FRANÇOIS DE LORRAINE

 

CHAPITRE SIXIÈME.

 

 

Entrevue du cardinal de Lorraine et de Granvelle à Marcoing (16 mai 1558). — Les négociations ne peuvent aboutir. — Granvelle dénonce les protestants de France, et surtout Coligny et Dandelot, au cardinal. —Diane de Poitiers intrigue contre les Guises. — Le cardinal Charles de Lorraine dénonce Dandelot à Henri II. — Dandelot est emprisonné, et Montluc est nommé à sa place colonel de l'infanterie française. — Guise se propose de faire le siège de Thionville. — Le plan d'attaque de Vieilleville est combattu par le maréchal Strozzi. — Siège de la place. — Mort de Strozzi. — Belle conduite de Montluc. — Conditions de la capitulation de Thionville. — Montluc s'empare d'Arlon par surprise. —Incendies dans le camp de Bourdillon et dans le camp de Guise. —Révolte des reîtres. — De Thermes dans le Nord. — Défaite de Gravelines. — Le roi rappelle Guise en Picardie. — Célèbre repas donné par Montluc. — Le roi passe l'armée en revue. — Indiscipline des reîtres. —Fermeté de Guise. — Emmanuel de Savoie et le comte d'Egmont n'osent livrer bataille contre Guise. — Préliminaires de paix. — Henri II, Diane de Poitiers et Montmorency. — Conférence de Serquent, prés d'Amiens. — Exigences des Espagnols. — Mort de Marie Tudor. — Élisabeth. — Paix de Cateau-Cambrésis (2 avril 1559). — Indignation de Brissac en apprenant les conditions de la paix. — Mariage de Philippe II avec Madame Élisabeth de France, du duc de Lorraine avec Madame Claude, seconde fille du roi, et du duc Philibert-Emmanuel de Savoie, avec Madame Marguerite, fille de François Ier. — Disgrâce des Guises. —Les réformés au Pré-aux-Clercs. — Division dans le parlement au sujet des réformés. — Le roi se rend au parlement. — Le roi fait arrêter cinq conseillers qui avaient parlé en faveur des protestants. — Tournoi donné à l'occasion du mariage de Madame Élisabeth. — Mort de Henri II. — Ses obsèques. — Quelques considérations sur son règne.

 

Sur ces entrefaites, la duchesse douairière de Lorraine, retirée dans les Pays-Bas depuis que Henri II s'était emparé des Trois-Évêchés, fit demander par Vaudemont la permission de voir son fils. Le cardinal de Lorraine obtint du roi la permission demandée, et voulut se charger lui-même de conduire son neveu auprès de la duchesse. Il profita de cette circonstance pour engager sa belle-sœur à amener avec elle quelques-uns des ministres du roi Philippe ayant connaissance des affaires de leur maitre, voulant ainsi la faire contribuer au dénouement de la guerre. Il fallait que cette entrevue restât secrète, la croyance générale étant que les Guises n'inclinaient point pour la paix.

La duchesse, se trouvant à Cambrai, vint à la rencontre de son fils jusqu'à Marcoing (dimanche 16 mai 1558), petit village situé à une lieue de la capitale du Cambrésis, escortée du célèbre Perrenot de Granvelle, évêque d'Arras, premier ministre de Philippe II, du comte d'Egmont, d'un secrétaire d'État et de plusieurs autres grands seigneurs. Le jeune prince était conduit par le duc de Vaudemont, son oncle et tuteur, par d'Aumale et le cardinal de Lorraine, ce dernier ayant avec lui le secrétaire d'État l'Aubépine.

Ce n'était plus une entrevue de famille, c'était une conférence politique.

Tout porte à croire que ni le cardinal ni Granvelle ne s'étaient fait illusion sur les résultats de l'entrevue. Les deux rusés diplomates n'avaient d'autre but que. de sonder réciproquement leurs intentions. Charles de Lorraine, pour capter la confiance de son interlocuteur, prit son air le plus débonnaire, et donna pour gage de ses sentiments pacifiques le caractère sacerdotal dont ils étaient revêtus tous les deux, et la nécessité qu'il y avait pour l'Église de faire cesser, entre les deux plus grands princes de la chrétienté, une guerre qui ne pouvait que tourner au bénéfice des hérétiques.

Granvelle, qui, lorsqu'on lui faisait une plainte, en formulait une douzaine d'autres, si bien que c'était peine perdue que de négocier avec lui, à chacune des prétentions du cardinal de Lorraine opposait les prétentions vraiment par trop exorbitantes de son maitre. En vain plusieurs projets de mariage furent ébauchés pour faciliter les négociations. Le prince Emmanuel de Savoie aurait pu épouser Madame Marguerite, sœur du roi ; et le prince des Asturies, fils de Philippe II, la fille aînée de Henri II. Tous ces projets d'alliance rencontrèrent des difficultés insurmontables, Philippe II voulant conserver toutes ses conquêtes dans la Picardie et recouvrer tout ce qu'il avait perdu dans le Luxembourg, y compris les Trois-Évêchés (Toul, Metz et Verdun), ainsi que le Piémont et la Savoie.

Comme témoignage de bon sentiment à l'égard de la France, Granvelle fit au prince lorrain le tableau malheureusement trop exact du progrès du calvinisme dans la partie de saint Louis. La réforme gagnait la haute noblesse, qui manifestait hautement ses intentions de résister, même par les armes, aux édits royaux. Comme preuve de ce qu'il avançait, Granvelle mit sous les yeux du duc de Guise une lettre de Dandelot à son frère Coligny, prisonnier de Philippe II. Dans cette lettre, le colonel de l'infanterie française avouait ses croyances religieuses et dévoilait certains plans des huguenots.

Cette révélation allait fournir au cardinal et à Guise l'occasion, depuis longtemps attendue, de forcer le roi d'enlever à Dandelot le grand commandement militaire dont il était revêtu.

L'entrevue de Marcoing, bien que sans effets apparents, servit considérablement le projet du cardinal. Presque toute la cour, ennemie de la fortune des Guises, voulait la paix et engageait le roi à rappeler le connétable pour la conclure. La duchesse de Valentinois, surtout rappelait chaque jour à son royal amant les services que le connétable avait rendus à la patrie, et l'ingratitude dont on faisait preuve à son égard en le laissant dans les fers. Henri II n'osait point encore braver les Guises ; mais, en secret, il entretenait une correspondance avec le connétable pour préparer le traité de paix.

Les Guises n'ignoraient point toutes ces intrigues. Pour les déjouer, il était donc de bonne guerre qu'ils éloignassent des conseils du roi les amis du connétable et de Coligny.

Lorsque la patrie avait été en péril, tous les regards s'étaient tournés vers eux, et depuis le roi jusqu'au dernier des sujets, tous leur avaient crié : Sauvez-nous ! Maintenant que la France était sauvée de l'invasion et que nos armées, jadis vaincues, étaient victorieuses sur tous les points, on oubliait déjà les immenses services qu'ils avaient rendus ; on les récompensait par l'ingratitude et par la calomnie.

Le cardinal de Lorraine n'hésita donc point. Aussitôt de retour auprès du roi, il dénonça Dandelot comme hérétique. Le roi n'y pouvait croire. Le cardinal lui conseilla d'interroger lui-même le prévenu et de lui demander ce qu'il pensait du saint sacrifice de la messe. Dandelot était la loyauté même. Les princes lorrains savaient qu'il n'achèterait pas sa grâce au prix d'une apostasie ou seulement d'une équivoque. Le contraindre à une loyale explication était le plus sûr moyen de le perdre.

Mandé en toute bâte à la cour, il comparut devant le roi, qui lui rappela avec bonté les soins dont il avait entouré son enfance et l'affection qu'il lui avait toujours témoignée. Ensuite il lui demanda quelles étaient ses croyances religieuses et ce qu'il pensait du saint sacrifice de la messe. Dandelot protesta de son affection et de son dévouement pour le roi, mais il dit que son âme n'appartenait qu'a Dieu. Il s'avoua calviniste, et traita avec mépris et dans les termes les plus outrageants les cérémonies et les croyances catholiques. En entendant ce langage, le roi entra dans une grande colère, et voulut même, dit l'historien de Thou, percer l'audacieux de son épée ; mais il se contenta de le faire arrêter pour qu'il fût conduit en prison à Meaux, et ensuite à Melun.

