LE GÉNÉRAL LA FAYETTE

1757-1834

 

LE GÉNÉRAL LA FAYETTE.

 

 

XXI

 

La Fayette correspond, de Neisse, avec la princesse d'Hénin et La Tour-Maubourg (27 janvier et 6 mars 1794). — Il est rendu aux Autrichiens et conduit à Olmütz, avec La Tour-Maubourg et Bureaux de Pusy. — Il est privé de toute correspondance. — Tentative du Dr Bollmann et du fils du major Huger pour le faire évader (8 novembre 1794). — Il fuit, mais est rattrapé et reconduit dans son cachot. — Mémoire de Lally-Tollendal au roi de Prusse. — Articles de Joseph Masclet. — Mise en liberté de Mme de La Fayette (22 janvier 1795). — Elle se rend à Altona et gagne Vienne, à l'aide d'un passeport américain. — Le fils de La Fayette se rend en Amérique et est très bien accueilli par Washington. — Mme de La Fayette obtient une audience de l'empereur d'Allemagne et lui arrache l'autorisation d'aller, avec ses filles, partager la captivité de son mari (24 octobre 1795). — Elle rejoint son mari à Olmütz et est soumise à un traitement rigoureux. — Mauvais état de la santé de La Fayette. — Elle conte à Mme de Tessé les agissements de ses geôliers. — Vaines protestations auprès de l'empereur et des ministres. — On lui refuse d'aller consulter un médecin à Vienne. — Démarches faites par Washington. — Lettre de lui à l'empereur d'Allemagne (15 mai 1795), et au duc de Liancourt (25 juillet). — Correspondance entre Mme de Staël et Gouverneur Morris. — Démarche de celui-ci auprès du baron de Thugut (18 décembre 1796). — Intervention du général Fitz-Patrick, de Fox, Sheridan et Wilberforce à la Chambre des Communes d'Angleterre (16 décembre 1796). — Négociations commencées par le Directoire. — Mme de Staël implore Barras. — Barras charge Bonaparte de cette difficile mission. — Lettres de Carnot à Clarke et à Moreau (5 mai et 13 juin 1797). — Enquête du marquis de Chasteler auprès des prisonniers d'Olmütz (25 juillet 1797). — Engagement pris par eux de quitter les Etats autrichiens. — Refus de l'empereur de les mettre en liberté. — Lettre de Carnot à Bonaparte (1er août 1797). — Mission de Louis Romeuf. — Le baron de Thugut consent à remettre les captifs entre les mains du consul américain à Hambourg. — La Fayette et ses compagnons quittent Olmütz, le 19 septembre 1797, et se rendent à Hambourg, en passant par Dresde et Leipzig. — Ils arrivent à Hambourg le 4 octobre 1797, chez le consul américain Parish, et Gouverneur Morris accomplit la formalité de la mise en liberté. — L'empereur déclare qu'il a libéré La Fayette par égard pour les Etats-Unis.

 

A peine installé dans sa nouvelle prison de Neisse, La Fayette s'empressa de tranquilliser la princesse d'Hénin sur son sort, par une lettre, datée du 27 janvier 1794. Il recevait de temps à autre des nouvelles de son amie, et cet échange d'idées le réconfortait. La Tour-Maubourg était enfermé à Glatz, et sa sœur était venue l'y rejoindre. La Fayette obtint de correspondre avec son ancien compagnon et lui écrivit le 6 mars. Des échos de France lui parvenaient parfois : les gazettes lui apprirent le supplice de Malesherbes.

Le gouvernement prussien se lassait d'avoir en garde des prisonniers dont on réclamait de toutes parts la liberté, et il voulait se décharger (le ce soin sur le gouvernement autrichien. Des négociations se poursuivaient entre les deux. Cabinets. Le 15 février 1794, le ministre Thugut fit un rapport à l'empereur d'Allemagne sur ce sujet[1]. Enfin, la décision de restituer aux Autrichiens les captifs ayant été prise, le 17 mai 1794. La Fayette quitta Neisse[2], avec La Tour-Maubourg et Bureaux de Pusy, qui venaient de le rejoindre, et tous trois furent remis à une escorte autrichienne, chargée de les conduire à Olmütz. Enfermé dans la forteresse de cette ville, La Fayette éprouva que les rigueurs autrichiennes surpassaient encore celles des Prussiens. Par un raffinement de cruauté, on lui interdit toute correspondance.

