LA RÉGENCE GALANTE

 

XIV. — SITUATION DU PEUPLE FRANÇAIS.

 

 

RÈGNE DES ÉLÈVES DE LA FILLON

Fêtes, luxe et misère. — Bal de la galerie des Glaces. — Fêtes de la Régence. — Promenades nocturnes. — Mot sur les fusées, sur les lampions. — Les réunions du Cours-la-Reine. — Le jeu à la cour. — Tricheries. — La bassette. — Maisons de jeu. — Les banquiers de mademoiselle de Valois. — Académies autorisées pour le jeu. — Amour du vin. — Épitaphe du buveur Simiane. — Mœurs galantes. — Les gardes de madame de Berri. — Chancelier Folichon. — Brutalité des grands seigneurs. — Le duc de Bourbon, — Ses amours ; la céleste créature. — Fiacre de l'amour. — Le comte de Charolais ; ses actes barbares ; il s'amuse à Anet. — On lui fait grâce. — Comment il soigne sa fille. — Mademoiselle de Charolais ; nouvelles de sa santé. — Le ménage du prince et de la princesse de Conti. — Morale prêchée par le Régent. — Le triomphe des filles de joye avec des chapeaux de paille. — Jalousie fatale de la comtesse de Roucy. — Trafics de plusieurs nobles. — Procès. — Admirez La Force. — Mécontentements populaires. — La peste en Provence, mais pas au Palais-Royal. — Diatribe ; quatrain. — Abus. — Prix de l'abbaye de Saint-Michel. — Profusions du Régent. — Les élèves de la Fillon. — Mot de cette femme à Dubois. — Sa fin. — Les bals de l'Opéra. — Vie et mort de Cartouche. — Faits divers.

 

Depuis longtemps la misère publique contrastait avec le Luxe de la cour et les magnificences déployées dans les palais. Sous la Régence, la situation du peuple français empira, au lieu de s'améliorer. Ces contrastes furent plus frappants encore, et toute la société vécut, pour ainsi dire, sous le règne des élèves de la Fillon.

Louis XIV avait inauguré les fêtes somptueuses. Le 7 décembre 1697, à l'occasion du mariage du duc de Bourgogne avec Adélaïde de Savoie, la galerie des glaces de Versailles fut éclairée de quatre mille bougies, pour un bal où les dames parurent toutes en velours noir, étincelantes de pierreries. Les hommes étaient également chargés de diamants. Le bal fut suivi d'une collation aussi somptueuse qu'élégante ; elle offrait, en plein hiver, tous les agréments du printemps réunis aux richesses de l'automne. Une infinité de tables ambulantes présentaient des parterres émaillés de fleurs. Ce service étonna tous les convives.

Des filous trouvèrent le moyen de se glisser parmi cette riche assemblée : ils y volèrent beaucoup de pierreries ; ils allèrent même jusqu'à couper un morceau de la robe de la duchesse de Bourgogne, pour enlever une agrafe de diamants.

Sous la Régence, les fêtes ne discontinuèrent pas ; elles fuirent généralement moins splendides, mais plus répandues.

L'étiquette n'y domina pas, et l'on y chercha le plaisir pour le plaisir, même dans les brillantes réceptions données par les princes et princesses du sang. Souvent le public murmurait d'y voir triompher l'adultère et le vice publiquement, et regardait comme contraire à l'humanité de faire des fêtes dans un temps où tout le monde était ruiné.

Inutile de dire le mélange des conviés à ces réunions où figuraient des danseuses et des comédiennes, où l'on donnait spectacle et ballet, où les promenades nocturnes dans les bosquets de Saint-Cloud, de Sceaux, de Meudon, d'Asnières, développaient singulièrement l'art des intrigues avec dénouements précipités. C'était matière à descriptions pour le Mercure galant. De merveilleux feux d'artifice étaient tirés, et représentaient des sujets mythologiques. Que d'argent s'en allait en fumée ! Pendant un certain feu d'artifice, Boisjourdain rapporte que les spectateurs, à chaque fusée qui partait, s'écriaient : Voilà une action des Indes qui part ! Des illuminations magiques prêtaient aussi à dire que chaque lampion était allumé avec un billet de la Banque.

L'éclat des fêtes ne se concentra pas dans les palais ou les. parcs particuliers ; les grandes chaleurs de juillet-août 1717 donnèrent lieu à des promenades au Cours-la-Reine — Champs-Elysées — pendant la nuit. On y organisa des têtes, et parfois le Cours fut entièrement illuminé. Ces assemblées nocturnes, publiques, très-suivies, engendraient une foule de petites historiettes galantes, qu'on débitait le lendemain, et que chacun chargeait à sa fantaisie de quelque circonstance maligne[1].

Paris se retrouvait et s'amusait au Cours-la-Reine, où les hommes se montraient dépensiers, autant que les femmes étaient peu farouches. Glaces, rafraîchissements, bouquets, cadeaux de toute sorte ; le Cours-la-Reine avait ses habitués des deux sexes.

Pendant l'été de 1721, le lieu à la mode fut le jardin des Tuileries. Toutes les petites maîtresses y allèrent, et l'on y vit le Régent avec madame d'Averne. Le duc et toute sa compagnie y firent, dit-on, mille extravagances.

L'amour des fêtes coïncidait avec l'amour du jeu.

