LA DAME DE BEAUTÉ : AGNÈS SOREL

 

II. — LA RENCONTRE.

 

 

Le roi avait eu deux femmes dans sa vie : sa belle-mère Yolande d'Aragon, et son épouse, Marie d'Anjou.

Yolande c'est le courage et l'intelligence[1]. Elle fut la mère de ce gendre qui n'en avait pas eu, et qu'elle avait pris en tutelle sur sa dixième année. Autant dire qu'elle le forma, la maîtresse femme qui lui donna non seulement sa fille, mais tout, son conseil, et aussi son exemple. Fille de Jean, roi d'Aragon, et d'Yolande de Bar, devenue veuve de Louis II, comte d'Anjou, elle conduisit Louis III, héritier du domaine, en 1420, à la conquête de Naples et sauva son Anjou envahi par les Anglais à la bataille de Baugé en 1421.

Celle qu'on appelait la reine de Sicile fut vraiment la femme forte. On sait qu'elle contribua à porter secours à Orléans assiégée, et qu'elle eut la mission de constater la virginité de Jeanne d'Arc. Elle eut surtout la joie de voir sacrer à Reims l'enfant qu'elle avait abrité jadis dans le fort château d'Angers. Elle gouverna non seulement sa province, mais par l'ascendant qu'elle prit sur les siens, par son intelligence, une partie du royaume. Yolande avait eu en effet de Louis II cinq enfants : Louis III, René qui relèvera le titre de roi de Sicile, Charles, comte du Maine qui sera un vice-roi, Marie d'Anjou, l'épouse du roi Charles, Yolande d'Anjou mariée à François de Bretagne.

Yolande avait quitté le monde et la cour vers 1440. Elle devait mourir au mois de novembre 1442.

Quant à Marie d'Anjou, elle fut bien la meilleure, la plus simple, et la plus douce des femmes[2]. Fiancée dès l'enfance, elle avait épousé Charles en 1422 : Marie venait d'avoir dix-sept ans et lui dix-neuf. Les époux avaient rejoint Yolande à Saumur. Ce fut pour Charles la vie nomade, les aventures ; pour elle, la vie sédentaire, dévouée aux devoirs du mariage qu'on peut bien imaginer remplis de risques et de sacrifices, car Marie d'Anjou devait mettre au monde quatorze enfants. Une telle existence comporte plus de douleurs que de joies. Le plus souvent vêtue de noir, la reine Marie portait le deuil de ses enfants. De santé chancelante, elle aussi arrivait à la quarantaine avec ce deuil qui s'étendait sur sa vie. Marie avait perdu sa mère, son frère, tant d'enfants. Après vingt ans d'union, elle venait encore de donner à son époux un nouveau gage de tendresse, Madeleine de France[3], née le 1er septembre 1443.

Que la reine est bonne, douce et résignée, toujours si amoureuse qu'elle semble belle, ainsi parée de ses vertus. Telle elle nous apparaît sur la statue de son tombeau[4] : un visage doux et penché, dont on ne voit pas la bouche sous le voile, mais seulement des yeux timides, un front chargé de la haute couronne qui n'est sans doute qu'un symbole, pour elle et pour tant d'autres reines de France, celui des lourds devoirs.

Amboise, Tours, les Montils que la reine fit en partie construire, avaient surtout abrité ses grossesses et ses maternités.

Marie suivait maintenant volontiers le roi dans ses déplacements, parfois d'un peu loin, au gré de son désir. Elle emmenait sa petite cour composée de dames sages et compassées sous le gouvernement de Madame de la Roche-Guyon.

On montait alors dans des chariots dont le confort ne valait pas celui des chars à bancs de nos provinces les plus reculées. Mais la reine, souvent grosse, pouvait bien user d'un char branlant. Sur les chemins de terre, l'amble du cheval était d'ailleurs plus agréable. Ainsi on la trouve en 1441 dans l'Ouest. Pendant la campagne de Guyenne, Marie d'Anjou se rend dans le Midi. Elle revient en compagnie du roi et fait son entrée à Limoges, le 28 mars 1443, entourée du cortège de ses dames. Puis elle regagnait Tours où, le 1er décembre, elle accouchait d'une fille[5].

