LA RÉGENCE GALANTE

 

X. — CONSPIRATION DE CELLAMARE.

 

 

Cellamare chez madame du Maine. — La reine du grand roman. — Le poète de la conjuration. — Les Philippiques de La Grange-Chancel. — Rature faite par le Régent. — Comment il eut connaissance des odes lancées contre lui. — Emprisonnement de La Grange-Chancel. — Comité directeur. — Affaire du bois de Boulogne. — Révélation du complot. — Activité de Dubois. — Logements préparés à la Bastille et à Vincennes. — Arrestation de M. et madame du Maine. — Le Régent rit.

 

Antonio del Giudice, duc de Giovenazzo, prince de Cellamare, Napolitain devenu grand d'Espagne, était ambassadeur de la cour de Madrid en France.

Cellamare atteignait à sa soixante et unième année, en 1718. Quoique déjà vieux, il conservait un goût très-vif pour le plaisir, et, sans titre adonné aux vices qui trônaient à la cour du Régent, il aimait les bals, les spectacles, les cérémonies de toutes sortes.

Selon la mode d'alors, tel qui n'adoptait pas les principes du duc d'Orléans, se réfugiait chez la Bergère de Sceaux. Cellamare parut aux côtés de madame du Maine, il devint son hôte d'abord, puis son complice.

Le Légitimé, absorbé par les longs travaux de sa traduction de l'Anti-Lucretius avait naguère encouru les reproches de sa femme, moins tranquille et moins résignée que lui.

— Vous trouverez un beau matin, s'écriait-elle, que vous êtes de l'Académie, et que M. le duc d'Orléans est régent du royaume.

La première moitié de la prédiction ne s'était point accomplie, à l'immense déplaisir du duc du Maine ; à l'immense déplaisir de la duchesse, la seconde moitié s'était réalisée.

Il fallait donc perdre le Régent.

Là tendirent les efforts de la Naine, qui fit de son château le quartier général des ennemis du duc d'Orléans, qui convoqua le ban et l'arrière-ban des dévots, se ligua avec quelques nobles bretons, avec le comte de. Laval et l'ancienne cour, et entraîna même dans son parti le duc de Richelieu.

Depuis longtemps, le cabinet de Madrid se montrait hostile au Régent : Philippe V n'oubliait pas que ce prince avait tout essayé pour obtenir la couronne d'Espagne. Un traité, dit de la quadruple alliance, excluait la branche espagnole des Bourbons de l'hérédité éventuelle au trône de France.

Philippe V était parvenu au comble du ressentiment.

Madame du Maine fit des merveilles d'activité. Fine mouche, elle comptait parmi ses adhérents les autres Légitimés, avec la duchesse d'Orléans elle-même. M. le comte de Toulouse, seul, fidèle à ses sentiments, gardait une neutralité à la fois honorable et prudente.

Des hommes habiles se chargeaient d'obtenir le concours du roi d'Espagne ; d'autres, plus habiles encore, décidaient de faire illusion aux masses et d'intéresser le peuple à une révolution de cour dont il ne profiterait pas.

On avait résolu d'enlever de France le Régent, pendant une fête, de le mettre en sûreté dans une place forte de l'Espagne.

Cet enlèvement étant accompli, on devait convoquer les états-généraux, pour fixer les bases d'un gouvernement pendant la minorité de Louis XV, et élire un nouveau régent, — le roi d'Espagne, ou le Légitimé sous son influence. Tel était le lot de M. et de madame du Maine, tel était l'appât offert à leurs nobles amis.

Quant au peuple, on le contentait en lui promettant de réformer les abus, d'éteindre la dette nationale.

Par provision, le Légitimé obtenait le titre et l'autorité de lieutenant-général du royaume.

Tout alla vite, mais étourdiment ; tout sembla réussir. Cellamare avait été chargé par sa cour de se mettre en rapport avec la duchesse du Maine et son conseil, d'informer exactement le cabinet de Madrid de l'état des affaires.

Pour envelopper d'un mystère absolu ses entrevues avec madame du Maine, l'ambassadeur espagnol, bravant les nécessités de son excessif embonpoint, ne se rendait chez la duchesse que la nuit, dans un carrosse particulier. Par crainte d'indiscrétion, il prenait pour cocher le jeune comte de Laval.

Les entrevues avaient lieu, soit à l'Arsenal, quand la duchesse du Maine habitait Paris, soit à Sceaux.

