HISTOIRE ANECDOTIQUE DE LA FRONDE

 

CHAPITRE XI.

 

 

Les chefs de la Fronde nobiliaire. — Monsieur et madame de Longueville. — Le prince de Marsillac. — Naissance et baptême du comte de Saint-Paul. — Prétentions de Condé. — Son mépris pour Mazarin. — Trahisons de la Rivière. — Mot de mademoiselle de Montpensier. — Pamphlets contre l'abbé. — Le marquis de Jarzé. — Ses galanteries ; ses prétendus triomphes amoureux. — Réapparition de d'Emery à la surintendance. —Les rentiers de l'Hôtel-de-Ville et leurs syndics. — Assassinat comique de Guy-Joly ; peur de Charton. — Un cheval victimé. — Echauffourée de la Boulaye. — Guet-apens contre Condé, sur le Pont-Neuf. — Procès ; témoins à brevet ; habile défense de Gondi. — Le public au Palais. — Fête de Noël. — Le coadjuteur et son bréviaire.

— Du 25 août 1649 au 4 janvier 1650. —

 

Outre le coadjuteur et ses amis, outre Conti, Bouillon, d'Elbeuf et Beaufort, trois personnages avaient pris une large part aux troubles de 1648. C'étaient le duc de Longueville, sa femme, et le prince de Marsillac. Au moment de les voir agir dans la nouvelle Fronde, plus vigoureusement encore que dans l'ancienne, cherchons les causes de leur conduite dans leurs caractères mêmes.

Quand Henri II d'Orléans, duc de Longueville, épousa la sœur de Condé (1642), il atteignait sa quarante-septième année, et sa femme sa vingt-troisième. Petit-neveu et filleul de Henri IV, ce seigneur, dès sa majorité, s'était opposé au système de Richelieu. Médiocre sous le rapport du talent, mais vif, agréable, libéral, juste, courageux, on rencontrait en lui, selon Retz, l'homme du monde qui aimait le moins le commencement de toutes les affaires. En 1643, placé à la tête des négociateurs de Munster, il s'était vu jouer par Abel Servien, porteur d'ordres secrets de Mazarin. Aussitôt il se retira de ce grand tournoi diplomatique, non sans aigreur, non sans ressentiment contre le cardinal. II se jeta dans le camp de la Fronde, mais n'accepta aucune fonction particulière, et crut assez faire que de travailler pour les mécontents dans son immense gouvernement de Normandie. C'était beaucoup, en effet. Après la paix de St-Germain, il revint à Paris, et Mazarin lui promit Pont-de-l'Arche ; mais, comme vous le pensez bien, Pont-de-l'Arche ne lui fut pas donné. Blessé dans ses intérêts, Longueville, au lieu de concentrer ses mécontentements et de rester dans l'inaction, continua ses fronderies, sous l'influence de sa femme, de Condé et de Conti.