Aliénor de Poitiers, vicomtesse de Furnes, fille du seigneur d'Arcy et d'Isabelle de Souza, descendue des rois du Portugal, nous a laissé un traité de préséances qui nous fait connaître les usages de la cour de Bourgogne. Ils ne différaient de ceux de la maison de France que par une étiquette un peu plus rigoureuse, qui passa dans la maison d'Autriche et en Espagne. Nous trouvons dans ce petit livre[6] un grand nombre de traits qui nous permettent d'imaginer ce qu'était la vie privée d'une reine, la nomenclature rigoureuse des préséances réglant le cérémonial de la main donnée pour passer au banquet, le détail et le nombre des révérences et des honneurs à genoux, la manière dont les traînes étaient portées. Madame de la Roche-Guyon, première dame de la reine, était bien connue d'Aliénor de Poitiers. Nous trouvons surtout dans le traité de cette dame le cérémonial de la naissance des enfants, la description de la grande chambre verte de la reine, tendue d'hermines, des deux grands lits de parade séparés par une allée et trois courtines. Aliénor de Poitiers nous montre le haut dressoir chargé de vaisselle, énumère le nombre des torches, décrit la chambre de l'accouchée dont on n'ouvrait les verrières qu'au bout de quinze jours, et le grand feu dans la cheminée. Dans la chambre de l'enfant, o sont les deux lits de parade, le berceau sous les pavillons, les chaises des dames qui précédèrent les tabourets de cour. Au jour de la naissance, on allume dans la ville les feux de joie ; les cloches sonnent ; on sort les torches. Au jour du baptême, un cérémonial précis réglemente la cérémonie. L'enfant, porté dans la chapelle tendue de tapisseries, est ramené dans la chambre, mis entre les mains des nourrices et des berceuses. Pendant un mois, les dames offrent à ceux qui se présentent les épices, l'hypocras et les dragées.

La dame et les filles d'honneur, la vieille qui les garde, nommée la mère des filles, règnent dans la maison qu'elles gouvernent. Le service est minutieusement réglé. Sur la nappe, la salière est posée au milieu de la table et le pain enveloppé d'un linge. Une serviette unique sert à la maîtresse pour essuyer ses mains. Le roi et la reine mangent chacun à une table différente ; les autres services suivent. Le deuil est marqué par le complet isolement de la souveraine dans sa chambre, une réclusion qui se prolonge pendant un an s'il s'agit de la mort du mari. L'existence de la reine est remplie par la lecture des Heures, les messes, un travail en commun de broderie, la promenade ou la chasse, les soins à donner aux enfants. La cour est un couvent et la reine mène la vie d'une recluse.

Pendant leur séjour dans le Midi, Charles et Marie avaient gagné Toulouse. Le roi René d'Anjou vint saluer Charles. Il avait dû quitter le royaume de Naples, pour débarquer dans sa Provence. Il présente à la cour pour la première fois sa femme, Isabelle de Lorraine.

Le roi René n'est pas comme son neveu timide et austère[7]. Il aime l'action et la joie. Il a eu des aventures : la dernière fut plutôt malheureuse. Mais elle ne paraît pas décourager le petit homme que nous imaginons toujours vieux, lippu et reclus, parce que nous avons des portraits qui le représentent sur son vieil âge[8]. Le roi René était en ce temps-là un homme solide, dru, joyeux, qui ne pensait qu'à se battre et à s'amuser, et dont l'érudition n'était faite que des termes de la science des tournois qu'il possédait comme nul autre. Les cours de France, d'Anjou et de Lorraine se mêlèrent, c'est-à-dire les quelques dames et demoiselles qui accompagnaient les reines de France et de Sicile. Le roi René et sa femme suivirent le roi de France jusqu'à Poitiers. Isabelle de Lorraine prenait le chemin de l'Anjou, et le 16 avril 1443 elle entrait à Saumur. En septembre, le roi Charles arrivait dans cette ville où il séjourna jusqu'en février 1444. De là il se rendait à Angers, puis à Tours. C'est le moment où se conclurent la trêve avec l'Angleterre et le mariage de Marguerite d'Anjou avec le jeune roi d'Angleterre, Henri VI. Voilà le bon traité. Le roi d'Angleterre n'épouse pas la France comme en 1419. On donne au roi anglais, en gage d'amitié et d'alliance, une fille du sang de France.

