reparaisse comme le porte-étendard général de la révolution de 1830. Un très spirituel écrivain, M. Saint-Marc Girardin, en louant La Fayette dans les Débats — preuve qu'il est bien mort —, a conjecturé que, s'il avait vécu au moyen àge, il aurait fondé quelque ordre religieux avec la puissance d'une idée morale fixe. Je crois que La Fayette, au moyen âge, aurait été, ce qu'il fut de nos jours, un chevalier, cherchant encore, à sa manière, le triomphe des droits de l'homme sous prétexte du Saint-Graal, ou bien un croisé en quête du saint tombeau, le bras droit et le premier aide de camp, sous un Pierre l'Ermite, c'est-à-dire sous la voix de Dieu, d'une des grandes croisades.

(Portraits littéraires ; Paris, Didier, 1855, t. II, p. 146.)

 

PORTRAIT DE LA FAYETTE PAR A. BARDOUX.

Il ne fut ni un grand penseur, ni un orateur éminent, ni un homme d'Etat. Comme tous ceux qui n'ont point été aux affaires et n'ont point gouverné, il ne connaissait point le cœur humain... Toutes les générosités, il les eut, avec tous les enthousiasmes et toutes les vaillances ; il n'y a pas une noble cause qui se soit soulevée dans le monde, sans qu'il n'ait été à côté d'elle, ne se préoccupant jamais de savoir ce que dirait la froide raison ; plus friand de popularité que de pouvoir, il était tout à l'action ; c'était, dans les temps modernes, avec les différences de siècles et de lieux, un redresseur de torts, une sorte de paladin de la Table ronde : la liberté était sa Dame et il lui fut fidèle jusqu'au dernier soupir. Ayant la main ouverte jusqu'à la prodigalité, il fut presque toujours dupe, mais jamais intéressé, fier et dédaigneux, très gentilhomme dans son flegme et dans son langage, il représente, mieux que personne, l'ancienne et la nouvelle France se réconciliant dans la nuit du 4 août.

(Les dernières années de La Fayette, p. 420 à 431.)

III. — JUGEMENTS DIVERS SUR LA FAYETTE.

 

Je reproduis ici quelques jugements favorables ou hostiles portés par ses contemporains ou par ses historiens :

 

PORTRAIT DE LA FAYETTE PAR LE COMTE DE LA MARCK

M. de La Fayette recherchait avec soin tout ce qu'il croyait être de bon air dans les personnes et dans les choses. Mais, malgré ce goût pour le bon air, il était gauche dans toutes ses manières ; sa taille était très élevée, ses cheveux très roux ; il dansait sans grâce, montait mal à cheval ; et les jeunes gens avec lesquels il vivait se montraient tous plus adroits que lui dans les divers exercices du corps alors à la mode. Aux bals dont j'ai parlé, qu'on donnait à Versailles et auxquels la reine prenait grand plaisir à danser dans des quadrilles arrangés, elle admettait les jeunes gens qui brillaient le plus à la Cour, et cette faveur était très recherchée. Par l'appui des parents de sa femme, M. de La Fayette fut admis dans un de ces quadrilles ; niais il s'y montra si maladroit et si gauche que la reine ne put s'empêcher d'en rire, et on imaginera aisément que les courtisans ne manquèrent pas de la seconder dans cette occasion.

La plupart des jeunes gens, compagnons de M. de La Fayette, avaient encore leurs parents et peu d'argent à dépenser, tandis que lui, jouissant de la libre disposition de toute sa fortune, faisait des dépenses impossibles pour les autres. Il avait beaucoup de chevaux et en prêtait avec obligeance à ses amis : il tenait une grande et bonne maison, recevait beaucoup de monde et faisait très bonne chère.

(Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. I, p. 62 et 63)

 

PORTRAIT DE LA FAYETTE PAR LE COMTE D'ESPINCHAL

La Fayette est grand, élancé, d'une figure douce et honnête, mais blême, froide et inanimée...

La Fayette, naturellement très ambitieux, ne dédaignait point alors les grâces de la Cour. Il se flatta d'être fait duc, et, dans cette espérance, il fit l'acquisition de quelques terres aux environs de ses possessions, en Auvergne, pour pouvoir asseoir un duché.

