LA RÉGENCE GALANTE

 

XV. — MAJORITÉ DU ROI LOUIS XV.

 

 

MORT DU VALET ET MORT DU MAÎTRE

Éducation de l'enfant-roi. — Sous madame de Ventadour. — Sous le maréchal de Villeroi. — Charmant prince. — Madame de La Ferté, sa marraine. — Soins exquis quant au physique. — Villeroi et le Régent. — Études de Louis XV. — Chevaliers de l'ordre du Pavillon. — Ses travaux au conseil de Régence. — Louis XV et Fleuri. — Installation à Versailles ; sacre ; écrouelles ; majorité. — Nouveaux bruits d'empoisonnement. — Dubois est au pinacle. — Mort du drôle. — Morte la bête, mort le venin. — Avertissement de la vengeance divine au duc d'Orléans. — Le Régent expire entre les bras de ...... son confesseur ordinaire. — Épitaphe du défunt prince. — Description satirique de son convoi. — Ministère du duc de Bourbon. — Pouvoir de la marquise de Prie. — Duverney. — Actes de la puissante favorite. — Exil. — Suicide. — Élévation du cardinal Fleuri. — Louis XV règne et gouverne. — CONCLUSION.

 

Il est bon de savoir quels soins on a pris de l'enfant-roi, et quelle éducation lui a été donnée pendant les huit années qui composent la Régence. Ce monarque en lisières, au nom duquel le due d'Orléans a convoqué le Parlement, et dévalisé les traitants ; cet enfant rachitique, caché sous le cordon bleu, dont l'autorité a été invoquée pour faire naître et mourir le système de Law, pour frapper d'impuissance les Légitimés, et guerroyer contre l'Espagne, leur complice — à douze ans, Louis XV portait un corps de baleine pour se soutenir — ; cet adolescent, dont le ministre principal a été Dubois, et qui a signé toutes les déclarations favorables à l'influence renaissante des jésuites, — qu'est-il devenu au milieu des saturnales, des roués, des courtisanes, des mississipiens, des intrigues de toutes sortes, des trames plus ou moins sérieuses ourdies par les bâtards de Louis XIV, et des calamités publiques ?

Les temps de Régence sont transitoires ; quand le maître a grandi assez pour prendre, par droit divin et de succession, les rênes du gouvernement, les pauvres sujets renaissent à l'espérance : il leur semble que les choses vont changer de face, et que l'ère des ambitieux est finie, pour laisser le champ libre à l'unique personnalité d'un roi.

Louis XV majeur devait-il rompre avec la politique du Régent, modifier les mœurs et les habitudes adoptées pendant ses premières années ?

La réponse est toute dans la biographie de Louis XV mineur.

Sous madame de Ventadour, gouvernante, l'enfant royal ne montra guère que l'antipathie du trône, la haine de ce qui ressemble à la représentation ; il aima beaucoup, au contraire, à s'occuper des détails de la vie privée, par exemple à faire son potage lui-même, ou à jouer au pâtre dans le parc de la Muette, ou à se servir d'une pioche et de petits chiens destinés à la recherche des truffes, que lui avait envoyés le roi de Sardaigne. Il avait des vapeurs, des tristesses, de l'engourdissement, et quelque chose de farouche dans le caractère.

Ces dispositions furent vivement combattues par le maréchal de Villeroi, gouverneur du prince. Villeroi et madame de Ventadour, dit Saint-Simon, se faisaient publiquement l'amour depuis plus de cinquante ans. Le maréchal et sa belle étaient tous deux de parfaits courtisans ; celle-ci, qui avait été charmante, conservait un grand air, à défaut d'esprit ; celui-là possédait ce jargon des intrigants qui éblouit les sots, homme fait exprès pour présider à un bal, pour être le juge d'un carrousel, et, s'il avait eu de la voix, pour chanter à l'Opéra les rôles de rois et de héros ; fort propre encore à donner les modes et à rien du tout au delà (Saint-Simon). Vieillard aussi frivole dans ses goûts que dur dans ses caprices et bas dans ses complaisances, Villeroi s'était avisé de faire danser un ballet au petit Louis XV, parce que Louis XIV avait dansé sur le théâtre. Son élève se mettait-il à une fenêtre des Tuileries, il lui disait :

Voyez-vous, mon maître, tout ce peuple vous est soumis ; tout ce que vous apercevez vous appartient.

La flatterie perdait le bon sens de Louis XV ; on lui gâtait le cœur aussi par des plaisirs inconvenants ou cruels. De lui-même, ce charmant prince fut l'auteur du trait suivant : Il avait une biche blanche qu'il avait nourrie et élevée, et qui l'aimait fort. Il la fit conduire à la Muette, et dit qu'il voulait la tuer. Il tira dessus et la blessa. La pauvre bête accourut vers le roi, qu'elle caressa. Lui, il la fit éloigner de nouveau, la tira une seconde fois, et la tua. (Journal de Barbier.)

Cette chasse promettait pour l'avenir. Un jour, la duchesse de La Ferté fit exécuter devant lui un ballet par des enfants déguisés en chiens ; un autre jour, le grand-veneur remplissait une salle d'un millier de moineaux, et, devant Louis XV, des oiseaux de la fauconnerie s'abattaient sur ces pauvres bêtes et les mettaient en pièces !