Ce mari, quoique peu aimé de sa moitié, suivait la route politique que lui traçait la belle et romanesque duchesse de Longueville. Or, voyez, que d'enchaînements ! Qui dirigeait la sœur de Condé ? Le prince de Marsillac, que la postérité devait honorer sous le nom de La Rochefoucauld, auteur des Maximes. Née (29 août 1649) au château de Vincennes, où son père, Henri II de Bourbon, prisonnier d'Etat, expiait de graves torts, madame de Longueville devint une familière de l'hôtel de Rambouillet, presque une précieuse. Elle conquit les suffrages de la cour et de la ville, joignit l'énergie contenue à l'indolence ordinaire, et ne tarda pas à paraître ce que l'on appelait alors un astre de beauté. Jeune, mariée à un homme qui avait plus du double de son âge, enivrée de la gloire acquise par son frère qu'elle aimait beaucoup, et qui le lui rendait si bien que des mauvaises langues en médirent, elle se créa un nombreux cercle d'adorateurs, parmi lesquels elle distingua Marsillac — François VI, duc de La Rochefoucauld —, dont madame de Maintenon a dit plus tard, qu'il avait une physionomie heureuse, l'air grand, beaucoup d'esprit et peu de savoir. Ce ne fut pas là un simple goût, mais une passion profonde. Et cette passion mécontenta Condé, qui, profitant, assure-t-on, du voyage à Munster où madame de Longueville accompagna son mari, s'arrangea de manière à ce qu'on la reçût triomphalement en Westphalie. Toutefois, bien que, dans la collection des négociateurs de Munster, on la représente avec cette épigraphe : Vicit iter durum ptetas, ce qui veut dire que le désir de rejoindre son mari lui fit supporter les difficultés de la route, la jeune duchesse n'en seconda pas moins les vues de Marsillac sur elle. Leurs amours curent des résultats politiques. Marsillac entraina, peut-être même plus qu'on ne le croit généralement, dans le parti de la Fronde madame de Longueville, qui, par passion, devint l'héroïne de la guerre de Paris, l'intrigante frondeuse que l'on connait.

Ce que l'amour avait commencé fut consommé par l'esprit de famille. D'abord antagoniste avouée de son frère, général de l'année royale, pendant le blocus de Paris en 1648, madame de Longueville se refroidit peu à peu. On dressa les articles de la paix de St-Germain dans ses appartements de l'Hôtel-de-Ville, dans les appartements où elle était accouchée (29 janvier 1649) d'un fils, que le prévôt des marchands et ses échevins avaient tenu sur les fonts de baptême, et qui avait reçu d'eux le nom de Charles Paris. Connu sous le nom de comte de Saint-Paul, cet enfant, que l'abbé de Choisy déclarait le prince le mieux fait, le plus aimable et le plus magnifique de son temps, fut tué, vingt-trois ans plus tard, au passage du Rhin, sous les yeux de son oncle Condé.

Une fois la paix signée, la duchesse de Longueville reparut à la cour. Mais, nous l'avons dit, Anne d'Autriche, n'oubliant pas ses exploits, lui lit un froid accueil. Madame de Longueville, ainsi maltraitée, sentit redoubler en elle l'aversion qu'elle ressentait depuis longtemps contre Mazarin. Elle distilla sa vengeance. Rien ne lai coûta pour enlever Condé au parti de la Cour, Condé tout infatué d'ailleurs de ses mérites, et prêt à entreprendre par orgueil, sous l'influence de madame de Longueville, ce que madame de Longueville avait entrepris, par amour, sous l'influence de Marsillac.

Çà et là, dans le récit des faits de la guerre de Paris, nous avons pu remarquer le mépris du héros de Rocroi pour le cardinal. Aucun raccommodement sincère n'était possible entre eux. Maintenant, plus Mazarin fera d'avances et d'aminés à Condé, plus celui-ci se montrera exigeant, fier, dédaigneux, intraitable. Le ministre déplait à Monsieur le Prince : malgré les intrigues successives des frondeurs ou des mazarins, Condé ne peut souffrir qu'un prélat italien le prime, lui qui, selon un pamphlétaire, ne croit pas que le ciel soit au-dessus de sa tête. Condé s'enfle de succès. Il a promis à Anne d'Autriche de ramener Mazarin à Paris : il a accompli sa promesse. Ce qu'il lui faut pour récompense, c'est la première place dans les conseils du roi ; si on la lui refuse, il déclarera la guerre. Tantôt il se vante d'avoir tiré Mazarin du gibet ; tantôt il dit que les nièces du cardinal sont bonnes pour épouser ses valets, et il ajoute : Si Mazarin se fâche, j'ordonnerai à Champfleury, son capitaine des gardes, de nie l'amener par la barbe à l'hôtel de Condé. Le jour où le ministre lui refuse définitivement Pont-de-l'Arche pour Longueville, une altercation a lieu. Condé passe la main sous le menton de Mazarin, et lui dit avec un sourire moqueur : Adieu, Mars (12 septembre 1649) ; et, peu après, il lui écrit une lettre pleine de sarcasmes, dont l'adresse porte : All'Illustrissimo signore Facchino. Ces injures de mauvais goût ne suffisent pas encore. Condé, après une débauche, après un grand repas donné chez un baigneur aux chefs des compagnies souveraines, porte la santé de la reine, puis s'écrie : A Mazarin ! à la Rivière ! d'un ton qui permet de douter s'il s'adresse au favori de Gaston d'Orléans, là présent, ou s'il propose de jeter Mazarin à la rivière. Dans plus d'un souper, il lui arrive de chanter des couplets satiriques contre le cardinal.

