FRANÇOIS DE LORRAINE

 

CHAPITRE QUATRIÈME.

 

 

Abdication de Charles-Quint. — Philippe II. — Trêve de Vaucelles. — Manœuvres du cardinal de Lorraine. — Les Caraffa. — La trêve est rompue. — Henri II protecteur du pape et du Saint-Siège. — L'armée française, commandée par le duc de Guise, pénètre en Italie. — Prise de la ville et du château de Valenza. — Entrevue de Guise et du duc d'Este à Reggio. — Entrevue du duc de Guise, du cardinal de Tournon et du cardinal Caraffa à Fossombrone. — Plan de campagne. — Entrée du duc de Guise à Rome. — Intrigues italiennes. — Strozzi et Montluc. — Guise franchit la frontière napolitaine. — Il s'empare de Campli et de quelques autres villes ; mais il est repoussé devant Civitella. — Guise offre la bataille au duc d'Albe, qui la refuse. — Retour de Guise à Rome. — Le roi le rappelle en France.

 

Tandis que s'accomplissaient en France les événements que nous avons racontés, l'empereur Charles-Quint allait donner au monde le spectacle de son abdication. Les causes qui le déterminèrent à accomplir ce grand acte sont restées inconnues. Si, ainsi que l'ont dit plusieurs historiens, il y avait dix-sept ans que l'empereur d'Allemagne avait l'intention d'abandonner le pouvoir à son fils et à son frère, il serait puéril d'en chercher le prétexte dans l'humiliation que lui fit subir son échec devant Metz et dans les souffrances que lui faisaient éprouver les maladies dont il était atteint. Les hommes de la trempe de Charles-Quint ne se laissent abattre ni par les douleurs physiques, ni par les revers de la fortune. Ils opposent aux unes et aux autres l'invincible énergie de leur volonté et les surmontent.

Charles-Quint, comme tous les grands génies nés pour la conquête et la domination, avait rêvé l'empire du monde. Une seule puissance fit obstacle à la réalisation de ses vastes projets : ce fut la France. En vain il ligua contre elle toutes les forces combinées de son vaste empire pour la démembrer, en s'emparant du duché de Bourgogne et du comté de Provence ; en vain, grâce à la trahison du connétable de Bourbon, fit-il prisonnier le roi François Ier ; en vain usa-t-il, pour arriver à ses fins, de toutes les ressources que lui suggéra son esprit, peu délicat sur le choix des moyens ; en vain pénétra-t-il deux fois jusque sous les murs de Paris : il dut reconnaître, à la fin, que son rêve était chimérique.

Les luttes qu'il eut à soutenir en Allemagne contre les princes luthériens, la situation désespérée où il s'était trouvé un jour dans le Tyrol, l'affront qu'il ressentit en se voyant à la merci d'un soudard tel que le margrave de Brandebourg, et de cet électeur Maurice de Saxe, qu'il avait comblé de ses bienfaits, la méfiance que son insatiable ambition avait soulevée en Italie, et principalement à la cour de Rome, lui faisaient comprendre, depuis longtemps, qu'un moment viendrait, où toute l'Europe, liguée contre lui, le forcerait à descendre de son trône en lui imposant le démembrement de son trop vaste empire. Il ne voulut pas attendre ce moment-là.,

En abandonnant l'empire d'Allemagne à son frère Ferdinand, roi des Romains, et à son fils Philippe, qui était déjà souverain de Naples et roi d'Angleterre, le sceptre des Pays-Bas, et, quelques semaines après, ceux d'Espagne, de Sardaigne et de Sicile, il conservait, aux yeux de l'histoire, la gloire de descendre du faîte des grandeurs volontairement et tout entier. Il avait pu éprouver des revers, mais sa puissance restait intacte. Il se préparait ainsi, pour la postérité, une page unique dans le faste des grandeurs humaines.

Cette grandeur et cette puissance, Charles-Quint, plus que bien des conquérants, avait dû les apprécier à leur juste valeur. Malgré toute son ambition, et elle était immense, l'amour de la gloire et de la domination ne lui fit jamais oublier qu'il était chrétien et qu'il avait à songer à l'éternité.

Que sert à l'homme de conquérir l'univers s'il perd son âme ? Il avait à se préparer à la mort, avant de comparaître devant le juge sévère qui lui demanderait compte du pouvoir.