La charge de colonel général de l'infanterie française fut, sur la recommandation des Guises, confiée au brave Montluc. Le spirituel et rusé Gascon, bien qu'aimant fort le lieutenant général du royaume, craignait les Coligny et ne voulait point s'attirer leur colère. Il refusa la charge comme en étant indigne, préférant servir dans l'armée comme simple soldat. Pour ne point l'accepter, il se fit même passer pour dangereusement malade. Mais la volonté du roi fut formelle, et force fut au brave Gascon d'aller prendre le commandement de ses troupes. Le roi lui fit don d'une somme de mille écus pour les dépenses de son équipement.

Dandelot était un brave soldat et un habile capitaine, mais Montluc ne lui cédait en rien. Les Guises, en se débarrassant d'un ennemi déclaré, rebelle aux édits du roi, et prêt à tourner les armes contre son pays, savaient du moins le remplacer par un capitaine d'une rare expérience.

Les intrigues de la cour ne parvinrent jamais à faire perdre de vue aux princes lorrains les affaires du royaume. Vieilleville, gouverneur de Metz, avait résolu depuis longtemps de s'emparer de Thionville, place si admirablement fortifiée qu'elle semblait imprenable, et que les Français, dans leurs excursions en Luxembourg, n'avaient jamais songé à attaquer.

De cette place, les Espagnols faisaient de fréquentes sorties sur le territoire des Trois-Évêchés et sur la Champagne. Il devenait urgent de les en déloger. Ce n'était qu'à cette condition que l'armée de l'Est pourrait opérer sa jonction avec l'armée de Picardie, et tenter ainsi quelque grande entreprise contre les Pays-Bas. Guise ne voulut laisser à nul autre l'honneur de cette entreprise. Il écrivit à Vieilleville pour le prier de l'attendre et de ne rien entreprendre sans lui. Il lui annonçait en même temps qu'il lui amenait quatre cents hommes d'armes, cinq cents chevau-légers et mille arquebusiers à cheval pour soutenir ses compagnies étrangères.

Avant de. partir pour le pays messin, Guise, ayant intercepté plusieurs lettres d'Allemagne et connaissant ainsi les projets de Philippe II, conseilla au roi de renforcer l'armée de Picardie, commandée par de Thermes, afin que celui-ci fût en situation de défendre les places qui allaient être attaquées par les troupes dont le général en chef était le duc Astolf, et les principaux lieutenants Ernest de Brunswick et le comte de Mansfeld. Ce fut lui-même qui envoya à de Thermes le plan de campagne pour faire face à l'adversaire.

D'Aumale était chargé de défendre une autre partie de nos frontières. Au commencement du mois de mai, Guise avait envoyé de Bourdillon à Metz, pour commencer avec Vieilleville les principales opérations du siège de Thionville, reconnaître les points par lesquels cette place pouvait être attaquée, et empêcher surtout que sa garnison ne fût renforcée.

Nevers, qui était en. Champagne, réunit à Stenay toutes nos vieilles enseignes, notre artillerie, poudre et munitions, et prit le chemin de Pont-à-Mousson, où il opéra sa jonction avec le duc de Guise. Ils allèrent ensemble coucher à Metz, où ils séjournèrent deux à trois jours pour y tenir un conseil de guerre.

Guise connaissait déjà le plan d'attaque de Vieilleville, qu'il trouvait défectueux. Ne voulant pas heurter de front l'amour-propre du gouverneur de Metz, il chargea son ami le maréchal Strozzi d'exprimer ses idées au conseil. Elles furent trouvées si justes qu'elles furent accueillies à l'unanimité, chacun disant qu'il ne fallait pas revenir après un aussi excellent et aussi expérimenté capitaine.

Le 1er juin, Guise et Nevers arrivèrent devant la place assiégée, et se partagèrent le commandement de l'armée, forte d'environ treize à quatorze mille hommes. Guise demeura en deçà de la Moselle, vers Fleuranges, et Nevers passa de l'autre côté et alla se loger au château de la Grange-aux-Poissons, pour commander l'avant-garde. Nemours, avec la cavalerie légère, campa un peu plus en avant, sur le chemin de Luxembourg, au-dessus du mont d'Estaing, et de Jametz, avec quelques compagnies de gendarmerie et de reîtres, encore plus avant sur le chemin de Metz. La ville était défendue par plus de trois mille hommes de troupes d'élite, commandés par Jean de Gaderebbe. Les tranchées furent ouvertes le 5 juin, et le 6 notre artillerie fit brèche du côté de la rivière, où il y avait une courtine avec terrasse, et défendue par deux plates-formes et une grosse tour ronde faisant flanc à cette courtine.

Cependant, les assiégeants se virent assaillis, dès le commencement du siège, par le comte de Horn et par le comte de Mansfeld, qui, à la tête de vieilles bandes espagnoles, essayèrent à plusieurs reprises de traverser les lignes françaises pour venir au secours de la ville.

A l'aide d'un pont jeté sur la Moselle, les communications entre les différents corps de l'armée française étaient si bien établies, que les lieutenants de Philippe II se virent repoussés sur tous les points avec de grandes pertes, et qu'ils jugèrent prudent de ne plus se présenter du côté de nos tranchées.

Le 20 juin, les remparts de la grosse tour, dite Opus, avaient été si furieusement battus en brèche, que Guise estima le moment venu de donner l'assaut. Guise était avec Strozzi dans la tranchée, et, familièrement appuyé sur l'épaule de son principal lieutenant, il examinait l'endroit le plus convenable pour établir quatre coulevrines. Tout à coup le maréchal Strozzi fut atteint d'un coup d'arquebusade à croc au-dessus du sein gauche, pénétrant dans le creux de l'estomac. Se sentant frappé à mort, le vieux maréchal s'écria : Ah ! tête-Dieu ! Monsieur le roi perd aujourd'hui un bon serviteur, et Votre Excellence aussi. Strozzi était un italien brave, loyal et généreux, mais dont la jeunesse avait été pervertie par les idées du matérialisme le plus abject. Guise essaya vainement de lui faire entendre, en ce moment solennel, quelques paroles de consolation et d'espoir. Strozzi, au nom de Jésus-Christ, répondit qu'il reniait Dieu, que sa fête était finie, et que, quant à être devant sa face, il n'allait être que là où sont tous ceux qui sont morts depuis six mille ans.

Cette mort impie causa au prince lorrain une grande douleur. Il aimait Strozzi sincèrement ; pour le consoler et le ramener à de meilleurs sentiments, il oubliait les dangers qu'il courait, ne songeant qu'à son devoir d'ami et de chrétien.

L'assaut était donné, et il fallait que la mort de Strozzi fût ignorée pour qu'elle ne jetât point le découragement dans nos troupes. Il la dissimula aussi longtemps qu'il put, et résolut de la venger sur l'ennemi.

Montluc était devant la brèche, où il devait poser des gabions que Guise lui avait envoyés. Mais tous ceux qui se montraient pour les poser étaient tués ou blessés. Guise fait alors poser une coulevrine à roues qui tira pendant deux heures, et devant laquelle il fait placer, chaque fois qu'on la décharge, des engins de table épisse de plus d'un pied, afin que les ennemis étant aux casemates ne tuassent pas nos canonniers. Quatre cents hommes écartaient avec des mousquets ceux qui, d'en haut, se hasardaient à faire feu. C'était le brave Montluc qui commandait cette opération, et il lui fallait tout son courage et tout son sang-froid pour ne point l'abandonner. Sa position était si critique que, sur les ordres du duc de Nevers, de Bourdillon le prit dans ses bras et le porta à dix pas en arrière, lui disant : Eh ! que voulez-vous faire ? Ne voyez-vous pas que, si vous êtes mort, tout ceci est perdu, et que ces soldats perdront Cœur ?