Cependant, un jeune Hanovrien, le Dr Justus-Erich Bollmann[3], qui se trouvait alors à Londres[4], méditait les moyens de faire évader La Fayette. Etant à Paris en 1792, il avait été un des admirateurs du général et avait exprimé ses sentiments dans une lettre à son père : La Fayette, disait-il, est vraiment un grand homme ; sa conduite est irréprochable et son âme est noble[5]. Après la journée du 10 août, il avait offert à M de Staël de conduire en Angleterre l'ex-ministre Narbonne, qu'elle tenait caché chez elle, et il avait heureusement accompli sa mission[6]. Bollmann revint en Allemagne, d'abord à Breslau, puis à Brunn. Il fit deux voyages à Olmütz, en juillet et en septembre 1794, se mit en relations avec le médecin de la prison et parvint à faire tenir à La Fayette un billet où il lui donnait des nouvelles des siens et l'avertissait de sa présence et de ses projets. Le captif reçut cette bienfaisante missive, la lut et la brûla. Entre temps, Bollmann était allé à Vienne. Dans un café de cette ville, il rencontra un jeune Américain, venu dans la capitale de l'Autriche pour étudier la chirurgie. Il se nommait Francis Huger et était fils du major chez lequel La Fayette avait débarqué en 1777. La connaissance fut bientôt faite ; on parla du général et de sa captivité ; Bollmann exposa ses desseins et son nouvel ami s'y associa. Tous deux se rendirent à Olmütz, où ils passèrent pour des naturalistes anglais[7]. Bollmann fit connaître son retour à La Fayette, qui, le vendredi 17 octobre 1794[8], répondit à son sensible et généreux ami sur les marges d'un roman, avec de l'encre de Chine et du jus de citron. Après des protestations de reconnaissance, il lui mandait qu'il avait obtenu de faire des promenades pour raison de santé et il lui indiquait ses heures de sortie. Il lui écrivit une seconde fois en anglais[9], pour compléter les renseignements.

Grâce à ces indications, le projet put être mis à exécution. Le 8 novembre, Bollmann et Huger se trouvèrent sur la route où passait la voiture qui renfermait La Fayette. Celui-ci descendit, se débarrassa de son cocher en renvoyant faire une commission et en lui donnant quelque argent pour aller boire au cabaret ; puis il saisit, comme pour l'examiner, le sabre de son gardien. A ce moment, les deux amis accoururent et menacèrent d'un pistolet le geôlier, qui se sauva pour aller chercher du secours, tandis que La Fayette montait sur un cheval et partait au galop, avec le docteur Bollmann. Mais le fugitif se trompa de route, perdit les traces de son ami, et finalement fut arrêté à Sternberg, à huit lieues d'Olmütz. Réintégré le lendemain dans son cachot, il fut soumis à un régime encore plus sévère, tandis que ses libérateurs étaient condamnés à six mois de travaux forcés.

La Fayette était donc plus isolé que jamais, quoique ses amis, en France, en Angleterre et en Amérique, ne négligeassent rien pour adoucir les rigueurs de sa captivité et obtenir sa libération. Washington avait fait des démarches en sa faveur, mais sans succès, et le royaliste Lally-Tollendal avait rédigé un mémoire au roi de Prusse pour solliciter la mise en liberté de son ancien collègue[10]. Il faisait valoir que c'est pour avoir voulu sauver Louis XVI que La Fayette s'est perdu. Il affirmait que le général n'avait été ni la cause, ni même une des causes de la Révolution, et il disait :

Il y a joué un grand rôle, mais ce n'est pas lui qui a fait la pièce ; et peut-être ce qu'il y a de mieux à dire, c'est qu'il n'a participé à aucun mal qui ne se fût fait sans lui, tandis que le bien qu'il a fait l'a été par lui seul.

 

Les publicistes étrangers publiaient des articles en sa faveur ; le douaisien Joseph Masclet, réfugié à Londres, ne cessait de dénoncer les rigueurs exercées contre les captifs d'Olmütz, dans le Morning Chronicle ou dans les journaux de Hollande et de Hambourg[11].