Et pourtant, héroïque en ses dissimulations, celui-ci répond a chaque outrage de Monsieur le Prince par un sourire, à chaque emportement par une offre avantageuse. Pour séduire ce colosse d'orgueil, il ne cesse de lui proposer des principautés : celle de Montbelliard, celle de Charleville, ou le duché du Rhetelois, qui sont en vente. Il lui conseille de conquérir la Franche-Comté, pour en devenir le suzerain. Il va, enfin, jusqu'à lui promettre l'épée de connétable, convoitée par Gaston d'Orléans, et qui assurerait à Condé le commandement suprême des armées, après comme avant la majorité du roi. Mais le tentateur n'a point affaire à une âme crédule. Autant de propositions, autant de pièges ; Mazarin est un éternel prometteur. A moins de donner sa place à Monsieur le Prince, le fin cardinal est presque assuré de ne pas réussir. Mazarin offre beaucoup à qui prétend tout avoir ; aussi, chacun des négociateurs s'apprête jeter son masque ; Condé attend, cherche an prétexte, et Mazarin, perdant patience, va montrer les dents à ce nouveau rival, dont la voracité le gêne.

Craignant la jalousie de l'oncle du roi, Condé s'était concilié l'abbé de la Rivière, que l'on appelait souvent alors le premier ministre du duc d'Orléans, et qui ne demandait pas mieux que de trahir son maitre. La Rivière voulait mériter que mademoiselle de Montpensier, après la mort de son père (1660), l'apostrophât rudement. Feu M. le duc d'Orléans, disait-il un jour, était un prince très sage, très pieux, et qui valait beaucoup. — Vous devez savoir mieux que personne, lui répondit Mademoiselle, ce qu'il valait, vous l'avez vendu assez de fois pour cela. L'indigne favori, l'abbé digne de la rivière, jura donc à Condé de l'avertir de tout projet contraire à sa sûreté, que l'on communiquerait à Gaston ; pour prix de cette complaisance, Condé m'omit d'abandonner les prétentions de son frère Conti, et de laisser au méprisable abbé la présentation de la France au cardinalat. Combien d'aspirants à la pourpre romaine ! Et que de déceptions ! La Rivière eut beau multiplier ses trahisons, il ne put obtenir le chapeau si désiré, même en allant i plus tard à Rome. Il revint enrhumé de la ville éternelle, ce qui fit dire à Bautru : C'est qu'il est revenu sans chapeau.

Les pamphlets pleuvaient sur la Rivière. Dès le commencement du blocus de Paris, on avait composé les Entretiens de Mazarin et de la Rivière au retour du Sabbat, pièce encore plus ordurière que spirituelle ; puis, très peu de jours après la sortie du roi de Paris, l'auteur du Fidèle domestique à monseigneur le duc d'Orléans, sur les affaires de ce temps, avait prétendu que Gaston, malade, avait été enlevé de son lit par la Rivière ; tel écrivain accusait notre, abbé de charmes et de subtilités magiques ; tel autre lui indiquait les moyens de faire sa paix avec Dieu et le peuple ; tel autre publiait une chanson sur la Belleroze, regardée comme maitresse de la Rivière ; un plaisant, qui signait Polichinelle... qui fait sentinelle... à la porte de Nesle, lui envoyait une lettre-rondeau, se terminant ainsi :

