LA RÉGENCE GALANTE

 

IX. — QUERELLE DES LÉGITIMES ET DES LÉGITIMÉS.

 

 

Les logements de la cour. — Edit sur la préséance. — Succession du prince de Condé. — On se réveille. — Mémoires ; la cour de Sceaux se transforme. — Madame du Maine et sa secrétaire. — Effet du grand mémoire. — Chanson sur le duc du Maine excellent roi. — Guerre vigoureuse. — Attitude du Régent. — Appel aux gentilshommes. — Les chevaliers de Malte sont mal reçus. — Démarche de M. du Maine. — Le Régent se mêle de la querelle. — Requête malencontreuse. — Terrible arrêt du Conseil de régence. — Le roi de Mississipi. — Projets de vengeance. — Les Bêtes conspirent.

 

Dès la fin de 1715, un écrit satirique avait paru, qui indiquait malicieusement les logements des plus grands personnages. On mettait le duc d'Orléans, au Bonhomme Loth, rue Jean-Pain-Mollet — allusion au Régent et à ses filles ;

M. le duc du Maine, au Diable boiteux, rue Montorgueil ;

Madame la duchesse du Maine, au Compas de proportion, rue des Marmouzets.

L'année suivante, ce fut bien pis : — on logea M. du Maine à la Vallée de misère !

En effet, M. du Maine semblait être encore plus misérable que son ancienne gouvernante, madame de Maintenon, retirée à Saint-Cyr. Les épreuves ne cessaient pas pour lui. Le 26 août 1718, un édit lui ravit même la préséance sur les ducs et pairs ; et le Régent, pour prouver à toute la France que M. du Maine personnellement était l'objet de cet édit, fit rendre une ordonnance qui rétablissait M. le comte de Toulouse, pour sa vie seulement, dans l'état où il était en 1717 !

C'est que madame du Maine se posait en implacable antagoniste du Régent. C'est que la haine existant entre les Légitimés et les Légitimes sommeillait, prête à se réveiller en toute occasion.

A l'époque où le Parlement avait cassé le testament de Louis XIV, madame du Maine avait emprunté du premier président, l'un de ses fidèles, l'hôtel de Mesures. Mais, comme la surintendance de l'éducation du petit roi était restée au duc du Maine, les Légitimés avaient possédé de droit leur logement aux Tuileries. Ils le quittèrent, non sans éclats de désespoir : la Mine brisa des meubles et des glaces avant de sortir de son appartement.

Lorsqu'il s'était agi de partager la succession du prince de Condé (mort en 1710), un procès s'était élevé entre le duc de Bourbon, monsieur le Duc, son fils, et madame du Maine. Monsieur le Duc, pendant le cours de l'affaire, dut passer un acte avec le Légitimé, qui prit, selon sa coutume, le titre de prince du sang. Mais monsieur le Duc ne voulut signer l'acte qu'en protestant contre les qualités que se donnait M. du Maine.

Ce fut là le premier signal de la reprise des hostilités entre les Légitimes et les Légitimés, guerre dont nous ne nous occuperions pas, si elle n'avait amené des complications fatales à plus (l'un pauvre diable dévoué à madame du Maine, si elle n'avait cherché à enlever à la royauté son auréole de grandeur, en représentant l'autorité du maître absolu comme un simple mandat, la monarchie comme un contrat civil, et la nation comme unique souveraine.

Pour étouffer cette guerre dès son commencement, le duc du Maine, naturellement doux et conciliant, crut qu'il fallait se prêter à tout ce que désirait le duc de Bourbon sur leurs affaires d'intérêt ; il pressa la Bergère de Sceaux, sa femme, d'accepter les propositions désavantageuses qui lui étaient faites au sujet de ses partages de succession. Madame du Maine, plus ambitieuse qu'intéressée, y consentit de bonne grâce, pour faciliter un accommodement qu'on traitait avec le duc du Maine sur les autres points.

M. le Duc, en effet, convint de retirer sa protestation injurieuse, voulut bien que les Légitimés prissent la qualité de princes du sang, excepté dans les actes qu'ils passeraient avec lui, promit de ne les point attaquer sans la permission du Régent, et de n'exciter personne contre eux.

Cet accommodement fut moins une paix qu'une trêve de courte durée.

Une ancienne sentence, produite à l'occasion de quelques affaires de famille, et où. se trouva la qualité de prince du sang, prise par M. du Maine traitant avec M. le Duc, ralluma la querelle. M. le Duc se récria, demanda que l'on retirât sa sentence, et déclara qu'il ne laisserait subsister les édits de 1714 et de 1715, en faveur des Légitimés, que si ces princes n'en faisaient aucun usage.

A cette nouvelle, madame du Maine se souleva d'indignation. Son amour-propre recevait là de cruelles blessures. N'avait-elle pas un peu faibli, pour arriver à une transaction ? Les Légitimes ne s'étaient-ils pas fait une arme de sa douceur ?

— S'ils dorment, s'écria-t-elle, nous dormirons ; s'ils se réveillent, nous nous réveillerons !

