ROME ET LA JUDÉE

AU TEMPS DE LA CHUTE DE NÉRON (ANS 66-72 APRÈS JÉSUS-CHRIST)

TROISIÈME PARTIE. — SOULÈVEMENT DES ARMÉES

CHAPITRE XI. — COMMENCEMENT DE VESPASIEN (69-70).

 

 

Rome était-elle perdue ? était-elle sauvée ? Cette révolution était-elle enfin la dernière ? On se le demandait avec inquiétude, et il était permis d'en douter.

Sans doute, le parti de Vespasien avait quelque chose de plus respectable que n'avait eu celui de Vitellius. Les armées qui l'avaient proclamé étaient plus disciplinées et plus romaines ; les provinces qui le soutenaient étaient des provinces plus riches, plus civilisées, plus vivantes de la vie de l'empire. Vespasien était l'élu de la Grèce et de l'Orient, tandis que Vitellius avait été l'élu du Nord et de la Germanie. L'homme lui-même, plus expérimenté, plus intelligent, plus tempérant, inspirait plus de confiance. Ses anciennes liaisons avec Thraséa et les sages du sénat relevaient le parti des honnêtes gens ; dès les premiers jours même il y eut parmi les pères conscrits d'intempestives réactions contre les délateurs et les favoris des régimes passés[1]. Enfin pour le peuple, après ces trois princes néfastes, Galba, Othon et Vitellius, qui avaient su mettre contre eux tous les augures, Vespasien était un empereur aimé du ciel, en règle avec tous les présages, tous les rites, tous les dieux, et, on l'espérait, toutes les armées.

Car là surtout était la principale espérance. On se disait que la guerre civile avait fait enfin le tour du monde. Elle avait commencé dans les Gaules et en Espagne ; puis les légions de Germanie s'en étaient mêlées ; puis celles d'Égypte, de Judée, de Syrie, et, avec elles, celles du Danube ; toutes les provinces et toutes les armées en avaient eu leur part ; le monde avait payé sa dette à la colère des dieux[2]. En moins de dix-neuf mois Rome avait eu quatre révolutions et cinq Césars, sans compter les prétendants avortés dans les provinces. L'Italie, deux fois envahie, avait eu à supporter ou à satisfaire tour à tour quatre cent mille vainqueurs. Elle espérait avoir épuisé enfin la liste des empereurs possibles et l'appétit de toutes les légions.

 Mais tout cela était bon pour l'avenir ; pour le présent, il n'y avait guère lieu de se consoler. La guerre avait été si prompte, que l'avant-garde seule du parti flavien avait combattu. La masse de l'armée était encore dans l'Asie et dans la Grèce ; Vespasien lui-même était à Alexandrie, retenu par les orages, par les vents d'hiver, par sa prudente lenteur.

Or cette avant-garde du respectable parti flavien était la parfaite image du parti désordonné de Vitellius. C'était une armée ni plus ni moins romaine que celle de Vitellius ; mêlée de Suèves et de Sarmates comme celle-ci de Gaulois et de Germains ; sortie comme celle-ci d'une province barbare, du Danube au lieu du Rhin ; ayant obéi comme l'armée de Vitellius à un mouvement d'entraînement soldatesque, non à une résolution prise entre généraux ; par suite disciplinée et obéissante, juste comme elle ; comme elle menant ses chefs à la remorque, les chassant, les emprisonnant, les massacrant ; enfin commandée par des aventuriers militaires plutôt que par des capitaines éprouvés. L'état révolutionnaire devait donc se prolonger. Le régime de Vitellius avait fini sans que celui de Vespasien eût commencé. Une orgie militaire terminée, une autre recommençait. Ce n'était plus la guerre, dit Tacite, ce n'était pas encore la paix ; c'étaient d'autres hommes, non d'autres mœurs[3]. C'était pour l'Italie un nouveau flot d'envahisseurs survenant avant même que le premier se fût retiré ; c'étaient 60.000 soldats et 60.000 esclaves, 120.000 hommes de plus, après les 300.000 hommes de Galba, d'Othon et de Vitellius[4], qui venaient prendre part au banquet de la guerre civile, et exigeaient que la table où l'armée vitellienne était encore assise fût de nouveau servie pour eux. Pires, par cela seul qu'ils étaient les derniers venus, ils faisaient regretter, dit Tacite, les soldats d'Othon et de Vitellius.

De plus, pour faire jusqu'à l'arrivée de Vespasien l'interim de l'empire, qui avait-on ? Des lieutenants pareils aux lieutenants de Vitellius. Dans une telle situation, un chef d'avant-poste était le vrai César. Antonius, arrivé le premier, se saisit de l'empire ; mais, dès le lendemain, Mucien, accouru à Rome en toute hâte, vient supplanter Antonius ; entre eux se place le jeune César Domitien, tout tremblant encore de son échauffourée du Capitole. Ces hommes, à eux trois, sont l'empereur. Antonius s'empare de l'argent, des esclaves, des palais ; il cajole l'armée, la gagne par les largesses et l'indiscipline, préparant au besoin une nouvelle guerre. Mucien, qui depuis son départ de Syrie n'a cessé de lever de l'argent, écoute des dénonciateurs, confisque des biens, habite les villas impériales avec toute la pompe d'un Auguste ; Domitien, âgé seulement de dix-huit ans, met machinalement son nom à tous les actes que Mucien lui présente ; lui, ne prend du pouvoir que les voluptés, et se dédommage de sa frayeur de la veille par la liberté impériale de l'adultère[5]