Montluc se dégagea de l'étreinte et retourna au lieu d'où on l'avait tiré. Alors, avec l'aide d'un capitaine qu'il nomme Volumat, et que l'historien de Thou nomme Volmart, il attaqua les casemates avec tant de prestesse et d'énergie que l'ennemi en fut délogé. Et alors un soldat du capitaine Volumat en deux sauts fut à moy, et me dia hastivement que les ennemis avoient abandonné les casemates. Tout à coup je me jette au costé du trou, et puis un soldat, et crie : Saute dedans, soldat, je te donneraye vingt écus. Il me dict que non feroit, et qu'il estoit mort ; et sur ce il se vouloit deffaire de moy à toute force. Mon fils, le capitaine Montluc, et ses capitaines, que j'ai nommez auparavant, lesquels me suyvoyent, estoyent derrière moi : je commence à renier contre eux pourquoy ils ne m'ayJoient à forcer ce galand. Alors tout à cou nous le jettasmes la teste première dedans, et le fismes hardy en despit de luy. Comme je vis que les casemates ne tiroient, nous jettasmes deux autres arquebusiers dedans, partie de leur gré, partie par force, et leur prenions les flasques et le feu, car il y avait eauë jusques dessous les esselles. Et tout à coup peu après le capitaine Montluc se jeta dedans : les capitaines Coneil, la Motte, Castet, Segrat, les Ausillons, ayant tous rondelles, firent le saut pour sauver mon fils, et trois ou quatre arquebusiers après eux. Et comme je vis qu'ils es toiea tueur ou dix, jeteur criay : Courage, compagnons, monstrez que vous estes vrais soldats gascons, donnez le tour aux casemates ; ce qu'ils firent. Les ennemis qui estoient sur le terre-plein tiroient des pierres aux leurs pour les faire retourner dans les casemates. Et comme le capitaine Montluc fut auprès de la porte de la casemate, il rencontra les ennemis, lesquels y vouloient rentrer, et un arquebusier des nostres tua le chef, qui estoit armé d'une escaille couverte de velours verd, un morion doré en teste, et une hallebarde dorée àla main. Deux autres y furent tuez de coups de main. Et alors nos gens se jettèrent dans la casemate, et me crièrent par le trou de la canonnière : Secours ! secours ! nous sommes dans les casemates. Alors M. Nevers et M. de Bourdillon m'aydèrent promptement à mettre soldats dedans. Nous leur prenions leurs flasques et le feu, et comme il estoient en l'eauë, ils les reprenoient en la main, et passoient se jetant dans les casemates. Et depuis, M. de Nevers m'appella toujours son capitaine tant qu'il vescut, disant qu'il m'avoit là servy de soldat[1].

Guise, à la requête de Montluc, renforça la petite troupe des assaillants de deux compagnies commandées par le baron d'Anglure et Valenville. Tout à coup Guise, étant aux coulevrines d'où il faisait tirer sur les défenses, aperçut ces deux capitaines et Lunebourg, colonel d'un régiment d'Allemands, qui couraient droit à la tour, et il s'écria : Ô mon Dieu ! la tour est prise ; ne voyez-vous pas que tout le monde y court ? Il monta soudain sur un courtaud bai qu'il avait là, passa le pont à toute bride, et vint jusqu'aux tranchées. Lorsque Montluc vit que d'Anglure et Valenville étaient dans la tour, il dit à un gentilhomme : Courez à M. de Guise luy porter nouvelle que la tour des Puces est prise, et qu'à ceste heure je croy qu'il prendra Thionville, mais jusques icy je ne l'avois jamais cru. Le gentilhomme trouva le duc au moment où il entrait dans la brèche et lui dit : M. de Montluc vous mande que la tour est prise. — Hé ! mon amy, lui repartit le duc, j'ay tout veu ! j'ay tout veu ! Abandonnant son cheval, le général en chef vint jusqu'à cinquante à soixante pas de la tour, où il trouva Montluc, qui lui dit en riant : Oh ! Monsieur, c'est à ceste heure que je croy que vous prendrez Thionville ; mas bous hazets trop bon marcat de nostre pel, et de Coste Monseigne[2]. Le duc lui jeta le bras droit autour du cou et s'écria : Monseigne, c'est à ceste heure que je cognois que l'ancien proverbe est véritable ; que jamais bon cheval ne devient rosse. Guise pénétra dans la tour avec les soldats, fit démolir les casemates par ses pionniers, qui, en moins d'une demi-heure, les eurent renversées dans l'eau : Monseigne, dit le duc à son lieutenant, je m'en vais courant à mon logis pour avertir le roy de la prise, et assurez-vous que je ne lui cellerai pas le devoir que vous avez faict. Et il s'en alla dépescher un courrier au roy, car il tarde aux grands que les nouvelles ne volent. La nouvelle de la prise de Thionville (car, une fois la tour prise, la ville ne pouvait que capituler) arriva le lendemain du jour où le roi s'était fait lire les présages de Nostradamus. On dira que ce sont des resveries, ajoute Montluc, mais j'ai vu plusieurs telles choses de cet homme. Le siège avait duré vingt et un jours, et avait coûté la vie à sept à huit cents soldats. On trouva dans la garnison de nombreux blessés que Guise fit soigner avec sa sollicitude ordinaire.

La capitulation eut lieu aux conditions suivantes : le gouverneur de la ville et ses lieutenants devaient rendre la place et ses forteresses en l'obéissance du roi et du duc de Guise, dans le même état qu'elles se trouvaient, sans y rien ruiner, gaster ny démolir. Il devait également y laisser l'artillerie, poudre, boulets, munitions, leurs armes avec les enseignes tant de cavalerie que d'infanterie. Il était permis seulement aux gouverneur, capitaines, gens de cheval, de sortir avec leurs armes, et les soldats avec leurs épées et dagues ; les uns et les autres avec ce qu'ils avaient d'habillement, sans qu'ils soient fouillés ni qu'il leur soit fait aucun déplaisir.

Les doyens et gens d'Église, gentilshommes et bourgeois, avec ce qu'ils pourraient emporter d'or, d'argent et de meubles.

Sauf-conduit fut donné à tous pour que tort ne leur Nit fait en leurs personnes et biens, et que nul ne touchât à l'honneur des femmes et des filles, que Guise, sur sa foi et parole de prince, promit de conserver de tout son pouvoir.

Il leur fit, en outre, remettre des bateaux et des chariots pour emporter leurs malades.

La capitulation fut signée le 22 juin 1558, et Guise, le jour même, rendait compte au roi, par le menu, du siège de la ville. Dans ce rapport, trois hommes sont surtout désignés pour s'être distingués pendant ce siège ; ce sont : Tavannes, Montluc et lui-même. Vieilleville, dans ses mémoires, s'attribue à lui seul la prise de la ville.

Déjà les ennemis des princes lorrains avaient mis des placards à la porte des palais et dans les carrefours de Paris, où il était dit que Guise ne trouverait pas à Thionville ce qu'il avait trouvé à Calais. Le loyal et spirituel Montluc dit, en parlant de ces placards, que c'étaient des envies qu'on portait à ce brave et vaillant prince pour la charge honorable que le roi lui avait donnée. Avant nous ces envies ont régné, et régneront après nous. Et il ajoute philosophiquement qu'il y en a de si bonne paste qui aiment mieux la ruine et la perte de leur maître que l'honneur, non pas de leur ennemi, mais de leur compagnon ; et si-quelque disgrâce leur survient, car les hommes ne sont pas dieux, ils rient et font d'une mouche un éléphant. Laissons-les crever leur saoul.

La prise de Thionville augmenta d'autant plus la renommée de Guise, que ses ennemis s'étaient plu d'avance à en exagérer les difficultés.

Vieilleville voulait qu'on rasât cette place en vindicte de Thérouanne, que l'Empereur avait rasée de fond en comble, et pour ne pas donner une forteresse de plus à l'ennemi, si, après la paix, il fallait la restituer. Guise, qui espérait la conserver à la France, s'opposa à ces représailles de destruction, et pour que ses soldats, qui se voyaient frustrés dans leur butin, ne commissent aucun dégât, il transporta son camp à une demi-lieue de là. L'historien de Thou rapporte, de plus, que Guise s'empressa d'écrire à l'électeur de Trèves, pour qu'il ne s'inquiétât point du voisinage de l'armée française, et pour l'assurer que l'affection que le roi portait aux princes de l'Empire préviendrait toute violence sur leur territoire. Vieilleville demeura dans la place avec deux ou trois compagnies de gens de pied et sa compagnie de gens d'armes. Trois jours après la prise de Thionville, l'armée marcha droit sur Arlon, où Montluc vint camper avec les gens de pied français. Guise resta à un quart de lieue en arrière pour se reposer pendant cette nuit-là, se plaignant de n'avoir presque pas dormi depuis le commencement du siège.

Il y avait dans la ville quatre cent cinquante Allemands et quatre cents Wallons, les uns gardant une porte, les autres l'autre.

