LE GÉNÉRAL LA FAYETTE

1757-1834

 

LE GÉNÉRAL LA FAYETTE.

 

 

VII

 

La Fayette débarque à Brest le 20 janvier 1785. — Il s'arrête à Rennes et est reçu par les États de Bretagne. — Il rentre à Paris et se propose de faire réformer l'état civil des Protestants. — Il visite, à cet effet, Nîmes et les Cévennes, et revient par Lyon, où il est reçu par une loge maçonnique. — Il part pour la Prusse et écrit de Sarreguemines, le 14 juillet 1785, à Washington. — Il visite Cassel et Brunswick, et arrive à Berlin. — Il est reçu à Potsdam par Frédéric II. — Portrait de ce prince. — Séjour à Rheinsberg, chez le prince Henri de Prusse. — Il va à Breslau et assiste aux grandes manœuvres de Silésie et à la revue de l'armée prussienne (août 1785). — Il est admis à la table de Frédéric II et a pour voisins le duc d'York et lord Cornwallis. — Conversations sur l'Amérique et sur Washington. — Curieuse réflexion du roi. — Il va à Vienne et a une conférence avec l'empereur Joseph II. — Il revient à Potsdam, en passant par Prague et Dresde. — Il assiste aux grandes manœuvres. — Jugement sur le prince héréditaire de Prusse. — Il va à Magdebourg et revient à Paris, par la Hollande, en octobre 1785. — Jugement sur les armées prussienne et autrichienne. — Remarquable lettre de Washington. — Achat d'une plantation à Cayenne, pour y faire l'essai de l'affranchissement des nègres. — Il renonce à la pension à lui accordée par le roi en 1759. — Il obtient la création d'un comité de commerce chargé d'examiner les rapports mercantiles entre la France et les États-Unis. — Il réclame l'abolition du monopole du tabac. — Faveurs particulières accordées aux Américains. — Touchante marque de gratitude donnée à La Fayette par les habitants de l'île de Nantuket.

 

Après trente jours de traversée, La Fayette débarqua à Brest le 20 janvier 1785. Il se dirigea sur Paris, mais fit une halte à Rennes, où les États de Bretagne étaient réunis. Le général était d'origine bretonne par sa mère et il avait des propriétés dans cette province[1]. Il fut reçu avec distinction par l'assemblée, le 24 janvier, et l'abbé de Boisbilly interrompit le discours qu'il faisait sur l'utilité des canaux pendant la guerre et pendant la paix, pour complimenter le jeune héros. La Fayette remercia les États de cet accueil flatteur et déclara qu'il espérait appartenir bientôt à cette auguste assemblée[2]. Il repartit pour la capitale, où il trouva sa femme, ses enfants et toute sa famille en parfaite santé. Il remit à Franklin une lettre de Washington[3] et se rendit ensuite à Versailles, d'où il écrivit, le 9 février. à son illustre ami pour lui annoncer son retour. Il continua à s'occuper des intérêts américains, comme en témoigne une lettre adressée à John Jay, le 19 mars 1785, mais une pensée généreuse donna un nouvel élément à son activité.

Depuis la révocation de l'édit de Nantes, la situation des protestants était déplorable. La Fayette l'explique en ces termes à Washington, le 11 mai 1785 :

Les protestants en France sont soumis à un intolérable despotisme. Quoiqu'il n'y ait pas à présent de persécution ouverte, ils dépendent du caprice du roi, de la reine, du parlement ou d'un ministre. Leurs mariages ne sont pas légaux ; leurs testaments n'ont aucune force devant la loi ; leurs enfants sont considérés comme bâtards, leurs personnes comme pendables. Je voudrais amener un changement dans leur situation. Pour cet objet, je vais, sous quelque prétexte, avec le consentement de M. de Castries et d'un autre, visiter leurs principales résidences. Je tâcherai ensuite d'obtenir l'appui de M. de Vergennes et du parlement avec celui du garde des sceaux, qui fait les fonctions de chancelier. C'est une œuvre qui demande du temps, et qui n'est pas sans quelque inconvénient pour moi, parce que personne ne voudrait me donner un mot écrit, ni soutenir quoi que ce soit. Je cours ma chance.