Ces trois hommes, sans responsabilité et sans aveu, administrant l'empire comme le bien d'autrui, étaient pires que le pire empereur. Othon et Vitellius, au moins, avaient compris le danger des proscriptions. Ils avaient respecté, Othon la famille de Vitellius, Vitellius celle d'Othon, tous deux celle de Vespasien. Les lieutenants de Vespasien n'eurent pas de tels ménagements. Ni le frère de Vitellius, qui s'était rendu prisonnier ; ni son fils, âgé de six ou sept ans et presque muet, mais qui avait eu le malheur de porter pendant huit mois le titre de Germanicus ; ni un jeune homme inoffensif et obscur, mais qui s'appelait Pison, et qui par conséquent était fils de quelque proscrit ; ni un autre Pison, proconsul d'Afrique, auquel on avait offert la pourpre et qui l'avait refusée, n'échappèrent au fer des bourreaux, ou, ce qui, à cette époque, était à peu près la même chose, des assassins[6]. Les lieutenants de Vespasien étaient d'un scrupule insatiable en fait de précautions pour la sûreté de son pouvoir.

Ainsi donc le dernier acte de la guerre civile était, comme il est dans l'ordre d'une tragédie, le plus terrible de tous. Rome subissait à la fois la guerre, l'incendie, la disette, l'indigence, la proscription. Elle était couverte de ruines qu'elle ne prenait pas soin de relever ; plus tard Vespasien en vint à livrer au premier occupant les emplacements des maisons détruites que les propriétaires abandonnaient. Elle voyait fumer les cendres encore chaudes de son Capitole, et avec son Capitole c'étaient ses dieux, ses lois, ses plus glorieux souvenirs qui avaient péri ; quand Vespasien voulut tout rétablir, il eut à refaire trois mille tables de bronze contenant des actes officiels abrogés par le feu. Le trésor était à sec ; il fut question dans le sénat de recourir à l'expédient inouï d'un emprunt. Un hiver orageux arrêtait les envois de blé ; lorsque Vespasien, à tout risque, en expédia un d'Alexandrie, Rome n'était approvisionnée que pour dix jours. La terreur était dans les rues ; les soldats, mêlés à la populace et aux esclaves, fouillaient les maisons pour y trouver des vitelliens cachés. Le désordre moral, comme il est ordinaire dans les guerres civiles, marchait avec les souffrances matérielles. La licence des mœurs était effrayante, même pour des Romains ; le sénat était peuplé d'indignes recrues[7].

L'Italie n'était pas plus heureuse que Rome ; vainqueurs et vaincus pillaient de concert, et l'amas de cendres qui avait été Crémone était un monument de leur bon accord. Des milliers d'hommes, de citoyens romains, captifs sans avoir combattu, étaient mis en vente par les soldats, et, comme ces esclaves citoyens ne trouvaient pas d'acheteurs, les vendeurs les abandonnaient mourant de faim ou même les tuaient. Dans les guerres de peuple à peuple l'esclavage sauvait du moins quelques têtes ; la guerre civile ne connaissait pas ce triste remède[8].

Dans les provinces enfin, l'inquiétude et l'agitation étaient partout. Un Pison, proconsul d'Afrique, sollicité de se faire empereur, refusait et périssait à cause de ce refus. Un esclave, se faisant passer pour Néron, avait rallié bon nombre d'esclaves, et avait été quelque temps maître de l'île de Cythnus, dans le Pont-Euxin. Il y avait eu et il y eut plus tard d'autres faux Nérons. Un aventurier, se faisant passer pour un Crassus, échappé à la proscription de sa famille, avait eu autour de lui beaucoup de soldats et d'hommes du peuple[9]. Le monde était ainsi et souffrant et égaré. Il n'y avait plus ni paix ni fortune. Richesse publique et privée, les trésors et les récoltes, les denrées et les hommes, la guerre civile avait tout consumé. Vespasien calcula plus tard qu'un budget extraordinaire de dix milliards de francs eût été nécessaire pour réparer toutes les plaies de l'empire[10].

Et des symptômes plus effrayants encore semblaient annoncer que la ruine du Capitole allait entraîner la ruine de l'empire romain. La Gaule, appuyée de la Germanie, était en révolte ; l'insurrection gagnait sur les deux rives du Rhin, depuis les Alpes jusqu'à la mer, depuis l'Elbe jusqu'aux plaines de la Champagne. Partout on se soulevait contre Rome ; il lui fallait guerroyer sur le Danube contre les Daces, en Afrique contre les noirs Garamantes. Et enfin, pour qu'à cette heure le meurtre et la désolation fussent partout, dans Jérusalem assiégée et affamée, on s'entr'égorgeait comme à Rome. Le temple de Salomon n'était pas plus respecté que le Capitole. Dans la capitale du peuple de Moïse comme dans celle du monde païen, dans les provinces comme à Rome, chez les barbares comme dans l'empire, la guerre et la dévastation étaient universelles. N'étaient-ce pas là ces jours de tribulation tels qu'il n'y en avait jamais eu de pareils depuis la création du monde, et qu'il ne devait jamais y en avoir de pareils[11] ?