Mme de La Fayette sortit de prison le 22 janvier 1795[12] et elle n'eut plus désormais d'autre idée que de rejoindre son mari et d'aller le consoler[13]. Après d'infructueuses démarches, elle obtint, grâce à Boissy d'Anglas, un passeport pour se rendre à Hambourg. Elle avait eu soin d'envoyer en Amérique son fils Georges, avec son précepteur, M. Frestel, et Washington avait accueilli paternellement le jeune homme, qui portait son nom[14].

Le 5 septembre 1795, Mme de La Fayette, accompagnée de ses deux filles, s'embarqua à Dunkerque[15] et arriva à Altona. où elle retrouva sa tante la comtesse de Tessé et sa sœur la marquise de Montagu[16]. Elle s'arracha à la joie de cette réunion inespérée, après de si tragiques événements, pour continuer ses démarches. Elle se fit délivrer par Parish, consul des États-Unis à Hambourg, un passeport au nom de Mme potier, américaine, et s'en servit pour se rendre à Vienne. Là, elle profita des anciennes relations de sa famille avec le prince de Rosenberg, grand chambellan, pour obtenir, à l'insu des ministres, une audience de l'empereur. Le souverain se laissa fléchir et lui permit, le 24 octobre 1795, d'aller partager, avec ses filles, la captivité de son mari dans la prison d'Olmütz[17]. Elle partit aussitôt avec ses filles ; leur arrivée auprès de La Fayette, privé depuis si longtemps de nouvelles des siens, causa au captif une grande surprise et une grande joie. Mais le traitement ne fut pas moins rigoureux, malgré les promesses de l'empereur d'Allemagne, pour la femme et les filles de La Fayette que pour lui-même. Elles avaient trouvé le prisonnier dans un état effrayant de maigreur et de dépérissement. Cette longue et dure réclusion avait enfin miné cette vigoureuse constitution et avait mis l'infortuné à deux pas du tombeau. La présence de ces êtres si chers le rappela à la vie. Mme de La Fayette a conté, dans une lettre à sa tante, Mme de Tessé, en date du 10 mai 1796, quels procédés on employait à l'égard des prisonniers d'Olmütz :

On entre chez nous à huit heures pour le déjeuner, et je suis ensuite enfermée chez mes filles jusqu'à midi. On nous réunit pour dîner, et, quoiqu'on rentre deux fois pour prendre les plats et apporter le souper, nous restons ensemble jusqu'à ce qu'on vienne, à huit heures, remettre mes filles dans leur cage. Les clefs sont portées chaque fois chez le commandant et s'y renferment avec des précautions fort ridicules. On paye, sur mon argent, notre dépense à toutes trois, et nous avons plus à manger qu'il ne faut ; mais tout cela est d'une saleté inexprimable[18].

 

En vain Mme de La Fayette protesta contre cet indigne traitement ; en vain, elle demanda à aller le dimanche à la messe et à être servie par les domestiques de son mari en vain, elle écrivit à l'empereur d'Allemagne, le 6 février 1796, au ministre de la guerre, au commandant d'Olmütz le 4 avril ; ses lettres restèrent sans réponse. Elle ne put pas même obtenir d'aller consulter à Vienne des médecins sur le mauvais état de sa santé. Elle se consolait en écrivant, avec un cure-dents et un petit morceau d'encre de Chine, la vie de sa mère sur les marges d'un volume de Buffon[19]. Cette situation intolérable menaçait de se prolonger, quoique de plus en plus l'opinion publique s'émût de tant d'infortune et que les amis du captif continuassent leurs protestations.