 

C'était en effet de l'audace que de se consacrer à une telle œuvre et il fallait le tempérament de La Fayette pour se lancer dans cette aventure. Le marquis ne recula pas ; il alla à Nîmes et dans les Cévennes faire une enquête sur les vexations dont souffraient les protestants ; il s'entretint avec les pasteurs du désert, et surtout avec le plus éminent d'entre eux, Paul Rabaut ; il écouta leurs justes doléances et épousa leur cause avec ardeur. Il préludait ainsi au combat qu'il devait livrer et gagner, deux ans plus tard, à l'assemblée des Notables. En revenant de Nîmes, il s'arrêta à Lyon, où la loge maçonnique le Patriotisme lui fit une réception solennelle[4].

A peine de retour à Paris, La Fayette se prépara à de nouveaux voyages. Désireux d'améliorer son éducation militaire, il obtint du gouvernement la permission d'aller assister aux grandes manœuvres de l'armée prussienne en Silésie. Le roi Frédéric II était, à bon droit, considéré comme le maître de tous en l'art de la guerre, et les officiers étrangers se pressaient aux leçons que le vieux monarque donnait à ses contemporains en faisant manœuvrer dans les plaines de la Silésie ses grenadiers, la terreur et l'admiration de l'Europe. La Fayette quitta Paris au mois de juillet 1785, non sans avoir fait ses adieux à Benjamin Franklin, qui, vieilli et malade, retournait dans sa patrie passer les derniers jours d'une vie consacrée à l'affranchissement de l'Amérique, à la science et à l'humanité[5]. Il eut soin aussi de remettre une lettre pour Washington au sculpteur Houdon, qui accompagnait Franklin et se rendait en Amérique pour faire, d'après nature, le buste de l'illustre général[6].

Le 14 juillet, La Fayette était à Sarreguemines, prêt à franchir la frontière et en route pour Berlin. Le même jour, il écrivait à Washington :

Je suis à présent sur la route des Deux-Ponts, résidence de notre ami le futur électeur de Bavière ; de Cassel, où je reverrai des régiments hessois ; de Berlin, où l'on m'a dit que lord Cornwallis se rendait aussi. De là j'irai rejoindre le roi de Prusse à ses grandes manœuvres en Silésie, je visiterai la Saxe, verrai le camp autrichien en Bohême, présenterai à Vienne mes respects à l'empereur et retournerai à Berlin, où de grandes manœuvres doivent avoir lieu à la fin de septembre. Puis, après avoir examiné tous les champs de bataille qui seront sur mon chemin, je reviendrai par la Hollande et je serai à Paris au milieu d'octobre.

 

La Fayette accomplit son programme. A Cassel il complimenta les soldats hessois sur leur belle prestance. D'anciens ennemis, écrivait-il, se rencontrent avec un plaisir, qui cependant est, je crois, plus grand du côté de celui qui a soutenu la cause triomphante. A Brunswick, il fit connaissance du duc, si fameux depuis par son manifeste de 1792 contre la France, et qui passait pour réunir au plus haut degré la science militaire et la confiance de l'armée prussienne. A Berlin, où il arriva dans les derniers jours de juillet 1785, il vit un certain nombre de généraux, parmi lesquels il remarqua surtout le comte de Moellendorf, un des futurs vaincus d'Iéna. Il alla faire sa cour au roi de Prusse, à Potsdam, et à la reine, à Schönhausen[7]. Le grand Frédéric produisit sur lui une impression qu'il a résumée dans les lignes suivantes :

Malgré tout ce que j'avais entendu dire de lui, je n'ai pu m'empêcher d'être frappé du costume et de la figure d'un vieux, décrépit et sale caporal, tout couvert de tabac d'Espagne, la tête presque couchée sur une épaule, et les doigts presque disloqués par la goutte. Mais ce qui m'a surpris beaucoup plus, c'est le feu et quelquefois la douceur des plus beaux yeux que j'aie jamais vus, qui donne à sa physionomie une aussi charmante expression qu'il en peut prendre une rude et menaçante à la tête de son armée[8].