La duchesse de La Ferté était la marraine de l'enfant royal. Le 1er septembre 1716, le petit Louis XV sortit, après dîner, des Tuileries, pour aller chez sa marraine qui, de crainte que le mauvais air des maladies qui couraient, n'attaquât la personne du roi, avait eu la précaution de faire dresser d'espace en espace depuis les Tuileries jusqu'à son hôtel, rue de Richelieu, des réchauds allumés dans lesquels on jetait de temps en temps du genièvre et autres bois de senteur, dont la douce fumée remplissait l'air. Impossible d'avoir plus de soins physiques de Louis XV, dont la faible constitution et les fréquents malaises préoccupaient le public, — maintenant idolâtre du roi par haine du Régent.

Villeroi disait à qui voulait l'entendre :

Pour me séparer du roi, il faudra m'arracher par les pieds.

Et il affectait de prendre garde que l'enfant ne frit empoisonné, assistait à tous ses repas, goûtait à tout ce qu'il mangeait et buvait. Le duc d'Orléans, étant entré chez Louis XV au moment du déjeuner, s'empressa de lui servir lui- même son café à la crème. Aussitôt Villeroi renversa la tasse, et ordonna d'en préparer une autre. Le Régent ne dit rien, mais pensa à se défaire d'un vieillard si incommode, dont la position auprès du jeune monarque était telle qu'elle lui avait constitué une véritable popularité : un jour une députation des daines de la halle vint complimenter Villeroi, pendant une attaque de goutte, et celui-ci les combla de caresses et de présents.

Mais Dubois, décidé à tout, couva la disgrâce du maréchal, que remplaça le duc de Charost dans les fonctions de gouverneur du roi.

Avec Charost, l'éducation du roi appartint surtout à l'abbé Fleuri, évêque de Fréjus, précepteur. On ne parlait, dans Paris, que des progrès de Louis XV en grammaire, en géographie, en mathématiques. C'était la huitième merveille du monde.

En réalité, il s'amusait sans cesse avec les jeunes seigneurs qui formaient sa cour, et pour lesquels il avait institué l'ordre du Pavillon.

Lorsque ces jeunes familiers étaient absents, le roi gardait un mutisme complet, il répondait à peine aux questions, il était maussade. La paresse le tenait dans ses griffes ; en 1720, on l'introduisit au conseil de Régence ; il y passa le temps des séances à jouer avec un jeune chat, qu'il apportait dans ses bras. Ainsi l'avaient façonné Fleuri et Villeroi.

Pour éloigner Louis XV des scandales du Palais-Royal, Fleuri avait tracé autour de lui un cercle infranchissable, et les roués du Palais-Royal ne paraissaient point aux Tuileries. Enfant gâté, plutôt qu'apprenti-roi, l'élève était d'une débilité morale, si l'on peut dire ainsi, égale à sa débilité physique. Il ne pouvait se passer de Fleuri, et quand le précepteur se retira de la cour en même temps que le gouverneur Villeroi, ce furent, de la part de Louis XV, des pleurs continuels, une colère à casser les vitres, un chagrin à ne plus manger ni dormir. J'ai besoin de vous, venez au plus vite, lui écrivit-il de sa main. Et le précepteur, découvert dans sa retraite, reprit son poste, avec la perspective d'un brillant avenir. On sait sa fortune ultérieure.

Voilà le Louis XV avec qui le Régent se réinstalla à Versailles le 15 juin 1722, et qui fut sacré le 45 octobre suivant, quelques mois avant sa majorité.

Le sacre motiva la construction de la première grande route pavée de Paris à Reims, fait remarquable d'administration ; il constata l'incrédulité des masses à l'endroit du privilège attribué au monarque de guérir les écrouelles en les touchant. D'Argenson a osé dire, pourtant, qu'un des malades recouvra la santé.

Enfin la majorité de Louis XV arriva (16 février). Le Régent alla trouver le roi dans son lit, et lui remit le soin de l'État ; Louis XV, une fois levé, passa dans son cabinet, parut fort gai et fort content. Une puce l'incommodait, écrit le duc d'Antin ; Monseigneur de Fréjus lui dit : Sire, vous êtes majeur, vous pouvez ordonner de sa punition. — Qu'on la pende, dit-il. Le duc d'Antin prit cette réponse pour un présage de sévérité ; sans nous arrêter à ce fait puéril, remarquons que le premier acte du monarque fut de signer le même jour l'exil de son gouverneur.

Comme Louis XV, par suite d'une indisposition, ne put tenir un lit de justice que le 22, le bruit se répandit partout qu'il avait été empoisonné en communiant le jour de la Purification.

On voit que les ennemis du Régent ne lâchaient pas prise, que les Philippiques de La Grange-Chancel n'étaient pas oubliées.

La Régence continua sous le roi-majeur, politiquement et moralement. Dubois, ministre principal, décidant les affaires du conseil d'État où se trouvaient le duc d'Orléans, le duc de Chartres, le due de Bourbon et le précepteur Fleuri ; Dubois, plus puissant que jamais, gorgé de richesses, ne tarda pas à expier ses excès de débauches et de travail. La mort l'allait surprendre. La maladie de vessie, qu'il avait longtemps cachée, fut aigrie par une cavalcade qu'il voulut faire pour la revue du roi. Son mal empira. Il n'oublia rien cependant pour le dissimuler au monde ; il allait tant qu'il pouvait au conseil, faisait avertir les ambassadeurs qu'il irait à Paris, et n'y allait point, et chez lui se rendait invisible, et faisait des sorties épouvantables à quiconque s'avisait de lui vouloir dire quelque chose dans sa chaise à porteurs....[1]

Le 7 août, les médecins lui déclarèrent qu'il fallait une opération.