Montluc commençait à faire l'esplanade par les jardins qui environnaient la ville, afin d'établir son artillerie et faire brèche près de la porte occupée par les Wallons, lorsque, poussé par son esprit aventureux, il se hasarda à descendre jusque dans le fossé. Il trouva là un petit chemin qui conduisait à la ville et qu'il fit reconnaitre par un soldat. Le soldat revint et lui dit qu'il n'avait point rencontré de sentinelle, et qu'il pensait que, si l'on se jetait à corps perdu dans le terre-plein, la ville serait perdue. Le sentier était obscur, si bien qu'on ne voyait point à un pas l'un de l'autre. Le soldat, qui était un Flamand, redescendit dans le fossé, conduisant avec lui deux capitaines et trois ou quatre arquebusiers. Ils étaient de l'autre côté du fossé lorsque les ennemis commencèrent à crier : Vaer daer ? c'est-à-dire : Qui va là ? Le Flamand répondit en leur langage : Frind ! Frind ! Amis ! amis ! Le Flamand dit aux Wallons qu'il redoutait leur perte, car au point du jour toute l'artillerie de M. de Guise serait en batterie.

Tandis que ceux-ci parlementaient, Montluc, qui n'était qu'à dix pas du fossé, fit monter en hâte ses arquebusiers, qui pénétrèrent dans la ville en criant : Goutt kricht ! c'est-à-dire bonne guerre ! Les Allemands, se voyant pris par derrière, ouvrirent une fausse porte et se rendirent à la merci des soldats. Il n'y eut pas quatre hommes de morts, et les ennemis menèrent eux-mêmes les nôtres faire butin dans les maisons. Voilà comment la ville fut prise (1er juillet selon Vieilleville et Rabutin 3 juillet selon de Thou).

Guise, ayant défendu qu'on l'éveillât, et voulant dormir cette nuit-là tout à son aise, ne sut rien jusqu'au point du jour. Quand il se leva, il demanda si l'artillerie avait commencé à tirer ; on lui répondit que la ville avait été prise dans la nuit, ce qui lui fit faire le signe de la croix en disant : C'est aller bien vite !

Malheureusement le feu prit à trois ou quatre maisons dans lesquelles il se trouvait de la poudre, et quatre ou cinq soldats périrent en éteignant l'incendie. La ville était presque pleine de lins près d'être filés. Le vent était grand ; plus de la moitié des maisons furent détruites, ce qui fut cause que les soldats ne firent pas le butin qu'ils avaient espéré. Trois ou quatre jours après, quand la grande violence du feu fut amortie, Guise fit raser les remparts de la ville, afin que l'ennemi ne pût, à l'avenir, s'y fortifier.

Deux incendies violents éclatèrent, aussi dans le camp de Guise et dans le camp de Bourdillon. Presque tous les chevaux du duc, une grande partie de sa vaisselle, son argenterie, le tout estimé à une valeur de sept à huit mille écus, furent perdus. Sa personne même et plusieurs gentilshommes de sa maison faillirent y laisser la vie. Cet incident ne peut être attribué au hasard, mais à l'indiscipline qui commençait à régner dans une armée composée en majeure partie d'étrangers. Les Allemands, et particulièrement les reîtres, s'étaient déjà mutinés un matin contre les Français, et de part et d'autre on était tellement échauffé et aigri qu'on allait mettre les armes à la main. Guise et de Nevers, en étant avertis, arrivèrent immédiatement sur le lieu du combat, séparèrent les mutins et parvinrent à ramener la discipline dans les rangs.

Nevers avait fait plusieurs excursions dans le Luxembourg, où, après quelques escarmouches, il s'était emparé de divers postes, et Guise allait pénétrer dans le duché pour tenter de ce côté quelque nouvelle entreprise, lorsque les nouvelles qui lui arrivèrent de Picardie le forcèrent à rebrousser chemin. Il semblait, dit Lacretelle, que les troupes françaises ne pussent plus avoir de succès que sous la conduite du duc de Guise. Paris était encore tout à la joie que lui avait causée la conquête de Thionville, lorsqu'on apprit la défaite que nos armées venaient de subir à Gravelines.

De Thermes, qui s'était distingué en Écosse, en Piémont, et à qui la France devait la conquête de l'île de Corse, avait reçu le commandement de l'armée de Picardie et le grade de maréchal de France. Voulant se montrer digne de la confiance du roi, il se porta, avec dix à douze mille hommes, devant Dunkerque, qu'il prit d'assaut après quelques jours de siège. La ville fut livrée au pillage. Il s'empara en même temps, par surprise, de la ville de Bergues, une des plus riches et des plus florissantes des Flandres à cette époque. Bergues fut également pillée et saccagée.

Après ces deux exploits, déshonorés par les rapines qui les suivirent, il voulut s'emparer de la ville de Nieuport. De Thermes était malade à Dunkerque, lorsqu'il apprit que le comte d'Egmont, à la tète d'une armée de douze à quinze mille hommes de pied, de trois à quatre mille chevaux et de quinze cents reîtres, était dans l'intention de lui faire tête et de lui couper la retraite en l'enserrant entre Gravelines et lui, et de le contraindre à combattre à son désavantage ou de l'affamer.

Bien qu'inférieur en forces, de Thermes, voulut assurer sa retraite par un, combat, et sut braver l'immense supériorité des ennemis par la position qu'il prit en portant sa droite dans un angle formé par la rivière de la Meuse et par l'embouchure de la rivière d'Aa, et en couvrant sa gauche d'une grande partie de l'artillerie et d'un grand nombre de chariots. Le comte d'Egmont dirigea lui-même une charge furieuse, qui vint se briser contre la fermeté de nos troupes. Le général espagnol fut renversé de cheval, et ses troupes furent si violemment repoussées, que le découragement commençait à se mettre dans leurs rangs. Il allait commander la retraite, et les nôtres criaient déjà : Victoire ! victoire ! lorsqu'une escadre anglaise, forte de douze vaisseaux, attirée par le bruit de l'artillerie, entra à toute voile dans la rivière et canonna notre armée en flanc. Ce secours inopiné rendit courage à l'armée espagnole. Le comte d'Egmont rallia sa cavalerie et dirigea une nouvelle charge, que de Thermes, cette fois, ne put arrêter. Vainement le vieux maréchal essaya-t-il de changer son ordre de bataille ; les nôtres furent dispersés ou tombèrent entre les mains de l'ennemi.

De Thermes fut fait prisonnier, ainsi que Sénarpont, d'Annebault, de Villebon, de Morvillers, de Chaulnes et plusieurs autres gentilshommes. Deux mille soldats furent tués pendant cette déroute, qui ne peut être comparée qu'à celle de Saint-Quentin (13 juillet 1558).

Ce fut après ce désastre que le roi rappela Guise pour qu'il relevât la fortune de nos armes encore une fois compromise. Il était dans sa destinée d'apparaître toujours en réparateur. Sans perdre une minute, le lieutenant général rassembla son armée, et, à marches forcées, il vint dresser son camp à Pierrepont, sur les confins de la Champagne et de la Picardie, lieu fort commode pour le séjour d'une armée (28 juillet)[3]. Là vinrent le rejoindre en peu de jours Guillaume de Saxe, amenant avec lui sept ou huit cornettes de reîtres, formant un nombre de deux mille huit cents chevaux ; Jacob de Haugsbourg, un vieux lieutenant du margrave Albert de Brandebourg, avec un régiment de dix enseignes de gens de pied, et d'Aumale. Vinrent aussi les bandes françaises ramenées de Ferrare par la Molle, et les débris de l'armée du maréchal de Thermes. Le roi, de son côté, avait rejoint Guise, et s'était établi à Marchaisse, accompagné du roi-dauphin et de cent gentilshommes de ses plus favorisés et connus. (Rabutin.)

Le dimanche suivant, 7 août, le roi passa en revue l'armée, qui fut, au dire de Montluc, la plus belle qu'eut jamais roi de France. Car, comme le roy la vouloit voir en toute bataille, le camp du roy avoit une lieue et demie, et quand on commençoit à marcher par la teste avant qu'on fust au bout et retournez, il y falloit trois heures[4].