S'il faut retenir la date de février 1443 où Isabelle de Lorraine rencontra pour la première fois Charles VII, et mentionner les séjours du roi à Saumur de septembre 1443 à février 1444, c'est que parmi les dames et les demoiselles attachées à la personne d'Isabelle de Lorraine figure le nom d'Agnès Sorel. On lit, en effet, dans un compte de dépenses de la reine de Sicile, du 1er janvier au 31 juillet 1444 : A Agnès Sorelle... X livres[9]. Agnès Sorel faisait donc partie de sa maison, y tenant un rang moins élevé, semble-t-il, que la plupart des dames et demoiselles d'Isabelle. Mais à la fin de cette même année, Agnès Sorel était à la cour de France où elle avait déjà un titre, celui de dame de Beauté. Un inventaire de la fabrique de la Collégiale de Loches mentionne sous cette forme le don d'une statuette d'argent doré représentant sainte Madeleine : En l'honneur et révérence de sainte Marie Magdelaine, noble damoiselle Mademoiselle de Beaulté a donné cette image en ceste église du chasteau de Loches, auquel image est enfermée une côte et des cheveux de ladite sainte ; et fut l'an mil 444[10].

C'est le peu que nous saurons jamais sur la crise d'âge de Charles VII, sur quoi la légende populaire et les romanciers ont brodé à l'infini. Car dans l'aimable pays de Mehun-sur-Yèvre à Loches, il n'est pas un village forestier qui n'ait abrité les amours de Charles et d'Agnès, il n'est guère de logis ne possédant une tour portant son nom. Mais ce peu est significatif. Agnès s'est tournée vers la pécheresse, vers la Madeleine, sa patronne. Elle a fait à Loches le rachat de son péché.

La trêve avec l'Angleterre date du 28 mai 1444. L'allégresse est générale et chacun se réjouit du commerce repris avec la Normandie[11]. Le roi s'avance vers la Lorraine, tandis que Louis dauphin conduit les écorcheurs en Alsace pour les mener au massacre et surtout les pousser hors de France. Le père et le fils sont dans leur rôle. Les chroniqueurs sont d'accord sur le temps et les événements. Jacques du Clercq, qui vivait à Arras dans la seconde partie du quinzième siècle, a recueilli la tradition que Charles qui avait mené jusque-là moulte saincte vie eut, après le traité d'Arras, des relations avec une jeune femme nommée Agnès, qui depuis fut appelée la belle Agnès. Æneas Sylvius, qui devint pape sous le nom de Pie II, et se montre toujours exactement informé des affaires de France, sait qu'elle avait été laissée à la cour par Isabelle de Lorraine[12]. Les extraits de comptes que nous avons cités précisent seulement les dires de ces deux chroniqueurs. Agnès aurait été déjà mère quand elle passa dans la maison de la reine[13]. Suivant la déposition de Jamet du Tillay, lors de l'enquête qui suivit la mort de Marguerite d'Ecosse, Agnès avait accompagné le roi à Nancy et à Châlons, comme nous allons le voir[14]. Thomas Basin, historien aussi exact que vindicatif, écrit encore dans ses Histoires : Au temps des trêves qui coururent alors entre lui (Charles) et les Anglais, il se prit à aimer une assez jolie fille, vulgairement appelée la belle Agnès[15], ce qui nous ramène toujours à la date du 28 mai 1444.

La maison de la reine était exemplaire. Marie d'Anjou avait comme première dame d'honneur Perrette de la Rivière, dame de la Roche-Guyon, et comme dames et filles d'honneur : Blanche de Gamaches, dame de Châtillon ; Jeanne de Bournan, femme de Jean du Cigne ; Marie de Belleville, dame de Soubise ; Catherine de Melun, femme de Charles de Maillé ; Marie de l'Espine, femme de Rogerin Blosset ; Jeanne de Roux-Malart ; Isabeau de Hestray ; Blanche de Compains ; Alix de Tournay ; Jeanne de Monberon, mariée en 1445 à François de Clermont, comte de Dampierre ; Prégente de Melun, mariée en 1446 à Jacques de Courcelles, seigneur de Saint-Liébaud ; Jeanne de Courcillon ; Jeanne de Guise ; Jeanne de Rochelle[16]. Aucune n'a jamais fait parler d'elle. Et l'on peut croire que ces dames, mariées pour la plupart, aidaient les femmes de service, les berceuses, les nourrices, à élever les nombreux enfants de la maison.