Washington n'oubliait pas son ami, et, bien que forcé par ses fonctions à une grande prudence, il faisait des démarches et se tenait au courant de tout ce qui concernait le prisonnier. Il avait appris, par le Dr Bollmann et Francis Huger, qui s'étaient réfugiés en Amérique, les détails de la malheureuse tentative d'évasion du captif, et il savait, par les gazettes, que Mme de La Fayette avait rejoint son mari à Olmütz. Il entretenait une correspondance avec James Monroë, ministre des États-Unis à Paris[20]. Le 20 février 1796, il écrivait à Thomas Pinkney, consul américain à Londres :

Je vous dirai franchement que mon cœur souffre de voir cet homme honorable traité d'une manière aussi cruelle et que je souhaite vivement sa délivrance. Comme président des États-Unis, je ne dois pas engager le gouvernement dans une démarche dictée uniquement par mes goûts particuliers. Le caractère public dont je suis revêtu m'empêche d'agir, dans cette circonstance, comme je le ferais si j'étais simple citoyen. Cependant tel est mon désir de contribuer, autant que je le puis, à une action aussi louable, que je ne trouverais pas mauvais que vous fissiez connaître à l'ambassadeur d'Autriche à Londres le vœu du peuple et le mien, afin qu'il puisse, s'il le juge convenable, en informer sa Cour[21].

 

Washington fit plus ; il écrivit, le 15 mai 1796, une lettre confidentielle à l'empereur d'Allemagne, où il lui exposait que les Américains et lui-même gardaient une profonde reconnaissance des services rendus par La Fayette et s'intéressaient à son sort ; que sa longue captivité et ses malheurs le recommandaient à la pitié de tous, et il ajoutait :

Souffrez donc, Sire, qu'en cette occasion je sois l'interprète du vœu général, et laissez-moi vous supplier de lui accorder la permission de venir dans ce pays, sous quelque condition ou restriction qu'il plaise à Votre Majesté d'imposer[22].

Le duc de Liancourt ayant écrit, le 25 juillet 1796, à Washington en faveur de La Fayette, le président des États-Unis lui exposa en termes précis, le 8 août, quelle était sa situation dans cette affaire délicate :

Par rapport à M. de La Fayette, je puis vous assurer, sans vous ennuyer des détails, que tout ce que mon amitié sincère a pu me porter à entreprendre, et tout ce que mon devoir m'a permis de faire, a été essayé par moi pour sa délivrance... Personne autant que moi ne compatit aux douleurs et à la pénible situation de cette noble famille ; mais il est malheureusement trop certain que M. le marquis de La Fayette, bien qu'il soit par le fait enfant adoptif de notre pays, ne peut être réclamé comme citoyen par notre gouvernement, ni par notre peuple, malgré l'attachement réel et bien mérité que lui ont acquis ses services. Nous ne pouvons qu'exprimer des vœux bien sincères pour sa délivrance. Tenter davantage ne le servirait pas et pourrait plonger les Etats-Unis dans de graves embarras[23].

 

Mme de Staël s'employait activement à la délivrance de La Fayette. Elle écrivait, de Coppet, le 21 septembre 1796, à Gouverneur Morris, qui était alors à Vienne :

Ouvrez la prison de M. de La Fayette. Vous avez déjà sauvé la vie de sa femme, sauvez toute la famille. Payez la dette de votre pays. Quel plus grand service peut-on rendre à sa patrie que d'acquitter les dettes de sa reconnaissance ? Y a-t-il une calamité plus rigoureuse que celle qui a frappé La Fayette ? Jamais plus éclatante injustice a-t-elle attiré l'attention de l'Europe ?[24]

Gouverneur Morris ayant répondu que la question était difficile, Mme de Staël lui répliqua, le 2 novembre 1796 :

Il paraît certain que l'empereur a reçu Mme de La Fayette avec bonté, qu'il lui a permis de lui écrire, et qu'il n'avait jamais reçu ses lettres... Il me semble que si vous parliez, pendant une heure seulement, à ceux de qui dépend son sort, tout serait décidé[25].

 

D'ailleurs, Gouverneur Morris, qui avait reçu une lettre de la marquise de Montagu, en date de Ploën. 27 novembre 1796, le priant d'intervenir auprès du gouvernement autrichien. rendit visite, le 18 décembre, au baron de Thugut et lui parla de La Fayette. Le ministre autrichien nia qu'on exerçât aucuns mauvais traitements envers le captif et déclara que sa femme pourrait quitter la prison quand elle le voudrait. Il ajouta que La Fayette serait probablement délivré à la paix. Gouverneur Morris exhorta, le 19 décembre, Mme de La Fayette à la patience et fit passer à Thugut, le 31, une lettre de celle-ci[26].