Depuis son retour d'Amérique, La Fayette avait été accueilli avec le plus grand empressement par toute la noblesse d'Auvergne, et même par la bourgeoisie. Avec un faux air de modestie, il est impossible d'être plus avide des hommages, qu'il venait quêter jusque dans le fond des provinces, et surtout en Auvergne. II recherchait avec une affectation marquée les suffrages de la pauvre noblesse et des moindres bourgeois, parmi lesquels il s'était fait un grand nombre de partisans. Il annonçait toujours d'avance son arrivée dans les villes où il savait qu'on était disposé à lui faire une réception honorable. C'est ainsi qu'on l'a vu être reçu à Riom, à Clermont, à Brioude, à Saint-Flour, à Aurillac, avec une pompe aussi ridicule qu'extraordinaire. Tout son désir était de faire un grand effet et de faire parler de lui.

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On avait alors [en 1789] grande idée de ses talents : cachant son insuffisance sous un extérieur très froid et une hypocrite modestie, il n'avait pas encore donné la juste mesure de son incapacité.....

Son extérieur modeste, hypocrite et composé, en imposa d'abord au peuple. Mais bientôt toutes ses bassesses envers les Jacobins, ses continuelles courbettes, son air humble et rampant devant la populace, son peu d'énergie dans les circonstances d'éclat, le rendirent méprisable aux veux de ceux qui l'avaient élevé et soutenu dans les commencements...

Au retour de l'infortunée famille royale, La Fayette employa tous ses moyens pour la faire insulter à son passage par toute la populace, défendant expressément les moindres témoignages de respect, ordonnant de garder son chapeau sur la tète, etc. Pendant six semaines, La Fayette devint le geôlier le plus exact de ses augustes prisonniers, mettant en usage les moyens les plus raffinés pour tourmenter le roi et la reine, et prenant les plus insultantes précautions pour assurer leur captivité. Il faudrait un volume pour décrire tous les crimes dont ce timide et plat conspirateur s'est rendu journellement coupable, et ceux dont il s'est rendu le complice.

(Publié dans la Revue rétrospective, de Paul Cottin, par M. Paul Le Blanc, 1894. p. 289 à 320.)

 

JUGEMENT DU MARQUIS DE BOUILLÉ SUR LA FAYETTE

M. de La Fayette était un de mes plus proches parents ; je l'avais connu dès son enfance, j'avais suivi sa conduite depuis son entrée dans le monde. Je redoutais son caractère méfiant et dissimulé, plus que son ambition, que j'aurais désiré voir satisfaite, s'il avait voulu sauver le roi, la monarchie et sa patrie, en arrêtant la Révolution au point où elle en était alors et en établissant un gouvernement sur des bases et sur des principes solides et convenables à la France et au génie de ses peuples. M. de La Fayette le pouvait ; il était le seul homme qui eût alors assez de force et de puissance ; mais il avait de l'ambition, sans le caractère et le génie nécessaires pour la diriger ; elle se réduisait au désir de faire du bruit dans le monde et de faire parler de lui. Ce n'était pas un homme méchant et encore moins un scélérat ; mais il était au-dessous, je pense, de la grande circonstance où il se trouvait. Il ne m'aimait pas ; je lui avais parlé souvent avec franchise, et, dès les années précédentes, je lui avais reproché son esprit révolutionnaire. lui annonçant qu'il se perdrait, après avoir fait peut-être bien du mal à sa patrie.

(Mémoires du marquis de Bouillé, éd. Didot, p. 145 et 146.)

 

PORTRAIT DE LA FAYETTE PAR TALLEYRAND

M. de La Fayette est d'une famille noble d'Auvergne, peu illustrée ; sous Louis XIV, l'esprit d'une femme avait donné quelque éclat à son nom. Il était entré dans le monde avec une grande fortune, et avait épousé une fille de la maison de Noailles. Si quelque chose d'extraordinaire ne l'eût pas tiré des rangs, il serait resté terne toute sa vie. M. de La Fayette n'avait en lui que de quoi arriver à son tour ; il est en deçà de la ligne où on est réputé un homme d'esprit. Dans son désir, dans ses moyens de se distinguer, il y a quelque chose d'appris. Ce qu'il fait n'a point l'air d'appartenir à sa propre nature ; on croit qu'il suit un conseil. Malheureusement, personne ne se vantera de lui en avoir donné à la grande époque de sa vie.

(Mémoires, t. I, p. 68.)