Et, avec cela, Vespasien, si impatiemment attendu comme le régulateur de la dernière victoire, Vespasien tardait à venir. Le sénat lui conférait solennellement tous les pouvoirs qui avaient appartenu à Auguste, à Tibère et à Claude — ne parlant ni de Caligula ni de Néron, dont la mémoire avait été officiellement condamnée — ; le sénat le nommait imperator et Auguste[12] ; le sénat appelait ses fils Césars et princes de la jeunesse ; il lui envoyait des députés pour le presser de venir. Plus haut que les vœux du sénat, l'anarchie de Rome et le gaspillage de l'empire appelaient Vespasien. Mais vieux, lent, circonspect, il ne se hâtait point, et se contentait d'écrire ironiquement à Domitien, qui avait disposé de vingt charges en un seul jour : Je te remercie de m'avoir conservé ma place[13]. Il n'était pas fâché que Rome jouît encore un peu du gouvernement de Mucien, afin que son propre gouvernement fût plus désiré.

Enfin il arriva (printemps de 70) ; il arriva, prophétisé, inauguré, presque déifié. Après ces deux Césars postiches, Mucien et Domitien, c'était enfin un empereur en titre. Grâce à ce prestige sacré, grâce à la sagesse de Vespasien, grâce à l'épuisement des rivalités et à la lassitude des ambitions, son arrivée marqua la fin de la guerre intestine et de la tyrannie militaire[14].

La crise fut alors finie. Les hommes qui avaient joué un rôle, ou avaient péri, ou allaient pour la plupart retomber dans l'obscurité ; au profit de l'heureuse famille des Flavii. L'homme qui avait donné le signal de la guerre, et qui lui avait imprimé un caractère patriotique et désintéressé, Vindex, était tombé dès les premiers coups. Les restes Mutiles de Galba et du jeune Pison, retrouvés à grand'peine, reposaient dans la sépulture de leur famille. Othon avait à Brixellum une tombe modeste, mais que l'on respecta. Vitellius pourrissait dans le Tibre, Fabius Valens avait été tué en prison par ordre des généraux flaviens, ayant racheté par la constance de ses derniers jours l'égoïsme de sa révolte et la brutalité de son triomphe[15].

Quant à ceux qui survivaient, Antonius, promptement disgracié, ne tarde pas à être oublié par l'histoire. Cécina, infidèle à Galba, traître envers Vitellius, finit par conspirer contre Vespasien, et c'est le clément Titus qui, du vivant de son père, se hâtera de le faire mourir, de peur que la démence de son père ne l'épargne. Mucien, plus heureux, sera, malgré l'intempérance de son libertinage et de son orgueil, le favori de la dynastie naissante. Vespasien l'appellera son frère, lui donnera un second et un troisième consulat, et souffrira patiemment ses insolences[16].

Mais le héros de cette guerre dont Vespasien est le vainqueur, ce fut pour les contemporains Verginius Rufus. Héros bourgeois comme Vespasien ; héros prudent et sage dont la gloire a été de s'effacer, et qui s'est si bien effacé, que nous l'avons à peine nommé deux ou trois fois. Par respect pour les lois, un peu aussi par obéissance pour les soldats, il a marché au-devant de Vindex ; il lui a donné bataille sans le savoir, et il l'a vaincu malgré lui. Les soldats ont voulu le faire empereur ; mais, dans sa prudence ou son patriotisme, il a refusé. Après la chute d'Othon, la pourpre lui a encore été offerte, et si instamment, qu'assiégé dans sa maison et menacé d'être assommé, il s'est enfui par une porte de derrière pour esquiver les coups et l'empire. Mais, pendant que les soldats d'Othon le poursuivaient pour le faire César, le soldats de Vitellius le poursuivaient comme ennemi de leur prince, et demandaient sa tète comme il était assis à la table même de Vitellius. Jamais homme, dit Tacite, ne fut si en butte soit à l'admiration, soit à l'émeute. Aussi à cette vertu si abstinente et à cette ambition si peu agressive ne manqua pas la gloire honnête et paisible qui est la bonne gloire, s'il y a une bonne gloire en ce monde. Verginius traversa trente années et quatre règnes d'empereurs, sans que sa renommée fût jamais Ili inquiétante ni inquiétée, et il eut le bonheur de vivre assez pour voir Trajan sous la pourpre. Honoré, paisible, sage, bien portant, trois fois consul ; lisant son nom chez les historiens et chez les poètes, assistant, comme dit Pline, à sa postérité ; ayant le soin de sa gloire sans en avoir la sollicitude, et faisant à un historien qui lui demandait pardon de sa sincérité cette réponse heureuse et noble : Ignores-tu donc, Cluvius, que ce que j'ai fait je l'ai fait afin que tu eusses le droit d'écrire en pleine liberté ? Il mourut à quatre-vingt-trois ans, par suite d'un accident, au moment où il partait pour aller haranguer l'empereur. Il eut l'honneur d'être loué solennellement par Tacite, alors consul, et on put mettre sur sa tombe l'épitaphe qu'il s'était faite : Ci-gît Rufus, qui, victorieux de Vindex, assura l'empire, non à lui-même, mais à la patrie. La patrie, est-ce ici Galba, Vespasien ou tout autre ? Je ne saurais le dire[17].

Pour la postérité au contraire, le seul nom qui ait surnagé est celui de Vespasien. Il est demeuré le héros de cette lutte comme il en a été le vainqueur. Il a rétabli la paix, il a régné, il est mort sous la pourpre. Il a laissé la pourpre à sa famille, et sa dynastie (chose rare dans l'empire romain) a compté trois princes consécutifs et vingt-six ans de domination. Il lui est resté quelque chose de cette popularité attachée dans l'esprit des nations aux noms d'Auguste, de Henri IV, des princes qui après des années de lutte ont apporté la paix.