En Angleterre, les amis de La Fayette protestaient, à la Chambre des Communes, contre sa détention. Le 16 décembre 1796, le général Fitz-Patrick souleva un débat à ce sujet et termina son discours en ces termes :

Je fais la motion qu'il soit présenté au roi une humble adresse disant qu'il paraît à cette Chambre que la détention du général La Fayette et celle de MM. La Tour-Maubourg et Bureaux de Pusy dans la prison de l'empereur d'Allemagne, allié de Sa Majesté, sont extrêmement injurieuses et préjudiciables à Sa Majesté Impériale et à la cause commune des alliés.

 

En vain Fox, Sheridan et Wilberforce appuyèrent cette motion en termes éloquents ; la Chambre la repoussa, sur les observations de Pitt. qui invoqua la neutralité de la Grande-Bretagne.

En France, le Directoire exécutif avait commencé des négociations par l'intermédiaire du général Clarke. Mme de Staël avait plaidé avec chaleur la cause de La Fayette auprès du général Pichegru, qui l'écouta avec froideur, et de Barras, qui ne fut pas insensible à ses objurgations. A ce dernier elle dit, si nous en croyons Barras lui-même :

Vous, cher Barras, qui n'êtes point glacé, vous qui avez une aime de Provence, comme je les aime, je m'adresse à vous comme citoyen, comme républicain, comme membre du Directoire... Barras, il faut que nous rendions La Fayette à la France, à la République. Je garantis qu'il en sera le meilleur citoyen, après vous, s'entend.

Barras promit à Mme de Staël de prendre en main les intérêts de son protégé. Il en parla à ses collègues Reubell et La Révellière-Lépeaux, et tous trois exprimèrent le regret de n'avoir pas songé à La Fayette, lors de l'échange conclu avec l'Autriche pour la fille de Louis XVI. Barras proposa de charger Bonaparte de cette négociation, et il en écrivit au général, qui accepta la mission[27]. Carnot, de son côté, mandait à Clarke, le 16 floréal an V (5 mai 1797) :

Obtenez provisoirement, si vous le pouvez, la liberté de La Fayette, Bureaux-Pusy et La Tour-Maubourg. L'honneur national est intéressé à ce qu'ils sortent des cachots, où ils ne sont retenus que parce qu'ils ont commencé la Révolution[28].

 

Le 25 prairial (13 juin 1797), il écrivait au général Moreau que le Directoire exécutif avait chargé Bonaparte de réclamer auprès de l'empereur, avec lequel nous sommes en négociations de paix, la mise en liberté des prisonniers d'Olmütz. Le gouvernement autrichien, qui avait signé avec la République française les préliminaires de paix à Leoben, le 15 avril 1797, prêta enfin l'oreille aux réclamations qui lui parvenaient de toutes parts et qu'appuyaient les généraux avec lesquels il négociait. Le baron de Thugut se décida à faire une enquête sur la situation des prisonniers et, le 20 juillet, en chargea le marquis de Chasteler. Celui-ci partit de Vienne, le 23, arriva à Olmütz le 24 et se présenta, le 25, à La Fayette, qui le reçut aimablement dans son cachot. Il lui demanda s'il avait à se plaindre de mauvais traitements, et le captif dit qu'il n'aurait pas souffert des traitements personnels, mais que pour tout le reste il était on ne peut plus mal. Il dénonça la barbarie qu'on avait eue de le laisser deux ans sans nouvelles de sa femme et de ses enfants. Le marquis de Chasteler lui dit ensuite que l'empereur le mettrait en liberté bien que la paix avec la France ne soit pas encore définitivement réglée et que Sa Majesté n'ait contracté aucun engagement pour leur délivrance, mais à la condition de ne pas rester dans ses Etats et de partir pour l'Amérique. La Fayette refusa de prendre aucun engagement et demanda à être conduit dans un port tel que Hambourg. Chasteler interrogea aussi Mme de La Fayette, qui logeait dans une seule chambre avec ses deux filles, et qui se plaignit de n'avoir pas été autorisée à se faire soigner d'une maladie scorbutique contractée dans la prison. Il vit Bureaux de Pusy et La Tour-Maubourg. Puis il fit communiquer entre eux les trois amis, qui, depuis trente-huit mois, ne s'étaient pas vus, quoique détenus dans le même lieu et souffrant presque côte à côte. La Fayette et ses compagnons s'engagèrent à ne porter aucune plainte à l'occasion de leur captivité et à ne jamais entrer dans les Etats autrichiens. Chasteler repartit, remit les déclarations à l'empereur, qui, n'en approuvant pas la forme, refusa de délivrer les prisonniers[29].