Rentrez chez vous, pédant à robe noire,

Ou l'on renvoye et l'homme et le chapeau

A la Rivière ;

Dans les Qu'as-tu vu de la Cour, ou les Contre-vérités, on disait : J'ay vu l'abbé de la Rivière changer de poil et de façon, n'avoir plus dessein de vendre son maitre, mes-priser les présents du cardinal, n'avoir point d'ambition pour un chapeau rouge et vouloir retourner dans Paris, pour reconnoitre la bassesse de sa naissance et demeurer avec sa mère dans la rue de Saint-Honoré ; enfin l'auteur de la Sanglante dispute arrivée sur le jeu entre le cardinal Mazarin et l'abbé de la Rivière à Saint-Germain, supposait que ces deux hommes avaient joué au piquet la plus grande partie de la nuit, s'étaient pris de querelle à propos d'un coup douteux, et s'étaient battus comme des portefaix.

Assurément, pour Condé, qui maintenant imitait un peu la politique de Mazarin, le rôle d'espion donné à la Rivière ne pouvait être que d'une imparfaite utilité. L'abbé possédait une réputation trop méritée de traître fieffé. Monsieur le Prince s'était assuré des bons offices d'un autre homme par qui, chaque matin, il devait être informé secrètement de tout ce qui se passerait au Palais-Royal. Le marquis de Jarzé, gentilhomme d'Anjou, capitaine des gardes-du-corps, l'un des jeunes gens qui accompagnaient Gambie, dans sa querelle avec Beaufort au Jardin-Renard, avait accepté cette mission singulière et fort risquée.

Plein de gaîté, de hardiesse aussi, grand diseur de bons mots, aidé d'ailleurs par madame de Beauvais, première femme de chambre de la reine, qui, selon Montglat, n'était pas ennemie de nature, et que sa maîtresse appelait Catau tout court, Catau la borgnesse, parce qu'elle avait un œil de moins, Jarzé paraissait propre à réussir dans une intrigue. Son audace s'était déjà manifestée quand, amoureux de mademoiselle de Saint-Mégrin, tille d'honneur de la reine, il avait bravé Gaston d'Orléans, son rival, qui lui défendait de parler à la belle. Gaston avait été jusqu'à ordonner de jeter Jarzé par les fenêtres, un jour que celui-ci entrait au Palais du Luxembourg. Mais le hasard avait sauvé notre gentilhomme angevin, que cette aventure ne rendit pas plus sage, et qui vécut dans l'intimité de Mazarin. Parfois le ministre s'enfermait avec Jarzé dans ses jardins, pendant des après-dînées entières, pour jouer avec lui à la bauchette, espèce de jeu de boule à la mode d'Italie.

Jarzé amusait Anne d'Autriche, affectait les coquetteries avec elle, et s'imaginait être favorablement écoute. Disons plus, Jarzé concevait de telles illusions que, dans ses confidences à Monsieur le Prince, il s'annonçait comme devant bientôt supplanter Mazarin dans le cœur de la reine.

Est-ce bien le grand Condé qui se livre à de pareilles manœuvres, qui donne une main aux nobles de la Fronde, et l'autre à Mazarin ? Est-ce bien l'homme de guerre si hardi, si résolu, si brave, qui, quatre mois durant (d'octobre 1649 à février 1650), se laisse ballotter par les partis opposés ? Sa gloire s'éclipse en de telles conjonctures. Les intrigues qui se croisent à son endroit sont, comme on le va voir, si mesquines, qu'une certaine honte rejaillit sur lui, et qu'il joue à la fois un sot et un méchant personnage.