 

PORTRAIT DE LA FAYETTE PAR MADAME DE STAËL.

M. de La Fayette, ayant combattu dès sa première jeunesse pour la cause de l'Amérique, s'était pénétré de bonne heure des principes de liberté qui font la base du gouvernement des Etats-Unis ; s'il a commis des erreurs relativement à la révolution de France, elles tiennent toutes à son admiration pour les institutions américaines et pour le héros citoyen Washington, qui a guidé les premiers pas de sa nation dans la carrière de l'indépendance. M. de La Fayette, jeune, riche, noble, aimé dans sa patrie, quitta tous ses avantages à l'âge de dix-neuf ans, pour aller servir, au delà des mers, cette liberté dont l'amour a décidé de toute sa vie. S'il avait eu le bonheur de naître aux Etats-Unis, sa conduite eût été celle de Washington : le même désintéressement, le même enthousiasme, la même persévérance dans les opinions, distinguent l'un et l'autre de ces généreux amis de l'humanité. Si le général Washington avait été, comme le marquis de La Fayette, chef de la garde nationale de Paris, peut-être aussi n'aurait-il pu triompher des circonstances ; peut-être aurait-il aussi échoué contre la difficulté d'être fidèle à ses serments envers le roi et d'établir cependant la liberté de la nation.

M. de La Fayette, il faut le dire, doit être considéré comme un véritable républicain ; aucune des vanités de sa classe n'est jamais entrée dans sa tête ; la puissance, dont l'effet est si grand en France, n'a point d'ascendant sur lui ; le désir de plaire dans les salons ne modifie pas la moindre de ses paroles ; il a sacrifié toute sa fortune à ses opinions avec la plus généreuse indifférence. Dans les prisons d'Olmütz, comme au pinacle du crédit, il a été également inébranlable dans son attachement aux mêmes principes. C'est un homme dont la façon de voir et de se conduire est parfaitement directe. Qui l'a observé peut savoir d'avance avec certitude ce qu'il fera dans toute occasion. Son esprit politique est pareil à celui des Américains des Etats-Unis, et sa figure même est plus anglaise que française. Les haines, dont M. de La Fayette est l'objet, n'ont jamais aigri son caractère et sa douceur d'âme est parfaite ; mais aussi rien n'a jamais modifié ses opinions, et sa confiance dans le triomphe de la liberté est la même que celle d'un homme pieux dans la vie à venir. Ces sentiments si contraires aux calculs égoïstes de la plupart des hommes qui ont joué un rôle en France, pourraient bien paraître à quelques-uns assez dignes de pitié ; il est si niais, pensent-ils, de préférer son pays à soi ; de ne pas changer de parti, quand le parti qu'on servait est battu ; enfin de considérer la race humaine, non comme des cartes à jouer qu'il faut faire servir à son profit, mais comme l'objet sacré d'un dévouement absolu ! Néanmoins, si c'est ainsi qu'on peut encourir le reproche de niaiserie, puissent nos hommes d'esprit le mériter une fois ! C'est un phénomène singulier, qu'un caractère pareil à celui de M. de La Fayette se soit développé dans le premier rang des gentilshommes français ; mais on ne peut l'accuser ni le juger impartialement sans le reconnaitre pour tel que je viens de le peindre. Il est alors facile de comprendre les divers contrastes qui devaient naître entre sa situation et sa manière d'être. Soutenant la monarchie par devoir plus que par goût, il se rapprochait involontairement des principes des démocrates, qu'il était obligé de combattre ; et l'on pouvait apercevoir en lui quelque faible pour les amis de la République, quoique sa raison lui défendit d'admettre leur principe en France. Depuis le départ de M. de La Fayette pour l'Amérique, il y a quarante ans, on ne peut citer ni une action, ni une parole de lui qui n'ait été dans la même ligne, sans qu'aucun intérêt personnel se soit jamais mêlé à sa conduite. Le succès aurait mis cette manière d'être en relief ; mais elle mérite toute l'attention de l'historien, malgré les circonstances et même les fautes qui peuvent servir d'armes aux ennemis.

(Considérations sur la Révolution française, t. I, p. 142 à 144.)

 

JUGEMENT DE NAPOLÉON SUR LA FAYETTE.