Sur ces entrefaites, Carnot écrivait, le 1er août 1797, à Bonaparte :

Sur de nouvelles réclamations que l'on adresse au Directoire, citoyen général, concernant les prisonniers d'Olmütz, le Directoire vous rappelle le désir qu'il vous a manifesté de voir cesser leur captivité le plus tôt possible. Il ne doute pas que vous ne partagiez l'intérêt que leur malheur lui inspire.

Le même jour arrivait à Vienne Louis Romeuf, compatriote de La Fayette, son ancien aide de camp et compagnon de fuite, chargé par Clarke de négocier avec le gouvernement autrichien la mise en liberté des prisonniers. Dès le 9 août, Romeuf faisait connaître à La Fayette l'objet de sa mission, l'entrevue qu'il avait eue avec le baron de Thugut et les nouvelles conditions posées par le gouvernement allemand :

L'empereur renonce à l'arrangement qu'il vous avait présenté. Il n'est plus question d'aucune parole écrite ou verbale de votre part ; mais voici les nouveaux arrangements qui succèdent. Le gouvernement autrichien désire que le consul américain à Hambourg, chez qui vous serez déposé, promette. avant de vous recevoir, de vous engager à quitter cette ville avant douze jours. Il vous sera signifié, à votre débarquement, l'ordre de sortir avant ce terme de tous les États de l'empire de ce côté-ci du Rhin.

Le baron de Thugut avait hâte de se débarrasser de cette affaire désagréable et il écrivait à Clarke, le 12 août, que la mise en liberté aurait eu lieu, si on savait où on devait conduire La Fayette et ses compagnons, car on ne voulait les recevoir ni en Italie, ni en France[30]. Le 7 septembre, il exhalait à Colloredo sa mauvaise humeur en ces termes caractéristiques :

Je présume que Sa Majesté daignera approuver que je m'entende avec le conseil de guerre pour que toute cette caravane de La Fayette, femme, enfants et autres compagnons de captivité, soient transportés à Hambourg et consignés à l'Américain, pour qu'il n'en soit plus question, ce de quoi je serai fort aise[31].

 

Il y eut encore des retards, contre lesquels protesta Louis Romeuf dans une lettre adressée, le 17 septembre 1797, au baron de Thugut. Enfin, le 19, La Fayette, sa femme et ses deux filles, virent s'ouvrir devant eux les portes de la prison. Ils quittèrent Olmütz sous la garde d'un major autrichien et ils ne purent communiquer qu'à Dresde avec Louis Romeuf. Mme de La Fayette était malheureusement dans un état d'épuisement qui gâtait la joie que le général ressentait de sa liberté. A partir de Leipzig, on se pressait pour les voir et on ne leur ménageait pas les hommages, auxquels la pauvre malade s'efforçait de répondre[32]. Le 4 octobre, on arriva à Hambourg, chez le consul américain Parish ; celui-ci avertit aussitôt Gouverneur Morris, qui dînait avec le ministre impérial, le baron Buol de Schaüenstein. Tous deux quittèrent la table et montèrent en voiture pour aller accomplir la formalité de la mise en liberté[33].

Ainsi, après cinq années d'une captivité barbare, La Fayette renaissait à la vie, à la lumière, et était rendu à sa famille et à ses amis. Il devait ce bienfait à la pression de l'opinion publique, justement indignée, aux sollicitations des Etats-Unis et surtout au gouvernement français, qui avait fait insérer dans le traité de paix une clause libératrice[34]. Toutefois l'empereur, ne voulant pas paraître céder à la force, eut soin de déclarer qu'il mettait en liberté La Fayette par égard pour les Etats-Unis[35].

 

 

 



[1] Cf. Max Büdinger, La Fayette in Œsterreich.

[2] Le 16 mai 1794, il annonça son départ à la princesse d'Hénin.