De tout temps, grand jeu à la cour des Bourbons. Mazarin était joueur plein d'adresse, et ses gains grossirent sa fortune. Louis XIV aima beaucoup le jeu ; il l'entretenait à la cour par ses largesses. Faisait-il un voyage dans une résidence royale, la reine, les princesses et leurs clames recevaient de lui une bourse d'or pour leur jeu. Quand mademoiselle de Fontanges vint pour la première fois à Fontainebleau, dans un beau carrosse à huit chevaux et avec une nombreuse livrée gris de lin, elle trouva dix mille louis en or dans sa voiture. Madame de Montespan, grande joueuse, perdit en une nuit quatre cent mille pistoles au biribi, — que le banquier de la cour acquitta, parce qu'il n'osa pas refuser cette faveur à la maîtresse du roi.

Grammont, dans ses confidences, nous apprend que la délicatesse et la probité ne présidaient pas toujours à ces amusements, et que plusieurs gentilshommes cherchaient, par une adresse équivoque, à refaire leur crédit aux dépens de leur honneur. On saisit parfois des cartes pipées !

Comme les daines se montraient coquettes et agaçantes près du traitant Samuel Bernard, admis au jeu de la reine ! Elles amadouaient ce nouveau Midas, pour qu'il voulût bien les laisser tricher à leur aise.

Le jeu de la bassette, notamment, était devenu un délire général. Le duc de Caderousse faisait mettre à madame de Bertillac ses perles en gage pour soutenir un jeu de bassette. On jouait des fortunes à ce jeu chez la comtesse de Soissons ; le duc de Vendôme perdit à la bassette la moitié de son hôtel. Selon un libelle du temps, les femmes volaient leur mari pour y jouer, les enfants leur père ; et jusqu'aux valets qui venaient regarder par-dessus l'épaule des joueurs, et les prier de mettre une année de leurs gages sur une carte.

Cette fureur du jeu ne devait pas s'éteindre sous la Régence, et les incroyables vicissitudes du système de Law la développèrent.

Chacun demandait la fortune au hasard.

Les palais se transformaient en maisons de jeu, contre lesquelles la loi était impuissante ; on illuminait les façades de ces cavernes, on répandait par la ville et dans les cafés des invitations à s'y rendre, invitations écrites ou imprimées.

De Paris la chose s'étendit aux provinces, sous les pas de mademoiselle de Valois, destinée au prince de Modène et traversant la France pour se rendre auprès de son époux. Des banquiers la précédaient à chaque station de sa route, et elle y passait la nuit clans l'agitation d'un jeu effréné..... Pour honorer la fille du Régent, les personnes les plus considérables de la province accouraient auprès d'elle, et partageaient ses dangereux plaisirs. Des gentilshommes, des jeunes gens, des magistrats, firent des pertes énormes, et des goûts funestes s'enflammèrent par cet essai. Quel rôle pour une fille du sang des rois ![2]

Le Système développa dans toutes les classes de la population ce goût du jeu que la noblesse avait mis à la mode, et, le 16 avril 1722, le gouvernement autorisa huit académies de jeux dans Paris, moyennant un tribut de cieux cent mille livres pour les pauvres honteux.

Un gentilhomme en obtint le privilège. Vous ne jouez pas, vous n'êtes bon à rien. Tel fut le proverbe.

De même, la Régence développa l'amour du vin et de la bonne chère. S'enivrer devint, dit Madame, une chose fort commune en France. Les cavaliers burent aussi volontiers avec les femmes de chambre qu'avec leurs dames. Nous avons cité plus haut quelques nobles victimes de ce défaut crapuleux ; rappelons l'épitaphe du roué Sin-liane, qui mourut en Champagne :

Ci-gist Simiane le buveur,

Qui par amour pour la Champagne,

Voulut mourir au lit d'honneur,

Dans le cellier de sa campagne[3].

Le sexe aussi humait le piot, et dans plus d'un boudoir on copiait les petits soupers. Celui que les actions du Mississipi avait enrichi s'amusait à outrance : les fortunes faciles s'accommodent des faciles amours.

Agioter, gagner, boire, hanter les courtisanes, voilà comment on comprenait la vie.

Quand la ruine arrivait, on allait à l'hôpital, ou l'on se suicidait. La Mazé, autrefois fille d'Opéra fort jolie, qui avait trois mille livres de rentes sur la Ville, dit Mathieu Marais, et qui est ruinée par le système, s'est noyée en plein jour à la Grenouillère. Les plaisants riaient. A quoi bon s'émouvoir ? Pour une femme galante perdue, il en renaissait mille, grâce aux métamorphoses de Plutus. L'Opéra et la Comédie fournissaient des maîtresses aux gens de toutes les classes. Les mœurs galantes avaient pénétré dans les lieux les plus saints.

Faut-il croire, avec les contemporains, que le couvent de la Madeleine de Traisnel était une sorte de sérail pour d'Argenson ? Et l'abbesse de Chelles, fille du Régent, sœur de la duchesse de Berri, menait-elle dans son cloître une pie bien exemplaire ? Mademoiselle de Charolais, qui s'était acquis une célébrité par ses désordres, ne profanait-elle pas les choses de la religion, quand elle se faisait peindre en cordelier ? La duchesse de Berri ne vivait-elle pas assez scandaleusement dans son palais du Luxembourg pour que la voix publique s'élevât contre elle ? On disait qu'elle avait des gardes beaux et bien faits pour veiller sur elle la nuit, et une chanson obscène avait pour refrain :

La Berri n'est pas si sotte

De s'en tenir à son papa.