Ce qui se passait à la cour transpirait au dehors. Les frondeurs essayèrent de ranimer l'effervescence publique. La rentrée de d'Emery le maudit à la surintendance (9 novembre 1649), n'avait pas indisposé les Parisiens ; ceux-ci pensaient que, s'il avait gâté les finances, il saurait mieux qu'un autre comment il faudrait les réformer. Mais avec d'Emery reparurent les expédients. Il jeta de l'argent parmi le peuple, assez à propos pour empêcher les mécontentements ostensibles, sans remédier à la pénurie réelle des finances. Loin de là, d'Emery s'était servi d'une portion du fonds nécessaire à l'acquittement de la moitié des arrérages échus, et non payés, des rentes de l'Hôtel-de-Ville. Malgré certaines mesures accommodantes du parlement à cet égard, le public s'aperçut bien vite de l'état des choses. Ce qui ressemblait presque à de la joie, lors du retour de d'Emery, se changea en indifférence dru les uns, en inquiétude chez les autres. Les récriminations recommencèrent. Cet homme, pensèrent certains frondeurs, est un tigre ou un lion qui ne s'apprivoisera jamais guère bien. D'Emery avait pris ses précautions ; il logeait, au Palais-Cardinal, dans l'ancien appartement des Mazarinettes — nièces de Mazarin —, afin d'être plus en sûreté contre les attaques du peuple, si la trop grande cherté du blé ou quelque autre sujet faisait insurger les Parisiens.

Il y eut des assemblées tumultueuses des rentiers dans l'Hôtel-de-Ville, assemblées interdites, mais qui aboutirent à la nomination de douze syndics (22 novembre) par plusieurs centaines de bons bourgeois et vêtus de noirs. Ces syndics, parmi lesquels figuraient Charton, président aux enquêtes, et Guy-Joly, conseiller au Châtelet, présentèrent requête au parlement, à l'effet d'obtenir une assemblée générale de toutes les chambres, ce que redoutaient et la cour d'Anne d'Autriche et les magistrats qui s'entendaient avec elle. Un arrêt de la Grand'chambre cassa le syndicat, défendit toute assemblée (3 décembre), et par là mit en émoi les conseillers des enquêtes, chatouilleux sur l'article de leurs droits. Malgré l'arrêt, ils se rassemblèrent à l'Hôtel-de-Ville, entendirent des plaintes contre quelques archers qui avaient poursuivi, menacé même de prison l'un des syndics (6 décembre), et résolurent de présenter, au nom des rentiers cette fois, une nouvelle requête.

Matthieu Molé inculquait au parlement des idées anti-frondeuses. Pendant le court délai de quatre jours pris par les magistrats, le parti resté fidèle à la Fronde voulut agir.

Gondi se remua : moins ses amis étaient nombreux, plus il leur importait de faire du bruit. La princesse de Guéméné n'avait-elle pas comparé la Fronde à un certain régiment de Brulon, où on n'avait jamais compté que deux dragons et quatre tambours ? Il fallait donc s'agiter, s'assembler, et s'armer encore, si possible était, relever les frondeurs par un grain de plus haut goût. Le cerveau de Gondi imagina un stratagème équivalant à la comédie de Don Jose Illescas, le faux envoyé de l'Espagne. Il improvisa une tragi-comédie, un assassinat, au succès certain, où Guy-Joly, le syndic des rentiers, joua le suprême rôle. Il s'agissait d'irriter le peuple, en lui faisant croire que Mazarin avait ordonné d'assassiner Guy-Joly, cher à la foule des rentiers, parmi lesquels il figurait.