Cette popularité en vaut bien une autre. Je sais qu'un des paradoxes de notre temps a été de l'amoindrir. On s'est plu à diminuer le renom d'Auguste et à opposer aux bienfaits de son règne les taches et les perfidies de sa première fortune. On s'est plu bien autrement à abaisser Henri IV et à opposer au roi catholique et populaire les hésitations et les détours du chefs de parti protestant. Je ne parle pas de Mazarin, à l'égard de qui ses instincts cupides. son mépris des hommes, son peu de dignité personnelle, a tout à fait effacé l'honneur d'avoir terminé la Fronde et de lui avoir pardonné. On n'est même pas bien loin d'une théorie générale qui érigerait la guerre civile en un bienfait, sous le nom de liberté, et ferait de la paix une honte, sous le nom de servitude. Mais les peuples ne pensent pas ainsi. Le nom d'Auguste est devenu populaire à Rome comme en France le nom d'Henri IV. A l'un et à l'autre, les peuples ont pardonné et leur ambition de la veille et leur absolutisme du lendemain. Ne faisons pas aux peuples un trop amer reproche d'avoir beaucoup pardonné à ceux qui leur apportaient la paix ; ils adorent en général assez de guerriers et de conquérants, permettons-leur d'honorer quelques mémoires pacifiques.

Mais, maintenant, quel a été le fruit de cette guerre ? Comment l'empire romain est-il sorti de cette crise ? plus prospère ou plus appauvri, plus affaibli ou plus puissant, moralement élevé ou abaissé ?

En général, les grandes guerres civiles sont des époques de renouvellement pour les peuples. Après avoir amené avec elles des choses bien honteuses et bien tristes, souvent elles en amènent de grandes après elles. Quand une fois les na-fions ébranlées ont retrouvé leur équilibre, elles sont à la fois plus prospères et plus glorieuses, par la jouissance de leur repos et par l'émotion de leurs périls. Les guerres civiles de la république romaine ont fait le siècle d'Auguste ; les guerres de la Ligue ont laissé la France pleine de vie et de progrès sous Henri IV ; la Fronde a fait le siècle de Louis XIV ; la révolution de 1789 a fait le règne de Napoléon.

De plus, avec cette gloire ou sans cette gloire, les guerres civiles ont au moins apporté aux peuples un renouvellement de la puissance publique : quand elles n'ont pas rajeuni la nation, elles ont du moins rajeuni le pouvoir. Les princes qui en sont sortis, princes légitimes rétablis par l'épée, usurpateurs légitimés par leurs bienfaits, ont rafraîchi le prestige de la royauté. Les grands rois succèdent aux grandes crises : Auguste, Henri IV, Louis XIV, Napoléon, ont tous renouvelé les bases du pouvoir. En Angleterre, de la longue guerre des deux Roses est sortie la royauté des Tudors, puissante, et puissante jusqu'à la tyrannie. De la crise de 1688, préparée par celle de 1649, est sorti le merveilleux édifice de la puissance civile et de la puissance extérieure de l'Angleterre, sous la main d'une dynastie allemande.

Il y a plus, et le caractère moral des nations est parfois sorti de ces luttes purifié et rehaussé. Ce n'est pas que les guerres civiles aient en général coïncidé avec les siècles dont la moralité a été la plus pure, et que, par elle-même, la guerre civile ne soit, au moins momentanément, corruptrice na sait quelles ont été les mœurs aux temps de la Ligue et de la Fronde. Mais alors, du moins, si les nations étaient ca gables du mal, elles étaient capables du bien ; cette fougue du jeunesse, qui leur inspirait les emportements du combat et les emportements de la volupté, se retrouvait aussi chez quelques âmes pures et les emportait vers le bien. De la fin de la Ligue à la fin de la Fronde, de 1598 à 1660, si vous regardez un autre côté de l'histoire, vous verrez une efflorescence de piété et de vertu, de saintes et de saints, d'œuvres admirables et incroyablement multipliées, comparable aux plus beaux temps du christianisme. Saint François de Sales et M. de Bérulle furent les protégés de Henri IV ; saint Vincent de Paul fut le contemporain de toutes les folies et de toutes les ambitions de la Fronde. La Révolution française elle-même, après tant de turpitudes et tant d'horreurs, n'a-t-elle pas amené une époque d'admirable retour, et les années du Consulat ne rappellent-elles pas les années les plus reposées, les plus paisibles, les plus fécondes pour le bien, du règne d'Henri IV ? La convalescence des peuples est alors comme celle des jeunes gens : prompte, pleine de charmé, d'espérance et de joie.

En fut-il de même pour l'empire romain ? A la suite de la crise qui fit Vespasien empereur, se retrouva-t-il renouvelé, et dans quelle mesure le fut-il ?

