ROME ET LA JUDÉE

AU TEMPS DE LA CHUTE DE NÉRON (ANS 66-72 APRÈS JÉSUS-CHRIST)

SIXIÈME PARTIE. — ÉTAT DES ESPRITS

CHAPITRE XVIII. — LES HÉRÉSIARQUES.

 

 

Les prophéties étaient accomplies. Une génération entière ne s'était point passée, la race d'hommes contemporains du Christ ne s'était pas éteinte sans avoir vu de ses yeux la vérité des paroles divines. Les persécutions, les hérésies, les faux prophètes et les faux christs, les calamités publiques, les guerres et les soulèvements des peuples, les douleurs de Jérusalem, son investissement, ses angoisses, se destruction, le massacre et la captivité de ses fils ; tout était venu à l'heure marquée. Pas un iota de la parole divine et sur Jérusalem et sur le monde n'était passé sans être accompli.

Maintenant le monde respirait, Rome avait été pacifiée par la victoire de Vespasien et plus encore par sa venue ; l'Occident, par les armes et la politique de Céréalis ; l'Orient par l'épée de Titus et l'épouvantable châtiment du peuple juif. Le Capitole commençait à se relever ; les dieux et les lois de Rome sortaient de leurs cendres. Le trésor, épuisé par les frais de tant de guerres civiles, se remplissait, grâce à l'économie, on peut dire à l'avarice du prince. En mémoire de ces longues douleurs et de ce repos enfin reconquis, Vespasien élevait non loin du Forum un temple magnifique. L'univers, tant de fois dépouillé, fournissait pour l'orner de nouvelles dépouilles et de nouveaux chefs-d'œuvre. Les vases d'or du temple de Jérusalem y étaient déposés, et, dans sa juste satisfaction, l'empereur donnait à cet édifice fastueux, malheureusement peu durable, le nom de temple de la Paix[1].

Cependant il demeurait encore comme une certaine oscillation de cette grande secousse qui avait agité le monde.

Comment eût-il pu en être autrement ? Les calamités avaient été tellement multipliées, que les convulsions mêmes de la nature, pestes, tremblements de terre, disettes, avaient pu passer pour de simples présages. En vingt-deux mois, quatre révolutions ; cinq princes renversés et mis à mort ; Néron et Othon par le suicide ; Galba, Pison, Vitellius, par une mort ignominieuse suivie d'insultes pour leurs cadavres ; l'Italie envahie deux fois ; Rome deux fois prise, et la seconde fois prise d'assaut ; l'ébranlement, une fois donné au centre, retentissant jusqu'aux extrémités ; les provinces se soulevant comme Rome, les populations comme les armées, les barbares comme les sujets de l'empire ; la Gaule en révolte, la Germanie en armes, la Judée couverte de sang et de ruines ; la guerre sur le Rhin, sur le Danube, sur l'Humber, sur la mer Noire, au pied de l'Atlas, en même temps que sur le Tibre : à la fois guerre civile, guerre sociale, guerre étrangère : révolte du peuple sujet contre le peuple maitre, de la province contre la métropole, du soldat contre son drapeau, du barbare contre le civilisé : jamais peut-être, pour des causes aussi diverses, on n'avait vu s'agiter autant de nations, souffrir autant de contrées, mourir autant d'hommes. Est-il étonnant que l'ébranlement durât encore lorsque la secousse ne durait plus, et que le monde tremblât toujours des coups de tonnerre qu'il avait cessé d'entendre ?

Aussi le désordre de la guerre civile durait-il en certains lieux après la guerre civile. On soupçonnait des prétendants à l'empire. On entendait parler de faux Nérons, et plus d'une fois encore, sous ce nom, honteusement populaire, des aventuriers surent se faire un parti[2]. Enfin, cette crise de vingt-deux mois laissa de si formidables souvenirs, que, lorsque neuf ans après Julius Sabinus, le révolté lingon, fut découvert dans la caverne où sa femme l'avait caché, Vespasien, clément d'ailleurs, ne crut pas possible de lui faire grâce.