Dubois menaça, jura, mais à la fin consentit, se confessa à un récollet qu'il avait fait venir à Versailles, sans communier néanmoins, car il ignorait le cérémonial adopté pour la communion d'un cardinal.

Le lundi 9, vers cinq heures, l'opération eut lieu ; vingt-quatre heures après, Dubois expirait, selon le vœu du duc d'Orléans qui avait dit le jour de l'opération, en entendant les éclats de la foudre :

J'espère que ce temps-là fera partir mon drôle.

Le plus soulagé peut-être par cette mort, c'était le duc d'Orléans, dont le valet était devenu le maître absolu, à qui Dubois avait arraché, directement ou indirectement, l'exil de plusieurs amis. Aussi, quelle oraison funèbre ! Morte la bête, mort le venin ; reviens, je t'attends à souper, écrivit le duc à son favori Nocé. A la mort de Dubois, les actions de la Compagnie des Indes baissèrent de trois cents francs : c'est l'unique oraison funèbre de l'homme qui avait songé à instituer le Régent son légataire universel. Mais ce prince ne voulut pas le permettre : il accepta seulement la vaisselle d'or que le cardinal avait fait faire pour les repas de cérémonie. Dubois eut de magnifiques funérailles ; on frappa nième une médaille en son honneur. D'un côté était son effigie, de l'autre un arbre renversé par la tempête, avec ces mots à l'entour : Visa est dum stetit minor. Dubois laissait plus de deux millions de revenu.

Douze ou treize jours après, le président Antoine de Mesmes, plus corrompu que le cardinal, s'il se peut, suivait Dubois dans la tombe.

Quant au duc d'Orléans, il devint premier ministre.

Mais déjà la vie de ce prince était usée. Chirac, son médecin, lui avait déclaré qu'il succomberait à une attaque d'apoplexie ou à une hydropisie de poitrine, expiation des débauches d'amour et des petits soupers. Insouciant jusqu'au bout, il versa quelques larmes sur le trépas de son ancien précepteur, en les accompagnant parfois de railleries. Pour lui aussi, l'excès du travail allait achever l'œuvre de désorganisation commencée par le libertinage.

Ses ennemis prévoyaient sa prompte fin, et jouant le rôle de la Vengeance divine, lui avaient crié :

Si tu veux fléchir ma justice,

Et que j'exauce tes désirs,

Impie, abandonne le vice,

Quitte les criminels plaisirs. — Nunc

Mon peuple, sous ta main coupable,

Languit, gémit amèrement,

Quoique la misère l'accable

Sans espoir de soulagement. — Dimittis

Je t'ai mis en main la puissance,

Etoit-ce pour en abuser

Et pour opprimer l'innocence ?

Le maitre doit-il écraser ? — Servum

Je t'ai donné ma loi pour guide,

Tu l'as transgressée en tout point.

Par ton avarice sordide

Tu ravis un bien qui n'est point. — Tuum

Si tu veux toucher ma clémence,

Travaille à te sanctifier ;

On n'évite point ma vengeance

En se contentant de crier. — Domine

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Ta détestable politique

N'écoute ni droit ni raison,

Tu pilles palais et boutique ;

Nul n'est dans sa propre maison. — In pace

Ton nom, fameux par tes rapines,

Vole au delà de l'Océan,

Et les princes des cours voisines

Te détestent comme tyran. — Quia viderunt

Suivant la chaleur de la bile,

Tu maltraites tous les sénats.

Dans Paris et dans chaque ville

Les magistrats ne sont-ils pas ? — Oculi mei

Tu ressentiras la misère

Avant qu'on ait vu le soleil

Parcourir trois fois l'hémisphère,

Si tu ne suis pas un conseil. — Salutare

Par la splendeur de la couronne

En vain tes yeux sont éblouis ;

Ne crois pas que je te la donne,

Je prétends conserver Louis. — Tuum

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pour toi, règle ta conscience,

Travaille à réparer le tort Que tu fais à toute la France :

Pour cela je te laisse encor. — Lumen

Profite du temps qui te reste ;

Si je diffère à te punir,

Ton sort en sera plus funeste

Lorsque je te ferai venir. — Ad revelationem

Les débauches, les adultères

Et les autres débordements,

Qui font tes plaisirs ordinaires,

Excitent les gémissements. — Gentium

Si tu ne brises tôt les chaînes

Dont tes crimes chargent ton cœur,

Je t'infligerai mille peines,

Qui satisferont la fureur. — Plebis tuce

Je suis le maître de ta vie.

Mon pouvoir n'est point limité ;

Redoute donc le sort impie

Qui tenoit en captivité. — Israël.

On ouvrit des paris sur la mort du duc d'Orléans, comme on l'avait fait en 1715 sur la mort de Louis XIV.

Le 2 décembre 1723, l'après-dinée, le Régent, qui venait de donner audience, rentra dans son cabinet et y aperçut la duchesse de Phalaris, à laquelle il dit :

Entrez donc, je suis bien aise de vous voir, vous m'égaierez avec vos contes, j'ai grand mal à la tête.