 

Le 4 août, La Fayette se rendit à Rheinsberg, chez le prince Henri, frère du roi, aussi lettré que guerrier. Il y séjourna cinq jours et fut séduit par la bonne grâce et l'esprit de son hôte. Il aime notre nation avec une préférence vraiment touchante[9] ; je conviens toujours de ce qu'il dit à notre gloire, parce que, si je sais défendre un peu ma personne des compliments, je n'ai jamais eu la force de refuser un éloge qu'on donne à mon pays. La Fayette se promenait avec le prince du déjeuner au dîner, était auprès de lui à table et faisait le soir sa partie de loto. Au spectacle, il entendit le Huron, qui l'intéressait, disait-il, comme Français et comme sauvage[10]. Il repartit le 8 août, enchanté de son séjour à Rheinsberg, passa quatre jours à Berlin et quitta cette ville, le 12, avec ses anciens compagnons d'armes le brigadier du Portail et le colonel de Gouvion, pour se rendre en Silésie[11]. Il arriva à Breslau, où il rencontra Frédérick, duc d'York, second fils du roi d'Angleterre Georges III, et, parmi les officiers étrangers venus pour les manœuvres, son malheureux adversaire, lord Cornwallis[12]. Il assista à la grande revue et il vit évoluer, sous les regards du plus grand capitaine de l'époque, trente et un bataillons et soixante-quinze escadrons, formant un total de trente mille hommes. Pendant huit jours, il fut admis à la table de Frédéric II, qui, non sans malice, lui donnait comme voisins le duc d'York et lord Cornwallis. Au cours d'interminables repas de trois heures, le roi interrogeait curieusement La Fayette sur les affaires américaines et sur le général Washington. La Fayette répondait avec son ardeur ordinaire, fier de raconter une campagne où il avait joué un si brillant rôle. Il se laissait aller volontiers à des considérations d'ordre politique, qui n'étaient pas toujours du goût du vieux monarque. Un jour qu'il soutenait avec vivacité que jamais l'Amérique n'aurait ni noblesse, ni royauté, Frédéric II, offusqué d'une théorie si subversive, fixa sur son interlocuteur ses yeux pénétrants et lui dit : Monsieur, j'ai connu un jeune homme qui, après avoir visité des contrées où régnaient la liberté et l'égalité, se mit en tête d'établir tout cela dans son pays. Savez-vous ce qui lui arriva ?Non, sire, répondit La Fayette. — Monsieur, répartit le roi en souriant, il fut pendu. Il s'en fallut de peu, sept ans plus tard, que la prédiction de Frédéric II s'accomplit.

Le 25 août, les manœuvres étant terminées[13], La Fayette se rendit de Silésie à Vienne avec le colonel de Gouvion. Il ne resta que peu de jours dans cette capitale. Le 4 septembre 1785, il fut présenté à l'empereur Joseph II par son oncle le marquis de Noailles, ambassadeur de France, qui lui avait pardonné son équipée de 1777. Le monarque le reçut avec distinction et eut avec lui une assez longue conférence, où on parla beaucoup de l'Amérique, peu de la France et pas du tout de la Prusse[14]. Le lendemain, 5, le marquis de Noailles écrivit au comte de Vergennes :

J'ai été hier à la Cour, Monsieur le Comte, pour présenter à l'Empereur le marquis de La Fayette et M. de Gouvion, officier français, qui est venu avec lui de Breslau. L'Empereur a questionné très longtemps M. de La Fayette sur ses campagnes en Amérique. La conversation ne s'est pas autant étendue sur les camps qui viennent d'avoir lieu en Silésie. L'Empereur n'en a point du tout parlé. M. de La Fayette n'est que pour très peu de jours ici. Il est obligé de retourner au dernier camp de Potsdam, qui est pour le 20 de ce mois. Il n'est pas donné à tout le monde de combiner les choses les plus opposées avec autant de sagesse que M. de La Fayette. Il est venu de Berlin et il y retournera en partant d'ici, sans qu'on lui en sache précisément mauvais gré. Nous sommes convenus ensemble qu'il dirait à M. le prince de Kaunitz qu'il n'a fait que se montrer à Vienne pour demander la permission d'y venir l'année prochaine pendant tout le temps que dureront les camps[15].

 

La Fayette vit aussi le prince de Kaunitz, chancelier de l'Empire, les feld-maréchaux Haddik et Lascy, le comte de Clerfayt et le général Laudon, dont l'honnêteté et la modestie lui plurent beaucoup. Il conversa avec les ambassadeurs de Hollande[16]. Il assista à des exercices de régiments d'infanterie et de cavalerie, et il écrivit à ce sujet à un général prussien :

Il m'a semblé qu'ils étaient fort instruits, mais moins simples que vous dans leurs mouvements. Je ne vois encore qu'en Prusse ces formations lestes, où l'on marche en avant sans perdre du temps à s'aligner au cordeau. Le régiment d'artillerie de Prague ; commandé par un excellent officier, m'a paru mieux instruit que je ne m'y attendais[17].