Et surtout ces calamités avaient un caractère particulièrement néfaste qui ajoutait à la douleur une sorte d'effroi religieux. Le Capitole anéanti était pour Rome plus qu'un malheur ; c'était un opprobre, un présage fatal, la plus grande douleur, dit Tacite, que depuis sa fondation Rome eût éprouvée. La soumission de plusieurs légions à un empire barbare était une tache pour ainsi dire inexpiable. Les abominations de Jérusalem, où un million d'hommes avait péri et où une mère avait mangé son enfant, n'étaient pas seulement la douleur d'une ville assiégé ; c'était le stigmate d'une ville maudite. De plus, tant de prodiges avaient été racontés, tant de présages avaient annoncé ces révolutions, tant d'actes néfastes les avaient appelées ; elles semblaient si évidemment le fruit de la colère divine, qu'il en demeurait, profonde dans les âmes, une impression de cette peur mystérieuse à laquelle les Romains appliquaient particulièrement. le mot de religion.

En outre, nul n'ignorait que quelque chose de semblable avait été prédit aux chrétiens par la parole de Notre-Seigneur, aux Juifs par leurs prophètes et par Moïse, aux païens par cette voix universelle de l'Orient que les écrivains attestent. Avec plus ou moins de clarté pour chacun, une attente douloureuse avait donc précédé la douleur. Pour chacun aussi, avec plus ou moins de clarté, une certaine espérance s'était mêlée à cette attente ; c'avaient été pour Israël ces espérances si amèrement déçues d'émancipation et de gloire ; pour l'Orient, la perspective d'une révolution qui devait le relever et le glorifier ; pour bien des peuples soumis à Rome, l'espoir de la liberté ; pour bien des chrétiens, l'attente du dernier avènement du Sauveur ; pour quelques-uns même, celle de son règne visible sur la terre. Tout s'était donc réuni pour troubler les âmes, la crainte, la douleur, l'espérance, une crainte et une espérance mystiques que les événements avaient exaltées et qu'ils n'avaient pas satisfaites.

Aussi tout se pacifiait, sauf les âmes. Le monde respirait, mais comme le malade respire, encore tout ému de la crise où il a failli périr. L'esprit humain ne rentre pas dans ses limites aussi promptement que la mer. Les oscillations des âmes sont de plus longue durée que les oscillations des empires, et pendant longtemps le contrecoup mystique, superstitieux, exalté, de cette courte secousse révolutionnaire, se fit sentir chez les peuples.

C'est ce contrecoup dont je veux parler. Je dois examiner cette action pour ainsi dire spirituelle des événements politiques dans les trois classes de la société : Juifs, Chrétiens et Gentils.

J'ai peu à revenir sur le judaïsme. Là il est déjà clair qu'il y avait eu une profonde douleur, une douleur pleine de menaces surnaturelles, et une folle espérance cruellement déçue. Malheureusement Israël n'avait pas recueilli les fruits de cette leçon amère. Il n'avait appris ni le repentir ni même la patience. II était vaincu et accablé, sans que sa force fût encore brisée, encore moins son cœur soumis. L'attente désespérée du Messie, la fausse interprétation des prophètes, le désir impatient de liberté et de domination qui l'avait conduit à sa ruine, devait l'y conduire encore. Ces pensée voilées couvaient sous la cendre ; ces fugitifs errants de contrée en contrée, ces esclaves que l'on vendait pour quelque oboles sur tous les marchés de l'Orient, ces captifs qui étaient la pâture de l'amphithéâtre, ces mendiants du bois d'Aricie, n'avaient pas renoncé à être les maîtres du monde. La suite devait le faire voir. Le peuple juif vaincu croyait même aux prophètes de la révolte plus facilement que le peuple juif heureux et libre ne s'était laissé entrainer à y croire. Il appartenait d'avance à tous les prétendus fils de l'étoile qui pourraient surgir dans ses ténèbres, depuis qu'il avait méconnu l'étoile des Nages, le véritable Orient. Il allait avec eux, s'éloignant de plus en plus de son intérêt véritable, de sa tradition première, de la voie de ses pères et de la loi de son Dieu.