Quant à la dauphine, Marguerite d'Ecosse, qui ne quittait jamais la reine, on peut croire que son chagrin secret, ce qui avait éloigné d'elle son terrible mari, c'était précisément de ne pas avoir d'enfant. Mais elle-même était l'enfant gâtée de la maison, la charmante phtisique, que l'on ne comprenait pas, qui vivait dans le monde irréel de la poésie, tel que l'avait créé Alain Chartier. Marguerite passait la nuit à tourner des rondeaux, mangeait des pommes acides pour maigrir. Mais tout ce qu'on put lui reprocher par la suite, c'est de s'être entretenue dans sa chambre avec un grand seigneur de la cour, sans avoir fait, à la nuit tombante, allumer les chandelles. Certaines de ses demoiselles ont pu partager sa passion pour la poésie, qui n'est pas un crime, mais jeu d'esprit. La dauphine avait pour dame d'honneur Jeanne de Tucé, dame de Saint-Michel, qui avait dépassé la quarantaine ; comme fille d'honneur, Marguerite de Vaux, qui en approchait. Les autres demoiselles étaient Marguerite de Salignac, Jeanne Filleul, Marguerite de Hacqueville, Annette de Guise, et Marguerite de Villequier. Sans doute elles étaient plus jeunes que la dame de Saint-Michel, puisque parmi elles nous trouvons Marguerite de Salignac, Jeanne Filleul, et Annette de Guise, qui tournaient avec Marguerite les fameux rondeaux que ne comprenait pas le roi Charles[17]. Marguerite d'Anjou ne s'intéressait qu'aux choses de la piété et aux soins de la famille.

Ce n'est donc qu'une place effacée, et fort décente, que put tenir Agnès dans ce milieu guindé et sévère, où la dauphine mettait la note brillante de ses jolies robes et son goût des choses de l'esprit. Les amours du roi, prudent à l'excès, ont dû à l'origine être fort secrètes ; pas assez cependant pour que la reine n'ait eu à en souffrir, comme nous le verrons.

La reine et la dauphine rejoignirent le roi à Nancy à la fin de l'année 1444[18]. La cour était pour la première fois brillante. Elle réunissait René d'Anjou, roi de Sicile, et son fils Calabre, le comte du Maine, sorte de vice-roi, le connétable de Richemont, vieux soldat lippu et bourru, le jeune comte de Clermont, Louis de Luxembourg, le comte de Saint-Pol, jeune et brillant chevalier. Au mois de novembre, on voyait arriver la reine de Sicile Isabelle, puis la nouvelle reine d'Angleterre, âgée de dix-neuf ans, Marguerite d'Anjou, que conduisaient Bertrand de Beauvau et le marquis de Suffolk. Au mois de février 1445, on donnait des joutes brillantes en leur honneur. Puis, un deuil attristait l'assemblée, la mort de la fille aînée du roi Charles, Radegonde. La cour devait quitter Nancy à la fin d'avril 1445. La reine prenait le chemin de Châlons. Le roi Charles faisait un crochet, passait à Toul, Commercy. Saint-Mihiel ; il s'installait, le 29 mai, à Sarry dans le joli château des évêques de Châlons.

Bientôt arrivait Isabelle de Portugal, qui venait, comme ambassadrice de son mari, Philippe le Bon, pour apaiser certains différends entre la France et la Bourgogne. Un jeune écuyer, Olivier de la Marche, observait la duchesse de Bourgogne, sa maîtresse, et la reine de France[19]. Il était, comme d'autres sans doute, au courant du secret. La duchesse avait quarante-six ans et la reine quarante. Toutes les deux étaient hors de bruyt[20], et nul n'aurait osé parler d'elles malignement.

Et croy bien qu'elles avoient une mesme douleur et maladie qu'on appelle jalousie, et que maintesfois, elles se devisoient de leurs passions secrettement, qui estoit cause de leurs privaultez. C'est que le roi venait d'élever récemment une pauvre demoiselle en tel triumphe et tel povoir que son estat estoit à comparer aux grandes princesses du rovaulme. Son nom devait être d'ailleurs assez rarement prononcé, puisqu'Olivier de la Marche la désigne ainsi : la povre damoiselle, gentilfemme, nommée Agnès du Soret.