[3] Justus-Erich Bollmann avait vingt-cinq ans. Il était né à Hoya, sur le Weser, le 10 mars 1769 ; il mourut à Kingston, dans la Jamaïque, le 10 décembre 1821. (Cf. Friedrich Kapp, Justus-Erich Bollmann ; Berlin, Springer, 1880, in-8°.)

[4] Bollmann écrivait de Londres à son père, le 30 mars 1794, et lui rendait compte des débats qui avaient lieu au Parlement anglais entre Burke et Pitt relativement à la captivité de La Fayette. (Cf. Friedrich Kapp, p. 197 à 199.)

[5] Cf. dans Friedrich Kapp, p. 71, la lettre de Bollmann à son père, écrite de Paris le 17 juillet 1792.

[6] Cf. Mme de Staël, Considérations sur la Révolution française, éd. Charpentier, t. Ier, p. 260. — Bollmann descendit à Londres, dans Kensington Square, chez Talleyrand. (Cf. Friedrich Kapp, p. 79.)

[7] Cf. dans l'ouvrage de M. Friedrich Kapp le chapitre intitulé : Bollmann und die Flucht La Fayette's aus Olmütz, p. 209 à 250.

[8] Cette lettre est reproduite dans les Mémoires de La Fayette sous la date du 10 octobre 1794, et dans l'ouvrage de M. Friedrich Kapp, à la page 424, sous celle du vendredi 17 octobre 1794, qui est certainement la véritable, puisque le jour concorde avec le millésime du mois. D'ailleurs les deux textes présentent entre eux des différences, et celui des Mémoires fait une seule lettre de celle du 17 octobre et de la missive en anglais, reproduite par M. Kapp.

[9] Cette lettre est publiée par M. Kapp, p. 429.

[10] Le mémoire de Lally-Tollendal au roi de Prusse fut publié à Paris en 1795, à l'insu de son auteur, sous ce titre : Mémoire de Lally-Tollendal au roi de Prusse pour réclamer la liberté de La Fayette. (Bibl. nat., Ln27 10917.)

[11] Cf. Jules Cloquet, p. 51 et 52.

[12] Mme de La Fayette, mise en liberté une première fois en décembre 1792 et rentrée au Puy, avait envoyé son fils en Angleterre avec son précepteur. Elle fut arrêtée de nouveau le 21 brumaire an II (12 octobre 1793), mais ne fut conduite que le 11 prairial (30 mai 1794) à Paris, où on l'écroua, le 19 (7 juin), à la Petite-Force (Cf. Henry Mosnier, p. 32 à 39) et, le 7 messidor (25 juin) à la prison de l'Egalité (Cf. catalogue Lucas de Montigny, n° 1637). Pendant sa captivité, sa belle-mère, la maréchale de Noailles, sa mère la duchesse d'Ayen, et sa sœur, la vicomtesse de Noailles, avaient péri sur l'échafaud le 4 thermidor an II (22 juillet 1794).

[13] Washington écrivit, le 5 juin 1795, à Mme de La Fayette pour la féliciter de sa mise en liberté. (Cf. Jared Sparks, t. XI, p. 30.)

[14] Le 7 septembre 1795, Washington écrivit à ce sujet à George Cabot : Il est inutile de vous exprimer tous les sentiments que j'ai éprouvés à la réception de la lettre du jeune La Fayette ; elle me rappelait vivement les mérites de son père, ses services, ses souffrances, et l'ancienne amitié qui nous unissait. Je veux seulement vous assurer que mon plus cher désir est de servir de père à ce jeune homme et de devenir son meilleur ami. Mais comment lui être ainsi utile ? Je dois songer à la position où se trouve son père vis-à-vis du gouvernement français, et à ma propre situation comme président des Etats-Unis. En conséquence il conseillait au jeune homme de ne pas venir à Philadelphie, mais d'entrer à l'Université de Cambridge. Cabot répondit que le tuteur de Georges La Fayette, M. Frestel, resterait chargé de son éducation et que tous deux iraient à New-York et se retireraient dans la maison de campagne de La Colombe, l'ancien aide de camp du général. Washington écrivit, le 22 novembre 1795, au jeune Georges pour l'assurer de son affection et lui dire de se rendre à New-York avec son tuteur près du colonel Hamilton. Pour commencer à remplir mon rôle de père, je vous engage à vous appliquer sérieusement à vos études. Votre jeunesse doit être employée utilement, pour que vous méritiez, à tous égards, d'être considéré comme le digne fils de votre illustre père. (Cf. Jared Sparks, t. XI, p. 66, et traduction Guizot, t. IV, p. 12 à 20.)