Arrêtons-nous davantage sur ce qui se passait dans l'Église ou du moins chez un certain nombre de chrétiens. Là aussi, bien que la prophétie eût pour eux une clarté tout autre, il y avait eu, outre la douleur d'assister à de telles scènes, outre le sentiment de respect et de crainte que devait inspirer le spectacle de ces justices de Dieu, il y avait eu une espérance déçue, par suite un trouble dans ces âmes. J'ai dit ailleurs, quelles étaient leurs espérances, autrement héroïques et autrement fortes que ne sont les nôtres. Elles avaient lu dans les Évangiles le second avènement du Sauveur annoncé en même temps que le châtiment de Jérusalem, et, ne distinguant pas assez les deux prophéties, elles s'étaient mises à espérer comme prochaine le second avènement, en même temps qu'elles attendaient comme prochaine la ruine de Jérusalem. Quand Jérusalem fut tombée, elles s'étonnèrent de ne pas voir le Christ venir ; chaque année devait rendre l'attente plus vive et la faire monter jusqu'au murmure. Nous voyons une trace de cette attente dans l'épître attribuée à saint Barnabé et qui a dû être écrite peu après la chute de Jérusalem[3]. Il admet d'abord l'opinion des rabbins qui fixait à six mille ans la durée du monde, et d'après laquelle il n'aurait guère dû croire le monde près de sa fin ; mais il ajoute ensuite que la tentation suprême dont parle Daniel (l'Antéchrist) approche ; que Dieu a abrégé les temps et les jours pour hâter l'entrée de son bien-aimé dans son héritage. Il voit dans les dix Césars depuis le grand Jules jusqu'à Vespasien, dans Vespasien et dans ses trois prédécesseurs éphémères, se réaliser ce qu'a dit le prophète des dix qui régneront sur la terre, qui seront réduits à trois, et ces trois à un. Et il conclut : Le temps n'est pas loin où tout doit finir avec le mal, le Seigneur n'est pas loin, et avec lui la récompense.

Chez les chrétiens d'origine judaïque, ce sentiment prenait un autre caractère. Non-seulement ces hommes qui pleuraient leur patrie avaient hâte que Dieu leur en rendit une autre, et que la Jérusalem des cieux leur fût ouverte ; mais à ces élans de la foi et de la douleur s'ajoutait une pensée, sinon de vengeance, au moins de rétribution sévère. N'y aurait-il pas aussi un arrêt contre Rome qu'on avait vue elle-même si près de périr, Rome, cette commune ennemie des Juifs et des chrétiens, qui avait profané le temple de Jérusalem et inondé le Vatican du sang des martyrs ? D'ailleurs, la chute du genre humain pouvait-elle avoir lieu sans que la chute de Rome la précédât ? Rome était tellement devenue le centre nécessaire, l'empire romain, la forme nécessaire des choses humaines, que l'on ne comprenait pas plus, le monde sans Rome que Rome sans le monde. Rome résumant en elle les vices du monde, le monde souillé des crimes de Rome, étaient responsables l'un pour l'autre. Le châtiment de Rome et la ruine du genre humain étaient des événements qui de longtemps ne se séparèrent pas, soit dans les craintes, soit dans les espérances des chrétiens.