D'abord la forme du pouvoir ne changea pas et ne pouvait changer. Je ne saurais trop le redire, Auguste, quels que fussent ses lacunes et ses torts, avait merveilleusement compris de quelles institutions était capable le monde civilisé et vieilli, devenu un sous le sceptre romain. Il l'avait compris e incapable de la république : une nation peut être appelée à se gouverner elle-même ; mais un assemblage de nations !... M'avait compris incapable de la monarchie telle que l'antiquité païenne l'avait vue pratiquée, avec cette immolation des peuples et cette déification de la personne du prince : cette monarchie avait joué un triste rôle dans l'histoire, et Rome, qui en ses plus grands abaissements, ne voulut jamais entendre prononcer le nom de roi, Rome n'était pas disposée à une telle humiliation. Auguste avait donc imposé à l'empire la constitution la plus appropriée à son étendue géographique et à sa faiblesse morale ; il lui avait donné la mesure de despotisme qui lui était indispensable, le progrès souhaitable vers l'égalité, la part de liberté, ou, pour mieux dire, la possibilité de liberté qui pouvait lui être laissée. H avait institué une sorte de dictature permanente, militaire et bourgeoise, sans prétention de divinité ni de royauté ; il l'avait faite modeste dans sa forme, pour ne pas blesser une nation jadis républicaine ; absolue dans son pouvoir, afin de lui rendre possible le gouvernement du monde. Il avait tracé à ses successeurs la voie dans laquelle ils marchèrent toutes les fois qu'ils eurent quelque bon sens ; il avait marqué la route aux bons princes : il ne pouvait empêcher les mauvais. On ne s'écarta de sa politique que pour faire sa propre honte ; on ne brisa ses institutions que pour se perdre.

Aussi (et ce n'est pas un reproche à leur faire) et Vespasien, et la maison Flavia, conservèrent-ils religieusement cette tradition. Ce Lancastre ne s'avisa point d'être plus conquérant que la maison d'York ne l'avait été avant lui, ni ce Tudor d'être plus absolu que la maison de Lancastre. L'acte du sénat qui lui remet le pouvoir mentionne à chaque ligne les noms d'Auguste, de Tibère et de Claude. Comme toujours il y aura deux voies tracées, celle d'Auguste d'un côté, celle de Tibère et de Néron de l'autre. Vespasien et Titus suivront la Première ; ils seront empereurs à la façon d'Auguste. Domitien suivra la seconde  ; il calquera assez exactement Néron. et Caligula. Ni dans les institutions politiques, ni dans les moyens de gouvernements, la dynastie nouvelle ne renouvellera rien. Née dans un camp, elle ne sera pas plus militaire ; sortie de la bourgeoisie, elle ne sera pas plus démocratique ; élevée par la guerre civile, elle ne sera pas plus absolue : seulement, née de parents publicains, elle sera plus économe, mais aussi plus fiscale.

Mais, si la forme du pouvoir ne changea pas, en un certain sens les conditions en furent changées. Il devint plus précaire. D'Auguste à Néron il y avait eu une sorte de transmission héréditaire, peu régulière, il est vrai, et qui n'avait empêché ni les coups de poignard, ni le poison, ni les soldats d'intervenir, et chaque avènement d'être une crise ; mais Galba, Othon, Vitellius, Vespasien, arrivèrent à la pourpre sans ombre d'un droit d'hérédité. Jusque-là les empereurs s'étaient faits à Rome, sous l'influence du peuple, du sénat, et, bien plus encore, des soldats de Rome, des prétoriens : on les vit désormais se faire par les soldats de provinces et par les provinces, et chaque légion, chaque contrée de l'empire, put garder la prétention de donner un jour à Rome un César de son choix, sinon de sa race. Cette révélation du secret de l'empire, comme l'appelle Tacite, mettait la souveraineté au concours entre tous les peuples, et surtout entre toutes les armées ; elle faisait de la soldatesque l'arrogante et tumultueuse électrice des empereurs, et elle amena pendant les trois siècles que l'empire devait durer, vingt crises pareilles à celle que nous venons de raconter.

Était-ce un mal ? était-ce un bien ? La question peut paraître singulière, et cependant j'hésite à la résoudre. Sans doute, cette souveraineté d'une armée indisciplinée, cette mise de la pourpre à l'encan par les légions, était un désordre et un grand désordre. Mais quel principe de succession pouvait être celui de l'empire romain ? L'hérédité n'était pas possible ; proclamée en droit, elle eût révolté les habitudes et les idées romaines ; établie en fait, elle eût produit une tyrannie plus atroce, parce qu'elle se serait crue plus assurée. L'hérédité du pouvoir, dans les royaumes païens, proclamée en droit, mal observée en fait, féconde en luttes et en crimes de tout genre, favorable au despotisme sans l'être au repos et à la durée des États, n'avait donné que de tristes fruits ; dans. toute l'antiquité, ou du moins dans toute cette antiquité qui se trouva en contact avec la Grèce, l'honneur, la civilisation, la stabilité, la paix elle-même, fut du côté des républiques. plutôt que des monarchies.

C'est le christianisme qui a rendu l'hérédité du pouvoir possible et salutaire. Seul, il a introduit cette notion du droit, par suite de laquelle on respecte le prince, même quand on pourrait mépriser l'homme ; cette vénération du pouvoir, sans idolâtrie et sans servilité, par suite de laquelle on lui obéit et on s'incline devant lui, quelles que soient les mains qui le détiennent. Le chef-d'œuvre de son efficacité en ce genre a été de pouvoir laisser à la tête des nations, sans détriment pour elles, la faiblesse et l'incapacité même ; une femme, un enfant, un insensé, plus aimés, plus respectés parfois d'autant qu'ils étaient plus faibles. Même en notre siècle, où la royauté a tant perdu, n'avons-nous pas vu trois jeunes filles occuper en même temps, par droit héréditaire, trois des trônes européens, l'une qui gouvernait de sa main d'enfant la plus grande et la plus libre monarchie du monde ; les deux autres, jetées au milieu des orages, et à travers dei crises répétées, gardant néanmoins leur pouvoir ?

