LES CÉSARS DU TROISIÈME SIÈCLE

TOME TROISIÈME

LIVRE X. — FIN DE L'EMPIRE PAÏEN - 305-323

CHAPITRE III. — CHÂTIMENT DES PERSÉCUTEURS. MAXIMIEN ET GALÈRE - 310-311.

 

 

Le dénouement approchait. Les dissentiments entre les Césars devaient après une courte trêve se traduire par une guerre nouvelle. Et surtout, le cri de l'Église persécutée devait enfin monter jusqu'au ciel ; le châtiment des persécuteurs allait commencer.

L'Empire souffrait. Six années de guerre civile, et d'une guerre civile que chacun sentait prête à renaître, avaient jeté le trouble et la désolation partout. La guerre civile avait engendré, comme il arrive toujours, le brigandage sur terre, la piraterie sur mer ; la Méditerranée, au lieu d'être un lien entre les peuples de l'Empire, était une barrière qui les séparait ; les navires craignaient la population des côtes ; les riverains de la mer craignaient les navires qu'ils croyaient toujours chargés de pirates ; on saisissait les nouveaux débarqués, on les torturait, on les jugeait pirates et on les mettait en croix[1]. Avec ces révolutions perpétuelles, ces guerres des Césars contre l'Église, ces guerres des Césars les uns contre les autres, la défiance était partout.

Cette situation où naissaient tant de soupçons et de crainte amena d'abord le châtiment de quelques-uns des agents secondaires de la persécution. Eusèbe nous cite deux préfets de Palestine qui l'un et l'autre s'étaient signalés par leur cruauté envers les chrétiens ; tous deux furent punis avant la fin de la persécution et par la main même du persécuteur Daïa. L'un d'eux, Urbanus, ami, favori, convive habituel de Data, lui fut dénoncé je ne sais pour quel crime ; du jour au lendemain, il fut dépouillé de toutes ses dignités, livré aux insultes et à la risée du peuple, et, malgré ses supplications et ses larmes, condamné à mort par Data dans cette ville de Césarée où il avait fait périr tant de chrétiens[2]. L'autre, Firmilianus, eut aussi la tête tranchée par ordre du prince[3].

Mais le tour des princes eux-mêmes était venu.

Le vieux, l'insensé, l'opiniâtre Maximien devait le premier porter la peine du sang versé. Comme il arrive si souvent aux natures basses, il ne pouvait pardonner à Constantin de lui avoir pardonné. Il vivait libre dans le palais du prince ; Fausta, fille de l'un et femme de l'autre, était un lien entre ces ennemis irréconciliables. Mais un jour, Maximien, toujours insatiable de régner, aborde Fausta et veut la faire conspirer contre la vie de son époux : Il saura bien, dit-il, lui procurer un mari plus digne d'elle. Qu'elle laisse seulement ouverte la porte de la chambre où Constantin repose. Fausta, qui ne peut sauver son mari sans perdre son père, feint de consentir à tout, mais révèle tout à Constantin. La porte de la chambre reste ouverte, les gardes sont écartés, mais un eunuque est mis dans le lit du prince. Au milieu de la nuit, Maximien se lève et traverse le palais ; à ceux qu'il rencontre, il dit qu'il a rêvé et veut parler de son rêve à son gendre (prétexte plausible à cause de l'importance qu'on attachait aux songes). Il entre dans la chambre, tue l'eunuque et court proclamer au dehors la mort de Constantin. Mais le premier personnage qu'il rencontre c'est Constantin lui-même entouré d'hommes armés. On lui laisse le choix de la mort ; et, pour accomplir la prophétie de je ne sais quel démon qui lui avait annoncé qu'il mourrait par le lacet, le superbe Maximien, glorieux empereur pendant vingt ans, est réduit à se pendre (310)[4].