Telles étaient les pensées qui agitaient bien des âmes chrétiennes. Dans une certaine mesure, elles pouvaient être innocentes ; poussées trop loin, elles pouvaient enfanter le murmure, la rébellion, l'hérésie ; et l'Église en ce moment, si elle n'eût eu confiance que dans les précautions humaines, si elle ne se fût sentie préservée d'en haut, pouvait se croire bien exposée aux coups de l'hérésie. Depuis six ans, elle était proscrite ; elle ne vivait plus au grand jour ; les assemblées des' fidèles étaient rares, nocturnes, souterraines, abrégées par la crainte, interrompues par le péril. Souvent l'évêque était obligé de se cacher ; les prêtres se dispersaient. Ce n'était plus par des réunions libres, nombreuses et fréquentes ; c'était d'homme à homme, de bouche à bouche, par des visites secrètes et rares, que la foi s'entretenait. Elle avait ses voyageurs dévoués, ses pieux et clandestins visiteurs, reconnaissables aux signes secrets dont ils faisaient usage, aux lettres mystérieuses dont ils étaient porteurs. La prédication se faisait ainsi de province en province, de contrée en contrée, de maison en maison, de l'hôte à l'hôte, de l'ami à l'ami ; tout au plus dans quelque assemblée subitement et nuitamment convoquée autour d'un passant qui était arrivé le soir, qui allait repartir le matin[4].

Mais, on le sent, cette prédication individuelle et clandestine, cette vie de pieuses visites pouvait favoriser, non-seulement l'oisiveté de quelques-uns, le bavardage de certaines veuves, mais l'hypocrisie et la fraude de bien des faux docteurs. Le levain n'a jamais manqué même au milieu de la farine la plus pure. Le chrétien voyait arriver certain frère auquel il ne savait trop s'il devait ouvrir ou fermer sa porte, mais qui venait de loin, poudreux, épuisé. Introduit dans une maison, le nouvel arrivé gagnait de là dans une autre ; il s'établissait auprès d'une vierge pour lui lire les saintes Écritures ; il s'approchait d'un frère souffrant qu'il avait la prétention d'exorciser ; il rencontrait des veuves qui depuis des années n'avaient pas goûté le pain de la parole ni entendu les prières d'un confesseur de la foi[5]. Il apportait avec lui de saints livres, rares et précieux trésors ; mais, au milieu de ces saints livres, se trouvaient de faux évangiles, de prétendues lettres des apôtres, des révélations apocryphes. Il arrivait ainsi en dessous[6] ; après avoir gagné la confiance d'une veuve ou d'un malade, gagnant celle de la communautés supplantant l'évêque prisonnier ou fugitif ; se faisant attribuer les dignités de l'Église, déjà flatteuses pour l'ambition ; se faisant chef de la parole sainte pour en trafiquer..Le denier de l'autel, la collation prélevée sur la pauvreté des saints, grossissaient son trésor. Souvent, on était loin, et par la distance et par le péril, de cette hiérarchie qui avertit, juge, préserve ; si quelque messager arrivait d'une église lointaine et respectée, l'évêque intrus empêchait qu'il ne fût reçu. Le christianisme vivait dans ce demi-jour de la retraite, de la solitude, de la proscription, favorable, si la protection d'en haut avait manqué, aux fausses lueurs de l'imposture.

Il ne faut donc pas s'étonner si, dans cette situation humainement si périlleuse, au milieu d'une époque si troublée, et en un siècle si plein d'imposture, les faux docteurs se soient de loin en loin produits dans l'Église. Mes petits enfants, dit l'Apôtre, vous avez entendu que l'Antéchrist doit venir, et aujourd'hui, en effet, il se fait beaucoup d'antéchrists. Beaucoup de séducteurs et de faux prophètes se sont produits dans le monde. Des femmes mêmes se faisaient prophétesses, nouvelles Jézabels qui enseignaient l'adultère et le mépris de la loi de Dieu. Chaque église, pour ainsi dire, avait son faux prophète contre lequel elle devait lutter[7]

Et nous retrouvons ici toujours subsistant ce que nous avons remarqué, ce double courant d'hérésies, l'un judaïque, l'autre anti-judaïque, qui faisait remonter les chrétiens égarés, ou vers la synagogue, ou vers le temple des idoles.