Ne croyez pas que les conjurés se couvrissent de bruns manteaux ou de chapeaux à larges bords, ni qu'ils portassent des visages sévères : la conjuration de la duchesse du Maine contre le Régent fut une conjuration à double essence. Elle renfermait deux espèces d'adhérents, — les uns en habits brodés, composant, lisant ou publiant des satires virulentes, sans concevoir la moindre idée de mettre l'épée à la main, les autres, pauvres diables, enrôlés avec adresse, prêts à la bataille, destinés à attraper les horions, à servir de boucliers à leurs chefs.

Dans la correspondance des personnages de l'intrigue, madame du Maine figurait sous la désignation de la Reine du grand roman.

La conjuration eut son poète, La Grange-Chancel. Cet homme, mousquetaire et auteur tragique, digne de figurer avantageusement à côté des Campistron, des Longepierre et des Lafosse, ne quittait guère la résidence de Sceaux.

Dans un beau moment d'inspiration, La Grange-Chancel arracha à sa muse des accents d'une énergie fébrile. Sous forme de poème, il publia une satire que la France entière lut avidement.

Le titre seul de cette pièce de vers piquait la curiosité. C'étaient des Philippiques. On y lisait :

Peuple, arme-toi ! défends ton maître !

Sache que la main de ce traître

Cherche à lui ravir ses Etats...

Plus loin, l'auteur, faisant allusion aux bruits répandus sur les intentions du Régent à l'égard de la noblesse française, s'écriait :

Où va ce monstre fanatique

De qui l'orgueil s'est emparé ?

Pourquoi, contre l'usage antique,

Veut-il faire un corps séparé ?

Ombres, dont par toute la terre

On connaît les illustres noms :

Polignac, Beaufremont, Tonnerre,

Et vous mânes des Châtillons,

Je vous vois, au même rivage,

Frémir de l'indigne esclavage

Où vos neveux sont retenus

Par des noms égaux à tant d'autres,

Des noms obscurcis par les vôtres,

Ou qui ne vous sont pas connus.

Chacun devine, ou à peu près, la péroraison de ce morceau fulminant. La dernière strophe s'adressait à M. du Maine :

Vous, dont par un arrêt injuste

Le grand cœur n'est point abattu,

Prince, qui d'une race auguste

Emportez toute la vertu,

Tout le reste la déshonore, .

La France contre eux vous implore ;

Par ses cris laissez-vous gagner,

Et forcez sa reconnaissance

D'ajouter à votre naissance

Ce qu'il y manque pour régner.

Nous omettons, par raison de bienséance, les passages des Philippiques où le Régent est accusé des crimes les plus monstrueux, où on le dénonce comme un Néron à la deuxième puissance, comme un Héliogabale moderne, comme un nouveau Sardanapale ; où l'on compare la duchesse de Berri à Messaline ; où l'on appelle à cris redoublés les Euménides, vengeresses des divorces et des incestes...

Jamais critique plus passionnée ne se montra plus prodigue d'inj ures.

Les Philippiques dépassaient ce qu'on avait vu jusqu'alors de plus virulent en fait de libelle. Au reste, le Régent ne pouvait guère ignorer les bruits que l'on répandait sur son intérieur de famille ; il raya lui-même dans un opéra ces quatre vers :

Le soleil autrefois m'unit avec sa fille.

Quel hymen ! sous quels maux je me vis abattu !

Le crime a trop longtemps régné dans ma famille ;

Faites-y régner la vertu.

Hautement avouées par La Grange-Chancel, les Philippiques ne pouvaient manquer de se répandre par milliers d'exemplaires. Le Régent seul en ignora longtemps l'existence. Sitôt qu'il la connut, il lui fut impossible de se procurer l'ouvrage. Aucun courtisan n'osait avouer l'avoir lu, l'avoir vu môme, à plus forte raison s'en déclarer possesseur.

Saint-Simon, pourtant, eut le courage de montrer au Régent un exemplaire de ces fameuses Philippiques dont la cour et la ville s'entretenaient. Il le fit sur un ordre formel du prince qu'elles attaquaient si violemment. Le duc d'Orléans en parla plus d'une fois à Saint-Simon, et finit par exiger que le spirituel gentilhomme les lui apportât.

Saint-Simon lui présenta donc cette satire, en déclarant qu'il ne la lui lirait pas. Le Régent la prit, la lut bas, debout, dans l'embrasure de la fenêtre de son petit cabinet d'hiver. Il la trouva, en la lisant, telle qu'elle était, car il s'arrêtait de fois à autre pour en parler au gentilhomme, sans paraître fort ému.