Le Régent tenait à la main un livre, l'Histoire générale de la Danse sacrée et profane, par Bonnet.

A peine assis près de la duchesse, il se laissa tomber de côté sur ses genoux. En vain madame de Phalaris appela-t-elle au secours, courut-elle chercher du monde. Il était trop tard, quand un valet de chambre de la princesse de Soubise ouvrit les veines du duc d'Orléans, mort en trente-et-une minutes, assisté de son confesseur ordinaire, dit une gazette étrangère.

Le Régent avait quarante-neuf ans et quelques mois. Pendant qu'il expirait à Versailles, les chœurs de l'Opéra chantaient :

Ô destin ! quelle est ta puissance !

Son fils, le duc de Chartres, était à Paris, chez une fille de théâtre qu'il entretenait.

Monseigneur de Tressan fit l'oraison funèbre de ce héros qu'on peut regarder comme le père de la patrie, le modèle des plus grands souverains et le plus parfait de tous les siècles. Bien des éloges furent accordés à l'illustre mort, chansonné par les esprits malins. Dans des couplets, on vit Dubois faisant au Régent les honneurs de l'enfer. Parmi les épitaphes satiriques, on distingua celle-ci :

Dans ce cercueil est enfermé

Le plus grand escroc de la France ;

Il eut toujours un œil fermé

Pour mieux viser notre finance.

Mais, la Mort, qui vise plus droit,

Lui creva l'œil qui lui restoit.

Et celle-ci encore :

L'on dit qu'il ne crut pas à la Divinité ?

C'est lui faire une injure insigne,

Plutus, Vénus et le dieu de la vigne

Lui tinrent lieu de Trinité.

Enfin, un poète décrivit ainsi le convoi du défunt prince :

Hier, j'ai pu voir, Dieu merci !

Le spectacle qu'à nuit close

Saint-Cloud renvoyoit ici :

Spectacle fort bien choisi,

Bien éclairé, bien servi,

Grand tintamarre de cloches,

Maints bourgeois dans les ruisseaux,

Maints filous guettant les poches,

Maints pages, de leurs flambeaux,

Frisant crins, brûlant chapeaux ;

Le guet, avec grande prudence,

Disant aux bavards : Silence !

Les officiers du défunt

En crêpes et manteaux d'emprunt ;

Son corps suivi comme l'arche

De jésuites gros et frais ;

Cent pauvres alloient après ;

Mais, si tous ceux qu'il a faits

Étoient entrés dans la marche,

Huit jours n'auroient pas, je croi,

Suffi pour voir le convoi.

Quelques gens, pleins de clairvoyance, ne riaient pas de la mort de Philippe d'Orléans, et, en prévision du ministère donné au duc de Bourbon, ils répétaient ce vers de l'abbé de Saint-Pierre :

Philippe, aimé des bons, fut haï des injustes.

Aucun homme, succédant au Régent, n'eût pu, à l'égal de M. le Duc, le rendre plus regrettable. Le duc d'Orléans avait gouverné en espiègle ; le duc de Bourbon, avide, fastueux, hautain, allait gouverner en furieux dirigé par une femme.

Dorénavant, le sceptre appartiendra aux femmes. L'ère des favorites est revenue. La marquise de Prie, maîtresse du premier ministre, précède la marquise de Pompadour, maîtresse du jeune roi. Il n'y aura d'intervalle que l'administration de Fleuri.

Nous voici arrivés à l'avènement du libertinage le plus hideux, celui que l'ambition et les passions du pouvoir dominent.

Madame de Prie donna le ministère de fait à Duverney, le plus jeune des quatre frères Pâris, de telle sorte que l'on vit le duc de Bourbon, autrefois si étroitement lié avec John Law, marcher sous la tutelle du financier qui avait imaginé l'Anti-système et persécuté l'idole des mississipiens.

Le Blanc, arrêté comme concussionnaire peu avant la mort de Dubois, et sous l'influence de madame de Prie, était remplacé par Breteuil ; Dodun était contrôleur-général ; Morville eut le département des affaires étrangères ; d'Armenonville, garde des sceaux, La Vrillière et quelques autres conservèrent leur position et se montrèrent plus ou moins soumis à la marquise de Prie.

Une femme de vingt ans, aussi jolie que galante et ambitieuse, dirigea tout en France. Son libertinage n'avait pas de frein, mais le duc de Bourbon seul l'ignorait madame de Prie l'avait fasciné.

Comme le Régent, madame de Prie eut ses roués, à la tête desquels figura le duc de Richelieu, hôte des fameux soupers du Palais-Royal, gentilhomme à bonnes fortunes, cherchant maintenant à satisfaire son ambition et à devenir l'ami des favorites qui allaient se succéder. Comme Dubois, elle eut ses expédients, ses finesses, ses arrangements occultes avec l'Angleterre : Dubois recevait de Georges une pension de cinquante ou cent mille écus ; cette pension, à sa mort, avait passé à madame de Prie.