 

La Fayette visita ensuite Prague et Dresde et il arriva à Berlin le 18 septembre[18]. Il n'y resta que deux heures et se rendit à Potsdam, où devaient avoir lieu de grandes manœuvres, qui avaient attiré à Berlin un certain nombre d'officiers français[19]. Dans la nuit du 18 au 19 septembre, le roi de Prusse fut pris d'une violente attaque de goutte qui mit sa vie en danger[20] ; les manœuvres n'en eurent pas moins lieu, mais sous la direction du prince héréditaire, le futur roi Frédéric-Guillaume II, sur lequel La Fayette porta le jugement suivant : C'est un bon officier, un honnête homme, un homme de bon sens, mais qui n'aura jamais les talents de ses deux oncles[21].

Le marquis revint de Potsdam à Berlin le 24 septembre 1785 et il repartit, le lendemain[22], passer quelques jours auprès du prince Henri, dont il appréciait hautement la personne et les talents[23]. Il y était encore le 29[24]. Il retourna à Berlin, mais, comme la maladie du roi se prolongeait, le marquis se résigna à faire ses adieux par écrit et quitta la capitale de la Prusse, le 7 octobre, sans avoir revu Frédéric II. Le comte d'Esterno écrivait, le 5, au comte de Vergennes :

M. le marquis de La Fayette doit partir après-demain pour retourner en France. Cet officier a tenu dans cette Cour, sur tous les points, la conduite la plus parfaite. Précédé ici d'une réputation avantageuse, on lui a témoigné dans cette Cour toute la considération qu'il mérite, et il a su en conquérir tous les suffrages[25].

 

La Fayette avait donc produit une excellente impression à la Cour de Berlin et à celle de Vienne. En revenant en France, il s'arrêta dans la ville de Magdebourg, où le duc de Brunswick commandait des manœuvres semblables à celles de Potsdam[26]. Puis il rentra à Paris à la fin du mois d'octobre 1785.

La Fayette avait mis ce voyage à profit pour son éducation militaire ; il avait vu les troupes réputées les meilleures de l'Europe et les capitaines les plus fameux ; il avait visité les champs de bataille, où s'étaient tant de fois rencontrés, avec des fortunes diverses, les Français, les Prussiens et les Autrichiens ; il avait reçu à la Cour et dans les camps l'accueil le plus flatteur et il avait constaté avec orgueil et joie combien grande était parmi les généraux d'Europe la réputation de Washington. C'est à cet illustre ami qu'il confia ses impressions sur les armées prussiennes et autrichiennes[27] :

C'est avec le plus grand plaisir que j'ai vu l'armée prussienne ; rien ne peut être comparé à la beauté des troupes, à la discipline qui règne dans tous les rangs, à la simplicité de leurs mouvements, à l'uniformité de leurs régiments. C'est une machine parfaitement régulière, montée il y a quarante ans, et qui n'a subi d'autres changements que ceux qui pouvaient la rendre plus simple et plus légère. Toutes les situations qu'on peut supposer à la guerre, tous les mouvements qu'elles doivent amener, ont été, par une habitude constante, tellement inculqués dans leurs têtes que toutes ces opérations se font presque mécaniquement. Si les ressources de la France, la vivacité de ses soldats, l'intelligence de ses officiers, l'ambition nationale et la délicatesse morale qu'on lui connaît étaient appliquées à un système aussi bien suivi, nous pourrions être autant au-dessus des Prussiens que notre armée est en ce moment inférieure à la leur, et c'est beaucoup dire.

J'ai vu aussi les Autrichiens, mais pas réunis ; leur système général d'économie doit être plus admiré que les manœuvres de leurs troupes. Leur machine n'est pas simple, nos régiments sont meilleurs que les leurs, et, quelque avantage qu'ils puissent avoir en ligne sur nous, nous devons, avec un peu d'habitude, les surpasser. Je crois réellement qu'il y a plus d'instruction de détail dans quelques-uns de nos meilleurs régiments que dans ceux des Prussiens. mais leurs manœuvres sont infiniment préférables aux nôtres. L'armée autrichienne est beaucoup plus nombreuse que celle des deux autres pays et coûte beaucoup moins que l'armée française.