La duchesse de Bourgogne avait l'habitude de la trahison. Car le grand duc était un terrible paillard à qui l'on connaît de nombreux bâtards. Mais la reine de France devait bien souffrir dans son cœur fidèle et soumis de cette nouveauté : à la cour, dans sa maison, une favorite ! Un commun creve cueur réunissait les deux femmes. Le roi retrouvait la reine à sa table, où ne parut jamais la duchesse de Bourgogne. Elle vivait dans la maison de la dauphine, entourée de respects et d'égards, car la jeune Marguerite d'Ecosse s'agenouillait quand la duchesse se levait de table[21]. Mais les égards n'ont jamais consolé ni duchesse ni reine.

Bientôt arrivaient à Châlons les ambassadeurs de Milan, du duc de Savoie, du roi de Castille, des électeurs de l'Empire, du duc d'York, de l'Empereur, et du Patriarche de Constantinople. Le roi Charles triomphait. Ce n'était plus l'instant de dire ses Heures. Qu'inventer pour distraire son monde, pour paraître avantageusement aux yeux de la jeune femme dont il est si rudement assotté[22], suivant le mot rude et vif du chroniqueur ?

Charles d'Anjou, comte du Maine, qui en ce temps-là régentait tout pour son maître, trouva ce plaisir. Nouveau marié, ayant pris femme dans la maison de Luxembourg, il veut paraître lui aussi. Près de lui est son beau-frère, le comte de Saint-Pol, un beau chevalier au corps entraîné et redoutable en champ clos.

Le Livre des faits de Jacques de Lalaing, une vie romancée de ce temps, nous rapporte le gracieux épisode[23].

Un jour, après souper, les rois de France et de Sicile s'en vont jouer aux champs. Errant sur la prairie, ils cueillent parmi l'herbe verte des fleurs et devisent gracieusement. Charles d'Anjou, comte du Maine, le comte de Saint-Pol, surviennent accompagnés de chevaliers. Alors, devant leurs dames, ils se prennent à conter le grand état que tenait le duc Philippe de Bourgogne, les joutes, les tournois, les fêtes qu'il donnait chaque jour : Certes, de pareil prince, comme est le duc de Bourgongne, ne se trouve en France, ne plus courtois : il est débonnaire, sage et large sur tous autres. Piqués au vif, le comte du Maine et le comte de Saint-Pol se retirent à l'écart : Il convient que faisons aucune chose dont on sache à parler. Vous avez oy raconter devant les dames comment un chacun jour, toutes festes, joutes, tournois, danses et carolles se font en la cour du duc de Bourgongne, et vous voyez que nous, qui sommes en grand nombre en la cour du roy, ne faisons que dormir, boire et manger, sans nous exercer au mestier d'armes, qui n'est pas bien séant h nous tous d'ainsi passer notre temps en huiseuse. Le comte de Saint Pol reprit : Monseigneur du Maine, faisons, vous et moy, publier tantost, en la présence du roy et des dames, une jouste à tous venans ; et serons, vous et moy, ou aucun chevalier ou escuyer notable pour vous, qui tiendrons le pas huit jours durans, à commencer du jourd'huy en quinze jours.

Le tenant du pas d'armes fut, à ce que nous rapporte son biographe, ce jeune écuyer du Hainaut, Jacques de Lalaing, de la maison de Bourgogne. Champion redoutable, au bras vigoureux, il sait tout aussi bien qu'homme de son âge se tenir auprès des femmes. Il a vingt-deux ans. On le présente au roi dans la chambre des dames, où se trouvent la reine, la reine de Sicile, le dauphin, les duchesses d'Orléans et de Calabre, un grand nombre d'autres duchesses, comtesses, baronesses, dames et demoiselles. Le roi n'est plus seul dans ses petites chambres, comme autrefois. Charles VII, méfiant d'habitude, qui s'inquiétait d'un visage inconnu, prend les devises du jeune écuyer : il accepte le jour fixé pour le tournoi.