Pendant que la justice de Dieu s'exerçait ainsi sur le premier des persécuteurs, son collègue et sa créature Galère approchait lui aussi de son vingtième anniversaire et plus encore du jour marqué de Dieu pour sa punition. L'approche de cette fête qu'il voulait célébrer avec magnificence lui servait de prétexte pour aggraver les impôts et ruiner plus complètement ses peuples, lorsque le Seigneur Dieu, qui voit tout, le frappa, comme il avait frappé le persécuteur Antiochus, d'une plaie inguérissable (311). Une douleur atroce déchira ses entrailles et cela avec justice, comme il avait déchiré les entrailles[5] des chrétiens. Celui qui avait cru commander aux flots de la mer, et qui s'était montré orgueilleux au delà de l'humaine mesure, humilié maintenant jusqu'à terre, sentit en lui la puissance de Dieu qui se manifestait par ses douleurs[6]. Ce fut une maladie hideuse et humiliante, provoquée par l'intempérance qui avait donné à ce corps gigantesque un embonpoint excessif et malsain[7]. Lactance et Eusèbe nous en donnent une description dont nous épargnons les détails à nos lecteurs. Des plaies sans cesse renaissantes et laissant échapper des flots de sang qu'on avait peine à arrêter ; le haut du corps affreusement décharné ; les membres inférieurs, pâles, enflés, difformes comme ceux d'un hydropique ; les pieds semblables à des outres ; tels sont quelques-uns des symptômes qui nous sont décrits. Mais surtout, comme pour le persécuteur Antiochus, du corps de cet impie sortaient des vers[8] ; les viandes cuites et fumantes qu'on leur présentait pour les attirer au dehors en attiraient des milliers, mais sans épuiser leur multitude. Les chairs vivantes dissoutes par la douleur tombaient en lambeaux que les médecins étaient forcés de couper et de recouper sans cesse ; une odeur pestilentielle dégoûtait ceux qui voulaient s'approcher, et rendait intolérable le voisinage de l'homme qui peu auparavant croyait toucher les étoiles du ciel[9]. Le palais, la ville même, dit Lactance, en étaient infectés ; les médecins fuyaient ; il fallait les appeler et les retenir sous peine de mort. Mais leur science s'épuisait en vain ; les plus célèbres, amenés de toutes parts, ne pouvaient trouver aucun remède. Galère faisait consulter Apollon et Esculape ; Apollon et Esculape donnaient à celui qui leur avait offert tant d'hécatombes humaines des remèdes qui aggravaient son mal[10].

Alors, Galère, comme Antiochus, descendant des hauteurs de son orgueil, en vint à se reconnaître ; averti par ce coup de la main divine dont les douleurs étaient à chaque instant plus cruelles, ne pouvant plus même supporter la puanteur de son corps, il dit : Il est juste d'obéir à Dieu, et, mortel, de ne pas se faire l'égal du Seigneur[11]. Il n'y avait guère en ce siècle d'âme païenne jusqu'au fond ; une certaine lueur de vérité perçait à travers les plus épaisses ténèbres ; on ne faisait pas la guerre au Christ sans avoir la conscience que c'était au vrai Dieu qu'on faisait la guerre. Ainsi ce scélérat priait le Seigneur de qui il ne devait pas obtenir miséricorde ; et, la cité[12] chrétienne vers laquelle il était en marche pour la détruire et en faire le tombeau de ses habitants entassés, il voulait maintenant lui rendre la liberté[13]. Ces chrétiens qu'il n'avait pas même jugés dignes de la sépulture, mais qu'il avait jetés aux oiseaux et aux bêtes pour être dévorés, qu'il devait exterminer jusqu'aux plus petits enfants, il promettait comme Antiochus d'en faire les égaux du peuple d'Athènes[14] ou de Rome. Ce temple saint, cette église de Nicomédie qu'il avait pillée, il ordonnait de la relever. Il rassemblait autour de son lit les dignitaires de son palais, leur prescrivait de faire cesser la persécution, de faire reconstruire les églises, afin que les chrétiens, réunis comme autrefois, priassent Dieu pour la santé de leur Empereur. Enfin ses douleurs ne cessant point (car le juste jugement de Dieu était tombé sur lui), dans son désespoir il écrivait comme une prière à Dieu. L'édit suivant (30 avril 31 !) semblable à la lettre suprême d'Antiochus au peuple juif présente un singulier mélange ; l'orgueil du prince et l'obstination du païen y luttent encore contre les terreurs du moribond. Cet édit, bien certainement authentique, car nul ne l'eût ainsi inventé, est transmis dans les mêmes termes en grec par Eusèbe et en latin par Lactance :