La Fayette était encore un autre niais ; il n'était nullement taillé pour le haut rôle qu'il avait voulu jouer. Sa bonhomie politique devait le rendre constamment dupe des hommes et des choses. Son insurrection des Chambres, au retour de Waterloo, avait tout perdu. Qui avait donc pu lui persuader que je n'arrivais que pour les dissoudre, moi qui n'avais de salut que par elles ?

Quelqu'un ayant dit, comme excuse ou atténuation : Sire, c'est pourtant le même homme qui, traitant plus tard avec les alliés, s'est indigné qu'on lui proposât de livrer Votre Majesté, leur demandant avec chaleur si c'était bien au prisonnier d'Olmütz qu'on osait s'adresser. — Mais, Monsieur, a repris l'empereur, vous quittez là un sujet pour en prendre un autre, ou plutôt vous concordez avec ma pensée, loin de la combattre. Je n'ai point attaqué les sentiments ni les intentions de M. de La Fayette ; je ne me suis plaint que de ses funestes résultats.

(Las-Cases, Mémorial de Sainte-Hélène ; Paris, 1823, 8 vol. in-12, t. IV, p. 203).

 

PORTRAIT DE LA FAYETTE PAR BARÈRE

M. de La Fayette peut avoir fait des fautes en politique, il peut avoir commis des erreurs en révolution, il peut avoir eu d'injustes défiances contre certaines formes de gouvernement dont il avait défendu les droits dans sa jeunesse ; mais toujours est-il juste de traiter avec des égards mérités une réputation d'un demi-siècle et qui est vénérable et chère aux amis de la liberté.

La Fayette avait, du reste, plus que personne, le droit d'émettre ses inspirations personnelles sur la politique et les libertés publiques, parce que ses idées sont toujours larges, ses sentiments toujours généreux, ses opinions toujours sincères ; il a dit, en 1789, que l'insurrection est le plus saint des devoirs. Il a le premier présenté un projet de déclaration des droits de l'homme à l'Assemblée constituante. Il a prêté, pendant la restauration des Bourbons, sa voix et son suffrage à la sainte cause de la liberté et de l'indépendance nationale ; cet organe vénéré n'a jamais manqué à l'appui et à la défense des libertés civiles et politiques ; il ne s'est jamais prêté à aucune mesure exceptionnelle. Il parle avec une simplicité éloquente, mais sans ces précautions oratoires que certains députés ont transportées du tumulte du barreau à l'énergie de la tribune.

M. de La Fayette s'est toujours présenté la tête haute et le front découvert pour combattre en faveur de la liberté de penser, de parler et d'écrire, liberté vitale et mère de toutes les autres, et la seule vraie garantie de tous les droits et de tous les intérêts.

Lors de la révolution populaire de Juillet 183o, La Fayette se montra grand citoyen au milieu des dangers publics et des feux de la guerre civile. Il n'a jamais si bien mérité de la patrie.

(Mémoires de Barère, t. IV, p. 266 à 268.)

 

PORTRAIT DE LA FAYETTE PAR THIERS.

La Fayette, issu d'une famille ancienne et demeurée pure au milieu de la corruption des grands, doué d'un esprit droit, d'une âme ferme, amoureux de la vraie gloire, s'était ennuyé des frivolités de la Cour et de la discipline pédantesque de nos armées. Sa patrie ne lui offrant rien de noble à tenter, il se décida pour l'entreprise la plus généreuse du siècle, et il partit pour l'Amérique, le lendemain du jour où l'on répandait en Europe qu'elle était soumise. Il y a combattu à côté de Washington et décida l'affranchissement du Nouveau-Monde par l'alliance de la France. Revenu dans sa patrie avec un nom européen, accueilli à la Cour comme une nouveauté, il s'y montra simple et libre comme un Américain. Lorsque la philosophie, qui n'avait été pour des nobles oisifs qu'un jeu d'esprit, exigea de leur part des sacrifices, La Fayette presque seul persista dans ses opinions, demanda les États généraux, contribua puissamment à la réunion des ordres et fut nommé, en récompense, commandant général de la garde nationale. La Fayette n'avait pas ce degré de passion et de génie qui, toujours, fait abuser de la puissance : avec une âme égale, un esprit fin et entendu, un système de désintéressement invariable, il était surtout propre au rôle que les circonstances lui avaient assigné, celui de faire exécuter les lois. Adoré de ses troupes, sans les avoir captivées par la victoire, plein de ressources au milieu des fureurs de la .multitude, il maintenait l'ordre avec une vigilance infatigable. Les partis, qui l'avaient trouvé incorruptible, accusaient son habileté, parce qu'ils ne pouvaient accuser son caractère. Cependant, il ne se trompait pas sur les événements et les hommes, n'appréciait la Cour et les chefs de partis que ce qu'ils valaient, les protégeait au péril de sa vie sans les estimer ; luttait souvent sans espoir contre les factions, mais avec la constance d'un homme qui ne doit jamais abandonner la chose publique, alors même qu'il n'espère plus pour elle.