Les événements mêmes dont on était témoin donnaient à cette pente une force nouvelle. Ceux qui étaient juifs ou enclins au judaïsme se rattachaient avec plus de passion à la synagogue expirante et captive ; ils exaltaient d'autant plus ce culte qui avait cessé, ce sacerdoce disparu, ces rites abandonnés ; et, à force de grandir la loi de Moise qui était morte, ils arrivaient à diminuer la loi vivante du Christ. Ce fut au milieu des désastres du judaïsme, à Pella, lieu de refuge des chrétiens de Jérusalem, que naquit la secte des Ébionites, appelée ainsi ou du nom de son auteur, ou d'un mot hébreu qui signifie pauvre, à cause de l'idée pauvre et basse qu'elle se faisait du Christ. D'autres sectes, Nazaréens, Osséens, Minéens, pullulèrent alentour. Pour eux tous, comme pour ces judaïsants que saint Paul avait déjà combattus, la loi de Moise était toujours la loi suprême ; Jérusalem la ville sainte ; la circoncision et les œuvres de la loi étaient les moyens indispensables du salut ; la virginité un sacrifice inutile, la polygamie un droit ; le sabbat un devoir obligé, quoiqu'ils célébrassent en même temps le dimanche. Saint Paul, qui avait tant poussé l'Église à sortir des pratiques juives, saint Paul n'était pour eux qu'un réprouvé et un apostat : né païen, prétendaient-ils, il avait souhaité épouser la fille d'un prêtre juif et s'était pour cela soumis à la circoncision ; puis, déçu dans son attente, il était devenu l'ennemi de la circoncision et de la synagogue. Saint Pierre, au contraire, qui un instant, nous le savons, avait paru céder aux prétentions judaïques, saint Pierre était l'apôtre sur lequel ces sectaires prétendaient s'appuyer. Ainsi, amoindrissant, comme leurs prédécesseurs, la réforme chrétienne, ils amoindrissaient comme eux la personne du Christ. Selon eux, Jésus n'avait été qu'un homme, fils de Marie et de Joseph, mais qui, par son parfait accomplissement des œuvres de la loi, avait seul mérité d'être justifié, et sur lequel, au moment de son baptême, la vertu divine, le Christ, était descendue sous la forme d'une colombe. Quiconque accomplirait parfaitement les œuvres de la loi, serait justifié comme lui et serait Christ à son tour. Cette doctrine, on le voit, n'était qu'un judaïsme à peine christianisé[8].

D'autres chrétiens, au contraire, nés dans la gentilité et antipathiques au judaïsme, triomphaient des douleurs d'Israël, s'écriaient que Dieu l'avait réprouvé et réprouvaient tout ce qui venait de lui. Ils flétrissaient dans la synagogue non-seulement le présent, mais le passé, non-seulement Jean de Giscala, mais Moïse ; non-seulement les rites devenus inutiles, mais les dogmes toujours vrais. Ils se jetaient ainsi avec une impulsion nouvelle dans les voies que les hérésiarques de la génération précédente avaient ouvertes.

C'est ainsi que le magicien Simon était continué par Ménandre, Samaritain comme lui ; magicien comme lui, et, selon les Pères, plus que lui : et ainsi doublement réprouvé par la loi judaïque. C'était cette même haine des Juifs, de leurs livres saints, de la foi au Dieu créateur conservée dans le judaïsme. Ménandre, comme Simon, était venu combattre les mauvais anges, auteurs et maîtres du monde ; il était le suppléant de la vertu première, demeurée, elle, dans les ténèbres impénétrables qu'elle habite, et il était descendu ici-bas pour sauver les hommes. Il leur apportait, par son baptême, non-seulement la rédemption, mais l'immortalité. Le disciple de Ménandre ne pouvait ni vieillir, ni mourir. Déception qui dut être courte ! Aussi la secte ménandrienne dura-t-elle peu[9].