Mais, tout à coup, il changea de visage et se tourna vers Saint-Simon ; puis, les larmes aux yeux, et prêt à se trouver mal :

— Ah ! dit-il, c'en est trop ! Cette horreur est plus forte que moi !

Il lisait le passage où La Grange-Chancel montre le duc d'Orléans formant le dessein d'empoisonner le roi, et tout près d'exécuter son crime...

La Grange-Chancel fut envoyé aux îles Sainte-Marguerite.

Cependant la conjuration avait étendu partout ses bras. Vingt-deux colonels avaient été initiés au complot par le comte de Laval. Une imprimerie organisée dans des caves, inaccessible au jour, et d'où les ouvriers ne sortaient jamais, après y avoir été conduits les yeux bandés, multipliait les pamphlets et les mémoires contre le Régent.

A la tête des conjurés, on remarquait le marquis de Pompadour, autrefois attaché au grand Dauphin ; l'abbé Brigault, partisan fanatique de l'ancienne administration, et le chevalier Du Ménil, son ami ; Malézieu, chancelier de Dombes ; Davisard, l'avocat-général, le père Tournemine, jésuite breton, et le cardinal de Polignac.

Ces chefs divers composaient un comité directeur dont l'abbé Brigault était le secrétaire et l'archiviste.

Les Philippiques avaient éveillé les soupçons du Régent ; Cellamare, qui ne prenait nul souci de cacher ses relations avec les mécontents, donnait de la consistance aux craintes de ceux qui prévoyaient un complot. II faisait circuler des écrits, et peut-être une satire due à la plume du nonce du pape.

Satire sanglante, dans laquelle on voyait le Régent représenté comme un empoisonneur qui méditait la mort du jeune roi.

Cellamare écrivait à Albéroni : Je continue à cultiver notre vigne, mais je ne veux pas tendre la main pour cueillir les fruits avant leur maturité. Les premières grappes qui doivent rafraîchir la bouche de ceux qui sont destinés à boire le vin, se vendent déjà publiquement, et chaque jour on en portera au marché d'autres qui sont sur la paille.

L'exécution des desseins de madame du Maine était confiée à de simples aventuriers, que l'argent seul faisait mouvoir, qui venaient d'Espagne et se répandaient dans Paris. Leur chef correspondait avec Albéroni, se concertait avec Cellamare, et, selon le plan conçu dès l'abord, avait pour mission d'enlever le Régent.

Cellamare indiqua à ce chef le lieu où le duc d'Orléans se promenait d'ordinaire avec la duchesse de Berri, sa fille. Il ne s'agissait plus d'une fête.

Des hommes d'action s'embusquèrent au bois de Boulogne : tous ignoraient quel personnage ils allaient arrêter ; les conjurés ne possédaient qu'un signalement.

Donc, le chef de la bande aperçut un jour le Régent, au bois de Boulogne. Il fit un signe du doigt à ses gens ; mais ceux-ci s'élancèrent sur un seigneur qui se trouvait cinquante pas plus loin, et, dans leur méprise, ils l'arrêtèrent.

Honteux de cette déplorable erreur, le chef s'excusa de son mieux, assura qu'il s'était permis une plaisanterie, et demanda très-humblement pardon.

L'expédition malencontreuse eut de l'éclat, et fixa l'attention du conseil de régence ; aussi le chef de la bande remercia ses assesseurs et prudemment gagna les Pays-Bas.

Malgré les avis de la princesse Palatine, et sans doute un peu par bravade, le duc d'Orléans continua d'aller souper chaque soir, avec ses roués, chez madame de Parabère, qui habitait Saint-Cloud.

Des délais exigés par le cardinal de Polignac sauvèrent le Régent, et bientôt l'imprudence de Cellamare amena la révélation complète et tout à fait imprévue de la conjuration.

Il serait superflu de raconter ici toutes les circonstances qui accompagnèrent la découverte du complot. On sait qu'un écrivain de la bibliothèque du roi, appelé Buvat, qu'une femme, la Fillon, célèbre appareilleuse, qu'un abbé, Porto-Carrero, neveu du cardinal de ce nom, jouèrent des rôles importants dans la contre-intrigue habilement dirigée par Dubois. Un secrétaire de Cellamare, amant d'une des pensionnaires de la Fillon, perdit les conjurés par son indiscrétion.

Les papiers de Cellamare avaient été saisis, et les moindres détails de la conspiration étaient connus.