Incroyable rouée que cette femme de vingt ans ! Ordinairement, le travail des affaires avec le Duc de Bourbon était précédé d'un travail particulier entre Morville, Paris-Duverney et la marquise de Prie ; là, en petit comité, on expliquait et dénouait les difficultés. Puis, il y avait une sorte de coup de théâtre. Quand arrivait M. le Duc, le ministre semblait s'arrêter à tel ou tel obstacle, que levait aussitôt madame de Prie bien renseignée. Et le duc de Bourbon criait au miracle ! Il se prosternait devant la sagacité merveilleuse et l'étendue des lumières de sa maîtresse.

Le cardinal de Fleuri ne contredisait jamais le duc de Bourbon, lequel ne contredisait jamais madame de Prie. Fleuri se contentait de ne jamais permettre que M. le duc vît Louis XV hors de sa présence. Fleuri avait au fond la suprême puissance, bien qu'ostensiblement il ne pourvût, qu'aux affaires ecclésiastiques. Fleuri laissait le Duc de Bourbon s'user, faire des fautes, qu'il découvrait au roi en secret ; il voulait que l'on sentit bientôt la nécessité d'une autorité moins rude et moins maladroite, et que le ministère lui appartînt tout entier.

Le duc de Bourbon, ou plutôt la marquise de Prie, répandit les grâces à profusion, parmi ses créatures, amants ou autres : il y eut sept nouveaux maréchaux de France et cinquante-huit chevaliers ou commandeurs du Saint-Esprit. Madame de Prie aussi maria Louis XV avec Marie Leczinska, fille de Stanislas, ex-roi de Pologne (15 août 1725). On comprenait la force d'esprit de celle qui disait, en 1725, quand on promena la châsse de sainte Geneviève dans Paris, afin d'obtenir la cessation des pluies : Le peuple est fou ; ne sait-il pas que c'est moi qui fais la pluie et le beau temps ?

Un mot du mariage de Louis XV.

Primitivement, madame de Prie, par haine du duc d'Orléans, avait conçu le projet de faire épouser au roi mademoiselle de Vermandois, sœur de son amant. Mademoiselle de Vermandois, éclatante d'esprit et de beauté, était élevée à Fontevrault. Inquiète de savoir si celte jeune fille aimerait la domination, madame de Prie imagina de se déguiser, de partir pour Tours avec les lettres de M. le Duc, et de sonder mademoiselle de Vermandois. Celle-ci, tout d'abord, lui parut charmante ; ensuite, la visiteuse lui demanda ce qu'on disait, dans le couvent, d'une certaine marquise de Prie en grande faveur auprès du duc rie Bourbon.

Avec une ingénuité complète, la princesse répondit :

Oh ! madame, je connais trop bien cette méchante créature. C'est d'elle qu'on inédit le plus dans cette sainte retraite. Qu'il est fâcheux que mon frère ait près de lui une personne qui seule le fait délester de toute la France ! Pour quoi ses bons amis ne lui conseillent-ils pas de l'éloigner ?

Madame de Prie se contint ; puis, sortant, elle s'écria avec fureur :

— Voilà donc mon arrêt ! mais tu ne le prononceras qu'ici. Va, lu ne seras point reine de France !

Cette scène de mélodrame aboutit à faire chercher une jeune fille plus ignorante, que mademoiselle de Vermandois, des vertus de madame de Prie. La virile maîtresse dissimula devant son imbécile amant. Pétris-Duverney entra dans les vues de la marquise, et l'on adopta la candidature de Marie Leczinska, sans beauté, mais douce et pieuse personne. Madame de Prie était partie en poste pour Strasbourg, où habitait la reine, à laquelle elle donna jusqu'à des chemises. Elle avait prémuni Marie Leczinska contre les ennemis qu'elle devait trouver à, la cour ; elle s'était assurée de sa reconnaissance.

Revenue à Paris, madame de Prie composa la maison de la nouvelle reine, et les dames du palais ne furent certes pas irréprochables ; la marquise elle-même en fit partie. Elle livra Le Blanc, les deux Belle-Isle, Moreau de Séchelles, Couches, et d'autres amis de sa mère, à la justice, en les accusant d'avoir dilapidé les deniers publics, et d'avoir voulu faire assassiner Pâris-Duverney.

Deux partis alors se formèrent, celui de la marquise de Prie, et celui du duc d'Orléans, fils du Régent, et protecteur de Le Blanc, une des créatures de son père. Intrigues, guerre de plume, épigrammes, chansons satiriques de part et d'autre. On décoche aux frères Pâris le quatrain suivant :

Ilion gémit sous la cendre

Pour avoir produit un Pâris,

Que ne devons-nous pas attendre,

En ayant quatre dans Paris ?

M. le Duc s'afflige des troubles de l'Etat ; mais, plus vaillante, la marquise lui objecte :

C'est l'usage des Français, quand ils sont trop bien.

Au Parlement, devant lequel comparaît Le Blanc, La Feuillade, Brancas et Richelieu sont hués par le public : La Feuillade, suffoqué de colère, meurt deux jours après. Le jugement est prononcé ; il acquitte Le Blanc, que madame de Prie veut, malgré l'arrêt, garder sous les verrous, mais qui, défendu par l'opinion publique, est simplement exilé à Lisieux.