L'Empereur César Galérius Valérius Maximianus, invaincu, Auguste, pontife suprême ; grand Germanique, grand Égyptiaque, grand Thébaïque, cinq fois grand Sarmatique, grand Persique, deux fois grand Carpique, six fois grand Arméniaque, grand Médique, grand Adiabénique   (en tout dix-neuf victoires !) ; revêtu pour la vingtième fois de la puissance tribunitienne, dix-neuf fois Imperator, huit fois consul, père de la patrie, proconsul.... — Suivent les titres de Constantin et de Licinius, car tous les empereurs s'associaient dans leurs actes.

Un des objets de notre sollicitude pour le bien et la prospérité de la République avait été jusqu'ici de rétablir les lois anciennes et la tradition héréditaire du peuple romain, et de pourvoir à ce que les chrétiens qui ont déserté le culte de leurs pères revinssent à des sentiments meilleurs. Tel avait été en effet le changement de pensée de ces hommes et l'erreur qui avait obsédé leur esprit, que, au lieu de suivre les anciennes coutumes peut-être établies par leurs propres aïeux, ils s'étaient fait des lois à leur guise, les avaient mises en pratique et avaient tenu en divers lieux des conciliabules. Par suite de l'édit que nous avons rendu pour les rappeler aux institutions anciennes, grand nombre d'entre eux se sont trouvés exposés aux plus grands périls ; beaucoup, mis en face du supplice, ont subi divers genres de mort. Mais, puisque la plupart persévèrent dans leur désobéissance, et, tout en cessant de pratiquer les cérémonies chrétiennes, se refusent à rendre aux dieux le culte qui leur est dû ; ne consultant que notre inépuisable clémence et notre constante habitude d'user de grâce envers tous les hommes, nous voulons, cette fois encore, manifester la plus large indulgence. Nous permettons à ces hommes d'être chrétiens et de relever les maisons où ils s'assemblaient, sans être obligés à rien de contraire à leurs traditions. Par une lettre spéciale, nous ferons connaître aux juges la conduite qu'ils doivent tenir. Mais que maintenant, après cette grâce que nous leur accordons, les chrétiens adressent à leur Dieu des prières pour la conservation de notre vie, pour le salut de la République et pour leur propre salut, afin que partout la République soit à l'abri de tout péril et qu'eux-mêmes vivent en paix chacun dans sa patrie[15].

Étrange contradiction de cet homme qui commence par traiter les chrétiens de rebelles et leur Dieu de faux Dieu, puis finit par ordonner à ces rebelles de prier leur Dieu pour la santé du prince ! Peu de jours après, ce nouvel Antiochus, comme le premier, homicide et blasphémateur, cruellement frappé après avoir frappé tant d'autres, mourait misérablement[16], rongé par le mal qui faisait tomber sa chair en lambeaux, remettant sa femme et son fils entre les mains de Licinius qui ne devait pas justifier cette confiance. Sa mort eut-elle lieu hors de Nicomédie ? Ou bien Lactance suppose-t-il qu'elle fut tenue cachée pendant quelque temps, lorsqu'il ajoute qu'elle fut connue à Nicomédie le jour des Ides de mai (15 mai 311) ? Le 1er mars suivant était ce vingtième anniversaire qu'il avait prétendu célébrer avec tant de gloire[17].

Ainsi mourait, après Maximien l'auteur de la persécution dans les Gaules, Galère le promoteur de la persécution universelle.