Deux heures avant le jour, Bourdillon et Tavannes, maréchaux de camp, prenaient leurs dispositions pour ranger l'armée en bataille. La chaleur était ardente et lorsque Guise, à l'aube, vint les rejoindre, il dit à Montluc : Plust à Dieu qu'il y eust ici quelque bon compagnon qui eust un flascon de vin et du pain, pour boire un coup ; car je n'auray pas temps d'aller à Pierrepont disner avant que le roy soit arrivé.Je lui dis : Monsieur, voulez-vous venir disner à mes tentes (il n'y avoit pas plus d'une arquebusade) ? je vous donnerai de fort bon vin françois et gascon, et force perdriaux. Alors il me dit : Ouy, Monseigne, mais les perdriaux seront de vostre pays, des aulx et des oignons. Je lui répondis que ce ne seroit l'un ny l'autre, mais je luy donnerois si bien à disner que s'il estoit dans son logis, et le vin aussi froid qu'il en pourroit boire, et vin de Gascogne, et de bonne eau. Alors il me dit : Vous mocquez-vous point, Monseigne ? Et je lui dis : Non, sur ma foy. — Ouy, dit-il, mais je ne puis laisser le duc de Saxe[5]. Je lui respondis : Amenez le duc de Saxe et qui vous voudrez. Il me respondit que le duc ne viendroit pas sans ses capitaines. Et je lui respondis : Amenez-moi capitaines et tout, car j'ay prou à manger pour tous[6].

En effet, le repas donné par Montluc au prince fut des plus somptueux. Toutes ses promesses n'étaient point gasconnades. Il les tint, mais il sut se faire payer ses dépenses en obtenant du roi, par le duc de Guise, la seule chose qui manquât à sa table, un service en argenterie.

A cette revue parurent deux jeunes et beaux enfants qui, escortés par plusieurs autres jeunes gentilshommes de leur âge, attirèrent tous les regards de l'armée par leur bonne grâce et leur air martial. Le premier était le prince de Joinville, fils aîné du duc de Guise, qu'une si grande et si haute destinée attendait ; le second, le comte de Saint-Vallier, fils du duc d'Aumale. Joinville avait huit ans, et Saint-Vallier en avait neuf.

Tandis que le roi était à Pierrepont, Guise apprit que la ville de Corbie était menacée par les Espagnols, et qu'il n'y avait pas un moment à perdre pour la secourir. Il devait se rendre au château de Marchaisse, afin d'arrêter dans le conseil du roi les moyens de défense, lorsque Montluc dit qu'il n'y avait pas de temps à perdre en conseils ou consultations, et qu'il allait, avec sept enseignes, se jeter dans la place avant que le roi d'Espagne y arrivât. Guise adopta cette idée, et le lendemain le capitaine Debreuil entra dans Corbie au moment où la cavalerie ennemie accourait pour lui intercepter l'entrée de la ville. De leur côté, Henri II et Guise, à la tête de l'armée, venaient au secours de Corbie, et furent fort étonnés de voir que Montluc avait été encore plus expéditif qu'eux.

Le camp fut transporté sur les bords de la Somme, près d'Amiens. Mais si l'armée était de superbe apparence et magnifiquement organisée pour la guerre, elle inspirait au roi les plus graves inquiétudes à cause de la difficulté qu'il y avait de maintenir la discipline dans des corps composés d'éléments si divers. Les Suisses étaient de bons soldats, fidèles et disciplinés mais les reîtres et les Wallons, qui avaient déserté l'armée espagnole après la bataille de Saint-Quentin, étaient des soudards ne rêvant que pillage. Henri à craignait toujours de se trouver prisonnier dans son propre camp. Le duc de Guise résolut un jour de faire sentir son autorité à cette soldatesque par un coup d'audace et d'énergie. Il rassembla son armée comme pour une revue, et devant toutes les troupes il donna au baron Unebourg, colonel des reîtres, un ordre qu'il savait d'avance déplaire à celui-ci. L'Allemand, furieux, ne se contenta pas de désobéir, il menaça son général du bout de son pistolet. Guise tira son épée, et d'un coup qu'il donna sur le poignet du colonel fit sauter le pistolet en l'air. Montpesat, lieutenant des gens d'armes, se précipitait sur le colonel d'Unebourg pour lui ôter la vie : Arrêtez, Montpesat, lui dit le duc, vous ne savez pas mieux tuer un homme que moi. Puis il dit au baron : Je te pardonne l'injure que tu m'as faite ; mais le roi se trouve offensé dans ma personne, et c'est à lui à décider de ton sort, je t'arrête. Le colonel allemand fut remis entre les mains des gens d'armes, et le duc continua froidement à parcourir les rangs des troupes allemandes, qui, frappées de terreur et de respect, gardèrent le silence et rentrèrent dans le devoir[7].

Les deux armées étaient en présence, et il semblait qu'une bataille décisive devenait imminente. Mais les deux principaux généraux de Philippe II, Philibert-Emmanuel de Savoie et le comte d'Egmont, ne voulant pas perdre le prestige qui s'était attaché à leur nom, le premier par la victoire de Saint-Quentin remportée sur le connétable de Montmorency, le second par la victoire de Gravelines qu'il venait de remporter sur de Thermes, n'osaient se mesurer avec un adversaire aussi redoutable que Guise.

Pendant ce temps, la duchesse de Valentinois, froissée des procédés du cardinal de Lorraine à son égard, excitait de plus en plus le roi à conclure la paix et à rappeler auprès de lui le connétable. L'historien Garnier dit que le roi ne rougissait pas de s'abaisser jusqu'à servir à Montmorency d'espion de la cour. Henri servait aussi de secrétaire à Diane, lui cédant la plume ou la lui reprenant tour à tour, dans leurs correspondances avec le connétable. Les lettres de cette correspondance secrète, conservées à la Bibliothèque royale, sont de deux écritures et finissent par cette formule : Vos anciens et meilleurs amis : Diane et Henri. Le roi, continue l'historien Garnier, le priait, le conjurait, lui ordonnait de se racheter à quelque prix que ce fût, et de compter pour rien les sacrifices qu'il faudrait faire.

Montmorency, qui, admis dans l'intimité des généraux et des ministres espagnols, connaissait les exigences de Philippe II et de ses alliés, feignait de ne point vouloir se compromettre dans les conclusions d'une paix qu'il savait devoir être désavantageuse pour la France. Mais il savait bien que ses scrupules, habilement joués, ne faisaient qu'exciter les désirs de son roi, dont l'ingratitude à l'égard des Guises se manifestait déjà hautement. Il leur reprochait les échecs éprouvés par Brissac en Piémont, et allait jusqu'à vouloir ôter à Guise l'honneur d'avoir pris Thionville.

La duchesse de Lorraine, retirée à Bruxelles, offrit de nouveau sa médiation et celle de son fils pour amener d'abord une suspension d'armes entre les belligérants, et ensuite une conférence entre leurs ministres.

A l'invitation de cette princesse, le roi de France envoya dans l'abbaye de Serquant, près d'Amiens, pour y conférer sur la paix, le connétable de Montmorency, le maréchal de Saint-André, qui avait été fait prisonnier aussi à la bataille de Saint-Quentin, Morvillers, évêque d'Orléans, et l'Aubépine, secrétaire d'État. Les plénipotentiaires espagnols étaient : le duc d'Albe, Granvelle, évêque d'Arras, le prince d'Orange et le président Viglius. La reine d'Angleterre était aussi représentée à cette conférence, ainsi que le duc de Savoie, tandis que, par une étrange contradiction que fait ressortir l'historien Garnier, le roi de Navarre, dont les intérêts étaient aussi en cause, ne put y faire admettre aucun ambassadeur. La duchesse douairière de Lorraine, Christine, et son fils Charles, y assistaient en qualité de médiateurs.

Le connétable de Montmorency profita de la liberté qui lui était laissée en cette circonstance pour se rendre au camp royal, où Henri II le reçut avec les marques d'une affection exagérée. Il ne voulut pas le quitter d'une seule minute pendant les heures qu'ils devaient passer ensemble ; afin d'en jouir tout le temps, il partagea avec lui sa chambre et même son lit.