Eh bien, les Légitimes se réveillèrent : M. le Duc, le comte de Charolais et le prince de Conti présentèrent conjointement leur requête au petit Louis XV.

De leur côté, les Légitimés ne restèrent point endormis.

Sous les yeux de madame du Maine, le cardinal de Polignac, le grand Malézieu et M. Davisard, avocat-général du parlement de Toulouse, se mirent à l'œuvre.

La Bergère de Sceaux, négligeant désormais les conversations scientifiques et littéraires, dédaignant pour un temps le plaisir, contribua beaucoup elle-même à composer un volumineux Mémoire.

Bien des arguments ressortirent de ses propres lumières ; de ses laborieuses recherches. Au mémoire était employée la plus grande partie des nuits. Les immenses volumes entassés sur le lit de madame du Maine, comme des montagnes dont elle était accablée, la faisaient ressembler, toute proportion gardée, disait-elle, à Encelade abîmé sous le mont Etna. A Sceaux, poètes et comédiens cédèrent le pas aux érudits et aux jurisconsultes. Madame du Maine s'était faite le principal avocat du procès, auquel les jésuites fournissaient des pièces précieuses.

Et madame de Staal, sa spirituelle femme de chambre, servait de secrétaire, assistait au travail, feuilletait aussi les vieilles chroniques, compulsait les systèmes des jurisconsultes anciens et modernes, — jusqu'à ce que l'excès de la fatigue disposât Son Altesse sérénissime à prendre quelque repos.

Quand les yeux de madame du Maine commençaient à se fermer, sa femme de chambre la régalait d'une lecture, pour l'endormir profondément, sans doute avec des fragments de l'Anti-Lucrèce, traduction de M. du Maine.

Le grand mémoire ne devait manquer d'aucun exemple, d'aucune autorité, d'aucune décision favorable à la cause. Mille gens alors s'offrirent pour faire des recherches, apportèrent les minces trésors de leurs découvertes. Tant de matériaux fournis par tant de travailleurs firent que l'incomparable ouvrage s'acheva bien vite.

Il était beau, on ne peut mieux écrit, rayonnant d'érudition.

Il tomba comme une bombe dans le public, et, dès l'abord, il éclata assez fortement pour mettre en désarroi les ennemis du Légitimé. C'en était fait des princes du sang légitimes ! Le jour de la vengeance arrivait pour la petite-fille du grand Condé, molestée jusque-là par la race dégénérée de Henri IV. On se réjouissait à Sceaux ; peu s'en fallait qu'on ne donnât au Légitimé le titre de Majesté.

Certains chauds partisans de M. du Maine ne craignaient pas d'avancer que ce prince serait un excellent roi.

A quoi des chansons, payées ou tout au moins suggérées par les Légitimes, répondaient ironiquement :

Français, reconnaissez-moi

Pour être un jour votre roi :

Car rien ne trouble un empire,

Autant que le droit d'élire.

Lampons, lampons,

Camarades, lampons.

On est plus sollicité,

Persécuté, tourmenté ;

Pour un seul que l'on contente,

On en mécontente trente.

Lampons, lampons, etc.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

N'avons-nous pas un Guillaume

Conquérant d'un grand royaume ?

Lampons, lampons, etc.

Si je n'étais pas content,

J'en pourrais bien faire autant ;

Mais épargnez-m'en la peine,

Essayez d'un duc du Maine.

Lampons, lampons, etc.

Informez-vous à Trévoux[1]

Combien mon empire est doux,

On vous dira qu'on m'estime

Plus qu'un prince légitime.

Lampons, lampons, etc.

Les princes du sang avaient poussé avec une vigueur inimaginable la guerre qu'ils avaient déclarée aux Légitimés. De nouveaux Mémoires, imprimés par les princes rivaux, instruisirent encore une fois le public des haines qui s'agitaient autour du trône.

Du côté des Légitimés, Davisard, avocat-général au parlement de Toulouse, produisit des arguments en termes peu mesurés, ce qui redoubla l'aigreur entre les parties adverses.

Afin de n'offenser point la duchesse d'Orléans, sœur de M. du Maine, afin de ne pas paraître juge dans une affaire qui devait être portée au tribunal de régence, le duc d'Orléans ne prit pas visiblement parti avec les princes du sang qui attaquèrent le rang du Légitimé et de ses enfants. Il disait :

— Puisque j'ai gardé le silence pendant la vie du roi, je n'aurai pas la bassesse de le rompre après sa mort.

Mais les ducs et pairs prétendaient faire perdre à M. du Maine la position que l'édit de 1694 lui avait accordée.

C'était le moment, pour la Bergère de Sceaux, de prouver qu'elle possédait des talents politiques, et d'annihiler complètement l'effet des Mémoires que les Légitimes avaient répandus à profusion.

La petite-fille du grand Condé imagina de susciter aux réclamants des ennemis capables de la venger, qui les attaquassent eux-mêmes.

Elle persuada à maints gentilshommes que les ducs affichaient des prétentions injurieuses à la noblesse, dont ils voulaient se séparer en faisant entre eux un corps particulier.