On put croire un instant morte avec lui la persécution qu'il condamnait en mourant. L'iniquité en était si évidente, elle avait révolté tant d'âmes, que la rétractation de Galère expirant se trouva comme imposée à ses collègues Licinius et Daïa. L'audace leur manqua pour continuer le régime atroce que son plus ardent promoteur abolissait au lit de mort. Daïa cependant aurait voulu dans les provinces qu'il gouvernait tenir secret l'édit de Galère ; il défendit de le publier. Mais il l'exécuta quoique de mauvaise grâce ; une lettre non ostensible de son préfet du prétoire[18] répéta de sa part aux gouverneurs des provinces à peu près ce que Galère disait dans son édit : Le prince se confessait vaincu par l'obstination des chrétiens, et sa clémence reculait devant l'effusion du sang, plus abondante que jamais, que leur entêtement eut rendue nécessaire ; les gouverneurs devaient donc écrire aux curateurs des villes et aux magistrats des bourgades de ne plus s'occuper de semblables affaires. Cet ordre si discrètement donné s'exécuta avec éclat. On était tellement las et révolté de la persécution que les magistrats, honteux et pleins de remords, eurent hâte d'en déposer le fardeau ; Daïa fut obéi, peut-être plus qu'il n'eût voulu. Toutes les prisons s'ouvrirent en Syrie et en Égypte, comme elles s'étaient déjà ouvertes à Nicomédie et dans l'Asie-Mineure pendant les derniers jours de la vie de Galère ; les ateliers des mines s'ouvrirent aussi, et des cortèges de confesseurs, mutilés, mais radieux, partirent de là pour retourner dans leurs villes natales. Ils passaient, chantant des hymnes, triomphants, pleins de joie, au milieu des acclamations, non-seulement des chrétiens, mais de tous. Les églises se rouvraient ; les assemblées chrétiennes recommençaient au grand jour ; on y accueillait avec un respect plein de joie ces martyrs de Jésus-Christ qui avaient subi jusqu'à deux et trois fois la torture, qui avaient porté les chaînes, quelques-uns pendant huit ou neuf ans, et qui revenaient avec les glorieux stigmates de leur héroïsme. On voyait plus que jamais les tombés accourir en foule, suppliant et à genoux, dans les larmes et sous la cendre, pour que l'Église leur tendît les bras. Le peuple païen ne s'indignait pas, il admirait ; ceux qui s'étaient montrés les plus acharnés contre les chrétiens persécutés venaient féliciter les chrétiens triomphants ; et, à la vue de ce retour inespéré, de cette force de la patience protégée de Dieu qui avait vaincu la force des puissances humaines, les multitudes s'écriaient : Le Dieu des chrétiens est le seul grand et le seul vrai Dieu ![19]

Mais cette heure de joie par malheur devait être courte. Pendant qu'on se demandait qui allait remplacer Galère, ce dernier reste enfin disparu de la tétrarchie de Dioclétien ; Daïa, audacieux et violent, avait envahi les états de Galère ; pour s'y faire bien accueillir, il n'avait eu qu'à proclamer l'abolition du cens que son oncle avait imposé. Que faisait cependant Licinius ? Où était-il ? Comment ne s'opposa-t-il pas à cette invasion que rien ne justifiait ? Tout ce que nous savons, c'est qu'après s'être regardés quelque temps eux et leurs armées d'une rive du Bosphore à l'autre, un accord se fit entre Licinius et Daïa, et l'héritage de Galère, l'Asie-Mineure fut abandonnée à celui-ci[20].

Ce succès de Daïa devait être funeste à ce qui demeurait de la famille de Dioclétien. Sa fille Valérie, veuve de Galère, avait été confiée par son mari mourant à Licinius ; se défiant de lui, elle aima mieux suivre Daïa, parce que, dit Lactance, celui-ci avait sa femme près de lui. Elle aurait dû savoir quel faible lien c'était qu'un mariage ; à peine au pouvoir de Maximien Daïa et portant encore ses habits de deuil, elle reçoit de lui un message : Daïa, prêt à divorcer, dit-il, lui demande sa main. — Sous ce triste vêtement, répond-elle, quand la cendre de son mari, père adoptif de Maximien, est tiède encore, elle ne peut entendre parler de mariage ; et lui ne doit pas se séparer d'une épouse fidèle. Il est honteux et sans exemple qu'une veuve de son rang se soit remariée. Ainsi, irrité dans sa passion pour celle que du vivant de Galère il appelait sa mère, le pâtre illyrien passe de l'amour à la haine. Valérie est proscrite, ses biens confisqués, ses serviteurs lui sont enlevés, ses eunuques mis à mort ; elle et sa mère sont promenées d'un exil à un autre ; des femmes de haut rang, leurs amies, sont condamnées à mort sur de calomnieuses accusations d'adultère. Valérie reléguée dans les déserts de Syrie parvient cependant à faire tenir un message à son père ; et Dioclétien, de sa retraite de Salone, multiplie pour elle les prières, les lettres, les messages auprès de Daïa. Mais il n'obtient rien pour sa fille et pour sa femme de l'homme qu'il a fait César. Nous verrons plus tard s'achever sur ces malheureuses femmes la vengeance divine qui poursuivait  la famille de Dioclétien[21].