Enfin, — et c'est là surtout qu'il faut chercher le motif qui détermina son abdication, — il savait qu'il laissait après lui un successeur digne de continuer son œuvre. Il avait trahi tant de serments, il avait violé tant de traités, sa bouche avait si souvent menti à ses amis et à ses ennemis, qu'il en était arrivé à reconnaître lui-même que nul ne croirait à sa bonne foi dans les nouveaux traités qu'il serait obligé de conclure.

Son fils, qu'il avait appelé depuis longtemps dans ses conseils et initié de bonne heure à toutes les intrigues de sa politique, devait inspirer plus de confiance et pouvait accepter la paix dans les conditions qui lui étaient imposées par les circonstances, quitte à la violer plus tard s'il se croyait en mesure de le faire avec avantage.

Philippe II, de sombre et implacable mémoire, semble n'avoir jamais connu les joies naïves de l'enfance, les franches et belles expansions de la jeunesse, ni aucune des douces illusions qui, à l'aurore de la vie des grands comme des humbles, illuminent l'âme de joies sincères, et mettent dans les cœurs les nobles et purs enthousiasmes.

Charles-Quint, dont le caractère dur et hautain s'accordait peu avec les démonstrations affectueuses, était effrayé lui-même de la sécheresse respectueuse que lui témoignait son fils. Les grandes qualités de ce dernier étaient la ténacité de caractère, l'habitude de la réserve et celle du travail. Retiré dans le fond de l'Escurial, il dirigea de sa table de travail toutes les affaires de ses États, si vastes qu'il pouvait dire que le soleil se levait et se couchait sur son empire.

Le 24 octobre 1555, les députés de toutes les provinces des Pays-Bas étaient réunis à Bruxelles, dans la salle de l'hôtel de ville, où Charles-Quint, assis sur son trône, avait à sa droite son fils Philippe et à sa gauche sa sœur Marie. Un secrétaire lut l'acte d'abdication de l'Empereur. Charles-Quint prit ensuite la parole, et, comme il était très faible, il eut besoin de s'appuyer, pendant tout le temps que dura son discours, sur l'épaule de Guillaume d'Orange, surnommé le Taciturne, le même qui devait plus tard, avec le secours des gueux, enlever à Philippe le royaume des Flandres. Son discours fut rempli de noblesse et de graves et sévères conseils. Pour la première fois de sa vie peut-être, son langage fut sincère et digne d'un roi. Ce fut d'une voix ferme, sans crainte des menaces de la mort, qu'il demanda pardon à tous ceux qu'il avait pu offenser et dont il avait méconnu les droits ou négligé les intérêts. Et il ajouta en terminant : Puissent les bénédictions des peuples auxquels j'ai commandés appeler les bénédictions du ciel sur cette retraite où je vais chercher un bien qui m'échappait toujours : le repos ! Puis, s'adressant à son fils : Je crois, par l'acte que je remplis aujourd'hui, me donner de nouveaux droits à votre reconnaissance ; cependant j'exige bien moins de vous ce sentiment que je ne vous recommande le bonheur de mes sujets.

Les larmes coulaient en abondance, dit Lacretelle ; Philippe les fit tarir par la sécheresse de ses réponses.

Deux semaines après, Charles-Quint abdiquait également dans les mains de son fils le gouvernement de l'Espagne, de la Sardaigne, de la Sicile et du nouveau monde, et trois mois après, il abandonnait à son frère Ferdinand la couronne impériale, pour se retirer dans le couvent de Saint-Just, situé dans l'Estramadure. Voici, dit-il en y entrant, une retraite qui aurait bien convenu à Dioclétien.

Quelques mois avant son abdication, il avait envoyé au monastère un architecte chargé d'élever le modeste pavillon qu'il allait préférer à tant de palais magnifiques. Avant d'y arriver, Charles avait trouvé en Espagne de tristes occasions d'exercer sa nouvelle sagesse. Sa vue excitait à peine la curiosité d'un peuple qui autrefois se pressait en foule sur son passage. Les seigneurs castillans n'étaient venus qu'en petit nombre lui offrir de froids respects à fut obligé de s'arrêter plusieurs jours à Burgos, pour y attendre le payement d'une pension de cent mille écus qu'il s'était réservée, en sorte qu'avant d'entrer dans la solitude, il s'était déjà désabusé sur l'admiration des hommes, et (ce qui était plus pénible) sur la reconnaissance d'un fils[1].