Ces gentilshommes, sentinelles avancées, sonnèrent aussitôt l'alarme. Leur nombre s'accrut. Chacun s'empressa de se joindre à eux. Les uns agissaient par jalousie contre les ducs, les autres pour se conduire en véritables nobles ; d'autres, que la bourgeoisie eût pu revendiquer comme siens, aimaient à susciter ainsi des obstacles au travail des gouvernants.

Six des plus considérables chevaliers de Malte, dévoués aux Légitimés, présentèrent requête au duc d'Orléans. Ils avaient nom : Châtillon, de Rieux, de Laval, de Pons, de Beaufremont, de Clermont-Tonnerre.

Le Régent, malgré son urbanité ordinaire envers les porteurs de noms illustres, reçut très-sèchement nos requérants, blâma leur coalition, refusa leur requête, et défendit aux chevaliers de Malte de s'assembler autrement que pour affaires de leur ordre. Le conseil de régence interdit toute association de gentilshommes, toute signature de requête en commun, sous peine de désobéissance.

Murmures, désolations, fureurs parmi les champions de madame du Maine.

Plusieurs chevaliers ne dissimulèrent point leur passion. Beaufremont dit hautement qu'il voulait détruire les ducs, — puisque lui ne l'était pas. Châtillon, très-courroucé aussi, ne devait se radoucir qu'après avoir obtenu de porter une couronne ducale.

Mais les princes du sang ne se refroidissant pas dans leurs poursuites contre les Légitimés, madame du Maine, par faux calculs ou étourderie, conseilla à son mari une démarche malheureuse : — M. du Maine déclara au Régent que, comme il s'agissait d'une affaire d'Etat, un roi majeur seul ou les états-généraux devaient être juges.

Cela portait atteinte à l'autorité du Régent. Il le sentit bien, et, à son instigation, un arrêt du conseil de régence nomma six conseillers d'Etat pour recevoir les mémoires respectifs des Légitimes et des Légitimés, et pour en faire le rapport au conseil. Consternée et furieuse des mauvais résultats de sa démarche, la Bergère de Sceaux ne s'arrêta pas sur la pente où elle s'était aventurée. Son éloquence persuasive enleva toute prudence à trente-neuf gentilshommes qui, stipulant pour le corps de la noblesse, présentèrent au Parlement, en forme de protestation, une requête tendant à demander qu'une affaire qui concernait la succession à la couronne fût renvoyée aux états-généraux.

Le premier président et les gens du roi portèrent l'écrit au Régent, et les six principaux gentilshommes qui avaient signé allèrent vivre un mois à la Bastille ou à Vincennes.

Vaines tentatives ! Madame du Maine s'était encore trompée ! Son étoile pâlissait.

Un arrêt, en forme d'édit, rendu par le conseil de régence, révoqua et annula celui de 1714 et la déclaration de 1715, déclara le duc du Maine et le comte de Toulouse inhabiles à succéder à la couronne, — les priva de la qualité de princes du sang, et leur en conserva seulement les honneurs leur vie durant, attendu la longue possession.

On chanta dans Paris :

Du Maine icy, que par édit

La naissance l'on a flétri,

Lan, lan, laderirette,

Roi sera à Mississipi,

Lan, lan, laderiri.

Roi à Mississipi ! Quel déchirant sarcasme lancé par les incrédules au système de Law !

Combien madame du Maine dut être furibonde ! Elle jura de se venger et de montrer au duc d'Orléans ce qu'on aurait gagné à l'outrager. Ses courtisans promirent de verser leur sang pour elle, s'il en était besoin. Le château de Sceaux retentit de plaintes amères ; les projets les plus insensés se succédèrent, et les princes du sang furent voués aux dieux infernaux.

Ce fut alors que, dans le paradis terrestre — la résidence de Sceaux, nous le savons —, madame du Maine, représentant Eve, conseilla à son mari de toucher au fruit défendu, de manger la pomme, — de conspirer. Le duc du Maine obéit. Il y avait déjà longtemps qu'il tremblait devant sa femme.

Conspirer ! métamorphoser les appartements musqués de Sceaux en conciliabules ! parler bas, et non plus de demi-dieux, de Mars et de Vénus, mais de la loi salique, mais de droits imprescriptibles, mais de diplômes, de chartes et de constitutions ! substituer aux billets en vers des notes diplomatiques, sacrifier le beau langage à l'argot politique et judiciaire ! Donner encore des tètes, comme moyen seulement, et mettre les invités à même de s'écrier :

Adieu donc, fi du plaisir

Que la crainte peut corrompre !

Ainsi l'avait voulu l'esprit malin de madame du Maine. Trompée dans ses espérances, forcée dans ses derniers retranchements, elle ne s'épouvantait pas à l'idée de conspirer, de demander aide et succès aux étrangers, puisque les Français ne réussissaient pas.

 

 

 



[1] Capitale de la souveraineté de Dombes, cédée au duc du Maine par Mademoiselle eu 1680. Il y paraissait un journal composé par les jésuites (de 1701 à 1730).