Simon se continuait aussi par une autre secte, plus suivie, parce qu'elle était plus dépravée. Nicolas, un des sept premiers diacres de l'église de Jérusalem[10], en avait été le fondateur peut-être involontaire. On avait abusé d'une parole équivoque et d'une action indiscrète de ce personnage, vénéré d'ailleurs, et la secte naissante avait pris le nom de Nicolaïtes. Pour eux aussi la création était !'œuvre d'un dieu inférieur, du dieu du septième ciel ; Sabaoth ; la régénération était l'œuvre de la vertu suprême. Christ, fils du Dieu suprême, s'était uni à Jésus, fils du dieu inférieur, pour venir sur la terre et délivrer les hommes ; mais à l'heure de la souffrance et de la mort ils s'étaient séparés : Jésus était demeuré en ce monde pour y être crucifié ; Christ était remonté dans la plénitude de son immutabilité divine. Mais, si la création était l'œuvre d'un dieu inférieur, destinée à être régénérée par un dieu plus haut, toute loi morale au monde, la loi de Moise en particulier, n'était qu'une loi inférieure qu'une autre loi devait remplacer. On protestait ainsi, et au profit des rêveries, contre l'ordre physique du monde, et au profit des passions contre l'ordre moral. La divinité supérieure, la déesse du huitième ciel, l'équivalente de l'Épinoïa simonienne, Barbélo (fille du Seigneur), appelée aussi du nom infâme de Prounikos, changeait la morale humaine, déclarait sans mérite les actions qui passent pour vertueuses, sans tache celles qui sont réputées mauvaises. Elle abolissait le mariage, elle instituait la communauté des femmes ; elle plaçait toutes les abominations à côté de toutes les folies[11].

Telles étaient ces hérésies bien plus dangereuses que les hérésies judaïques ; ramenant au paganisme par sa porte la plus honteuse, par la débauche ; dispensant également de la vertu et du martyre ; et surtout, par la divination, par les oracles, par la magie, réveillant dans l'âme de celui qui avait' été païen, les souvenirs les plus puissants de son enfance elles instincts les plus dominants de son époque. Aussi les âmes faibles se laissaient-elles en grand nombre tomber dans cet abîme ; elles se relevaient parfois, puis retombaient encore. Il y avait là une des attractions les plus dangereuses et du paganisme et de ce temps[12].

Mais, en face de cette double et contradictoire impulsion, judaïque et païenne, par laquelle l'esprit de mensonge cherchait à égarer les fidèles, (chose étrange !) on essaya, sinon de concilier, du moins de réunir les deux erreurs opposées dans une suprême erreur.

Pendant que les Nazaréens se répandaient dans la Pérée au delà du Jourdain ; pendant que Ménandre enseignait à Antioche ; pendant que les Nicolaïtes assiégeaient les églises naissantes de Smyrne et de Pergame ; Cérinthe dogmatisait à Éphèse, à côté de l'apôtre saint Jean devenu comme l'évêque supérieur des églises d'Asie Mineure. Cérinthe était Juif d'origine, mais Juif d'Alexandrie, instruit aux sciences d'Égypte, fait pour être le point de jonction entre les hérésies judaïques et les hérésies païennes. A Simon il empruntait l'idée d'un dieu inférieur, créateur du monde, séparé et même ignorant du principe suprême[13] ; aux Ébionites, leur distinction entre Jésus et le Christ, l'un homme, l'autre Dieu, momentanément réunis du jour du baptême au jour de la passion. Tels étaient ses blasphèmes, que saint Jean, se rencontrant un jour au bain avec lui, se serait écrié : Fuyons d'ici, de peur que le toit ne s'écroule sur Cérinthe et sur nous[14].

Mais surtout Cérinthe, le premier, à ce qu'il parait, donna une forme doctrinale à ces rêves de la fin des temps, devenus, depuis la chute de Jérusalem surtout, l'attente inquiète de bien des chrétiens, la consolation de bien des Israélites. Il la donna terrestre et grossière, telle qu'elle convenait aux plus faibles d'entre les chrétiens, aux plus charnels d'entre les Juifs. Un ange, disait-il, lui était apparu, sous la dictée duquel il s'était empressé d'écrire. D'après cette révélation, le Christ devait un jour régner sur la terre, souverain visible des hommes ressuscités ; Jérusalem serait le centre de cet empire divin, et mille aimées se passeraient en fêtes, en banquets, en réjouissances[15]. C'est là ce règne de mille ans, cette royauté temporelle de Jérusalem, traduction mal comprise des prophètes, interprétation charnelle des promesses évangéliques, éternelle chimère du peuple juif, rêverie séculaire de bien des chrétiens.