Quand on traitait ainsi une fille d'empereur, devait-on épargner les chrétiens ? Daïa était maintenant seul maître de toute la partie asiatique de l'empire. Aucun César à cette heure n'avait autant de sujets ni un aussi vaste domaine. Il n'osa cependant pas rentrer tout de suite et sans détour dans les voies de la persécution. L'héroïque patience des chrétiens lui semblait redoutable ; et Constantin, à l'autre bout du monde, suivant en paix et avec gloire les voies d'une politique toute autre, Constantin lui faisait peur ; ou par ses menaces ou par ses conseils Constantin le forçait de dissimuler[22]. Daïa affecta d'abord une dévotion païenne excessive, multipliant les sacerdoces, les donnant ou les imposant aux notables de chaque ville ; faisant faire des sacrifices quotidiens, dans son palais surtout ; mettant des prêtres au service de sa cuisine afin de ne rien manger qui n'eût été immolé comme victime ; répandant sur tous les plats de sa table le vin des sacrifices afin que nul chrétien, s'il y en avait là quelqu'un, n'échappât à la souillure[23]. Il ravivait en même temps la haine assoupie du peuple païen contre les chrétiens. De prétendus Actes de Ponce Pilate, remplis de blasphèmes contre Notre-Seigneur, étaient par son ordre colportés, affichés, enseignés dans les écoles où le mal s'enseigne toujours si facilement, le bien avec tant de peine. Il faisait colporter aussi un interrogatoire subi dans les tortures par deux misérables femmes qui n'avaient jamais été chrétiennes et qui renouvelaient contre les chrétiens les accusations d'infanticide et d'inceste, populaires autrefois, alors oubliées. Il obtenait sans beaucoup de peine que les magistrats de Nicomédie[24] et de quelques autres villes dénonçassent à lui et au peuple la perversité des chrétiens et lui demandassent comme une grâce de recommencer la persécution. Un certain Jupiter surnommé Philius, qu'il avait installé tout exprès à Antioche, était mis à l'œuvre dans ce but, et ses oracles, d'accord avec la municipalité, insistaient pour que les chrétiens fussent expulsés de cette cité : A ces demandes qui lui étaient si agréables, Daïa répondait par une longue lettre, pieuse, dévote, complimenteuse ; louant la piété des villes qui lui écrivaient ainsi ; attribuant à la présence impure des chrétiens les calamités des temps passés, à la piété païenne ressuscitée la prétendue félicité du temps présent, accordant aux cités, comme une douce récompense, l'ordre d'éloigner d'elles ceux qui persévéraient dans le christianisme. Requêtes des villes, réponses du prince, anciens édits contre les chrétiens, tout cela était gravé sur le bronze et se lisait sur les places publiques : le bronze était le Journal officiel de ce temps-là, ce qui ne fait pas que le bronze fut toujours véridique. Six mois étaient à peine passés et la persécution recommençait[25].

Cette fois encore, elle eut la prétention philanthropique de ne pas tuer. Des yeux crevés, des membres amputés, des mains, des nez, des oreilles coupés devaient lui suffire. Cependant on noyait secrètement quelques victimes et l'on comptait bien que la Méditerranée discrète n'en irait rien dire à Constantin[26]. Mais la passion et la passion dépitée ne supporte pas longtemps ces déguisements. On les rejeta bientôt quand il s'agit de certains évêques, illustres prédicateurs de la foi. A Émèse, trois d'entre eux furent jetés aux bêtes le même jour, parmi lesquels Sylvain, évêque depuis quarante ans et parvenu à l'extrême vieillesse[27]. A Alexandrie, l'évêque Pierre, dont nous avons mentionné les luttes pour la pureté de la foi, fut avec d'autres évêques égyptiens saisi tout à coup et décapité par ordre exprès du prince[28]. A Nicomédie, Lucien, prêtre d'Antioche, avant d'obtenir la mort, subit mille tortures et en particulier celle de la faim ; pour la rendre plus atroce, on avait dressé en face de lui une table chargée de viandes, mais de viandes immolées aux idoles et ne pouvait manger sans apostasie ; il résista à cette tentation si cruellement perfectionnée, et quand on l'interrogea une seconde fois, il n'eut qu'une réponse : Quel est ton nom ?Je suis chrétien. — Ta patrie ?Je suis chrétien. — Ta profession ?Je suis chrétien[29].