Dubois, dès le lendemain, envoya clans toutes les parties de la France, aux archevêques, aux évêques, aux présidents de cours de justice et aux gouverneurs de provinces, une circulaire qui se terminait par ces mots : Si, contre toute vraisemblance, quelques-uns des sujets de Sa Majesté avaient été capables d'écouter des propositions séditieuses, vous n'oublierez rien pour maintenir, en tout ce qui dépend de l'autorité qui vous a été confiée, le bon ordre et la tranquillité publique.

Des révélations faites et des pièces saisies il résultait que les Légitimés s'étaient mis à la disposition du roi d'Espagne. Le nombre des conspirateurs s'élevait à soixante, non compris les vingt-deux colonels chargés d'enlever le Régent et de le conduire à Tolède.

Tous les coupables étaient démasqués.

Ordre donné à deux compagnies de mousquetaires d'être prêtes à monter à cheval ; ordre aux gouverneurs de la Bastille et de Vincennes de préparer tous les logements disponibles.

La Conciergerie ne doit pas non plus rester inhabitée.

On arrête Cellamare le 9 décembre 1718 ; le lendemain, on conduit à la Bastille les marquis de Pompadour, de Saint-Geniès et de Courcillon ; le surlendemain, l'abbé Brigault est surpris à Nemours, malgré les habits de vieille femme qu'il porte, et il est dirigé sur la Bastille.

C'est un sauve-qui-peut général parmi les conspirateurs. Embastillé, le chevalier Du Ménil ! Arrêté, le brigadier de cavalerie Sandraski ! Arrêté, le colonel des hussards Serret !

Enfin, le jeudi 29 décembre de la même année, La Billarderie, lieutenant des gardes du corps, entre dans le château de Sceaux, au moment où le duc du Maine, dont la chaise est toute prête, va partir pour la chasse ; le lieutenant prie M. du Maine de rendre son épée.

Le Légitimé est conduit à la citadelle de Doullens.

Ô comble de la fatalité ! La Bergère de Sceaux, elle aussi, reçoit la visite importune de Dancenis, capitaine des gardes du corps, chargé de la conduire, avec tous les honneurs dus à son rang, à Essonne d'abord, puis à Dijon. La petite-fille du grand Condé, la Naine, l'Empérière, la fine mouche, etc., monte dans un carrosse de louage. On la mène par le rempart, pour éviter la plus grande partie des rues de Paris ; et, du rempart, on la fait sortir par la porte Saint-Bernard, en traversant la rue Saint-Antoine et l'île Notre-Dame. A Dijon, elle sera prisonnière du duc de Bourbon, gouverneur de Bourgogne, son ennemi le plus déclaré.

Plusieurs domestiques considérables, appartenant au Légitimé, coupables, les uns d'avoir écrit des lettres, les autres d'en avoir porté, sont punis de leur zèle. Mademoiselle de Montauban, fille d'honneur de l'Altesse sérénissime, mademoiselle Delaunay, sa ravissante femme de chambre, les Malézieu père et fils, galants bergers, le président Davisard, l'avocat Barjeton, et quelques autres jurisconsultes connus pour avoir travaillé aux factums, prennent avec douleur le chemin de la Bastille. On envoie à Moulins M. le prince de Dombes ; M. le comte d'Eu doit se rendre à Gien ; mademoiselle du Maine se voit assigner Maubuisson pour résidence provisoire.

Pleurez, nymphes des bosquets de Sceaux ! Adieu, rêves de gloire et d'ambition ! Plus de trône, plus de sceptre, plus de couronne ! Ah ! les échos de Châtenay ne répéteront plus les douces pastorales du grand Malézieu !

Trêve aux nuits blanches ! C'en est fait : l'heure de l'expiation a sonné pour les Légitimés et leurs adhérents ! Adam et Eve sont chassés du paradis terrestre !

Nos lecteurs se rappellent l'hilarité du Régent, quand nous avons raconté la peur de John Law, réfugié au Palais-Royal.

La conspiration de Cellamare, antérieure à ce fait, ne provoqua chez le duc d'Orléans que de la moquerie.

Rencontrant dans sa galerie le chevalier Destouches, père de d'Alembert, il l'aborda en lui disant :

— Savez-vous une chose bien plaisante ?

— Qu'est-ce, monseigneur ?

— Le prince de Cellamare a mis votre nom sur la liste de ses conspirateurs.

— Mais la chose n'est pas si plaisante ! répondit Destouches en pâlissant.

Et le Régent de rire aux éclats, puis d'accabler d'amitiés rassurantes et de folâtres caresses le chevalier Destouches !

Tout en avouant que la conspiration était bénigne, il nous faut reconnaître néanmoins qu'elle avait un côté sérieux.