 

A son retour La Fayette trouva une lettre de Washington, datée du 25 juillet 1785, où il lut ces remarquables lignes :

Comme les nuages qui s'étendaient sur votre hémisphère se dissipent et que la paix et tous les biens qui l'accompagnent règnent dans votre pays, je veux bannir de mes lettres le mot de guerre. Je voudrais voir les jeunes gens de ce monde en paix, tout occupés du bonheur d'accomplir le grand et premier commandement : Croissez et multipliez. Comme encouragement, nous avons ouvert les fertiles plaines de l'Ohio aux pauvres, aux malheureux, aux opprimés de la terre. Tous ceux qui sont surchargés, accablés, cherchant un sol à cultiver, peuvent venir ; et, comme dans la terre promise, ils trouveront le lait et le miel.

 

Le marquis, toujours hanté de ses rêves d'abolition de l'esclavage, acheta dans la colonie de Cayenne une plantation, qui lui coûta cent vingt-cinq mille livres et où il se proposait d'essayer d'affranchir ses nègres[28]. Il songeait également aux protestants et reprenait les négociations pour permettre au commerce américain de s'exercer librement dans tous les ports d'Europe. Le 3 décembre 1785, il renonça à la pension de sept cent quatre-vingts livres que le Roi lui avait accordée. en 1759, après la mort de son père, mais il en demanda l'attribution à un ancien sous-lieutenant d'infanterie de Chartres et à la veuve d'un exempt de maréchaussée à Langeac, en Auvergne[29], ce qui lui fut accordé. Au commencement de l'année 1786, il obtint du contrôleur général Calonne la création d'un comité de commerce, composé de fermiers généraux, d'inspecteurs généraux du commerce et de membres du conseil, et chargé d'examiner les rapports mercantiles entre la France et les États-Unis. La Fayette fut appelé dans ce comité dès le 9 février 1786[30]. Il y proposa avec sa hardiesse ordinaire l'abolition du monopole du tabac[31], mais sans succès[32]. Toutefois, il obtint des faveurs particulières pour les Américains. Une d'entre elles concernant les huiles de baleine lui valut de la part des habitants de la petite île de Nantucket une marque de gratitude vraiment touchante. Ceux-ci, voulant reconnaître les services rendus par le général au commerce américain, s'engagèrent à donner chacun le lait de leur vache pendant vingt-quatre heures pour fabriquer un fromage de cinq cents livres, qui serait envoyé à La Fayette[33].

 

 

 



[1] Les terres que La Fayette possédait en Bretagne lui rapportaient, en 1777, 60.000 livres. Pour subvenir aux dépenses de ses voyages en Amérique, il vendit successivement les terres de La Touche, près Malestroit (72.000 livres) ; de Ploeuc, près de Quintin (150.000 livres) ; du Pelinet, près de Guingamp (120.000 livres) ; de Lisle-Aval de Vaucouronné (9.000 livres) ; et de la ville Dorée Beaumanoir, près de Saint-Brieuc (121.000 livres). En 1783, il lui restait encore en Bretagne les terres de Ker-Martin, de Ker-Garric et du Pont-Blanc, près de Tréguier. évaluées 176.000 livres, et celles de Keraufrait, Saint-Michel et La Rivière, rapportant 24.000 livres. (Cf. le compte dressé, en 1792, par l'avocat Morizot, et publié par M. Henry Mosnier, p. 54 à 59.)

[2] Ces renseignements sont fournis par les Mémoires secrets, t. XXVIII, à la date du 24 février, d'après une lettre de Rennes du 15 de ce mois. L'introduction du marquis de La Fayette dans l'Assemblée des États à la séance du lundi 24 janvier n'est pas moins remarquable. La commission pour l'examen des opérations concernant les canaux commençait son rapport lorsqu'il parut à son retour d'Amérique. Il fut reçu avec acclamation, et on le fit placer sur le banc des barons, auprès de M. le président de la Noblesse. M. l'abbé de Boisbilly, qui parlait en ce moment, reprit son discours, qui roulait sur l'utilité dont les canaux seraient pendant la guerre et sur le fruit qu'on en retirerait en temps de paix. Il prit occasion de ce mot pour complimenter le jeune héros. Il ajouta : Combien n'est-il pas flatteur d'avoir sous les yeux un de ceux qui ont contribué à nous procurer cette paix désirable. Le marquis de La Fayette, en se retirant, avec sa modestie ordinaire, témoigna aux États sa sensibilité sur la distinction glorieuse dont ils venaient de l'honorer, et dit qu'il espérait bientôt devenir un des membres de cette auguste assemblée.