Ce jour-là donc, où après un court repos, après un éclair d'espérance et de joie, les chrétiens voyaient la persécution ne renouveler, ils semblèrent au premier moulent juger l'épreuve au dessus de leurs forces : Cette lettre de Maximien affichée partout, dit Eusèbe qui vivait sous l'empire de ce tyran, nous ôtait, dans la mesure où l'homme peut le faire, notre dernière. Il nous amblait être à ce moment où, selon les divins oracles, les élus eux-mêmes, s'il est possible, seront troublés. L'attente du secours céleste se refroidissait dans l'âme de quelques-uns. Mais, ajoute-t-il, les messagers qui portaient la lettre du prince dans les provinces les plus lointaines n'étaient pas encore au terme de leur course, et déjà Dieu, protecteur de son Église, commençait à briser l'orgueil du tyran et manifestait la présence de son bienfaisant pouvoir[30].

En effet, quoi qu'eut pu dire tout à l'heure Maximien Daïa de la prospérité de son empire, son empire n'était point heureux. Cette tradition fiscale que les empereurs se transmettaient en l'aggravant amenait comme une disette permanente ; Daïa, il est vrai, à son entrée dans l'Asie-Mineure, avait aboli solennellement le cens de Galère ; mais ni sa tête ni son cœur n'étaient faits pour tenir une telle promesse. Bientôt il recommença en fait de fiscalité Galère et Dioclétien ; il glana après eux les épis qu'ils avaient laissé tomber ; revendiquant les vieilles dettes ; revendiquant les troupeaux pour ses sacrifices quotidiens ; nourrissant, enrichissant, habillant d'or et de soie les milliers de courtisans, prêtres, devins, soldats barbares qui fourmillaient autour de lui ; leur donnant les biens de l'un, les biens de l'autre ; tellement, dit Lactance, que, lorsqu'il se contentait de confisquer, il fallait lui rendre grâce comme on rend grâce à un brigand qui vous dépouille sans vous tuer. Que sous une telle domination l'Empire fut affamé, nul ne s'en étonnera. Les greniers se fermaient, les boutiques étaient mises sous le scellé ; avec des récoltes abondantes le prix des denrées haussait toujours[31]. Les prétendus pactes de famine sont un rêve ; mais la tyrannie peut bien créer la famine ; elle l'a créée en 1793.

A plus forte raison quand des causes naturelles de disette vinrent s'ajouter à l'épuisement fiscal, quand des pluies continuelles amenèrent une mauvaise récolte, la famine parut, et après elle l'épidémie. Un seul médimne (cinquante-deux litres) de froment se vendit deux mille cinq cent drachmes attiques (deux mille cent cinquante francs) ; on vendit ses propriétés, ses enfants même, pour avoir du pain. On voyait sur les places des femmes dont la physionomie et le costume trahissaient l'opulence passée et qui mendiaient. Des êtres décharnés, chancelants, tombaient tout à coup dans les rues agonisant et ne pouvant dire que ce seul mot du pain ! On essaya de se nourrir d'herbe et de foin ; ces tristes aliments amenaient ou aggravaient l'épidémie. Dans certains villages le livre du cens où étaient inscrits bon nombre de cultivateurs dut être biffé comme d'un seul trait, tant la mort faisait vite son office I Pendant quelque temps les riches vinrent au secours des pauvres : mais, à force de voir tant de misère, leurs cœurs s'endurcirent, et ils commencèrent à redouter le jour où eux-mêmes seraient mendiants ; ils n'étaient pas chrétiens. Les chrétiens seuls, ces prétendus ennemis publics, luttèrent jusqu'au bout, nourrirent les affamés, soignèrent les malades, ensevelirent les morts, qui restaient nus sur la place et que les chiens dévoraient. Une fois de plus, il fallut que des bouches païennes louassent le Dieu des chrétiens et vissent dans ces persécutés les vrais adorateurs du Maitre du monde[32].