Quelques auteurs du temps ont surnommé la duchesse de Berri la Messaline française.

Si quelque chose était comparable à la galanterie effrontée des plus grandes dames — la maréchale d'Estrées appelait le chancelier : mon Folichon ! —, c'était la brutalité des plus grands seigneurs.

La famille de Bourbon présentait un assemblage de vices assez remarquable.

Le jeune duc, Monsieur le Duc, violent, brutal et borné, se montra d'une rapacité extrême. De plus, ses amours avec madame de Prie, fille du riche financier Bertelot de Pléneuf, ne redoutaient guère le scandale, et c'était avec une affectation vraiment révoltante que M. de Prie demandait à tout le monde :

Qu'ont donc de commun M. le Duc et ma femme ?

Cette liaison, dès l'origine, attira l'attention publique. Jamais, selon d'Argenson fils, il n'avait existé créature plus céleste que la jeune madame de Prie. Figure charmante, plus de grâces encore que de beauté, un esprit vif et délié, du génie, de l'ambition, de l'étourderie, une grande présence d'esprit, et avec cela l'extérieur le plus décent du monde.

Mais la céleste créature, arrivée ruinée de Turin, où son mari était ambassadeur, s'était relevée de sa ruine avec l'agiotage, ainsi que nous l'avons dit, sans toutefois rétablir sérieusement ses affaires, à cause de son excessif désordre.

Personne n'ignorait les habitudes de M. le Duc et de madame de Prie ; celle-ci ne le fit point languir, et M. le duc en devint éperdument amoureux.

Ils allaient au bal de l'Opéra, ils avaient leur petite maison rue Sainte-Apolline, leur carrosse gris de bonne fortune, qui avait à l'extérieur tout l'air d'un fiacre, et qui était au-dedans d'une magnificence rare[4]. Un jour, M. le Duc conçut de la jalousie contre le marquis d'Alincourt, fils du maréchal de Villeroi. Il fallut que madame de Prie donnât congé à ce rival au bal de l'Opéra.

Le frère du duc de Bourbon, le comte de Charolais, toujours ivre, commença, dit-on, par assassiner un de ses valets dont il n'avait pu séduire la femme ; il ensanglantait ses débauches par d'atroces barbaries sur les courtisanes avec lesquelles il se trouvait, soit à Paris, soit à sa maison d'Anet ; il tirait sur les couvreurs pour s'amuser à les voir tomber du haut des toits.

Un jour, à Anet, en revenant de la chasse, il vit dans le village un bourgeois sur sa porte en bonnet de nuit. Avec un cruel sang-froid,

Voyons, dit-il, je tirerais bien ce corps-là.

Il coucha le bourgeois en joue et le jeta par terre. Le lendemain, rapporte Barbier, il alla demander sa grâce au duc d'Orléans, qui était déjà instruit de l'affaire.

Monsieur, lui répondit le Régent, la grâce que vous demandez est due à votre rang et à votre qualité de prince du sang ; le roi vous l'accorde, mais il l'accordera plus volontiers à celui qui vous en fera autant.

Le comte de Charolais avait un fils de la Delille, fille d'Opéra. A Versailles, cet enfant devint malade, à l'âge de six ou huit mois ; le comte lui fit prendre de l'eau-de-vie de Dantzig, et l'enfant mourut. Alors le comte de s'écrier :

Oh ! il n'était pas de moi, puisque cela l'a fait mourir !

Sa sœur, mademoiselle de Charolais, était d'une excessive sensibilité. Dans sa passion pour lès plaisirs, elle n'avait pas toujours le courage de résister à leur entraînement. Souvent il lui fallut s'éloigner de la cour pour des soins qui exigeaient du mystère. Son suisse n'était pas dans le secret ; aussi répondit-il un jour à une personne qui envoyait demander des nouvelles de la princesse :

Mademoiselle se porte aussi bien que son état le permet, et l'enfant aussi.

Un scandale presque cornique fut donné par le prince et la princesse de Conti, toujours en discorde, se poursuivant, se trompant l'un l'autre, et inspirant des couplets aux chansonniers sur le malheur du bossu, car le mari avait cette infirmité, comme on sait.

Ce ménage princier justifiait l'opinion générale d'alors que l'amour dans le mariage n'était plus du tout à la mode. — On trouve bien encore, parmi les gens d'une condition inférieure, de bons ménages, assure Madame, mais parmi les gens de qualité, je ne connais pas un seul exemple d'affection réciproque et de fidélité.

Toutefois, les maris qui battaient leurs femmes étaient rares ; on croyait que Conti l'eût fait s'il n'eût eu peur de la sienne. Monsieur, lui disait le Régent, je me souviens d'avoir lu dans un livre, sans le chercher, que quand un homme est ivre, il faut qu'il aille se coucher sans rien dire à sa femme. Pour moi, quand je suis en cet état, ce qui m'arrive assez souvent, comme vous savez, je me garde bien de l'aller dire à madame la duchesse d'Orléans, ni de le lui faire connaître ; je fais le tapinois[5]. Quelle édifiante mercuriale ! Comme le Régent suit bien les leçons de son mentor Canillac !