[3] Benjamin Franklin écrivit à Washington, le 8 février 1785 : J'ai reçu, par le marquis de La Fayette, votre bonne lettre du 13 décembre. (Cf. Correspondance, t. II, p. 362.)

[4] La Fayette rappela ce fait dans un discours prononcé à Lyon, en 1829, dans une réception maçonnique. (Cf. bibliothèque du Grand-Orient de France.)

[5] Benjamin Franklin quitta Passy, avec ses deux petits-fils, le 12 juillet 1785, à quatre heures de l'après-midi, et il alla coucher à Saint-Germain. De là, il gagna le Havre, où il arriva, le 18, à cinq heures du soir. Le 20, il fut rejoint par le sculpteur Houdon. Tous deux quittèrent le Havre, le 22, pour Southampton, où ils parvinrent le 24. Puis, le 28 juillet, ils s'embarquèrent et arrivèrent le 14 septembre à Philadelphie, où Franklin fut accueilli avec enthousiasme. (Cf. le journal de voyage de Franklin, dans le t. II de la Correspondance, p. 391.)

[6] Le 8 novembre 1785, Washington écrivit à La Fayette qu'il avait reçu ses lettres des 9 et 14 juillet, la première par le sculpteur Houdon, et il l'informait que Franklin avait eu, en Pennsylvanie, une magnifique réception. (Cf. Jared Sparks, t. IX, p. 144.)

[7] Le ministre plénipotentiaire du roi de France à Berlin, le comte d'Esterno, renseignait le comte de Vergennes sur les faits et gestes de La Fayette. Le 2 août 1785, il écrivit au ministre : M. le marquis de La Fayette a été accueilli avec distinction par le roi de Prusse, ainsi que par Monseigneur le Prince et Madame la Princesse de Prusse. Il se propose daller demain à Schönhausen, chez la reine, et à la fin de la semaine à Rheinsberg, chez Monseigneur le Prince Henri. (Archives du ministère des affaires étrangères, Prusse, t. 204, fol. 311 v°).

[8] Cf. lettre de La Fayette à Washington, en date du 8 février 1786.

[9] Le prince Henri témoignait une grande amitié pour La Fayette, mais il n'en faisait pas de même pour le duc d'York, qui était alors à la Cour de Prusse. Le comte d'Esterno écrivait à Vergennes, le 30 août 1785 : Nous avons appris de Rheinsberg qu'il y a quelques nuages entre le prince Henri et le roi de Prusse à l'occasion du voyage du duc d'York. Le roi de Prusse voulait que le prince Henri invitât le duc à venir le voir à Rheinsberg et qu'il lui préparât des fêtes. M. le duc d'York est venu précédemment à la Cour de Berlin, n'a marqué aucune espèce d'attention au prince Henri et n'a pas témoigné le désir de le voir. Le prince Henri, qui a de la dignité, doit avoir répondu au roi son frère qu'il recevrait bien M. le duc, si ce premier demandait à le voir, mais qu'il ne lui ferait aucune avance. (Archives des affaires étrangères, Prusse, t. CCI V, fol. 343 v°).

[10] Cf. lettre de La Fayette à Washington, en date du 8 février 1786.

[11] Le comte d'Esterno écrivit de Berlin, le 16 août 1785, au comte de Vergennes : Le roi de Prusse est parti cette nuit pour la Silésie. Toutes les troupes de cette province sont rassemblées dans un seul camp, qui doit être de plus de cinquante mille hommes... M. le marquis de La Fayette. MM. du Portail et de Gouvion, officiers français, ont permission d'assister au camp de Silésie et sont partis le 12 pour s'y rendre. (Archives des affaires étrangères, Prusse, t. CCIV, fol. 320.)

[12] On lit à ce sujet, dans le Courrier de l'Europe, t. XVII, n° du 6 septembre 1785, p. 154, sous la date de Breslau, 17 août, que beaucoup d'officiers étrangers de distinction étaient arrivés pour la grande revue de l'armée prussienne. Ceux qui sont au service de France sont MM. le marquis du Portail, brigadier des armées du roi ; le marquis de La Fayette, maréchal de camp ; le comte de Gaudricourt et le marquis de Jumilhac, capitaines de dragons ; M. de Gouvion, lieutenant-colonel ; le baron de Fumel, colonel du régiment d'Artois cavalerie ; M. de Dumesnil, colonel des hussards, et plusieurs autres officiers subalternes.