Quand les conférences s'ouvrirent, les deux armées se retirèrent : celle de Philippe en Artois, et celle de Henri en Picardie et en Champagne. Henri II, qui commençait déjà à éloigner les Guises de son conseil, commit la faute très grave de licencier immédiatement ses troupes étrangères. Cet amoindrissement de nos forces eut pour premier résultat d'augmenter les exigences des Espagnols, qui se montrèrent dès lors beaucoup moins pressés de conclure la paix. Ils ne voulaient plus rendre la Navarre, malgré le codicille de Charles-Quint[8]. En revanche, ils exigeaient la restitution pleine et entière des domaines du duc de Savoie ; l'Angleterre voulait ravoir Calais, et Philippe II, au nom du saint-empire, voulait reprendre Toul, Metz et Verdun.

Devant ces exigences, qui rendaient stériles les brillantes conquêtes de son frère et inutile tout le sang que la France avait versé depuis la défense de Metz, le cardinal de Lorraine s'emporta contre le roi en amers reproches, accusant ses ambassadeurs, le connétable et Saint-André, des prétentions de Philippe et de ses alliés.

La mort de Marie Tudor vint faciliter les négociations.

Marie expira, le 16 novembre 1558, des suites d'une maladie dont on a ignoré le véritable nom. Toujours en lutte avec les protestants, pour raffermir son trône, elle fut obligée de se livrer à de cruelles exécutions. Le remords qu'elle en éprouva, le chagrin que lui causait la froide indifférence d'un époux dont le cœur restait fermé à toute affection, enfin la prise de Calais, furent autant de causes qui la conduisirent au tombeau.

Elle mourut de plus avec le chagrin de laisser la couronne à sa sœur Élisabeth, qui était protestante.

Élisabeth, fille de Henri VIII et d'Anne de Boleyn, était née en 1533. Elle avait donc vingt-cinq ans lorsqu'elle monta sur le trône. A l'ambassadeur de Philippe, qui venait lui offrir sa protection, elle répondit fièrement : Ma position présente, je la dois au peuple, et ne m'appuie que sur le peuple.

Les protestants d'Angleterre craignirent un moment qu'elle n'acceptât la main de Philippe ; mais la hautaine et indomptable fille de Henri VIII repoussa ce prétendant, qu'elle haïssait, au contraire, de toute son âme. Pour se venger de ce refus, Philippe abandonna la cause de l'Angleterre, lorsque les négociations furent reprises à Cateau-Cambrésis. La paix fut signée le 2 avril 1559. Elle fut appelée la paix malheureuse, et elle mérite bien ce nom, si l'on considère la quantité de places que nous fûmes obligés de restituer, et l'état florissant de nos armées, malgré le désastre de Gravelines, au moment où elle fut signée.

Montmorency, redevenu tout-puissant, n'avait garde d'employer, dans les négociations de cette paix, le seul homme qui fût capable de la traiter avec avantage, le cardinal de Lorraine. La cour n'exigeait que les Trois-Évêchés et la ville de Calais. Philippe était disposé à céder ce qui ne lui appartenait pas. Les difficultés relatives à l'Empire furent aplanies, et celles qui regardaient l'Angleterre furent éludées[9].

Aux termes de son traité avec l'Angleterre, la France gardait Calais pour huit ans, moyennant une compensation pécuniaire de cinq cent mille écus d'or. L'Angleterre s'engageait, de son côté, à ne faire aucune entreprise contre la France ni contre l'Écosse. Calais ne fut jamais rendue, et la somme ne fut jamais payée, sans qu'Élisabeth et ses successeurs aient osé élever la moindre protestation.

Le roi de France et le roi d'Espagne, en se jurant amitié éternelle, devaient aussi unir leurs efforts pour combattre l'hérésie. Mais la France restituait à l'Espagne ou à ses alliés cent quatre-vingt-neuf places, en Flandre, en Piémont, en Toscane et en Corse. Elle gardait Metz, Toul, et Verdun, et recevait en dédommagement Saint-Quentin, Ham et le Catelet. En Italie, Henri II renonçait à toutes ses prétentions sur le Milanais et la Lombardie, rendait au duc de Savoie, qui se trouvait le plus favorisé par ces traités, tous ses États à l'exception de Turin, Pignerol, Quiers, Chivas et Villeneuve-d'Ast, que la France devait garder provisoirement.

Le brave Brissac, qui, depuis si longtemps, luttait en Piémont avec tant de courage, d'intelligence et de patriotisme, ne put retenir son indignation lorsqu'il apprit dans quelles conditions la paix allait être conclue. Avant qu'elle fût signée, il envoya en France son fidèle secrétaire, Boivin du Villars, en lui disant : Va trouver le roi ; dis-lui qu'on n'enterre pas ainsi la gloire et la valeur de tant de princes et de gentilshommes ; dis-lui que je m'offre à conserver le Piémont. Du Villars fit diligence, et s'acquitta de sa mission avec une courageuse fidélité. Son langage énergique, que rendaient éloquent la douleur et le patriotisme, fit pâlir le roi, dit-on. Henri II envoya le messager au connétable, qui le reçut avec froideur et dédain, et ne voulut presque pas l'entendre.

Guise dit au roi : Un trait de plume de Votre Majesté calté plus à la France que trente ans de guerre. Les capitaines et les gentilshommes de la cour, humiliés de s'être battus si longtemps pour en arriver à de tels résultats, faisaient retomber toute leur colère sur le connétable et sur le Maréchal de Saint-André, en disant que leur rançon coûtait plus à la France que celle de François Ier.

Oui, cette paix fut désastreuse au point de vue de la gloire de nos armes, et l'on comprend aisément la légitime indignation qu'elle souleva à cette époque dans une nation qui avait sacrifié tant d'or et tant de sang pour suivre Louis XII, François Ier et Henri II en Italie. Mais aujourd'hui que ces guerres de conquêtes ont été estimées à leur juste valeur, et que nous savons combien elles étaient inutiles à la grandeur de la France, nous ne pouvons partager l'indignation que laissèrent éclater les capitaines de Henri II et les historiens de cette époque.

Le traité de Cateau-Cambrésis mettait fin aux prétentions des rois de France à reconquérir, en Italie, un héritage plus onéreux qu'utile, et les forçait à concentrer leur attention sur la France elle-même, qui n'avait pas encore reconquis toutes ses frontières naturelles.

Un grand pas pourtant venait d'être fait. Toul, Metz et Verdun d'un côté, Boulogne et Calais de l'autre, nous garantissaient à la fois de toute invasion allemande et anglaise. Avec un peu moins de précipitation et un autre négociateur que le connétable, qui voulait avant tout être rendu à la liberté et reconquérir ses charges et honneurs, Henri II aurait pu obtenir, en compensation des places qu'il cédait en Piémont, plusieurs villes fortes des Flandres et du Cambrésis pour garantir nos provinces du Nord.

Pendant les conférences de la paix, l'union de don Carlos, fils de Philippe II, avec Madame Élisabeth, fille du roi de France, avait été arrêtée. Mais, à la mort de la reine Marie d'Angleterre, Philippe, ayant été éconduit par la protestante Élisabeth et ayant éprouvé quelque émotion en voyant le portrait de sa future belle-fille, voulut devenir le gendre du roi de France. Don Carlos éprouva un violent chagrin par suite de ce mariage, qui contrariait les inclinations de son cœur. Cet amour malheureux exalta l'imagination du jeune prince et le mit en révolte contre son père. Ce drame de famille a souvent été exploité au roman et à la scène.

Presque en même temps furent célébrés les mariages de Claude, seconde fille du roi, avec Charles, duc de Lorraine, et de Marguerite, fille de François Ier, avec Emmanuel-Philibert de Savoie, le vainqueur de Saint-Quentin.

Le pape, l'Empereur, toutes les villes et tous les États de l'Empire, les rois de Pologne, de Suède et de Danemark ; l'Écosse, l'Angleterre, la république de Venise, les ducs de Savoie, de Lorraine, de Florence, de Ferrare, de Mantoue, d'Urbin ; les seigneurs de Gènes et de Lucques étaient invités nommément à accéder au traité, sans exclure personne de ceux qui voudraient s'y faire comprendre[10].

La disgrâce des Guises était éclatante. Après avoir tenu dans leurs mains le pouvoir royal, ils se voyaient tout à coup relégués au dernier plan dans cette cour qui se prosternait naguère à leurs pieds. François, pour savoir jusqu'à quel point il avait perdu l'amitié du roi, n'hésita pas un jour à rappeler à Henri II qu'il lui avait promis la charge de grand maître, occupée par le connétable. Le monarque se montra froissé de ce qu'on lui demandait les dépouilles de Montmorency encore vivant, et, revenant sur la parole qu'il avait donnée à Guise, fit entendre à ce dernier que le connétable avait rendu trop de services à la patrie pour que les honneurs et dignités qui en auraient été les récompenses pendant sa vie, ne fussent pas réversibles, après sa mort, sur les membres de sa famille.