(Histoire de la Révolution française, p. 123 et 124.)

 

PORTRAIT DE LA FAYETTE PAR GUIZOT.

Je ne puis penser à M. de La Fayette sans un sentiment d'affectueuse tristesse. Je n'ai point connu de caractère plus généreux, plus bienveillant pour tous, plus ami de la justice envers tous, plus prêt à tout risquer pour sa foi et pour sa cause. Sa bienveillance, un peu banale envers les personnes, n'en était pas moins, pour l'humanité en général, vraie et profonde. Son courage et son dévouement étaient faciles, empressés, sérieux, sous des apparences quelquefois légères, et d'aussi bon aloi que de bonne grâce. Il a eu, dans sa vie, une constance de sentiments et d'idées, et des jours de résolution vigoureuse qui feraient honneur aux plus fermes amis de l'ordre et de la résistance. En 1791, il a fait tirer, au Champ de Mars, sur l'émeute parée du nom de peuple ; en 1792, il est venu, en personne, demander, au nom de son armée, la répression des Jacobins ; il est resté à part et debout sous l'Empire. Mais il manquait de jugement politique, de discernement dans l'appréciation des circonstances et des hommes, et il avait un laisser-aller sur sa propre pente, une imprévoyance des résultats probables de ses actions, un besoin permanent et indistinct de faveur populaire qui le faisaient dériver bien au delà de ses vues, et le livraient à des influences d'un ordre très inférieur, et souvent même contraire à sa nature morale comme à sa situation. Au premier moment, en 1814, il s'était montré assez bien disposé pour la Restauration ; mais les tendances du pouvoir, la persévérance des rancunes royalistes et sa propre soif de popularité le jetèrent bientôt dans l'opposition. A la fin des Cent-Jours, son opposition à la maison de Bourbon devint une hostilité déclarée et active ; républicain dans l'âme, sans pouvoir ni oser proclamer la République, il repoussa aussi obstinément que vainement le retour de la royauté ; et, devant la Chambre de 1815, irrité sans être épouvanté, il s'engagea, pour n'en plus sortir, tant que dura la Restauration, dans les rangs extrêmes de ses ennemis. Il était, de 1820 à 1823, non pas le chef réel, mais l'instrument et l'ornement de toutes les sociétés secrètes, de tous les complots, de tous les projets de renversement, même de ceux dont il eût, à coup sûr, s'ils avaient réussi, désavoué et combattu les résultats.

(Mémoires de Guizot, t. II.)

 

PORTRAIT DE LA FAYETTE PAR ODILON BARROT.