[13] Frédéric II était parti pour la Silésie, le 16 août 1785 : il revint, le 30 à Potsdam. — Une correspondance, datée de Berlin, 26 août, et insérée dans le Courrier de l'Europe, t. XVII, n° du 20 septembre 1785, p. 185, dit que la grande revue s'est terminée à la grande satisfaction de tous les spectateurs.

[14] Cf. lettre de La Fayette, en date de Rheinsberg. 2) septembre 1780, dans le Bulletin d'autographes de la maison Jacques et Étienne Charavay, de décembre 1833, sous le numéro 12832. — Dans une lettre adressée à John Jay, de Paris, le 11 février 1786, La Fayette donna les détails suivants : Mon séjour à Vienne a été court : mais j'ai eu avec l'empereur une très longue conférence, dans laquelle nous avons beaucoup parlé du commerce américain, et je l'ai trouvé imbu des préjugés britanniques. Le jour suivant, le prince de Kaunitz entama avec moi le même sujet et témoigna son étonnement de ce que les Etats-Unis ne faisaient pas d'avances à l'empereur. Je répondis que des avances avaient été faites dans le temps, et plus qu'il n'était nécessaire, de la part de l'Amérique ; que l'Autriche avait autant d'intérêt qu'elle à chercher ces alliances ; mais que mon attachement pour Sa Majesté impériale nie faisait souhaiter qu'il s'adressât pour cet objet aux ministres du Congrès actuellement à Paris et à Londres, par l'intermédiaire de ses propres ambassadeurs. J'ajoutai que la meilleure mesure à prendre immédiatement serait d'ouvrir les ports italiens au produit des pèches américaines.

[15] Archives des affaires étrangères, Vienne, t. CCCL, fol. 152.

[16] Cf. lettre de La Fayette, en date du 29 septembre 1786.

[17] On lit dans la lettre de La Fayette, du 29 septembre 1786 : Comme Français et républicain, j'ai beaucoup vu les ambassadeurs de Hollande, que j'aurais beaucoup mieux aimé n'y pas voir.

[18] Falciola, remplaçant le comte d'Esterno, qui s'était blessé à la main droite, écrivit de Berlin, le 18 septembre 1785, à Vergennes : M. le marquis de La Fayette est arrivé aujourd'hui de Vienne en parfaite santé. Il est parti deux heures après son arrivée pour se rendre à Potsdam, où les manœuvres commencent le 21. (Arch. des affaires étrangères, Prusse, t. CCIV, fol. 195.)

[19] Falciola, dans une lettre à Vergennes, en date du 13 septembre 1785, dit que plusieurs officiers français viennent d'arriver à Berlin pour assister aux manœuvres de Potsdam, et il cite le marquis Dumesnil, mestre de camp du régiment, colonel général hussards ; Stengel, capitaine au même régiment ; le marquis de la Force, le marquis de Mesnard et le chevalier de Bessières, capitaines au régiment Royal-vaisseaux. (Arch. des affaires étrangères, Prusse, t. CCIV, fol. 378.)

[20] Cf. lettre de Falciola au comte de Vergennes, en date du 24 septembre 1785. (Archives des affaires étrangères, Prusse, t. CCIV, fol. 396.)

[21] Cf. lettre de La Fayette à Washington, du 8 février 1786.

[22] Falciola écrivait au comte de Vergennes, le 24 septembre 1785 : M. le marquis de La Fayette vient d'arriver de Potsdam : il partira demain pour Rheinsberg. (Archives des affaires étrangères, Prusse, t. CCIV, fol. 396.)

[23] Dans sa lettre à Washington, en date du 8 février 1786, La Fayette fait le plus grand éloge du prince Henri, la meilleure connaissance que j'aie faite, et il ajoute : J'ai passé quinze jours avec lui à la campagne, et nous avons conservé une correspondance.

[24] La lettre de La Fayette, en date du 29 septembre 1786, que nous avons déjà citée, a été écrite de Rheinsberg.

[25] Arch. des affaires étrangères, Prusse, t. CCIV, fol. 410 v°.