plais l'antiquité idolâtre ne pouvait connaître rien de pari1. Elle n'eût pas admis le pouvoir là où elle ne rencontrait Pas la force. Les dynasties ne purent s'y établir et s'y maintenir- tant bien que mal, à travers mille querelles et mille assassinait domestiques, que sur le fondement sacrilège d'une quasi divinité qui donnait au prince toute l'omnipotence d'un dieu, commandait tous les avilissements et autorisait toutes les tyrannies. Dans l'empire romain, si une pareille dynastie eût pu s'établir, on ne saurait dire jusqu'où le despotisme serait allé. On avait pu juger, par les premiers Césars qu'avait élevés au pouvoir une sorte de droit de succession, des fruits que l'hérédité politique pouvait produire. On put en juger plus tard par Domitien, par Commode, par Caracalla, par Élagabale ; tous arrivés à l'empire avec un droit ou une prétention héréditaire, et dont les noms, sans contredit, sont de tous les plus détestés dans les annales romaines. Si une dynastie eût pu s'établir, le type néronien en serait devenu le type obligé, et bientôt on eût dépassé Néron. Avec une dynastie vieille seulement d'un siècle, Constantin eût été impossible.

Au contraire, l'instabilité du pouvoir, quels que fussent ses inconvénients, eut du moins un avantage. Le pouvoir se sentit plus précaire ; par suite il fut plus humain. Il se sentit à la merci des prétoriens, des légions, même un peu du peuple et du sénat. Il comprit, quelquefois au moins, que, contre cette instabilité de la puissance militaire, l'estime des honnêtes gens, l'adhésion du sénat, la confiante sécurité de tous, pouvait être un appui. Il fut plus ménager du sang de ses sujets depuis qu'il se vit aussi dépendant du caprice de ses soldats. N'avons-nous pas vu deux hommes aussi indignes qu'Othon et Vitellius entrer les premiers dans un système de modération et de miséricorde politique où personne n'avait marché depuis Auguste ?

A partir de cette crise, le pouvoir demeura donc plus instable, ce qui est un mal ; mais en même temps plus averti, ce qui est un bien. L'ère des Césars fut finie ; les Domitien furent toujours possibles, mais les Vespasien purent être plus fréquents. Il se passa même tout un siècle pendant lequel, si l'on excepte les quinze années de Domitien, la sécurité intérieure de l'empire ne fut point troublée. Ce fut le siècle de Vespasien, de Titis, de Nerva, de Trajan, d'Antonin, de Marc-Aurèle ; Hadrien lui-même, le plus mauvais de cette série, n'est pas comparable aux Caligula et aux Néron. Ces princes surent prendre contre l'instabilité de l'empire la seule précaution possible, celle de gouverner sagement, de ne pas employer le bourreau ni la loi de majesté, et de se préparer, par une adoption sérieuse et réfléchie, un successeur, homme mûr, éprouvé, respecté, qui se trouvât d'avance imposé au choix du sénat, à l'approbation du peuple, à l'arrogance des soldats. Il se forma ainsi une sorte de dynastie adoptive qui donna à l'empire romain son ère la plus glorieuse et la plus prospère, et qui dura aussi longtemps que par bonheur les Césars n'eurent point de fils. Le type néronien pouvait paraître perdu ; malheureusement, au bout d'un siècle, Marc-Aurèle s'entêta à faire passer la pourpre à un détestable enfant, parce que cet enfant était le fils de sa femme, et l'empire romain retomba ce jour-là sous la loi désastreuse de l'hérédité.

Tels furent donc au point de vue politique les fruits de cette crise provinciale et militaire qui aboutit au règne de Vespasien. Mais elle n'amena ni ce rajeunissement intellectuel, ni ce réveil moral que nous remarquons après d'autres guerres civiles. Auguste, apportant la paix au monde, lui avait aussi apporté les gloires de la paix : à cette époque les luttes de la république avaient aiguisé les esprits ; dès que le repos leur fut rendu, ce repos fut fécond, et toute une génération d'écrivains et de poètes bénit le demi-dieu qui leur avait donné ces loisirs (Deus nobis hæc otia fecit). Au temps de Vespasien, il n'en fut pas de même. Son époque et celle de ses fils fut une époque lettrée, comme l'avait été auparavant celle de Néron, moins que ne le fut depuis celle de Trajan ; l'empire de Rome était essentiellement une société lettrée. Mais ce ne fut le siècle d'aucun grand génie : comme penseur et même comme écrivain, Pline l'Ancien est au-dessous de Sénèque ; Stace et Silius Italicus se traînent sur l'ornière de Virgile ; Martial est bien loin d'Horace.

En effet, le sentiment de superstition, qui avait poursuivi les esprits pendant toute la crise, les laissa, la crise passée, à un niveau inférieur. Ou avait eu de telles terreurs, on avait écouté tant de présages, on avait cru à tant de sortilèges, on avait accepté tant de manifestations prétendues surhumaines, que, pour toute grande pensée, la place manquait dans les âmes. II n'y avait guère plus de philosophie possible pour ceux qui avaient tant vécu avec les prestiges ; ni de religion pour ceux que les manifestations démoniaques avaient tant occupé ; ni de poésie pour ce siècle qui avait été réduit à diviniser Vespasien ; ni d'éloquence pour ceux qui, en dix-neuf mois, avaient eu à flatter et à maudire cinq Césars, sans compter une douzaine de généraux et une trentaine d'affranchis.