Conti avait des mœurs pires que celles de sa femme ; celle-ci comptait beaucoup d'amants, celui-là ne craignait pas, outre ses maîtresses, de s'adresser aux entremetteurs, à M. et madame Morinval, qui tenaient maison publique pour les grands seigneurs, et furent punis sévèrement parce qu'on prétendait que Conti avait gagné du mal chez eux. Une gravure : Le triomphe des filles de joye avec des chapeaux de paille, retraça l'exécution faite en 1718 sur la Morinval et son mari[6].

Du boudoir de la femme galante à la maison de prostitution, il n'y avait pas loin. Des hommes de haute noblesse, et des meilleures familles, ne rougissaient pas de fréquenter ces lieux où la galanterie réaliste apparaissait dans ses plus sales ébats.

Lisez ce fait rapporté par Barbier : Le 3 août 1720, la comtesse de Roucy, femme fort jolie et fort jalouse de son mari, savait qu'il allait souvent chez une femme galante, qui demeurait rue Gît-le-Cœur. Pour l'y surprendre elle se rendit chez la belle, sur laquelle elle trouva un bracelet avec le portrait de son mari. Il y avait là d'autres filles. Une querelle s'éleva et se termina tragiquement. La comtesse fut jetée par la fenêtre d'un second étage dans la rue. On mit les filles au Châtelet.

Tantôt par les mécontents du Parlement, tantôt par les habitués de la cour de Sceaux ou par les bavardages des valets, la conduite des grands seigneurs n'échappait pas aux masses.

Toute la France connut le déshonorant trafic du duc de La Force, du maréchal d'Estrées, du duc d'Antin et autres, qui avaient réalisé leurs actions, après le discrédit du système de Law, en marchandises d'épiceries, café thé, charbon de terre, eau-de-vie, porcelaine et autres objets.

Il y eut procès contre le premier, et condamnation surtout devant le tribunal de l'opinion publique. Les gens crièrent en le voyant passer.

Voilà le marchand de chandelle, de cire, de café, etc.

Des estampes représentèrent La Force, duc et pair, en crocheteur, portant des ballots sur ses crochets, avec ces mots au bas : ADMIREZ LA FORCE.

Les nobles l'accablèrent de leur mépris, parce qu'il avait dérogé ; le peuple lui en voulut principalement d'avoir monopolisé des marchandises, quand la ruine s'étendait sur tout le monde. Le duc de La Force, naguère surnommé le commis de Law, perdit la considération, et parut bien plus coupable aux yeux du peuple que les roués les plus connus pour leur libertinage.

L'époque scandaleuse de la Régence ne se passa pas, d'ailleurs, sans quelques manifestations de mécontentements populaires. Reportons-nous à la journée du 17 juillet 1720. De terribles fléaux, inondations, incendies considérables, disette ou cherté de pain, et notamment la peste de Marseille, faisaient maudire les heureux égoïstes, les roués ayant mérité de l'être, qui ne s'en grisaient pas moins dans les petits soupers, n'en jetaient pas moins des monceaux d'or à leurs maîtresses, et se riaient des terreurs de la multitude en dépensant huit millions pour le chapeau de Dubois.

Les malheurs de la ville de Marseille et de toute la Provence, pendant les années 1720 et 1721, inspirèrent cette diatribe contre le Régent :

Que la peste soit en Provence,

Ce n'est pas noire plus grand mal,

Ce serait un bien pour la France

Qu'elle fût au Palais-Royal !

En abattant deux ou trois têtes,

Elle en conserverait cinq cents ;

Badauds, vous en serez exempts,

Car elle n'en vent pas aux bêtes.

Mais pour la santé du Régent

Ce serait une bonne affaire

Que la peste prit à l'argent ;

Il songerait à s'en défaire.

On lança dans le public, à propos d'une fête galante donnée par le duc d'Orléans, ce sanglant quatrain :

Chez les Caligulas, chez les Trimalcions,

Avec soin on cachoit les forfaits et les crimes,

Philippe plus hardi, suivant d'autres maximes,

Fait briller pour les siens dix mille lampions.

Quoi qu'on en ait dit, le chapitre des abus n'était pas sans importance, et les goûts libertins du Régent devaient le porter à favoriser, pour les fonctions ecclésiastiques, judiciaires et administratives, certaines gens parfaitement indignes.

Marais nous raconte ceci : L'abbé de Broglie avait loué au Régent un vin qu'il avait bu. Le Régent en voulut boire. Il lui en envoya 300 bouteilles que le Régent prit, mais il dit à l'abbé qu'il les voulait payer. L'abbé lui envoya un mémoire par articles : le vin, les bouteilles, les bouclions, la ficelle, la cire d'Espagne, les paniers, le port, et à la fin il mit : Total : L'abbaye du Mont-Saint-Michel. Et il l'a eue.

Ajoutons que la haute fortune politique de Dubois désaffectionnait les masses à l'endroit d'un prince qui, dès le début de son pouvoir, avait joui d'une immense popularité, mais dont les profusions étaient insensées. Le Régent donna 400.000 francs à madame de Rochefort ; 300.000 à La Châtre ; 800.000 à madame de Châteaufort ; 600.000 à La Fare, etc. ; et il fit à ses amis de très-fortes pensions.

Aucune maîtresse du Régent ne joua le rôle de favorite comme les Pompadour et les Du Barry ; mais il n'en faut pas conclure que l'influence des femmes n'existait pas dans les choses de la politique.