Jacques de Lalaing a les honneurs de la première journée. Vêtu d'une riche robe vermeille, le visage frais comme la rose, il va saluer le roi qui l'entretient longtemps devant les dames. Jaquet répond avec tant de modestie que Charles se déclare enchanté de l'avoir entendu parler. Après le banquet, on se met à danser et à chanter. Et la fête est criée pour le lendemain. Ce jour-là, après la messe du roi, arrivait à Châlons ce saint homme Jean comte d'Angoulême, frère du duc d'Orléans, qui venait d'être délivré de sa longue captivité d'Angleterre. Les joutes continuent. On voit tour à tour entrer dans la lice le comte de Foix, le comte de Clermont, Pierre de Brézé, Poton de Saintrailles, Louis de Bueil, le seigneur de Baufremont. Le comte de Saint-Pol emporte plusieurs fois le prix des dames. Mais l'honneur demeure à Jacquet de Lalaing.

Un jour on vit entrer dans la lice deux seigneurs richement vêtus dont l'un portait les armes de Lusignan, un héros de roman et de la croisade. Ils arrivent sur les rangs parmi un tel fracas de trompettes qu'il semblait que la terre et le ciel dussent combattre ensemble. Ils fournissent quatre courses et rompent deux lances. Ils vont se faire désarmer sur les hourds, auprès des dames, comme s'ils n'avaient pas été reconnus. Ces deux hommes étaient le roi Charles et Pierre de Brézé !

Le soir, la fête continue par un banquet suivi de danses. Jean d'Angoulême, le saint homme, fait comme les autres ; il entre dans le bal, et esquisse les pas de cette basse danse de Bourgogne, dont il nous a conservé la figure dans un de ses manuscrits[24], ballet de cour où parurent la reine de Sicile, la duchesse de Calabre, la dauphine et le jeune comte de Clermont. Le roi Charles regarde les danseurs, lui qui vient de paraître dans l'arène comme un héros de roman, comme un chevalier errant. Il a rompu des lances, lui qui jadis ne passait pas à cheval sur un pont.

La fête se prolonge puisqu'Arthur de Richemont épouse en troisième noces Catherine de Luxembourg.

Mais Pierre de Brézé, le sénéchal du Poitou, est inquiet. Il vient cependant d'être créé comte d'Evreux. Son influence grandit auprès d'Agnès. Des brouillis, comme on disait alors, s'élèvent. Le dauphin Louis est le plus soucieux de tous. Il se montre surtout jaloux du roi René, qu'il déteste. Louis le comprend : la maison d'Anjou va disposer de tout. René se retire en Anjou, Calabre en Lorraine ; le comte du Maine cesse de paraître au conseil. Le comte de Foix, Tancarville, Blainville, des bourgeois comme Guillaume Jouvenel des Ursins fait chancelier et l'archevêque de Reims, son frère, Jean Bureau, Etienne Chevalier, Guillaume Cousinot, Jacques Cœur, hommes nouveaux, entourent le roi Charles. Dunois réapparaît.

Le roi vient d'accomplir un grand acte : la réforme des gens de guerre. Il a fondé sur des bases nouvelles l'armée. La duchesse de Bourgogne a repris le chemin de la Flandre. La reine enceinte est souffrante. Le roi impatient veut partir, et il voudrait voyager seul, à ce que certains croient savoir. Pourquoi ? La bonne reine se le demande, et nous le devinons. Encore un contre-temps, quand il est déjà si difficile de régler dans les chariots le départ d'une maison nombreuse. La charmante dauphine a pris froid au pèlerinage qu'elle vient de faire à Notre-Dame de l'Epine. Elle est enlevée par une pleurésie. On dit qu'elle est morte de chagrin, et sous la calomnie ; on répète le mot de la mélancolique enfant : Fy, Fy de la vie ! Certains chuchotent que Jamet du Tillay, l'espion placé près d'elle par son mari, l'a traitée de paillarde. Le roi fait sa promenade à cheval dans les prairies du Jars avec Jean Bureau qui lui dit : C'est grand malheur ; en peu de temps, il est venu en ce pays plus de mélancolie qu'en pays où je fusC'est vrai, répond le roi, les seigneurs en brouillis, perdre cette dame !Elle veillait fort et tournait des rondeauxCela fait donc mal à la tête, demande le roi — Oui, à qui s'y abuse trop. Mais ce sont choses de plaisance. Charles VII, qui n'entend rien à la poésie, a une autre obsession. Partir, partir seul. La reine enceinte voyagera de son côté. Enfin, il quitte Châlons et rentre aux Montils. Mais là encore il ne fait que passer, se rendant au mois de novembre prendre sa résidence au château de Razilly, à deux lieues de Tours, où il demeurera pendant huit mois chez le seigneur du lieu, Jean seigneur de Razilly, chambellan. Pourquoi ?