[26] La Fayette raconte, dans ses Mémoires, que Frédéric II chargea le duc de Brunswick de s'expliquer avec lui sur les affaires de Hollande et de lui dire que la cour de Berlin ne soutiendrait pas le stathouder dans ses prétentions exagérées.

[27] Dans sa lettre, déjà plusieurs fois citée, du 8 février 1786.

[28] Cf. lettre de La Fayette à Washington, en date du 8 février 1786. Washington répondit à son ami le 10 mai 1786 : La bonté de votre cœur, mon cher marquis, se montre dans toutes les circonstances, et je ne suis jamais surpris lorsque vous en donnez de nouveaux témoignages. Votre dernière acquisition d'une plantation à Cayenne, dans la vue d'émanciper les esclaves. est une généreuse et noble preuve de votre humanité. Plût à Dieu qu'un semblable esprit vint animer tout le peuple de ce pays ! Mais je désespère d'en être témoin. Quelques pétitions ont été présentées à l'Assemblée, pendant la dernière session. pour l'abolition de l'esclavage ; elles ont pu à peine obtenir une lecture. Une émancipation subite amènerait, je crois, de grands maux ; mais certainement elle pourrait, elle devrait être accomplie graduellement, et cela par l'autorité législative.

[29] La Fayette écrivit, de Paris, le 3 décembre 1785, au ministre de la guerre, la lettre suivante (Original, Arch. adm. de la guerre) : Monseigneur, avant mon dernier voyage, j'eus l'honneur de vous consulter sur une pension de 780 livres, qui me fut donnée après la bataille de Minden, où je perdis mon père, et qui me parait devoir être employée plus utilement. Mes différentes courses m'avaient empêché depuis longtemps de beaucoup réfléchir à mes affaires personnelles, mais comme depuis l'époque de cette pension nia fortune est augmentée, je supplie aujourd'hui le roi de permettre que je n'en conserve que la reconnaissance.

[30] Cf. lettre de La Fayette à Washington, en date du 8 février 1786 : On a formé, à ma sollicitation, un comité où je suis appelé demain. — Dans ce même mois, La Fayette écrivit à Franklin, qui ne lui répondit que le 17 avril 1787. (Cf. Correspondance de Benjamin Franklin, t. II, p. 410.)

[31] Cf. Clavière et Brissot, De la France et des Etats-Unis, Paris, 1787, in-8°, p. 187. On y lit, à l'occasion de cette proposition d'abolition du monopole du tabac : M. le marquis de La Fayette récapitula leurs calculs et, fondant sur leurs bases mêmes l'établissement d'un droit d'entrée de trente-deux sols et demi par livre. il démontra que ce droit suffirait non seulement aux vingt-neuf millions pour l'Etat, mais rendrait encore, outre six millions pour les frais de régie et de garde contre la contrebande, un bénéfice de dix pour cent pour le régisseur et une somme par delà assez considérable. Exposant ensuite ses propres calculs, il démontra que ce nouveau régime amènerait une plus grande consommation du tabac, que ce tabac serait tout à la fois moins cher et de meilleure qualité, et que le royaume serait délivré des vexations et des désordres occasionnés par le monopole avantage bien grand, bien mal apprécié jusqu'à présent, même en ne calculant que d'après le but de la fiscalité, et qu'il appartenait à l'aime sensible de M. de La Fayette de développer avec intérêt... Qu'il nous soit permis d'adresser à ce jeune et généreux Français les hommages de cette philosophie sensible, qui n'admira jamais dans les exploits militaires que le but seul louable de favoriser la liberté, et avec elle les progrès des lumières et de la raison M. de La Fayette a contribué par sa valeur à venger les Américains ; il s'occupe maintenant à étendre leur commerce et celui de leur patrie. Puisse-t-il, avec un succès égal, poursuivre cette utile carrière !

[32] La Fayette écrivait, le 24 mai 1786, à Washington : On a consacré beaucoup de temps à l'examen de la question des tabacs. J'ai vigoureusement attaqué la ferme générale et chaudement discuté pour obtenir sa destruction. On ne peut pas l'opérer subitement ; elle doit tomber par la méthode plus lente de la mine.

[33] Cf. Saint-John de Crèvecœur, t. III, p. 384. — La délibération des habitants de l'île de Nantucket, située non loin du cap Cod, est du 19 septembre 1786.