L'autorité absolue, haineuse, de la marquise ne s'arrêta pas là. Le 4 mai 1724, madame de Prie dépassa les rigueurs de madame de Maintenon et de Louis XIV contre les protestants. M. le Duc, prince sans religion, improvisa une déclaration odieuse, qui fut signée, au milieu des joies du libertinage, avec la plume d'une femme débauchée[2]. L'article 9 de cette déclaration portait : Enjoignons aux curés et vicaires de visiter les malades (nouvellement convertis), de les exhorter sans témoins à recevoir les sacrements ; et, en cas de refus, s'ils déclarent publiquement qu'ils veulent mourir dans la religion réformée, voulons que, s'ils viennent à recouvrer la santé, le procès leur soit fait et parfait par les baillifs et sénéchaux, et qu'ils soient condamnés au bannissement à perpétuité, avec confiscation de leurs biens. Madame de Prie ne trouvait pas assez sévères les édits de l'Immortel qui avaient ordonné de démolir les temples, de bannir les ministres protestants, de condamner à mort les prédicants, aux galères les assistants au prêche ; qui obligeaient les protestants à faire baptiser leurs enfants par les curés, excluaient les morts de la sépulture commune, interdisaient les arts libéraux aux hérétiques, etc. ; qui attaquaient ainsi les familles dans la naissance, le mariage, l'éducation des enfants, la succession des parents.

Alors les querelles du jansénisme se développèrent avec une nouvelle ardeur, et M. le Duc, qui haïssait la maison d'Orléans, trouva plaisant sans cloute de faire condamner par un arrêt du conseil un écrit janséniste de l'abbesse de Chelles, fille du Régent.

Des mesures terribles se succédèrent. Pâris-Duverney voulut supprimer la mendicité (17 juillet 1724) en marquant les mendiants détenus soit avec une drogue corrosive, soit avec un fer chaud. Comme on craignait que l'enceinte des hôpitaux ne suffit pas à la foule des malheureux qui allaient les encombrer, le contrôleur-général Dodun consulté répondit :

Devant être couchés sur la paille, nourris au pain et à l'eau, ils tiendront moins de place.

On appliqua la peine de mort au vol domestique, sur la proposition du garde des sceaux d'Armenonville ; on rédigea le cruel Code noir, pour régler, dans les colonies, les rapports des esclaves avec leurs maîtres ; on empêcha, mais vainement, de bâtir de nouvelles maisons dans les faubourgs de Paris, sous prétexte d'un accroissement alarmant de la capitale ; on prit de déplorables mesures financières ; on augmenta les impôts ; on rétablit le droit de joyeux avènement, et la taxe de la ceinture de la reine, imposée sur les corps de métiers qui étaient obligés de payer la valeur d'une maîtrise. Les Français chantèrent :

Pour la ceinture de la Reine,

Peuple, mettez-vous à la gêne

Et tâchez à l'allonger.

Le prince borgne (le Duc) vous en prie ;

Car il voudrait ménager

Une ou deux aunes pour la de Prie.

y. le Duc et sa maîtresse avaient besoin d'argent pour leurs magnificences et pour leurs profusions, pour soutenir leur crédit, qui déjà s'ébranlait.

Fleuri laissait faire. Quand il s'agit de l'impôt du cinquantième sur toutes les propriétés, il n'approuva pas, mais ne blâma pas la mesure. Avant qu'on allât aux voix dans le conseil, il sortit avec le roi pour se rendre au salut. L'impôt fut décidé à la majorité, et l'irritation contre M. le Duc et la marquise de Prie fut à son comble, d'autant plus que les intempéries de l'été 4725 rendirent la misère extrême dans les provinces.

Il ne manquait plus au couple amoureux que de se brouiller avec Fleuri.

La marquise de Prie supportait impatiemment la contrainte que le prélat imposait à M. le Duc, en l'empêchant d'être seul avec le roi. Elle se donna Marie Leczinska pour complice. Un soir (18 décembre 1725), la jeune reine retint son époux plus longtemps que de coutume. Le duc de Bourbon survint avec le portefeuille, proposa à Louis XV de travailler sur-le-champ, en présence de Marie Leczinska. On se mit au travail ; Fleuri, lui, attendait dans le cabinet du roi ; lassé d'attendre, il se retira, et écrivit le lendemain à son maître une lettre fort habile, à la fois tendre, respectueuse et affligée. Fleuri prenait congé de Louis XV, en lui disant qu'il se proposait de finir ses jours dans la retraite ; puis il se rendit immédiatement à Issy, chez les messieurs de Saint-Sulpice.

Au moment où madame de Prie se figurait avoir réussi à donner au jeune monarque l'habitude de travailler en dehors de Fleuri, le cardinal-précepteur triomphait à sa façon, comme il avait triomphé lors du départ de Villeroi. M. le Duc fut forcé de rappeler son rival, aux pieds duquel les courtisans ennemis du ministre se prosternèrent, en disant que Fleuri se devait de mettre fin à cette administration aussi insensée que funeste... que les vœux de la France l'appelaient.

D'abord, Fleuri joua l'abnégation ; il pressa le duc de Bourbon d'éloigner la marquise de Prie et Pâris-Duverney. Mais le prince s'obstina. Madame de Prie était son âme. De là une disgrâce, hypocritement couvée et prononcée. Le dur ministère du duc de Bourbon fut remplacé par celui de Fleuri, le prélat prudent et circonspect. Le précepteur de Louis XV, après avoir longtemps affiché l'humilité, s'empara du roi et du royaume.