Au contraire, les élèves de la Fillon, toutes les filles délurées qu'elle mettait en relation avec les grands seigneurs, constituaient une sorte d'oligarchie de la débauche, telle que, le plus souvent, les fautes de ces courtisanes demeuraient impunies, ou les ambitions de leurs amants réalisées. Loin de nous la pensée de répéter les anecdotes scandaleuses, développées à plaisir dans des ouvrages apocryphes. Il en est une, pourtant, dont on ne conteste pas la véracité, et qui montre le degré d'abjection où les sommités du pouvoir en étaient arrivées. La Fillon, un jour, s'en alla, par moquerie, demander au Régent l'abbaye de Montmartre. Celui-ci se prit à rire ; il riait toujours. Dubois, lui aussi, riait fort, tandis que la Fillon gardait son sérieux. Bientôt, se tournant vers l'archevêque de Cambrai, elle s'écria impudemment : — Tu es bien archevêque, toi !

De telles paroles justifient ce que Voltaire a écrit sur la Fillon : Une femme publique, nommée Fillon, auparavant fille de joie du plus bas étage, devenue une entremetteuse distinguée, fournissait des filles au jeune abbé de Porto-Carrero. Elle avait longtemps servi l'abbé Dubois, alors secrétaire d'État pour les affaires étrangères, depuis cardinal et premier ministre. Il employa la Fillon dans son nouveau département (Siècle de Louis XV). Elle paraissait même quelquefois aux audiences du Régent, écrit Duclos, et elle n'y était pas plus mal reçue que d'autres. D'Argenson l'employa.

Cette femme avait des accointances avec les filles galantes de Paris ; elle leur accordait sa protection. On parlait de la communauté de la Fillon, des filles de la supérieure ; dans la Galerie de l'ancienne cour, l'auteur appelle la Fillon prêtresse d'un couvent de Vénus.

En admettant qu'elle ne fût pour rien dans la découverte de la conspiration de Cellamare, on ne peut nier qu'elle ne rendît des services à Dubois dans maintes circonstances. Son pouvoir occulte éveilla des critiques acerbes. On s'indigna, et le Régent dut paraître sacrifier la Fillon.

Elle reçut l'ordre de passer pour morte. Le gouvernement lui donna dix mille livres de rente et une somme de trente mille francs en argent. Elle s'en alla vivre honorée dans une petite ville d'Auvergne. La Fillon avait été mariée, d'abord à un Suisse, ensuite à un valet de chambre, troisièmement au cocher du comte de Saxe. Elle épousa, enfin, dans l'Auvergne, un quatrième mari, homme titré. Voilà une existence bien remplie !

L'ancienne appareilleuse devint comtesse de ***, et Boisjourdain nous assure que la fin de sa vie fut irréprochable. Ces sortes de conversions étaient fréquentes ; plus d'une débauchée passait tout à coup du boudoir clans le cloître, parfois pour achever hypocritement son œuvre commencée avec effronterie.

La Fillon avait formé des élèves qui tinrent, en fait de galanterie réaliste, le haut du pavé, et qui, soit pendant son existence active, soit après sa retraite et sa sainte conduite, continuèrent les traditions qu'elle leur avait inculquées.

Ces élèves parurent dans les orgies de Clichy, aux soupers d'Anet, au milieu des promenades de Saint-Cloud. Les billets doux, selon un historien, remplacèrent, pour parvenir à tout, les billets de confession ; les actrices, bonnes vivantes, remplacèrent les douairières ou vieilles femmes du temps de Louis XIV. Les élèves de la Fillon assurèrent le succès des promenades du Cours-la-Reine, où elles attiraient les jeunes gens par leurs mines affriolantes, par leurs transparentes toilettes, par leurs habiles excentricités.

Mais le lieu par excellence pour les élèves de la Fillon, le brasier de galanterie, où ces salamandres vécurent, ce fut le bal masqué de l'Opéra, remarquable innovation dans les plaisirs de l'époque, le bal de l'Opéra, qui est encore aujourd'hui l'organisation de la débauche à grand orchestre.

Ô Régence ! que tu sus bien inspirer les hommes de ton temps ! Qui imagina de convertir les théâtres publics en salles de bal ? Fut-ce une courtisane célèbre ? Fut-ce une danseuse ? Fut-ce un de ces spéculateurs qui exploitent aussi bien le vice que la vertu, et qui, partis de bas, veulent s'enrichir à tout prix ? Fut-ce un roturier intelligent ? Non. L'honneur en revient à un neveu de Turenne, au noble chevalier de Bouillon ; et son imaginative lui valut une pension de six mille livres, comme s'il eût gagné une victoire ou trouvé un procédé utile à l'humanité.

Aussitôt que les bals masqués de l'Opéra eurent commencé, ils acquirent une vogue prodigieuse, ils devinrent populaires. Le déguisement et le masque nivelèrent les amateurs d'intrigues amoureuses. L'enrichi d'hier put choisir les plus brillants costumes ; la femme galante, pendue à son bras, put étaler sans crainte le luxe de ses diamants magnifiques.

Souvent, après son souper, le Régent paraissait au bal masqué ; il avait une petite loge, avec un cabinet séparé dans lequel se trouvait un lit de repos. Que de fois il lui arriva de faire le tour du bal, avec une nouvelle conquête à son côté ! ou bien, il montait dans sa petite loge, et ses sens appesantis finissaient par le livrer au sommeil.