Voici Guy-Joly prêt à être la victime feinte du courroux du cardinal. On lui ajuste son pourpoint et son manteau sur un morceau de bois, dans une certaine attitude, et un bon tireur, nommé d'Estainville, écuyer du marquis de Noirmoutier, perce la manche d'un coup de pistolet. De plus, pendant la nuit du 10 au 11 décembre, Guy-Joly, avec une pierre à fusil, se fait au bras une blessure correspondant on ne peut mieux avec le trou de la balle. Tout étant bien disposé, la répétition générale du drame ayant eu lieu à la satisfaction des auteurs et acteurs, le samedi 11, notre Guy-Joly monte en carrosse, et se dirige vers la rue des Bernardins. Là, juste devant le logis du président Charton, chez qui le conseiller du Chatelet a l'habitude d'aller tous les jours, d'Estainville, assez adroit pour ne pas toucher sa victime, tire un coup de pistolet. Guy-Joly se baisse en apercevant le terrible assassin, et la balle perce le carrosse, dans l'endroit où aurait dû être appuyée la manche trouée.

Aussitôt, évanouissement du prétendu blessé, disparition du meurtrier prétendu, qui se sauve sur un bon cheval prêté par le marquis de Fosseuse : rien ne manque à la scène. Le peuple s assemble et porte Guy-Joly chez un chirurgien voisin, sorte de Sganarelle, ou bien frondeur mis dans le secret de la comédie, qui pose un appareil sur la blessure. L'alarme est dans le quartier, se répand même dans Paris. Charton, épouvanté tout de bon, vient, en équipage de guerre, supplier le parlement de lui donner des gardes. Il a cru qu'on en voulait à sa vie, parce qu'il est collègue de Guy-Joly, comme syndic des rentiers, et qu'il ignore la petite machination du coadjuteur. Ce pauvre président ! On rit de sa terreur, on se moque de lui, car il répète plus de cinquante fois je dis ça, son ordinaire formule. Certainement, dit un conseiller-clerc de la Grand'chambre, il faut lui donner des gardes, et envoyer chercher un charpentier pour les faire. Le vieux Broussel, avec intention, propose de fermer les portes de la ville, afin de ne pas laisser fuir le coupable.

L'unique victime de l'affaire, ce fut le cheval de Fosseuse, sur lequel Guy-Joly s'était sauvé ; Fosseuse fit mener la malheureuse bête à la campagne, où on l'empoisonna, pour en ôter tout à fait la connaissance. Néanmoins, peu s'en fallut que l'autorité ne mit la main sur le meurtrier d'Estainville, assez imprudent pour avoir bourré son pistolet avec le dessus d'une lettre qui lui avait été adressée ; par bonheur, son nom se trouva brûlé, et les hommes de justice ne ramassèrent que le reste du papier avec les balles toutes chaudes.

Déjà le dénouement de cette tragi-comédie était pris au sérieux par la foule, et Mazarin passait pour avoir soudoyé un assassin de l'un des chefs du parti frondeur ; déjà le parlement rendait arrêt pour informer contre le meurtrier, et nommait deux rapporteurs pour visiter l'infortuné Guy-Joly ; déjà le marquis de La Boulaye, ancien général frondeur pendant la guerre de Paris, s'élançait avec une vingtaine d'hommes par les rues, tambours en tête et pistolet au poing, criait, gesticulait, dénonçait au peuple un assassinat imminent de lui-même ou de Beaufort, conseillait à tous de prendre les armes, réclamait de nouvelles barricades. Personne, cependant, ne bougeait, soit qu'on le regardât comme un fou, soit qu'on vit en ce gentilhomme un agent provocateur, suivi de quinze ou vingt coquins, dont le plus honnête homme était un misérable savetier, écrit Retz dans ses Mémoires.

Peut-être l'assassinat de Guy-Joly aurait-il à la fin révolutionné les masses, si l'attention publique ne se fût pas, le soir du même jour, détournée de cet événement pour se fixer sur un autre incident, contre-partie de la jonglerie inventée par le coadjuteur, et reniée par lui dans la suite.

L'auteur de l'épisode que nous allons raconter avait autant de verve que Gondi. C'était Mazarin ; Mazarin, qui affirmait que les frondeurs voulaient tuer Condé, à la faveur du tumulte excité par eux. Excellent moyen, pensait-il, de détacher complètement Monsieur le Prince de ses accointances avec les chefs de la Fronde.