On exila le duc de Bourbon à Chantilly, madame de Prie à sa terre de Courbe-Epine ; Pâris-Duverney fut embastillé, ses frères quittèrent la capitale. Quelle joie chez les Parisiens ! La police dut intervenir pour empêcher qu'on n'illuminât les maisons.

Le lendemain de l'exil du due, on fit circuler à la cour cette plaisanterie : Le 11 juin 1726, mardi de la Pentecôte, il est arrivé un terrible orage en France, qui est tombé sur le Dos d'un (B). Pour éviter un pareil accident, on a établi des forts dans le royaume. Maintenant le royaume est si fleuri qu'il n'a plus de prix. M. Dodun était le contrôleur-général renvoyé, et remplacé par M. Des Forts. On fit ce mot : la cour est sans prix. Des plaisants affichèrent :

CENT PISTOLES A GAGNER.

Il a été perdu depuis peu, sur le chemin de Chantilly, une grande jument de prix, qui suivait un cheval borgne[3].

La fin de la marquise de Prie devait être dramatique. Elle résolut de s'empoisonner tel mois, tel jour, à telle heure. Cette femme si belle et si jeune annonça sa mort comme une prophétie, mais on n'en crut rien. Du reste, elle affectait beau coup de gaîté, réunit tous les plaisirs à Courbe-Epine, où vinrent des personnes de la cour, où l'on dansa, où l'on fit bonne chère, où l'on joua la comédie. Elle-même parut en scène cieux jours avant sa mort, et récita avec un talent véritable trois cents vers qu'elle avait appris. Un amant qu'elle choisit, pendant son exil, était un garçon jeune, sage, modeste, spirituel, et d'une jolie figure. Elle lui annonça qu'elle allait mourir ; il fut incrédule, et pourtant la prédiction de la marquise de Prie s'accomplit[4]. Un matin, elle fit appeler cet amant, nommé Brévedent.

— Mon ami, lui dit-elle, j'ai passé une bien mauvaise nuit, donnez-moi cette fiole.

Brévedent obéit. Elle but et ajouta :

— Je vais être affranchie des chagrins de ce monde.

L'amant devina que c'était du poison, se jeta aux genoux de la marquise, la supplia d'en arrêter les progrès. Elle n'avoua rien, manda le curé du village, se confessa, reçut les sacrements, subit d'atroces douleurs pendant trois jours, et poussa de tels hurlements, assure un biographe, qu'ils furent entendus à plus de trois cents toises dans les chaumières consternées.

Un suicide termina la vie de cette femme qui avait rêvé le despotisme de la débauche, à qui Voltaire avait dédié une comédie, à qui il accorda

Un esprit juste, gracieux,

Solide dans le sérieux,

Et charmant dans les bagatelles.

La disgrâce de la marquise de Prie et de son amant coïncidait avec le terme réel de la Régence. Fleuri, accusant M. le Duc des malheurs de la France, avait dit à Louis XV : Vous n'êtes plus un enfant, sire, montrez-vous ; il est temps de gouverner vous-même.

En la maîtresse du duc de Bourbon on avait vu la réussite et le châtiment de la débauche sceptique ; elle était l'avant-courrière des ministres en jupons que Louis XV n'allait pas tarder à choisir. Madame de Prie, seule, avait fait plus de mal aux Français que les maîtresses du Régent toutes ensemble.

 

Concluons maintenant : la Régence fait à tout instant rougir l'Histoire.

C'est pour les détails de cette époque, si courte et si célèbre, que les lignes de petits points, que les mots indiqués par de simples initiales, que les phrases prudemment tronquées sont indispensables. En la dépeignant, plus on désire être vrai, plus on craint d'être obscène. Elle est parfois si décolletée, que ses charmes mêmes inspirent le dégoût.

Existe-t-il une âme dans ce corps si gracieux, si enivrant, si passionné ? La Régence ne personnifie-t-elle pas plutôt, avec ses roses et ses parfums, le matérialisme triomphant ? Toute une génération a le parti-pris du plaisir. Le mystère cache les honteuses débauches ; le grand jour fait éclater d'incroyables scandales.

Après nous la fin du monde ! Telle est la pensée qui domine déjà les hauts rangs de la société française, jusqu'à ce qu'une bouche royale l'ait énergiquement formulée. L'amour de l'or, du vin et des femmes fait taire les consciences. Des sommets, on donne l'exemple ; dans le bas, on brûle d'imiter les vices des grands seigneurs.

Chacun vit dans les boudoirs, entre les bras de Phrynés la mode. Questions de religion, de politique et d'argent, tout s'agite et se décide à la mate lueur des bougies, pendant les nuits d'ivresse, autour des tables chargées de mets exquis et de vins fumeux.

La galanterie, sous Louis XIV, était hypocrite, s'accommodant avec le ciel, se confondant quelquefois avec les pratiques de dévotion. Sous la Régence, elle revêt deux formes distinctes :

Elle est platonique, à la cour de Sceaux, parmi les beaux-esprits qui gravitent autour de la duchesse du Maine.

Elle est réaliste à Meudon et au Palais-Royal, parmi les roués du duc d'Orléans.

Celui-ci pratique la démocratie du vice, et, jusqu'à un certain point, l'égalité devant le vin. Celle-là, au contraire, garde les formes royales de son beau-père naturel ; la duchesse du Maine cultive avec amour la fadaise courtisanesque, elle respire avec bonheur l'encens des parasites, et s'élève jusqu'à la fantaisie de devenir dans l'occasion reine de France.