Le duc, toujours intrépide et sincère, adressa souvent au roi de sévères paroles pendant le cours des négociations ; mais son frère le cardinal ; bien que mêlé indirectement à ces négociations, sachant que le roi ne voulait entendre parler que de la paix et de son connétable, sut garder une attitude plus prudente.

Dévorant en silence les affronts et les ingratitudes, craignant, du reste, pour sa famille et pour ses biens, il accepta même, avec une résignation dont on l'aurait cru incapable, les atteintes qui furent portées aux droits qu'il exerçait dans sa province ecclésiastique d'Amiens, lorsqu'on retira à cette métropole les évêchés de Cambrai et d'Arras. On assura qu'il n'agissait ainsi que pour complaire à Philippe II, dont il voulait avoir la protection. Sa vaste imagination, la connaissance profonde qu'il avait des hommes de son époque lui faisaient juger les choses de plus haut. Habile et dissimulé, au lieu de céder à sa juste colère et à son orgueil, il fut le premier à faire semblant d'oublier les services que son frère et lui avaient rendus à la monarchie, et il s'effaça presque volontairement devant ses ennemis triomphants.

Il attendait les événements, et il voulait être là pour en profiter et pour les diriger ensuite.

Granvelle, lors de son entrevue à Marcoing, près de Cambrai, ne lui avait rien exagéré en lui dénonçant les progrès que le calvinisme faisait en France, surtout dans la noblesse, et les embarras que la réforme allait créer dans le royaume.

Tandis que la cour était toute aux préparatifs des fêtes qui allaient avoir lieu pour le mariage de Madame Élisabeth avec le roi d'Espagne, les calvinistes, bravant les édits, se livraient dans Paris à des manifestations séditieuses, qui dégénéraient bien souvent en rixes sanglantes, contre les moines de Saint-Victor.

Le Pré-aux-Clercs, avoisinant l'abbaye de ces moines, était leur lieu de rendez-vous. Au commencement, ne se rendaient à ses réunions en plein air, pour chanter les psaumes de Marot, que des étudiants de l'Université zélés et turbulents, fraîchement convertis au calvinisme, et cette fraction du peuple de Paris qui, de tout temps, n'a négligé aucune occasion de faire cause commune avec les perturbateurs, et cela pour le seul plaisir de fronder le pouvoir. Mais ces réunions prirent un caractère d'une gravité plus grande, d'abord par la protection que semblait leur accorder le parlement, et ensuite par la présence d'Antoine de Bourbon, roi de Navarre, premier prince du sang, de Jeanne d'Albret, son épouse, et de Condé.

Aux psalmodies succédèrent les menaces ; aux prières, les coups d'arquebuse. Le garde des sceaux Bertrand somma le parlement de sévir contre les réformés. Mais le parlement était divisé en deux chambres, qui avaient des appréciations toutes différentes sur la réforme et sur les réformés. La première, qui avait pour premier président Lemaitre, et les deux présidents Minard et Saint-André, ne parlait que de supplices. La seconde, où se trouvaient les présidents de Thou, de Harlay et Séguier, affectait de fermer les yeux sur les indices très frappants d'hérésie, acceptait comme une profession de foi formelle un désaveu équivoque, et enfin, lorsqu'elle était forcée de sévir, bornait presque toujours la peine au bannissement[11].

Le cardinal de Lorraine saisit cette occasion pour exciter le roi contre les réformés, et pour dénoncer le parlement. Il lui conseilla de se rendre au milieu de ces hommes dangereux, de les inviter à parler et à produire en sa présence leurs sentiments, pour les punir ensuite d'après leur propre profession. Le premier président Lemaitre, docile aux inspirations du cardinal, engagea le roi à se rendre au parlement des mercuriales, à y ordonner que l'on continuât de délibérer en sa présence, et à faire déclarer par son procureur général qu'il était notoire que plusieurs membres de la compagnie, en contravention avec les édits rendus, adhérant aux principes du calvinisme, s'abstenaient de prononcer aucune condamnation pour cause d'hérésie[12].

Vieilleville, dans ses mémoires, prête, en cette occasion, au cardinal de Lorraine un langage des plus révoltants. Nous nous refusons à croire, pour notre compte, à l'authenticité de ces paroles. Henri II, malgré la faiblesse de son caractère, n'aurait pas souffert ces lâches dénonciations, et moins encore il eût voulu livrer quelques - uns de ses sujets à la curée du duc d'Albe et des seigneurs espagnols représentant le roi Philippe à la cour de France. Vieilleville, seul parmi tous les historiens du temps, rapporta ces paroles, et après sa conduite à l'égard des Guises, ses anciens bienfaiteurs, elles sont trop sujettes à caution pour qu'elles méritent le crédit que plusieurs historiens leur ont accordé.

Le 15 juin 1559, le roi, cependant, se rendit aux Augustins, où siégeait le parlement, l'ancien palais de justice étant livré aux ouvriers pour les fêtes du mariage de Madame Élisabeth. Il était suivi des cardinaux de Bourbon et de Lorraine, du connétable, du duc de Guise et de plusieurs principaux seigneurs de sa cour. Le parlement délibérait justement sur les peines à infliger aux sectaires, et, sur l'ordre du roi, la discussion ne continua que plus acharnée de part et d'autre. Les célèbres présidents du Harlay, de Thou et Séguier, par leurs éloquentes et spécieuses plaidoiries, élevèrent le débat à de telles hauteurs que leurs appréciations restèrent confuses pour la plupart et leur valurent de n'exciter la colère d'aucun des partis. Mais d'autres conseillers, parmi lesquels il faut citer surtout du Faur et Anne du Bourg, se rangèrent tout à fait à l'avis des calvinistes, et se permirent les allusions les moins déguisées contre Henri II, le duc de Lorraine et même la cour de Rome. Commençons, dit Louis du Faur, en se tournant du côté du cardinal de Lorraine, par exprimer quel est le véritable auteur des troubles, de peur qu'on ne soit obligé de faire la même réponse qu'Élie fit autrefois à Achab : C'est vous qui troublez Israël. Du Bourg parla dans le même sens.

Le président Lemaitre prononça ensuite un réquisitoire des plus fougueux contre les calvinistes, dénonçant leur hérésie et les troubles qu'ils jetaient dans l'État.' A l'issue de la séance, le roi s'abandonna à un moment de colère sans doute trop violent, et ordonna à son capitaine des gardes, Lorges de Montgomery, d'arrêter les conseillers Foy, Laporte, du Faur, du Bourg et la Fumée.

Pendant ce temps, la cour était en fête à l'occasion du mariage dont nous avons parlé. Henri II, qui se piquait, comme son père, d'être un roi chevalier, avait voulu faire revivre l'ancien usage des tournois, et se déclara un des tenants avec les ducs de Guise et de Nemours et le prince de Ferrare. De la place des Tournelles jusqu'à la Bastille le coup d'œil était splendide. Quantité de princes et de capitaines espagnols, à la tête desquels étaient le célèbre duc d'Albe, représentant Philippe II, assistaient au tournoi, ainsi que les princes et les princesses de la cour de France, les gentilshommes, les officiers et le peuple, toujours avide de ces passe-temps guerriers.

Le roi avait rompu quantité de lances, et le tournoi touchait à sa fin.

C'était l'époque où se trouvaient réunis, chez les mêmes personnes, les caractères les plus fortement trempés et les croyances les plus superstitieuses. Le vendredi 30 juin, dernier jour de la lutte, toute la cour était en proie à cette inquiétude vague qu'on ne saurait définir, mais dont on ne peut se défendre. Depuis longtemps un nécromancien avait prédit qu'Henri II périrait dans un duel. Il avait lui-même, cette nuit-là, fait un rêve qui l'avait épouvanté, et Catherine de Médicis, qui était trop Italienne pour n'être pas très superstitieuse, avait rêvé, de son côté, que l'on tiroit un œil de la teste de son mari. Il n'était pas jusqu'à Montluc qui, quelques jours auparavant, ne se fût livré aussi à de sombres appréhensions relatées dans une lettre adressée au roi de Navarre. Le roi, en fidèle chevalier, portait toujours les couleurs de la duchesse de Valentinois, alors plus que sexagénaire. Apercevant Montgomery, son capitaine des gardes, il voulut rompre contre lui une dernière lance en l'honneur de sa femme, Catherine de Médicis.