A plus forte raison, nul renouvellement moral ne devait-il se faire sentir. Il n'était pas donné à la vertu païenne de tirer le bien du mal, et de faire sortir, des souffrances même des peuples, une efflorescence de vertus nouvelles et de bienfaits inattendus. Ce qu'il y avait de philosophie morale et sérieuse sous Néron avait disparu ou à peu près au milieu du fracas des guerres civiles, au moment où son plus illustre représentant, Musonius, était bafoué aux portes de Rome par les-soldats flaviens. La dynastie vespasienne, amie des lettres comme le furent tous les Césars, n'était pas amie de la pensée ; elle expulsa deux fois les philosophes. Ce redoublement de paganisme et de superstition que la guerre civile avait suivi ou qu'elle avait amené abaissait la philosophie et ne servait pas à la vertu.

Comment en eût-il été autrement ? La corruption était trop invétérée, pour que la secousse donnée par quelques mois d'inquiétude et de souffrance pût en : guérir le monde. Pour moi, ce temps de misère et d'abaissement qui s'écoule de Tibère à Vespasien n'est explicable que par la profonde dégradation des mœurs ; le caractère d'égoïsme presque cynique qui domine dans les luttes que nous venons de décrire n'est compréhensible que par là. C'est dans cette vie inqualifiable des maisons romaines hellénisées que se formaient les âmes d'un Vinius, d'un Cécina, d'un Vitellius, pour qui assassiner l'un, faire un autre César, vendre à un troisième celui qu'ils avaient proclamé, était affaire de spéculation et de calcul : ces bandits des camps avaient reçu l'éducation des boudoirs. C'est par là que Vitellius avait commencé sa fortune sous Tibère ; que Tigellin et Othon avaient fait la leur sous Néron. C'est par là que s'explique en grande partie le crédit des affranchis, d'un Sporus et d'un Épaphrodite sous Néron, d'un Célus sous Galba, d'un Asiaticus sous Vitellius. C'est la corruption des mœurs, qui, plus que toute autre chose, rendait leur triomphe abominable ; elle fit détester le passage de Valens à travers la Gaule ; elle soulevait contre Rome ses sujets barbares[18] ; elle explique les trois quarts des révoltes, des assassinats, des trahisons. Quand Rome vit Othon continuer les débauches de Néron, elle désespéra. On remarque et on dédore dans l'histoire moderne les traces de l'influence qu'ont exercée sur les affaires des peuples les favorites des souverains : qu'était-ce donc quand une pareille influence, parfois tout aussi avouée, appartenait à des êtres auprès desquels madame Dubarry eût paru chaste ? Et ne comprend-on pas, quelle que soit à cet égard la réserve de l'histoire, que de désastres et de calamités devaient sortir pour les peuples de semblables conseils et de semblables influences, et combien la vie politique était atteinte par cette dégradation de la vie morale ?

Ce siècle était corrompu dans ses mœurs, et, par suite, il l'était dans ses pensées. Par la perversion des mœurs, il arrivait à cette abdication de tous les sentiments désintéressés qui est aujourd'hui, aux yeux de certains hommes, le nec plus ultra de la perfectibilité humaine. En paroles, il est vrai, il ne se complaisait pas autant qu'on le fait aujourd'hui dans l'égoïsme ; il ne se raillait pas autant que nous des mots de vertu, de gloire, de patriotisme, d'esprit de famille, mais cela seulement parce qu'il était rhéteur, et que ces mots avaient pour lui une valeur de rhétorique qui n'existe plus pour nous : mais, dans la pratique de cet égoïsme et de cette ironie, il allait, j'aime à le dire, plus loin que nous. Il raillait moins, mais il croyait moins, tandis que nous, bien souvent, tout en raillant, nous croyons. Il était roué autant que parfois nous cherchons à le paraître. De là, et de là seulement, pouvaient sortir ces deux années de saturnales militaires dans lesquelles les passions politiques ou nationales n'ont qu'un rôle si accessoire ; ces meurtres si gratuits et ces trahisons si effrontées ; cette guerre civile soulevée par des aventuriers, soutenue par des pillards, et terminée par le plus bourgeois des triomphateurs.

Aussi ne nous étonnons pas de ne point voir à l'issue de cette lutte une renaissance puissante et joyeuse comme avait été encore celle de Rome sous Auguste, comme fut celle de la Francs sous Henri IV, celle de nos aïeux après la Fronde, celle de nos pères sous le Consulat. Certes la corruption avait été grande et au seizième, et au dix-septième, et au dix-huitième siècles. Mais alors du moins la fibre n'était point gâtée, les consciences n'étaient pas épaissies à ce point où, quelque chose qui les heurte, elles ne rendent plus aucun son. Aussi, après les turpitudes et les désastres de ces trois époques, les âmes se sont elles trouvées capables de grandes choses, les intelligences de nobles pensées, les cœurs de hautes vertus, et sous Henri IV et sous Louis XIV et sous l'Empire, et même aujourd'hui. Mais au temps de Vespasien il n'en fut pas de même. La lutte fut terminée, mais ne laissa nulle grandeur après elle ; il n'y eut que du repos, non de la gloire ; le siècle ne sortit de sa crise ni jeune ni rajeuni ; il en sortit triste, affaissé, inquiet, mystique, effaré, inférieur en intelligence à ce qu'avait été le siècle d'Auguste, à ce que devait être celui de Trajan ; pacifié, niais sans grandeur ; convalescent, mais sans joie ; guéri, mais non d'une de ces maladies de jeunesse qui laissent une vie nouvelle au corps purifié comme par le feu ; il en sortit pansant ses plaies et comblant le déficit de son budget sous le maltôtier Vespasien.