C'est le 20 mai 1834 que s'éteignit ce grand citoyen. J'ai peut-être été trop son ami pour en parler avec une entière impartialité : aujourd'hui même, après tant d'années écoulées, tant de vicissitudes traversées, je ne peux me rappeler sans un profond attendrissement les rapports que nous avons eus ensemble. Je n'ai rencontré dans aucun homme plus de grandeur d'âme, unie à plus de bonté et de simplicité ; une foi plus entière dans les droits du peuple, unie à un dévouement plus absolu, à un courage plus héroïque pour les faire triompher ; et si même on peut adresser un reproche à cette noble nature, c'est l'exagération de ses qualités. Soupçonnant difficilement dans autrui le mal qui n'était pas en lui, le général La Fayette accordait trop facilement sa confiance et on en a souvent abusé. Emporté par le besoin de se dévouer, il était trop disposé à préférer les tentatives où il exposait sa vie aux efforts patients et persévérants de la lutte légale. Lorsqu'il me disait que le jour le plus heureux de sa vie serait celui où il moulerait sur l'échafaud pour y confesser sa foi politique, il ne disait rien de forcé et ne faisait qu'exprimer un sentiment qui lui était naturel : c'est que la liberté était une religion pour lui, et que s'il avait la foi des martyrs, il en avait aussi la sublime résignation. Aucune vie d'homme dans nos temps modernes n'a offert une plus belle et plus parfaite unité. Aux premiers bruits de l'insurrection américaine, il s'élance, jeune encore, à travers l'Océan et, malgré les obstacles que lui opposent sa famille et le gouvernement, il va combattre aux côtés de Washington. Il semble qu'il ait pressenti les destinées de cette grande république américaine et qu'il y ait vu luire l'aurore de ce jour nouveau qui devra s'étendre sur le monde entier : aussi rapporte-t-il dans sa patrie les sentiments américains dont il s'est pénétré. Lorsqu'il proposait et faisait adopter dans l'Assemblée constituante la célèbre déclaration des Droits de l'homme, laquelle. malgré les nombreux démentis que nous lui avons donnés, sera toujours notre boussole, ce sont les souvenirs de l'Amérique qui l'inspiraient ; lorsque, révolté par les violences des Jacobins et par la pression despotique qu'ils exerçaient sur la Convention, il accourait seul, désarmé, à la barre législative pour les dénoncer et braver leur fureur, c'était encore son profond respect pour la loi et pour l'inviolabilité nécessaire aux législateurs, sentiment entièrement américain, qui le guidait ; lorsqu'il combattait opiniâtrement le despotisme de l'Empire, malgré le prestige de ses victoires, et que, dans les Cent-Jours. à la Chambre des représentants, répondant à un orateur qui venait reprocher à la France son ingratitude envers le grand Napoléon, il s'élevait à une si haute éloquence et promenait son auditoire frémissant à travers tous les champs de bataille où les Français avaient versé leur sang pour ce même Napoléon ; en parlant ainsi il exprimait encore le sentiment américain, qui ne permet jamais de mettre en balance la personnalité d'un homme, quelque grande qu'elle soit, avec la patrie. Dans tous ses discours, si remarquables d'ailleurs par la netteté et la fermeté des principes, la sobriété du langage et l'élévation des sentiments, se rencontrait une grâce et même une sorte de sans-façon qui avait aussi son charme et sa puissance : on y retrouvait le compagnon et l'ami de Washington, l'Américain d'adoption, mais aussi le gentilhomme français. Enfin la Providence a fait naître, presque en même temps, ces deux hommes, La Fayette et Napoléon, et les a mis en présence, comme pour offrir à notre génération les deux types très différents de la grandeur. De même qu'aux deux extrémités de Paris s'élèvent ces deux monuments, dont l'un glorifie les grandeurs du pouvoir absolu, et l'autre porte vers les nues le génie de la Liberté, et qui, tous deux debout, semblent se défier et dire à la France : Choisis ! elle a porté ses hommages alternativement à l'un et à l'autre, croyant pouvoir réussir et confondre ces deux cultes contraires ; on a dépensé bien des sophismes pour tâcher de les concilier ; mais la force des choses et la vérité protestent, et il faudra bien, un jour ou l'autre, faire un choix. Ce jour-là la mémoire de La Fayette grandira encore.

(Mémoires posthumes d'Odilon Barrot, t. I, p. 275 à 278.)

 

PORTRAIT DE LA FAYETTE PAR CHATEAUBRIAND.

En cette année 1834, M. de La Fayette vient de mourir. J'aurais été, jadis, injuste en parlant de lui ; je l'aurais représenté comme une espèce de niais à double visage et à deux renommées : héros de l'autre côté de l'Atlantique, Gilles de ce côté-ci. Il a fallu plus de quarante années pour que l'on reconnût, dans M. de La Fayette, des qualités qu'on s'était obstiné à lui refuser. A la tribune, il s'exprimait facilement et du ton d'un homme de bonne compagnie. Aucune souillure n'est attachée à sa vie ; il était affable, obligeant et généreux. Sous l'empire, il fut noble et vécut à part ; sous la restauration, il ne garda pas autant de dignité ; il s'abaissa jusqu'à se laisser nommer vénérable des ventes du Carbonarisme, et le chef des petites conspirations, heureux qu'il fut de se soustraire, à Belfort, à la justice, comme un aventurier vulgaire. Dans les commencements de la Révolution, il ne se mêla point aux égorgeurs ; il les combattit à main armée, et voulut sauver Louis XVI ; mais, tout en abhorrant les massacres, tout obligé qu'il fût de les fuir, il trouva des louanges pour des scènes où l'on portait quelques têtes au bout des piques.