[15] Cf. Max Büdinger, La Fayette in Œsterreich.

[16] Cf. Anne-Paule-Dominique de Noailles, marquise de Montagu, p. 215.

[17] Cf. dans les Mémoires la lettre de Mme de La Fayette à la comtesse de Tessé, en date du 10 mai 1796.

[18] Masclet inséra, dans le Morning Chronicle du 4 novembre 1796, une lettre d'un soi-disant officier autrichien, datée d'Olmütz, 15 août 1796, et où se trouvaient des détails circonstanciés sur la misère de La Fayette, de sa femme, de ses filles et de ses compagnons. La lettre était, parait-il, d'un des prisonniers, César de la Tour-Maubourg ; elle fut traduite et imprimée en 1797, à Paris, sous le titre : Lettre d'un officier autrichien à son frère. (Cf. Bibl. nat., Ln27 10918.)

[19] Cf. Vie de Mme de La Fayette, p. 376, et La marquise de Montagu, p. 293.

[20] James Monroë écrivit de Paris, le 3 janvier 1796, à Washington. Il lui manda qu'il était impossible de dire pour le moment quelle sera la disposition finale de la France envers La Fayette, mais que les erreurs de la tête seront pardonnées quand les pissions seront apaisées. Il exprimait l'espoir de servir la cause du prisonnier et de faire une démarche auprès du gouvernement autrichien, avec l'autorisation du président. (Cf. Jared Sparks, t. XI, p. 31.)

[21] Cf. Washington, correspondance et écrits, mis en ordre par Guizot, t. IV, p. 30.

[22] Cf. le texte complet de cette remarquable lettre aux Pièces justificatives, n° XXIX.

[23] Cf. Washington, correspondance et écrits, mis en ordre par Guizot, t. IV, p. 50.

[24] Cf. Mémorial de Gouverneur Morris, t. Ier, p. 417.

[25] Cf. Mémorial de Gouverneur Morris, t. Ier, p. 419.

[26] Cf. Mémorial de Gouverneur Morris, t. Ier, p. 420 à 424.

[27] Cf. Mémoires de Barras, t. III, pp. 50 et 51.

[28] Cf. Mémoires sur Carnot par son fils, éd.de 1893, t. II, p. 35.

[29] Cf. Max Büdinger, La Fayette in Œsterreich ; Vienne, 1878, in-8. Les documents diplomatiques autrichiens ont été reproduits dans cet ouvrage et ont apporté une lumière nouvelle sur cette période de la vie de La Fayette. — Cf. aussi Vie de Madame de La Fayette, p. 479.

[30] Bonaparte et Clarke avait spécifié dans une note remise au marquis de Gallo, plénipotentiaire allemand, que les prisonniers ne pourraient pas se rendre actuellement en France.

[31] Cf. Max Büdinger, La Fayette in Œsterreich.

[32] Cf. Vie de Madame de La Fayette, p. 385.

[33] Cf. Mémorial de Gouverneur Morris, t. Ier, p. 4 ;9.

[34] Le traité de Campo-Formio ne fut signé qu'après la délivrance de La Fayette, le 17 octobre 1797, mais les prisonniers d'Olmütz auraient, en tout cas, été mis en liberté en vertu de l'article XXI, qui portait : Tous les prisonniers de guerre faits de part et d'autre, et les otages enlevés ou donnés pendant la guerre, qui n'auraient pas encore été restitués, le seront dans quarante jours, à dater de celui de la signature du présent traité.

[35] Gouverneur Morris dit dans son Mémorial (t. Ier, p. 439), à la date du 27 septembre 1797, que le ministre impérial a communiqué une lettre de M. de Thugut, qui dit expressément que ce n'est pas à la demande de la France que l'empereur entend rendre M. de La Fayette, mais que Sa Majesté accorde sa délivrance comme un témoignage de sa considération pour les Etats-Unis d'Amérique.