Dans ses nuits de gaîté lascive, il engageait mille familiarités a‘ cc les gens des loges voisines ; d'autres fois, il prétendait circuler incognito au milieu de la salle. J'en sais un moyen, dit l'abbé Dubois, et, dans le bal, il lui donna des coups de pied dans le derrière. Le Régent, qui les trouva trop forts, lui dit :

L'abbé, tu me déguises trop[7].

Le jour, les affaires d'État occupaient le duc d'Orléans, et le soir il allait au bal. Mesdames de Berri et de Conti avaient leurs loges, ainsi que bien d'autres princesses.

Les danseurs et les danseuses de l'Opéra se mêlaient au public, pour activer les intrigues et donner de l'entrain à tout le monde. Noble, bourgeois, financier, magistrat, la ville et la cour, se pressaient au rendez-vous, d'autant plus que, selon une princesse, les femmes galantes étaient plus amusantes que les femmes vertueuses. On se perdait si joyeusement en ce lieu de délices matérielles ! Les cinq sens y trouvaient satisfaction. C'était de la fièvre, du délire. Toute chose y était permise, pourvu qu'on ne s'oubliât pas au point d'insulter les femmes en pleine foule.

Le nombre des bals masqués se multiplia jusqu'à huit par semaine et bientôt la salle de l'Académie française alterna avec celle de l'Opéra ! Aller au bal de l'Opéra, ou aller dans un mauvais lieu, pensait Madame, c'est tout un. Quel honneur pour le sanctuaire des lettres françaises !

Or, ce maudit bal de l'Opéra avait tellement affolé les Parisiens, que, après les terribles secousses du système de Law, ils y couraient porter leur dernier argent, et que, pendant l'hiver 1722-1723, malgré la misère du temps, la foule ne cessa d'assiéger les portes du temple de Terpsichore. Néanmoins, la plus forte recette des bals fut celle de l'année 1719-1720 : elle l'apporta 116.038 livres. On était à l'apogée de l'agiotage, et les élèves de la Fillon ne pêchèrent pas par avarice. L'argent qu'elles recevaient le matin était dépensé le soir : elles faisaient vie qui dure.

Presque sur le même plan que les élèves de la Fillon nous apercevons, et c'est chose conséquente, les admirateurs et les compagnons de Louis-Dominique Bourguignon, dit Cartouche ; les voleurs à côté des filles, les unes rencontrant les autres au cabaret ; la soif de l'or amenant le vol et la débauche, cumulativement. Les femmes galantes les mieux posées s'accordent avec les filous de la rue Quincampoix, princes, traitants ou bourgeois ; les filles de bas étage, avec les détrousseurs de passants. Tout dépend du milieu dans lequel les beautés se trouvent.

Cartouche, né à Paris en 1693, dans le quartier de la Courtille, avait été au collège de Louis le Grand, dirigé par les jésuites. Un vol audacieux l'ayant forcé de quitter l'établissement, il était revenu chez son père, pour le voler ; puis il s'était enfui en Normandie, pour se joindre à une bande de brigands qui désolaient cette province. De là, au bout de quelque temps, Cartouche revint dans la capitale, où il forma une nombreuse troupe de voleurs dont il prit le commandement, et qui ne tarda pas à être l'épouvantail des Parisiens, même des provinciaux.

Les vols et les assassinats se multiplièrent. Le nom de Cartouche circulait dans toutes les maisons ; on s'efforçait de saisir ce phénix des brigands. Impossible. Bien des gens prétendaient qu'il avait quelque sort ; d'autres déclaraient que c'était un conte. Mais pourtant, les prisons se remplissaient de voleurs, marchant sur les traces du grand Cartouche ; la misère en augmentait le nombre. L'expression de cartouchiens existait.

On ne parlait que de la dextérité de la main et de l'esprit de Cartouche, que de son sang-froid imperturbable, que de son courage à toute épreuve. Il avait des affiliés dans le corps des exempts, dans les gardes françaises, dans les bas officiers de la robe, dans la valetaille de la bourgeoisie et de la cour, dans les maisons de débauche, et aussi, peut-être, dans certains hôtels de la noblesse. Beaucoup de femmes l'aidaient en ses entreprises audacieuses.

Enfin il fut arrêté (15 octobre 1721), conduit au Châtelet, et Paris respira. Il fallait voir des hauts personnages, des dames de la première distinction, entre autres la maréchale de Boufflers, rendre visite-au brigand dans sa prison, à Cartouche dont l'amabilité avec les dames était citée. Deux visiteuses le plaignaient de coucher sur la paille. Il dit à, l'une d'elles :

Vous ne voyez pas tout, madame.

Et découvrant ses jambes entourées de chaînes :

Voyez ces jarretières ; qu'en dites-vous ?

Ce mot fut répété. Cartouche, d'ailleurs, appartenait bien à son époque : il parlait lestement, plaisantait à tout propos avec les archers, connaissait et chantait beaucoup de chansons obscènes, et se plaisait à boire. L'argent ne manquait pas au prisonnier.

Le Théâtre-Français joua la comédie de Cartouche ou les Voleurs, en trois actes, de Legrand (20 octobre 1721) ; le même jour, les comédiens italiens donnèrent Arlequin Cartouche, de Riccoboni père. Quel succès de curiosité ! Chacun savait que le terrible voleur avait de jolies maîtresses.