M. de La Fayette s'est élevé parce qu'il a vécu : il y a une renommée échappée spontanément des talents et dont la mort augmente l'éclat en arrêtant les talents dans la jeunesse ; il y a aussi une autre renommée, produit de l'âge, fille tardive du temps ; non grande par elle-même, elle l'est par les révolutions au milieu desquelles le hasard l'a placée. Le porteur de cette renommée, à force d'être, se mêle à tout ; son nom devient l'enseigne ou le drapeau de tout : M. de La Fayette sera éternellement la Garde nationale. Par un effet extraordinaire, le résultat de ses actions était souvent en contradiction avec ses pensées : royaliste, il renversa, en 1789, une royauté de huit siècles ; républicain, il créa en 1830 la royauté des barricades ; il s'en est allé donnant à Philippe la couronne qu'il avait enlevée à Louis XVI. Pétri avec les événements, quand les alluvions de nos malheurs se seront consolidées, on retrouvera son image incrustée dans la pâte révolutionnaire...

M. de La Fayette n'avait qu'une seule idée, et heureusement pour lui, elle était celle du siècle ; la fixité de cette idée a fait son empire ; elle lui servait d'œillère ; elle l'empêchait de regarder à droite et à gauche ; il marchait d'un pas ferme sur une seule ligne ; il s'avançait sans tomber entre les précipices, non parce qu'il les voyait, mais parce qu'il ne les voyait pas ; l'aveuglement lui tenait lieu de génie : tout ce qui est fixe est fatal et tout ce qui est fatal est puissant.

(Mémoires d'outre-tombe, t. XI, p. 367 à 360.)

 

PORTRAIT DE LA FAYETTE PAR SAINTE-BEUVE.

D'ensemble, on peut considérer La Fayette comme le plus précoce, le plus intrépide et le plus honnête assaillant à la prise d'assaut de l'ancien régime, dès les débuts de 1789. Toujours pourtant quelque chose du chevalier et du galant adversaire, soit qu'il s'élance à la brèche en 1789 l'épée en main, soit qu'il reparaisse comme le porte-étendard général de la révolution de 1830. Un très spirituel écrivain, M. Saint-Marc Girardin, en louant La Fayette dans les Débats — preuve qu'il est bien mort —, a conjecturé que, s'il avait vécu au moyen àge, il aurait fondé quelque ordre religieux avec la puissance d'une idée morale fixe. Je crois que La Fayette, au moyen âge, aurait été, ce qu'il fut de nos jours, un chevalier, cherchant encore, à sa manière, le triomphe des droits de l'homme sous prétexte du Saint-Graal, ou bien un croisé en quête du saint tombeau, le bras droit et le premier aide de camp, sous un Pierre l'Ermite, c'est-à-dire sous la voix de Dieu, d'une des grandes croisades.

(Portraits littéraires ; Paris, Didier, 1855, t. II, p. 146.)

 

PORTRAIT DE LA FAYETTE PAR A. BARDOUX.

Il ne fut ni un grand penseur, ni un orateur éminent, ni un homme d'Etat. Comme tous ceux qui n'ont point été aux affaires et n'ont point gouverné, il ne connaissait point le cœur humain... Toutes les générosités, il les eut, avec tous les enthousiasmes et toutes les vaillances ; il n'y a pas une noble cause qui se soit soulevée dans le monde, sans qu'il n'ait été à côté d'elle, ne se préoccupant jamais de savoir ce que dirait la froide raison ; plus friand de popularité que de pouvoir, il était tout à l'action ; c'était, dans les temps modernes, avec les différences de siècles et de lieux, un redresseur de torts, une sorte de paladin de la Table ronde : la liberté était sa Dame et il lui fut fidèle jusqu'au dernier soupir. Ayant la main ouverte jusqu'à la prodigalité, il fut presque toujours dupe, mais jamais intéressé, fier et dédaigneux, très gentilhomme dans son flegme et dans son langage, il représente, mieux que personne, l'ancienne et la nouvelle France se réconciliant dans la nuit du 4 août.

(Les dernières années de La Fayette, p. 420 à 431.)