Au mois de juin 1446, entre Razilly et Chinon, se tient le Pas du Rocher Périlleux, appelé aussi l'Emprise de la gueule du Dragon[25]. Aucune dame ni demoiselle ne peut passer le carrefour sans être accompagnée d'un chevalier ou d'un écuyer tenu de rompre deux lances pour l'amour d'elle. Qui préside le pas ? Charles, aux côtés du roi René, qui porte une armure noire, au bras gauche un écu de sable semé de larmes, et monte un cheval houssé de noir, en signe des pertes qui venaient de l'affliger. Ainsi, nous trouvons toujours, assez mystérieusement, le roi Charles dans l'attitude inattendue des héros de roman.

Pendant ce temps, la reine demeure à Chinon où elle accouche d'un fils, le 28 décembre 1446. Charles lui envoie décemment 3.000 livres et sa robe de relevailles. Mais il reste à Razilly, dans cette maison dont le dauphin dira à Chabannes que chacun pouvait y entrer comme il voulait.

C'est que la reine de son cœur, la véritable reine, est Agnès Sorel.

 

 

 



[1] A. Lecoy de la Marche, Le Roi René, I, p. 41 et s.

[2] Du Fresne de Beaucourt, Hist. de Charles VII, t. IV, p. 88.

[3] Du Fresne de Beaucourt, Hist. de Charles VII, t. IV, p. 89 n.

[4] Cette belle œuvre est au Musée du Louvre.

[5] Du Fresne de Beaucourt, Hist. de Charles VII, t. III, p. 290.

[6] Les Honneurs de la Cour, publiés par Lacurne de Sainte-Palaye, Mémoires sur l'ancienne chevalerie, éd. Ch. Nodier.

[7] Lecoy de la Marche, Le Roi René, sa vie, son administration, ses travaux artistiques et littéraires. Paris, 1875, 2 vol.

[8] Le petit volet du Musée du Louvre entre autres.

[9] Compte de Gilles de Bourmont, publié par Vallet de Viriville, dans la Bibl. de l'Ecole des Chartes, 1849, t. XI, p. 304. Voir Pièces justificatives.

[10] Cet inventaire, qui date de 1749, est cité par la Thaumassière, Hist. du Berry, p. 94 et par Vallet de Viriville, Recherches hist. sur Agnès Sorel, dans la Bibl. de l'Ecole des Chartes, t. XI, p. 304.

[11] Mathieu d'Escouchy, éd. Du Fresne de Beaucourt, t. I, p. 5.

[12] Pièces justificatives.

[13] C'est ce que fait croire le texte d'Æneas Sylvius qui laisse entendre que par la suite Charles ne fut pas d'ailleurs le seul amant d'Agnès. Voir pièces justificatives.

[14] Duclos, Preuves, III, p. 47.

[15] Thomas Basin, éd. Jules Quicherat, I, p. 313. On trouvera la traduction de ce texte dans les Pièces justificatives.

[16] Du Fresne de Beaucourt, Hist. de Charles VII, t. IV, p. 89.

[17] Pierre Champion, La dauphine mélancolique, Paris, 1927.

[18] Du Fresne de Beaucourt, Hist. de Charles VII, t. IV, p. 90.

[19] Olivier de la Marche, éd. Beaune et d'Arbaumont, II, p. 54-55.

[20] C'est le mot d'Olivier de la Marche, II, p. 54.

[21] Aliénor de Poitiers, Les Honneurs de la Cour, op. cit.

[22] Chastellain, t. IV, p. 365.

[23] Parmi les Œuvres de Georges Chastellain, éd. Kervyn de Lettenhove, t. VIII, p. 40.

[24] Bibl. Nat., ms. fr. 10297, fol. liminaire ; Pierre Champion, Vie de Charles d'Orléans, 1911, p. 355.

[25] Du Fresne de Beaucourt, Hist. de Charles VII, t. IV, p. 184.