Aux souffrances de la disette et de la peste s'ajoutaient celles de la guerre, et d'une guerre provoquée par Daïa en haine du christianisme. A cette époque, auprès de l'empire romain toujours païen, il y avait un pays, un peuple, une royauté chrétienne. Ce royaume d'Arménie que Rome et Ctésiphon s'étaient si longtemps disputé, que Probus avait accru pour s'en faire un rempart contre la Perse, était devenu un royaume chrétien. Le fils d'un usurpateur du trône d'Arménie renversé par les Romains avait échappé tout enfant et comme par miracle au massacre de sa famille. Transporté dans la ville romaine de Césarée en Cappadoce, il y avait reçu la semence de la foi et, sous le nom chrétien de Grégoire (vigilant), ce nom que l'Église semble avoir créé pour quelques-uns de ses plus grands saints, il était retourné clans son pays natal. Là, il y avait prêché, il avait souffert, il avait formé des néophytes et des martyrs. On comptait jusqu'à soixante-dix hommes et trente-trois femmes ou vierges consacrées, qui, convertis par lui, avaient souffert pour la foi. L'une d'elles, Ripsima, avait par sa beauté éveillé malgré elle les désirs du roi Tiridate (Dirtad), et, pour la punir de ses chastes refus, il l'avait fait périr dans d'atroces supplices. Mais ce sang n'avait pas été perdu ; le martyre de tant de saints avait amené la conversion de leur patrie ; le martyre de Ripsima avait amené la conversion du roi son bourreau[33]. Il s'était fait là, avant l'heure de Constantin, une nation chrétienne et indépendante sous un roi chrétien[34].

C'est ce voisinage du christianisme et de la liberté que le despote païen ne pouvait souffrir. Daïa, maître de toute l'Asie romaine, marcha contre le petit peuple arménien pour l'obliger à renier son Dieu (312) ; et, pour la première fois dans l'histoire du monde (si nous exceptons celle des Juifs), eut lieu ce spectacle, si souvent renouvelé depuis le quatrième siècle jusqu'au dix-neuvième, d'une nation libre défendant les armes à la main sa religion et sa liberté. Par malheur les événements de cette guerre nous sont restés inconnus ; et ni les annales du monde romain remplies par ses querelles intérieures, ni même les annales arméniennes ne nous en font connaître le détail. Ce qui est certain par le témoignage d'Eusèbe, c'est que Daïa ne put vaincre l'Arménie chrétienne. L'armée romaine échoua non sans de grandes pertes dans cette guerre contre un petit peuple montagnard, et Daïa porta la peine de son aveugle haine contre les chrétiens[35].

Sept ans après (319), l'empereur Constantin et le roi Tiridate faisaient alliance dans Rome ; un peu plus tard, Grégoire justement surnommé l'Illuminateur, après avoir porté le flambeau de la foi jusqu'au pied du Caucase, déposait l'épiscopat et mourait dans une cellule d'ermite entouré de la vénération universelle.

Ainsi, pendant ces deux années, le persécuteur Maximien et le persécuteur Galère venaient d'être brisés, et le châtiment avait commencé pour le persécuteur Daïa.

 

 

 



[1] Eusèbe, Hist. Ecclés., VIII, 45.

[2] Eusèbe, De martyribus Palœstin., 7.

[3] Eusèbe, De martyribus Palœstin., 11.

[4] Lactance, De mortibus persec., 30. — Eusèbe, De martiryb. Palœst., in proœmio.— Aur. Victor, De Cæsarib., dit de Maximien : Jure interierat. L'autre Victor : Pœnas, mortis genere postremo, fractis laqueo cervicibus luit. — Eutrope : Justissimo exitu, (X, 1). — Zosime, quoique païen ardent et très-ennemi de Constantin, dit qu'ayant dressé des embûches à Constantin, Maximien fut découvert par Fausta, qui révéla tout à Constantin et qu'il mourut désespéré à Tarse (II, 11). L'indication de Tarse est évidemment erronée, quoiqu'elle se retrouve dans Socrate. Ils auront confondu Maximilien Herculius avec Maximien Galère.