Il intéressait par son courage devant la question, qui ne lui fit rien avouer. Condamné le 26 novembre à être rompu vif, il fut conduit le lendemain en place de Grève. Là, contre son espoir, ses compagnons ne le vinrent pas délivrer ; alors il parla, et révéla les noms de ses innombrables complices, — dames et gentilshommes connus, et environ quarante personnes de la suite de mademoiselle Louise-Elisabeth une des filles du Régent, qui allait épouser le prince des Asturies. Il indiqua la demeure de ses maîtresses. L'une était une fille grande, bien faite, qui avait l'air modeste, et qu'il appelait sa sœur grise. Il déclara qu'elle avait eu plusieurs enfants de lui, et qu'elle en avait tué un : cette fille fut incarcérée. La seconde, qu'il nommait sa sultane régnante, parut avec un air hardi et des habits magnifiques. La troisième était une des poissonnières de la halle ; Cartouche l'accusa d'avoir recelé ses vols, et on la conduisit au Châtelet.

Puis, ne disant rien contre sa sultane régnante, il l'embrassa et lui fit ses adieux, pour subir, peu après, le dernier supplice avec fermeté, le 28 novembre 1721.

La plupart de ses complices furent arrêtés, jugés, exécutés ; mais malgré les exécutions de la Grève, il y avait plus de voleurs que jamais. En décembre 1721, dit Barbier, on prit un homme dans l'amphithéâtre de l'Opéra, causant avec les petits maîtres, qui voulait bouliner la montre d'or d'une femme.

Dès qu'une affaire criminelle ou de concussion occupait la justice, on était sûr d'y trouver compromises quelques puissantes familles, ou tout au moins des gens attachés aux grands seigneurs. Le nombre des laquais était si considérable ! Après la chute du Système, Paris n'eut plus que huit cent mille habitants, dont cent cinquante mille domestiques. Selon Germain Brice encore, on y voyait vingt-quatre mille maisons, vingt mille carrosses et cent vingt mille chevaux.

Les domestiques formaient plus d'un cinquième de la population. On fit porter aux laquais les plumes et l'écarlate. Les femmes leur attribuaient des fonctions inconvenantes. La Bibliothèque des gens de cour s'exprime ainsi : Autrefois, une dame aurait rougi de faire porter sa robe à un grand laquais ; présentement la mode autorise cet usage, et les petits laquais ne sont bons qu'à porter à l'église le livre de leur maîtresse. Outre les grands laquais porte-queue, les darnes ont de grands valets de chambre pour les habiller et déshabiller. Les femmes de chambre n'ont soin que de la coiffure, de la pommade et de la boîte aux mouches ; car de donner la chemise est un attribut qui appartient au valet de chambre. Nous laissons à penser ce qu'un pareil usage pouvait amener de conséquences immorales.

Un nombreux domestique semblait nécessaire pour nettoyer et entretenir les appartements somptueux des hôtels. Partout des porcelaines précieuses et des curiosités de l'Inde ou de la Chine, des lustres, des rideaux magnifiques, des meubles fragiles exigeant des soins tout particuliers. Il fallait des femmes de chambre, et parfois des demoiselles de qualité pour élever les oiseaux des îles Canaries, que telle duchesse possédait, selon la mode d'alors. Domestique pour verser le thé, le cacao et le café ; femme de chambre pour apprêter les dentelles et les bijoux de madame ; laquais pour soigner les vapeurs des femmes qui étaient une hydre pour la meilleure médecine. Les fortunes improvisées avaient développé le besoin fébrile d'épuiser toutes les jouissances de la vie ; on cultivait avec ardeur les fleurs et les fruits ; le goût des parfums, que le duc d'Orléans aimait passionnément, avec l'emploi général de la poudre.

Tandis que la bourgeoisie des provinces portait un vêtement assez simple, — habit gris, manteau rouge, épée et canne à la main, — les vêtements les plus luxueux se voyaient à Paris, non-seulement chez les courtisans et les dames à la mode, mais encore chez les parvenus de la finance et du commerce. Pour les femmes, les coiffures exhaussées sur un échafaudage de fer disparurent ; elles firent place à des cheveux courts et bouclés ; aussi milady Montaigu comparait-elle la tête des Français à une toison de brebis. Force poudre et abus de fard, donnant aux personnes du sexe l'apparence de bacchantes.

Les paniers furent importés d'Angleterre en 1718. L'usage s'en conserva, malgré les critiques des moralistes et les attaques des prédicateurs. Les femmes de la Régence, principalement les plus intrigantes, continuèrent à se servir des petits masques de velours. Les plus nobles, remarque un auteur contemporain, traînaient par derrière de longues queues avec lesquelles elles balayaient les églises et les jardins. Elles avaient le privilège d'aller masquées en tout temps, de se cacher et de se faire voir quand il leur plaisait, et, avec un masque de velours noir, elles entraient quelquefois dans les églises, comme au bal et à la comédie. Bientôt, cette mode gêna les femmes esprits forts, qui se livrèrent à l'intrigue sans se cacher, à front découvert.

L'idéal de la toilette féminine, sous la Régence, consista dans ce que l'on appelait le négligé.