Toutefois, avant d'entrer au monastère de Saint-Just, Charles avait voulu assurer à son fils les bienfaits d'une paix depuis longtemps désirée. Tandis que le cardinal de Lorraine était à Rome, où il pressait les négociations avec le pape Paul IV, les conciliateurs entre la France et l'Espagne s'abouchèrent à Vaucelles, près de Cambrai ; mais les difficultés d'un traité de paix étaient si grandes, qu'ils durent se contenter de signer une trêve de cinq ans.

Les ambassadeurs pour Charles-Quint et son fils étaient Lallain, Philippe de Bruxelles et Seichid ; au nom du roi de France, l'amiral Gaspard de Coligny et le secrétaire d'État l'Aubépine. Charles-Quint, bien que souffrant, reçut Coligny avec une extrême bienveillance, et s'informa avec intérêt de la santé d'Henri II. Se faisant gloire d'appartenir à la maison de France par Marie de Bourgogne, son aïeule : Je tiens à honneur, dit-il, d'être sorti, par le côté maternel, du fleuron qui porte et soutient la plus célèbre couronne du monde.

Son fils Philippe II, qui débutait dans la grandeur royale, fut moins courtois et de moins bon goût que son père, fait observer M. Guizot. Il reçut les ambassadeurs français dans une salle dont les tentures représentaient la bataille de Pavie. La trêve ne devait pas être de longue durée. Cette trêve portait en substance que chacun garderait ce qu'il possédait au moment de sa publication ; que les prisonniers seraient mis à rançon de part et d'autre ; que le duc de Savoie, les Siennois et le pape seraient compris dans le traité.

Cette paix, que par d'habiles négociations on espérait rendre sincère et durable, fut accueillie, en France surtout, avec une joie immense. Mais l'orage qui grondait en Italie devait mettre bientôt encore toute l'Europe en armes.

Le cardinal de Lorraine, qui avait été envoyé à Rome au mois de septembre 1555, avait été reçu par le pape avec les marques de la plus grande distinction. Paul IV avait rétabli en sa faveur, pour la durée de son épiscopat seulement ; le titre de légat-né du Saint-Siège en France, et y ajouta, pour cette fois, une juridiction des droits réels. Avant l'arrivée du cardinal, le seigneur d'Alençon, ambassadeur de France à Rome, avait déjà admirablement préparé le terrain à l'habile négociateur, en donnant à Paul IV l'assurance de secours en hommes et en argent que Henri II était disposé à lui prêter. Ce fut le 15 décembre 1555 que la ligue conclue entre le Saint-Père et le roi de France fut signée à Rome par le cardinal de Lorraine et le cardinal de Tournon. Ce traité et les négociations auxquelles il avait donné lieu furent l'objet, de la part des contractants, du mystère le plus impénétrable, afin que les ambassadeurs espagnols n'en eussent connaissance que lorsque les mesures seraient prises pour commencer les hostilités. Le rusé cardinal feignit même de se Montrer fort mécontent de la tournure que prenaient ses affaires à Rome. Laissant dans la ville éternelle le cardinal de Tournon, il annonça hautement son projet de retourner en France, tandis qu'il prenait clandestinement la route de Venise, ne voulant pas laisser à d'autres le soin d'entraîner la sérénissime république dans la ligue sainte. Mais le sénat resta inflexible. Aux vives sollicitations dont il fut l'objet, aux raisons spécieuses et aux pompeuses promesses dont le cardinal fut prodigue, il répondit par une énergique fin de non-recevoir, tout en témoignant de sa bonne volonté pour le roi.

Bien que le cardinal ne le lui eût pas avoué, le sénat devina aisément qu'un traité secret avait été signé entre Paul IV et Henri II. Afin d'éviter la guerre qui allait en être la conséquence, il en fit informer le roi d'Espagne, et ce fut sur cette indiscrétion que Charles-Quint et Philippe II halèrent les négociations qui devaient aboutir à la trêve de Vaucelles.

Guise, qui suivait à la cour les négociations pendantes entre Coligny et Philippe II, en instruisit son frère, l'assurant que si les Impériaux avaient désiré une paix ou une trêve, nous ne nous estions pas monstrés paresseux à y entendre. La trêve conclue, le roi écrivit au cardinal Charles pour la lui annoncer et lui ordonner d'en porter connaissance au Saint-Père.