Anne d'Autriche était allée faire ses dévotions ordinaires du samedi à Notre-Dame, malgré les bruits de sédition qui étaient parvenus jusqu'au Palais-Royal. Condé, qui l'avait accompagnée au retour, ne redoutait rien de grave et ne croyait guère à un soulèvement. Le soir, sur le Pont-Neuf, près de la place Dauphine, des hommes à cheval, peu nombreux, affectant l'immobilité et le silence, tirèrent, dit-on, quelques coups de pistolet pour éloigner des curieux qui cherchaient à les reconnaitre. A la même heure, Condé se trouvait encore chez la reine, au Palais-Royal. Comme il allait, pour revenir à son hôtel situé à côte du Luxembourg, passer par le Pont-Neuf, Mazarin envoya Servien, secrétaire d'Etat, lui dire de prendre garde aux gens que l'on avait vus embusqués près de la place Dauphine, car sans doute les frondeurs voulaient se venger de l'assassinat commis le matin sur un des leurs. Condé s'apprêta à braver le péril. On le supplia de ne point s'exposer ainsi, et, sur le lieu désigné, on dirigea seulement son carrosse, avec pages et valets, suivi d'un autre à la livrée du comte de Duras. Au milieu du Pont-Neuf, une décharge de mousqueterie assaillit les deux voitures, et blessa mortellement un laquais du comte de Duras, pendant que La Boulaye, posté dans la chambre d'une femme publique, observait tout à son aise. Cet événement absorba le coup de Guy-Joly.

Mazarin obtint plus de succès que Gondi ; il était plus habile metteur en scène et imaginait des faits plus vraisemblables. Aussi, dupe des subterfuges du cardinal, Condé entra en fureur contre les frondeurs. Le lendemain de l'affaire du Pont-Neuf (12 décembre), tout Paris apprit que le coadjuteur et le duc de Beaufort avaient voulu enlever la personne du roi, le mener à l'Hôtel-de-Ville et massacrer Monsieur le Prince ; qu'ils agissaient de concert avec les Espagnols qui s'avançaient vers la frontière. Le 14, Condé présenta requête contre ses assassins. Un procès s'ensuivit, digne pendant de celui que Guy-Joly avait intenté aux mazarins, et dans lequel les interrogatoires dévoilèrent l'exacte vérité. Charton, Gondi, Beaufort et Broussel furent entendus, et, après conclusions prises, les trois derniers furent accusés. Dans leur effroi, madame de Montbazon et le duc de Beaufort avaient préparé leur retraite à Péronne, près de Charles de Monchy, maréchal d'Hocquincourt, qui y commandait. D'Hocquincourt était déjà fort opposé à Monsieur le Prince, et il était l'intime de mesdames de Chevreuse et de Montbazon. On avait conseillé au coadjuteur de chercher, lui aussi, un asile loin de Paris ; mais Gondi se proposait d'autres échappatoires, car une intrigue manquée ne pouvait décourager son imaginative. Quant à madame de Montbazon et à Beaufort, Montrésor calma leur panique et leur persuada qu'il fallait, au lieu de fuir, marcher tête levée, faire bonne mine, afin de contenter les bien intentionnés.