Telles étaient ces erreurs. Nous dirons plus tard, entre ces sentiers impurs qui s'ouvraient à droite et à gauche, par quelles voies et de quel pas marchait l'Église. Mais, pour le moment, ce qu'il nous importe de remarquer, et ce qui caractérise cette époque, c'est que toutes ces erreurs, païennes ou juives d'origine, étaient enseignées avec une prétention à l'inspiration directe. Leurs docteurs étaient des prophètes, sinon des dieux ; leurs livres des révélations. Simon était dieu, Ménandre une émanation de Dieu ; les Nazaréens avaient leur évangile de saint Pierre ou des Hébreux[16] ; les Ébionites, leurs prétendus voyages de saint Pierre racontés par saint Clément ; Cérinthe, son Apocalypse ; les Nicolaïtes, leur évangile selon les Égyptiens, où ils lisaient leur maxime de prédilection, qu'il faut abuser de la chair. Voilà jusqu'à quel point les âmes étaient troublées, et quel effort tentait l'esprit de mensonge pour ressaisir le sceptre du monde. Tant de révolutions politiques, accomplies en quelques mois, avaient rompu l'équilibre des âmes, et les avaient préparées à ces conceptions à la fois insensées et gigantesques, que saint Jean appelle admirablement les hauteurs de Satan[17]. Les faux prophètes pullulaient : dans l'Orient surtout, terre désignée par les prophètes, surgissaient, au sein même des Églises, de ces docteurs soi-disant inspirés, les uns païens, de ceux qui enseignaient à commettre l'adultère et à manger la viande des idoles, les autres, judaïsants, qui se disaient Juifs et qui ne l'étaient pas, mais qui étaient de la synagogue de Satan[18] ; tous nuages sans eau qui sont emportés par le vent ; arbres sans fruit, deux fois morts ; flots d'une mer tumultueuse qui jetaient autour d'eux la confusion comme l'écume ; étoiles errantes, réservées dans l'éternité aux ténébreuses tempêtes de l'enfer[19]. Tous avaient quelques adeptes qui les acceptaient pour des astres miraculeux et bienfaisants. C'était bien de ces jours où l'ange des ténèbres se transforme en ange de lumière, et où, si Dieu n'eût abrégé les jours d'épreuve, les élus mêmes eussent été séduits.

 

 

 



[1] Voir Suétone, in Vesp., 9. — Hérodien., I, 14. — Pline, H. n., XXXIV, 8 ; XXXVI, 5 ; XLV, 10. — Joseph., de B., VII, 59 (5, 7). — Dion, LXVI, 15. — Ce temple fut achevé par Domitien (Statii Sylv., IV, 3, 16). Les savants s'y réunissaient (Galen., de Libris suis). Incendié sous Commode Gal., ibid. — Trebellius Pollio, 31. — Dion et Hérodien. — Il paraît avoir été placé sur l'emplacement où sont aujourd'hui les restes de la basilique de Constantin.

[2] Tacite, Hist., II, 8, 9. — Suétone, in Ner., 57. — Xiphilin, LXIV. — Zonaras, Annal., II.

[3] Voir 4, 15, 21. — Daniel, IX, 24, 27. — Consummata enim tentatio, sicut scriptum est, sicut Daniel dicit, adpropinquavit. Propter hoc enim Dominus intercidit tempus et dies, ut accederet dilectus illius ad hæreditatem suam. Dicit sic propheta (Dan., VII, 24) : Regna in terris decem regnabunt et resurget retro pusillus et deponet tres in unum. De hoc ipso, dicit iterum Daniel : Et vidi quartam bestiam nequam et fortem et sæviorem cæteris bestiis et apparebant illi decem cornua, et ascendit aliud cornu breve in medio illorum, et dejecit cornua tria de majoribus cornibus. (VII, 7, 8.) Intelligere ergo debemus. Ép. S. Barnab., 4. Ibid., 15; 21.