Il faut dire, il est vrai, que, si cette crise avait été plus stérile que d'autres, par compensation elle avait moins duré. Les guerres de religion ont duré trente ans ; la guerre de la Fronde, cinq ; les luttes de la révolution, jusqu'au 18 brumaire, en ont duré dix. Les guerres civiles durent plus longtemps à proportion que la cause en est plus profonde. Celles qui ont les convictions pour mobiles ne s'achèvent pas de sitôt ; les convictions sont vivaces et acharnées ; elles passionnent les peuples, elles transforment le bourgeois en soldat, les nations en armées. Celles qui n'ont pour mobiles que les appétits durent peu ; les appétits se lassent, les égoïsmes se satisfont ou se fatiguent ; il n'y a sous les drapeaux que le petit nombre d'hommes qui sont payés ou qui espèrent l'être. Elles ont l'haleine plus courte. C'est là du moins leur avantage.

Du reste, au moment où nous nous sommes arrêtés (printemps de 70), tout n'était pas fini. L'arrivée de Vespasien avait pacifié Rome ; mais l'empire demeurait profondément ébranlé. La Gaule demeurait toujours soulevée ; les barbares partout en armes, Jérusalem en révolte, les esprits troublés, la raison publique égarée par tant de secousses. La puissance romaine, tout ébranlée encore des luttes intérieures, semblait maintenant prête à périr par les attaques du dehors. Le détail et la fin de ces guerres, la soumission de la Gaule, la chute de Jérusalem, et cette radicale perturbation des esprits qui demeura même après que tout le trouble matériel eut cessé ; voilà ce qui nous reste à faire connaître.

 

 

 



[1] Tacite, Hist., IV, 7, 8, 10.

[2] Velut expiato terrarum orbe. Tacite, IV, 3.

[3] Bellum magis desierat quam pax cœperat, IV, 1. — Magis alii homines quam mores, II, 95.

[4] Galba amena en Italie une légion d'Espagne : 6.000 hommes. Vitellius et ses lieutenants en amenèrent environ 110.000. Othon leur en opposa environ 30.000. L'invasion flavienne en amena environ 60.000, soit un total de 206.000 hommes ; avec les esclaves : 412.000 hommes.

[5] Sur Antonius, Tacite, Hist., III, 49, 50, — Sur Mucien, Tacite, II, 85, 84. — Josèphe, de B., IV, 42 (11, 4). — Sur Domitien, Tacite, IV, 9, 59. — Josèphe, VII, 11 (4, 2). — Suétone, in Dom., I.

[6] Voyez sur L. Vitellius, Tacite, IV, 2. — Suétone, in Vit., 18. — Xiphilin, LXVI, 20. — Sur le jeune Germanicus, Tacite, II, 59, 67 ; III, 66 ; IV, 80. — Suétone, in Vit., 6, 8. — Xiphilin, ibid. — Sur Calpurnius Galérianus, fils d'un Pison qui avait conspiré et péri sous Néron, Tacite, IV, 11. — Sur L. Piso, proconsul d'Afrique, Tacite, IV, 58, 48-50.

[7] Suétone, in Vit., 12 ; in Vesp., 8, 9, 11, 15. — Tacite, Hist., IV, 7, 9, 12, 14, 40, 52.

[8] Neque enim bellis civilibus capti in prædam vertuntur... Nec venumdari aliudve belli commercium. Tacite, II, 32, 35, 41.

[9] Tacite, II, 8, 9, 72.

[10] Quadringenties millies. Suétone, in Vesp.

[11] Marc., XIII, 19.

[12] Tacite, III, 3, 7, et l'inscription célèbre de imperio Vespasiani, trouvé à Saint-Jean de Latran, et qui servit, je ne sais trop comment, de texte à une harangue patriotique de Rienzi. Vespasien reçut dès l'an 69 tous les titres impériaux, Auguste, grand-pontife, etc. Son empire date du 1er juillet 69. Il n'accepta que plus tard les titres de tribun et de père de la patrie. — Ses deux fils étaient nés, Titus le 30 décembre 41, Domitien le 24 octobre 51.

[13] Suétone, in Domit. — Xiphilin, LXVII, 1.

[14] Monnaies qui portent : TITVS ET DOMITIANVS CAESARES. PRIN. IVVENT., ou CAESARES VESP. AVG. G. — AETERNITAS P. R. — CONSEN (sus) EXERCIT (uum) (deux soldats se donnant la main). — Statue trouvée à Spolète, avec cette inscription : SACRVM PRO REDITV IMP. — NEP (tunus) RED (ux). — ROMA RESVRGIS.

[15] Tacite, III, 62.

[16] Voir Suet, in Vesp., 13 ; in Tito, 6. — Mucien fut consul dans les années 63, 70 et 75. On suppose qu'il mourut en 76. Il avait écrit sur les antiquités romaines et sur l'Orient.

[17] Pline.

Hic situs est Rufus, pulso qui Vindice, quondam

Imperium adseruit, non sibi, sed patriæ.

Nec quemquam sœpius omnis seditio infestavit, dit Tacite, II, 68. — Voir du reste Tacite, I, 8, 11, 49, 68. — Xiphilin, LXIII, p. 725, 726 ; LXIV, 4. — Plutarque, in Galba, p. 1492 ; in Oth., 1509. — Suétone, in Nerone, 47 ; in Galb., 11. — Pline, Ép., II, 1 ; VI, 10 ; IV, 19. (C'est là qu'il dit : Suæ posteritati interfuit). Verginius fut consul en 63, 69 et...

[18] Tacite, Hist., I, 66 ; IV, 14. - Dion, LXIV, 8.