Le négligé ! c'est-à-dire le vêtement de la chambre transporté au dehors ; c'est-à-dire le désordre charmant des habits, pour lesquels on épuisait l'art et la grâce. Le négligé ! à peu de chose près, c'était l'indécence. Les belles de naissance illustre s'en parèrent tout d'abord ; elles fréquentèrent les lieux publics la tête nue, le corset échancré, l'extrémité du pied jouant dans une mule, avec une robe transparente, en mousseline de l'Inde. Un habillement de femme pesait douze onces environ. C'était la provocation même..... Les filles du peuple, au grand préjudice des mœurs, eurent aussi leur négligé.

Ces modes forçaient à d'excessives dépenses ; sous le Système, une paire de bas de soie se vendait quarante livres, une aune de drap gris fin était évaluée de soixante-dix à quatre-vingts livres. De là le libertinage érigé en nécessité. Le duc de Bourbon donna à la Delisle de l'Opéra, sa maîtresse, un habit en argent fin qui coûtait douze mille écus. Il tenait table chez elle.

Tout était sacrifié à l'extérieur ; mais les formes du langage même s'encanaillaient, pour employer l'expression du temps. Le mélange des filles parvenues et des duchesses dégénérées jetait dans les conversations un sans-gêne voisin de la grossièreté. Dubois jurait et sacrait perpétuellement ; le Régent employait les termes les moins relevés. Par exemple, ayant un jour maille à partir avec le Parlement, il discuta avec le président de Mesmes, et termina en disant :

— Allez vous faire f...., vous et votre compagnie.

Antoine de Mesmes répondit :

— Monseigneur, j'ai eu l'honneur de parler souvent au feu roi Louis XIV, il ne s'est jamais servi de ces termes-là avec un de ses palefreniers.

De Mesmes, on ne l'a pas oublié, appartenait à la cour de Sceaux, où les formes polies s'étaient conservées. Rendons cette justice aux amis de la duchesse du Maine, qu'ils formèrent un à-parte remarquable au milieu des turpitudes de la société officielle pendant la Régence. La Bergère de Sceaux et ses Bêtes n'agiotèrent pas, ne se livrèrent pas aux élèves de la Fillon. Sceaux demeurait comme le sanctuaire des belles manières et de la politesse ; cette cour cultivait l'afféterie, on. le sait, mais mieux vaut encore l'afféterie que le dévergondage des actes et des paroles.

On jouait de fades pastorales sur le théâtre du château de Sceaux, tandis que, chez le Régent, on ne reculait pas devant les spectacles les plus obscènes, et qu'un soir on imagina de représenter le Jugement de Pâris, dans les conditions suivantes : Madame de Berri y prit le rôle de Vénus ; deux maîtresses du duc d'Orléans firent ceux de Minerve et de Junon ; ces trois déesses de l'orgie se montrèrent dans le costume où celles de la fable parurent aux yeux du fils de Priam[8].

Au reste, malgré les fêtes, ou plutôt à cause des fêtes, de la passion du jeu, du vin, de la bonne chère, des intrigues amoureuses, de la toilette effrénée, la partie de la population qui souffrait, ou qui avait gardé quelque moralité, ou qui nourrissait l'envie au cœur, se laissait aller à l'expansion de ses sentiments haineux. Elle se vengeait par de cruelles représailles ; elle attaquait nettement les gens qui acquéraient une réputation, soit dans la politique, soit dans la vie privée.

On avait vu, en 1715, les femmes de la Halle envoyer au Régent une adresse en vers, où l'on remarquait cette phrase :

Les harengères de Paris,

Plus maîtresses que leurs maris,

Viennent faire leur révérence

Au nouveau Régent de la France, etc.

Les basses classes donnaient ainsi leur approbation à l'ordre de choses inauguré par le Parlement. On vit, cinq ans après, cette inscription affichée à la porte du Palais-Royal :

DEVOIR DES FRANÇAIS :

Roi à couronner,

Banque à redouter,

Régent à brûler,

Law à rouer[9].

Il n'y avait pas de jours que Madame ne reçût par la poste des lettres remplies d'affreuses menaces, où son fils était traité comme le plus scélérat des tyrans.

D'Argenson, que l'on accusait d'avoir amené les suites malheureuses du système, était journellement voué à la corde. Quand il mourut, les harengères et les polissons se ruèrent sur le cortège qui accompagnait sa dépouille mortelle. Et des cris, et des injures, et de la boue ! Les femmes se jetaient sur les chevaux en criant : — Ah ! voilà le fripon ! le chien qui nous a fait tant de mal !

Une estampe représenta : l'Ombre inique qui fait son entrée aux Enfers ! On maudissait le laid d'Argenson, comme on avait maudit le beau John Law.

Le despotisme doré de Louis XIV et le laisser-aller impudique de la Régence n'attendaient plus que l'égoïsme honteux de Louis XV, pour déterminer la force de l'opinion publique, pour faire sanctionner par une révolution les vœux .de la majorité populaire.

 

 

 



[1] Estampes de la Bibliothèque impériale.

[2] Histoire de la Régence, par Lémontey, tome II, p. 310.

[3] Recueil de Maurepas, t. XIX.

[4] Mémoires du marquis d'Argenson.

[5] Journal, manuscrit de la Régence (Bibl. imp.), t. XIV, p. 1942.

[6] Cartons de la Bibliothèque impériale.

[7] Chamfort, cité par M. de Lescure.

[8] Hist. philos. du règne de Louis XV, par le comte de Tocqueville, t. I, p. 26, en note.

[9] Math. Marais, 5 août 1720.