[4] Voir les épitres de saint Jean, les Constitutions apostoliques sur les Litteræ formatæ, et surtout l'épître de saint Clément sur la virginité.

[5] Clément, Ad Virg., I, 12.

[6] Subintroierunt, dit saint Jude, ép. IV. — s Ces hommes sortent du milieu de nous ; mais ils ne sont pas de nous. I Jean, II, 19, et les deux premiers chapitres de l'Apocalypse.

[7] I Jean, II, 18 ; IV, 1, 11. — II Jean, 7. — Apoc., loc. cit.

[8] Voyez sur tout cela Philosophumena, VII, 34. — Epiph., Hær., XII, 5 ; XXIX, 7 ; XXX, 13, 18. — Irénée, I, 26 ; III, 11. — Tertullien, de Præscript., 48 ; de Carne Christi, 14. — Ignat., Epist. ad Philadelph. — Eusèbe, Hist., III, 27. — Hieronym., in Matth., XXV, 12 ; Ép. 89. — Stolberg, Histoire de la religion, 2e part., 3e époq., 1, 82 (t. VII, p. 395). — Tillemont, Mémoires pour servir à l'Histoire ecclésiastique, t. II (Paris, 1694). Sur les Nazaréens, id., p. 113 et suiv. ; sur les Ébionites, 116 et suiv.

[9] Philosoph., VII, 98.— Irénée, I, 2, 5.— Justin, Apol., I, 26, 56. — Epiph., Hær., XXII. — Tertullien, de Anima, 50.

[10] Actes, VI, 5.

[11] Voyez sur les Nicolaïtes, Apoc., II, 16, 15. — Irénée, I, 27 ; III, 11. — Clemens Alexand., Stromat., III. — Eusèbe, Hist., III, 29.— Epiphan., Hær., XXV. — Ignatii, ad Trallian. — Stolberg, 2e période, 2e époque, § 68. — On peut appliquer à cette secte les passages des saintes Écritures, contre les hérétiques, qui interdisent le mariage (I Tim., IV, 5), prêchent la communauté des femmes (II Petr., II) ou nient la nécessité des œuvres. (Jac., II, 14-26.)

[12] Hermæ pastor., I, 10.

[13] Philosophumena.

[14] Irénée, III, 5. — Voyez sur Cérinthe, Irénée, XXI, 26. — Philosoph., VII, 55 (qui copie saint Irénée). — Tertullien, de Præscr., 48. — Eusèbe, Hist., III, 28, et VII, 25. — C'est cette secte qui parait être désignée sous le nom de religion des anges (Colos., II, 18), et qui est combattue dans les deux premières épîtres de saint Jean. — Voyez aussi Stolberg, t. VII, § 82, p. 5, 6. — D'après saint Épiphane (III, 28), Cérinthe aurait été chrétien dès l'époque de l'admission dans l'Église du centurion Corneille. Cela serait difficile à accorder avec Théodoret (II, 3), qui le place sous Domitien, et impossible avec Tertullien, qui le fait contemporain d'Hadrien ; mais ce dernier avis est inadmissible.

[15] Caïus presbyter apud Euseb., Hist., III, 28, et Niceph. Callist., III, 11. — Théodoret, Hæret. fab., II, 3. — Denys d'Alex. apud Euseb., VII, 25. — Tillemont, Mémoires sur l'hist. ecclés., t. II, p 329 et suiv., sur les Millénaires.

[16] Théodoret, II, 2. — On ajoute qu'ils conservaient l'évangile de saint Matthieu original en hébreu. — Épiphane, XXIX, 7. — Hieron., Vir. ill., 3. — Sur les faux Actes des apôtres des Ébionites, Épiph., XXX, 15, 16, 23. Sur l'Apocalypse de Cérinthe, Caïus et Théodoret, loc. cit.

[17] Apoc., II, 20.

[18] Apoc., II, 9.

[19] Jud., 12, 15.