[5] II Mach., IX, 5, 8.

[6] II Mach., IX, 8.

[7] Il avait été réduit à prescrire qu'on n'obéit pas à ses ordres donnés après le repas. Anonym. Vales.

[8] II Machab., IX, 9.

[9] II Machab., IX, 10.

[10] Lactance, De mortib. persec., 33. Eusèbe, Hist. Ecclés., VIII, 17. — Serdicœ (?), morbo ingenti sic distabuit, ut aperto et putrescenti viscere moreretur. Anonymus Valesii. Les auteurs païens ne sont pas en désaccord avec eux : Vulnere pestilenti consumptus. Victor, De Cœsarib. — Consumptis genitalibus defecit, dit Victor (Épitomé), qui semble attribuer cette blessure à la guerre en Italie contre Maxence. — Une blessure incurable mit fin à sa vie, dit Zosime, II, 41.

[11] II Mach., IX, 11, 12.

[12] II Mach., IX, 13.

[13] II Mach., IX, 14.

[14] II Mach., IX, 15.

[15] Lactance, 34, Eusèbe, H. E., VIII, 17.

[16] II Machab., IX, 28.

[17] Lactance, 35. Eusèbe, H. E., VIII, 16, 17. De vita Constantini, I, 57.

[18] Elle est rapportée dans Eusèbe, H. E., IX, 1.

[19] Eusèbe, IX, 1.

[20] Lactance, De mort. persec., 36.

[21] Lactance, De mort. persec., 39-41.

[22] Lactance, De mort. persec., 36, 37.

[23] Lactance, De mort. persec., 36, 37. Eusèbe, H. E., IX, 4.

[24] Nicomédie est mentionnée dans la lettre de rétractation de Daïa. Eusèbe, H. E., IX.

[25] Eusèbe, H. E., IX, 2-7, où il donne le texte de la lettre de Daïa.

[26] Lactance, De mort persec., 36, 37.

[27] Saint Sylvain, évêque d'Émèse, et deux autres évêques, 6 février.

[28] Saint Pierre, évêque d'Alexandrie, 26 novembre. Saint Fauste, prêtre, et 660 autres, sainte Catherine, vierge, 26 novembre.

[29] Eusèbe, H. E., IX. Saint Chrysostome, Homil. 46. Acta sincera, 7 janvier.

[30] H. E., IX, 7.

[31] Lactance, De mort. persec., 37.

[32] Eusèbe, H. E., IX, 8.

[33] Saint Grégoire l'Illuminateur, né vers 240, — sa prédication et ses souffrances sous le roi Tiridate, vers 310, — meurt entre 325 et 330. — Épître de lui à saint Jacques de Nisibe. — Sa vie par Agathangelus, extraite par Métaphraste. — Son éloge attribué à saint Jean Chrysostome. Il est honoré le 30 septembre, ainsi que les vierges Ripsima et Gaïana, et un grand nombre d'autres martyrs, hommes et femmes.

[34] On cite quelques traces antérieures de christianisme en Arménie ; des martyrs sous Valérien et Dioclétien, à Sébaste, Nicopolis, Mélitène, Comana. Tertullien parle de chrétiens en Arménie (adv. Judæos), et Eusèbe (H. E., VI, 48), d'une lettre de saint Denys d'Alexandrie aux Arméniens, dont l'évêque s'appelait Merucanes. Mais on peut répondre qu'il s'agit ici, non de la grande Arménie qui était indépendante, mais de la petite Arménie, province romaine. C'est à cette province qu'appartiennent les villes nommées ci-dessus.

[35] Eusèbe, H. E., IV, 8. La liste des pères du concile de Nicée (325), publiée en arabe par Selden, porte : Grégoire, évêque de la grande Arménie. Mais la liste grecque met à sa place Aristarcès ou Rostacès.