Le duc d'Orléans, plein d'insouciance, tantôt débonnaire, tantôt saisi d'emportement, mène la barque dont la direction lui a été confiée, comme le ferait un pilote habile, mais rarement à jeun, et obligé de céder le gouvernail à un second — Dubois — qui porte mieux le vin que lui.

La duchesse du Maine connaît les faibles de la cuirasse du Régent, et toute sa conduite se règle sur les faiblesses de son antagoniste ; à défaut du pilote ivre, elle veut gouverner la barque, sans s'apercevoir que le second a conservé assez de raison pour tout diriger selon ses vues. Elle conspire, et l'équipage entier rit de ses prétentions.

Qu'importent, d'ailleurs, les dangers auxquels la barque est exposée. Si les passagers meurent de fatigue ou de faim, cela ne regarde pas l'état-major qui la conduit. On navigue, malgré vent et marée, jusqu'au port le plus prochain, jusqu'à la majorité vraie de Louis XV. Pendant celte courte navigation, tous les expédients paraissent bons, pourvu qu'ils laissent au pilote et à son second la meilleure part de vivres.

Et quand, après des coups de tempête, après des avaries nombreuses, irréparables, un transbordement aura eu lieu dans une autre embarcation, dont Louis XV sera définitivement le pilote, les passagers verront bien que rien n'est changé dans l'état-major, que les mauvaises traditions du commandement se perpétuent, que le naufrage est imminent, et qu'ils devront se soulever en niasse pour prendre eux-mêmes la barre du gouvernail.

Voilà la Régence. Qu'on nous pardonne cette vieille comparaison, en faveur de sa justesse.

L'époque dont nous nous sommes occupés n'est qu'une transition entre les magnificences ruineuses de Louis XIV et les débauches délirantes de Louis XV. Nous le répétons, la Régence apparaît comme une lueur démocratique du vice, entrevue entre deux règnes, dont le premier se cacha sous les dehors hypocrites, et dont le second ne garda même plus les apparences de grandeur monarchique.

Est-ce à dire que, au milieu de tout ce mal, il ne faille pas reconnaître l'existence de quelque bien, et que rien ne doive être approuvé dans les actes du duc d'Orléans et de Dubois ?

Rappelons sommairement, au contraire, certains faits remarquables et clignes des éloges de l'historien.

Le mouvement des lettres, des sciences, et des arts ne s'est pas arrêté. En 1716, l'Académie des sciences prend un libéral essor ; en 1717, celle des Inscriptions commence à publier ses mémoires, et l'on établit un nouveau règlement de l'Académie d'architecture ; en 1718, une académie des arts mécaniques est installée au Louvre, pour le perfectionnement des métiers, pour la fabrication des outils, instruments et machines : c'est le Conservatoire des arts et métiers en germe. L'enseignement universitaire est devenu gratuit, et peut soutenir la concurrence de l'instruction donnée par les jésuites.

Dans Gil-Blas Le Sage a créé le roman de mœurs (1715) ; la première publication des Mémoires du cardinal de Retz (1717) a réveillé les idées d'opposition à la toute-puissance monarchique, et le Petit Carême de Massillon, paru pendant la même année, reste comme un des modèles de l'éloquence de la chaire. Voltaire a fait jouer Œdipe (1718) ; Montesquieu a obtenu un charmant succès avec ses Lettres persanes ; enfin, en 1726, Rollin a publié les deux premiers volumes de son excellent Traité des Études.

La science est représentée par le Traité méthodique des affinités chimiques, de Geoffroy aîné (1718) ; à l'année 1723 remonte le premier volume de la Collection des ordonnances du Louvre, continuée jusqu'à nos jours par Laurière, Secousse, de Villevant, Bréquigny et Pastoret.

Outre les grandes routes, on a fondé, en 1719, quatre cent quatre-vingt-huit casernes, pour soulager les populations des logements militaires ; on a perfectionné l'artillerie, et l'on a diminué la cavalerie, qui était trop considérable et trop dispendieuse.

En 1747, a eu lieu l'organisation des haras ; en 1720, a été transporté à la Martinique le premier rejeton d'un pied de café ; en 1722, ont été inventées les pompes pour éteindre les incendies ; en 1724, on constate la fondation de la Bourse de Paris ; vers 1725, s'organise, dans la même ville, la première loge maçonnique.

L'abbé de La Salle a institué, en 1722, l'ordre des frères de la doctrine chrétienne ; presqu'à la même époque, et avec le même succès, la veuve du sculpteur Théodon a établi dans le faubourg Saint-Antoine les filles Sainte-Marthe, consacrées à l'instruction des jeunes filles pauvres et au service des malades.

Les cafés ont remplacé les tavernes ; on s'y est occupé des affaires publiques ; enfin les conférences de l'Entresol, fondées dans la capitale par l'abbé Alary, peuvent être regardées comme le premier club politique.

 

FIN DE LA RÉGENCE GALANTE

 

 

 



[1] Saint-Simon, in-8°, édit. Hachette, t. XX, pages 3 et 4.

[2] Hist. phil. du règne de Louis XV, par le comte de Tocqueville, t. I, page 299.

[3] Collection Maurepas, t. XVI, p. 342.

[4] Mémoires du marquis d'Argenson.