La reine, avant d'accorder les faveurs que son époux lui demandait, lui dit qu'il s'était montré assez brillant chevalier pendant ce tournoi pour se dispenser de courir à de nouveaux succès, et le supplia de rester auprès d'elle. Le roi, qui était doué d'une grande force musculaire dont il n'avait plus eu l'occasion de faire usage sur les champs de bataille depuis qu'il portait la couronne, retourna dans la lice et défia Montgomery, qui était aussi un athlète d'une rare vigueur. Montgomery hésitait ; mais le roi insista, et les champions entrèrent dans la lice. Un enfant, en voyant Montgomery diriger sa lance contre Henri II, s'écria naïvement : Hélas ! cet homme s'en va tuer le roi ![13]

Au signal donné par les hérauts d'armes, les combattants s'élancèrent l'un contre l'autre. La lance de Montgomery porta directement sur la cuirasse de Henri II, s'y brisa, et dix petits éclats, dit Vieilleville, pénétrant par la visière mal baissée, traversèrent l'œil droit jusqu'au cerveau. Le roi lâcha les rênes de son cheval, qui reprit sa course, l'entraînant avec lui. Lorsque le roi-dauphin, Guise et Montmorency secoururent Henri II, celui- ci, sentant la mort venir, leur dit qu'on ne pouvait ni fuir ni éviter son destin.

Voici quelques détails sur les derniers moments de Henri II, extraits d'un sermon prononcé à ses obsèques par Jérôme de la Lovère, évêque de Toulon :

Depuis que le bon prince fust blessé de ce coup de lance en l'œil droict, qui fust le dernier jour de juing, il se trouva véritablement si estourdi pour ceste heure-là, qu'il ne fist aultre chose que de se laisser médeciner et accoustrer sa playe. Le lendemain il demanda son confesseur, auquel il se confessa fort devostement et en grande contrition de cœur, et encores n'avoit-on point descouvert qu'il eust fiebvre, laquelle luy estant survenue le quatriesme jour d'après, et gaignant peu à peu l'apostume qni s'engendroit en sa cervelle, l'on cogneut qu'il n'avait l'entendement si clair et si net qu'il souloit, fors qu'en une chose seule, c'estoit d'escouter ententivement et respondre à propos quand on lui parlait de Dieu, ou qu'on lui remémorait le mérite de la passion de Jésus - Christ et l'espérance qu'il debvoit avoir en icelle de la rémission de ses péchés et du salut de son âme. A quoi luy estoit assisté, oultre ses principaux serviteurs, jour et nuict, de la royne sa femme, du roy et royne qui sont à présent, Mesdames ses filles et Madame sa sœur, et les princes leurs époux présens, et de ceux de son sang et aultres, lesquels tous il prenait plaisir de sentir auprès de luy, et recogneut presque toujours, et en demanda quelquefois aucuns particulièrement. Se confessa pour la deuxiesme fois, et passa ainsi, comme sommeillant, jusques au dimanche neufvièsme de juillet, qu'il receut à la messe, en grande humilité ; le précieux corps de Notre-Seigneur, protesta qu'il mouroit en la vraye foy catholique et en la créance et union de l'Église, désirant que tout son royaume peust estre témoing de ceste sienne confession, suppliant le benoist Sauveur Jésus - Christ de recevoir son esprit entre ses bras, et monsira signe assez évident qu'il eust continué plus longuement ce propos si possible luy eust esté, car déjà il ne s'aidoit guère plus de sa parole. Et après avoir demandé le roy son fils, luy dict : Mon fils, je vous recommande l'Église et mon peuple. Et comme il vouloit dire davantage, il ne luy fust possible. Toutefois, bientost après luy estant demandé s'il ne vouloit pas laisser quelque aultre commandement au roy son fils : Qu'il persiste, respondit-il, et demeure ferme en la foy en laquelle je meurs. Et dict qu'il luy donnoit sa bénédiction du meilleur cœur, que jamais père donna à son fils, et l'embrassa fort amiablement. L'on pensoit qu'il deust passer à ceste heure-là ; mais il se reprint un peu, et luy survint après une grosse sueur, qui lui dura presque jusques au lendemain lundi, qu'il demanda et print fort réverrement la sainte onction. Et ainsi garni de toutes les marques de bon et vray chrétien, rendit l'esprit à Dieu.

Le corps fut embaumé et exposé, pendant six semaines, sur un lit de parade, au palais des Tournelles, dans la même salle où devait avoir lieu le festin royal. Les étoffes joyeuses furent remplacées par les draperies de deuil.

Les Guises, qui avaient été les premiers à aller saluer le jeune roi leur neveu, conduisirent aussi le jeune monarque au palais des Tournelles. Malgré leur habileté à dissimuler, ils ne trompèrent aucun des courtisans, qui, en les voyant autour de François II, saluaient déjà en eux les véritables rois de fait.

Aux obsèques, qui eurent lieu le 11 août, à Notre-Dame et le 13 à Saint-Denis, le duc de Guise, François de Lorraine, prit rang avec les princes du sang. L'habillement royal de deuil était de serge violette, le bonnet carré à rabats et la robe violette longue de plus de trente aunes, avec trois pointes à la queue. Le cérémonial de l'époque voulait que seuls les princes du sang devaient tenir ces trois pointes. Le prince de Condé et le duc de Montpensier en tinrent chacun une, et, sur l'ordre du roi, François de Guise tint la troisième, bien qu'il y eût encore, comme devant passer avant lui, trois autres princes du sang royal.

A l'appel du roi d'armes, près la tombe de Henri II, le marquis d'Elbeuf porta la main de justice, le jeune prince de Joinville la couronne, le grand prieur le sceptre[14].

M. le duc de Montmorency, pair, connestable et grand maistre de France, chef du convoy, à dextre, tenant un baston peinct de noir contremont ; et M. de Guise, pair, grand et premier chambellan, portant la bannière de France, à senestre ; montez sur grands coursiers couverts et houssez de velours noir, croisez de satin blanc.

Henri II avait régné douze ans, et laissait quatre fils et trois filles[15]. Il fut conduit à Saint-Denis par les trois hommes que son père, en mourant, lui avait justement conseillé de tenir éloignés des affaires du royaume : Montmorency, Guise et Saint-André.

Avec un peu plus de fermeté de caractère et un peu moins de paresse d'esprit, il aurait fait un roi digne de ce glorieux titre, car il était naturellement bon et généreux, et avait le jugement droit ; mais il ne sut jamais imposer sa volonté qui faiblissait sous le regard de Guise et devant les brusqueries du connétable.

Les nombreux tribunaux qu'il créa ne firent que rendre la justice plus onéreuse au peuple. Pour satisfaire l'insatiable cupidité de ses courtisans et de sa favorite, ses sujets furent chargés d'impôts. Il aimait la guerre par tempérament ; mais, n'osant la diriger lui- même, toutes ses aspirations tournèrent à la paix, dont il ne put malheureusement jouir que pendant les derniers mois de sa vie. Sous son règne, deux fois la France se vit à la veille d'être envahie, et deux fois elle dut son salut à ce même duc de Guise qui l'accompagnait à sa dernière demeure, en tenant dans ses mains la bannière de la France.

Nul plus que le célèbre défenseur de Metz et l'héroïque vainqueur de Calais n'était capable de tenir si haut et si ferme le royal étendard.

 

 

 



[1] Commentaires de Blaise de Montluc, t. VII, p. 195.

[2] Monseigne était un terme familier dont le duc de Guise se servait en parlant à Montluc.

[3] Rabutin.

[4] Montluc.

[5] Jean-Guillaume, duc de Saxe, second fils de l'électeur détrôné par Charles-Quint.

[6] Montluc.

[7] Brantôme, Vie du duc de Guise.

[8] L'empereur était mort le 21 septembre 1558.

[9] Lacretelle.

[10] Anquetil, Histoire de France.

[11] Lacretelle.

[12] René de Bouillé.

[13] René de Bouillé.

[14] René de Bouillé.

[15] Son règne avait commencé et se terminait par un duel.