Pour témoins, dans son procès, Condé n'avait que des hommes sans moralité, — un certain Canto, condamné naguère à être pendu à Pau ; Pichon, roué en effigie au Mans ; La Comète, Marcassar et Gorgibus, filous de profession, tous munis, par-dessus le marché, de brevets d'espionnage signés du roi et de Le Tellier, C'était la première fois, remarque Henri Martin, qu'il était question en France d'agents provocateurs, et l'innovation fait peu d'honneur à Mazarin. Aussi, avec quelle horreur on parla de Monsieur le Prince chez les frondeurs, et même chez beaucoup de mitigés ! Gondi sut se défendre avec adresse. Est-il possible, messieurs, termina-t-il, qu'un petit-fils de Henri-le-Grand, qu'un sénateur de l'âge et de la probité de M. Broussel, qu'un coadjuteur de Paris, soient seulement soupçonnés d'une sédition où l'on n'a vu qu'un écervelé, à la tête de quinze misérables de la lie du peuple ! Je suis persuadé qu'il me serait honteux de m'étendre sur ce sujet. Voilà, Messieurs, ce que je sais de la moderne conjuration d'Amboise.

Non-seulement le discours produisit un immense effet sur l'assemblée, mais les dernières phrases, partout colportées, charmèrent la population parisienne, qui s'enthousiasma aussi d'une requête de Broussel récusant Matthieu Molé comme ennemi des accusés. Dans cette requête, on lisait notamment : Le premier président a témoigné une haine mortelle contre ceux qui ont été nommés syndics des rentiers, il les a traités de séditieux, et sa passion a paru si grande, qu'en plein bureau de l'Hôtel-de-Ville, il a dit, en présence de plusieurs personnes, que les syndics voulaient faire une chambre des Communes. Chaque fois que l'on s'assemblait au Palais, le public se mettait à crier, quand passait le roi des halles : Chapeaux bas ! c'est M. de Beaufort ! Vive Beaufort ! Vive Broussel ! Les frondeurs avaient toujours de chaudes sympathies dans les masses. Dans les enquêtes, même, quelques membres insultèrent le premier président, auquel ils reprochèrent d'avoir reçu trente mille écus de rente pour vendre la compagnie à la Cour (23 décembre). Matthieu Molé se plaignit au duc d'Orléans de ces insultes ; mais le coup était porté, et les clameurs les plus violentes poursuivaient la grande barbe.

Les fêtes de Noël ayant interrompu la procédure, Gondi profita de l'occasion pour aller prêcher sur la charité à Saint-Germain-l'Auxerrois. Il y obtint un succès de larmes, une ovation populaire. Le parlement l'entra, bientôt en séance (27 décembre), et le coadjuteur se présenta de nouveau devant ses juges, plein d'assurance, luxueusement escorté d'ailleurs par une foule de gentilshommes, de bourgeois et de peuple. Ce procès ressemblait fort à une mêlée : on se coudoyait de part et d'antre, on s'injuriait, on se battait. Il y avait peu de conseillers ou de présidents qui n'eussent des poignards sous leurs robes. Chacun, enfin, se munit d'armes ; Gondi le premier mit un jour dans sa poche un poignard, si mal caché que Beaufort, qui en voyait passer la garde, dit gaiment à des officiers de Condé ! Voilà le bréviaire de M. le coadjuteur !

Malgré Broussel et sa requête de récusation, imprimée et distribuée dans Paris, Matthieu Molé demeura juge, à la majorité de 98 voix contre 62 (4 janvier 1650). Ce n'étaient qu'incidents sur incidents, requêtes sur requêtes, conclusions sur conclusions. Les frondeurs n'avaient rien à gagner à ces lenteurs judiciaires, sinon le découragement de Condé qui se voyait à la veille de perdre le plaisir de la vengeance. Nul doute que Gondi, Beaufort et. Broussel ne dussent être absous. Les témoins à brevet ne tardèrent pas à prendre la fuite. Tous les magistrats étaient convaincus de l'innocence des accusés. Mais Monsieur le Prince demandait qu'on éloignât de Paris Gondi et Beaufort sous quelque prétexte honorable ; la princesse douairière de Condé trouvait bien insolentes les prétentions de ces deux hommes de rester dans la capitale, quand son fils les en voulait faire sortir. Pour Anne d'Autriche, elle s'égayait de voir Condé aux prises avec les frondeurs, car ces dissentiments ménageaient à son autorité une sorte de résurrection.