Ce fut pour lui comme un coup de foudre. Tous ses rêves d'ambition semblaient ainsi anéantis, ou tout au moins indéfiniment retardés. Mais il n'était pas homme à se laisser aller au long découragement. Il écrivit d'abord au roi la lettre suivante : Je ne pensoys avoir esté si fortuné que d'avoir acquis en vostre service des ennemis qui se vousissent resjouir de mon mal et me prescher hors de vostre bonne grâce... Dont, Sire, très humblement vous supplye et sur toutes choses que si mon malheur et la malignité de mes ennetnys ont force de m'esloigner de vostre bonne grâce, ilz ne puissent touttefois estre cause de tant nuire à vostre grandeur que par vous une occasion si grande qui en ceste Italie se présente soit délaissée, et vous, Sire, pour mon particulier mal servi.

Ensuite, au lieu d'aller porter lui-même la nouvelle au Saint-Père, il chargea le cardinal de Tournon de cette mission, et en toute hâte il vint rejoindre le roi, qui était à. Blois avec la cour.

Le cardinal, on le sait, exerçait une grande influence sur l'esprit de Henri II, dont il savait flatter tous les instincts. Il commença alors par lui dénoncer les armements que le roi des Romains faisait en Allemagne pour prêter main-forte à son neveu, dans le but de reconquérir les Trois-Évêchés. Il insinua que, sur les conseils de son père, Philippe II n'avait signé la trêve de Vaucelles que pour gagner du temps et pour obtenir de la reine Marie d'Angleterre, sa femme, les secours en hommes et en argent dont il aurait besoin sur le continent. L'habile cardinal avait, du reste, auprès du roi, de puissants auxiliaires. La reine Catherine de Médicis et Diane de Poitiers avaient également intérêt à entraîner la France dans une guerre de conquête en Italie. Presque toute la noblesse, plus brave que prudente, demandait aussi à faire campagne. Enfin, pour frapper le dernier coup sur l'imagination du roi, on eut même recours à une indigne jonglerie. Un présage du triomphe des Gaulois avait été précédemment adressé, par le seigneur Gabriel Siméon, à très chrétien et très invincible prince Henri, deuxième de ce nom. C'était un anneau trouvé à Lyon, dans une sépulture, sur lequel étaient représentés un char triomphal et d'autres symboles auxquels on donna les significations les plus fantaisistes. Dès lors, le roi n'eut plus d'autre souci que de rompre honnestement la trêve conclue entre le roi d'Espagne et lui... Mon armée seroit bientost en campaigne, de laquelle doist estre chef mondict cousin de Guyse, écrivait-il à Vieilleville.

La suspicion et la méfiance dans lesquelles ils se tenaient les uns à l'égard des autres, devaient bientôt fournir le prétexte que tous souhaitaient également dans leur for intérieur, pour rompre une trêve sur la durée de laquelle nul ne s'était fait illusion, excepté les peuples.

Cependant il faut reconnaître que ce fut Philippe II qui, avec la même mauvaise foi que son père, fut le premier à violer sa parole. Ses gouverneurs dans les Pays-Bas tentèrent maintes surprises contre les positions occupées par les Français. C'étaient des empiétements continuels que le roi d'Espagne ne cherchait pas à réprimer. L'échange des prisonniers donnait lieu journellement à de mauvaises chicanes, toujours soulevées et entretenues par l'esprit artificieux de Philippe. Cependant Coligny, qui avait été le négociateur de la trêve, et le connétable de Montmorency, surmontaient toutes les difficultés pour qu'elle ne fût point rompue. Mais les événements qui vinrent inopinément s'accomplir en Italie firent tomber tous les masques, et forcèrent les puissances rivales à recommencer la guerre.

L'ambition des princes de la maison de Caraffa n'eut plus de bornes lorsqu'ils virent leur oncle au siège pontifical. Pour s'emparer des biens de certains barons tributaires du Saint-Siège, ils excitèrent Paul IV à prendre des mesures qui devaient soulever les mécontentements de ces derniers et les forcer même à se ranger sous la protection de l'Espagne et à prendre les armes.

Les ministres de Paul IV surprirent des lettres de l'ambassadeur d'Espagne à la cour de Rome, adressées au duc d'Albe qui commandait en Italie pour Philippe II. Ces lettres contenaient les preuves de la révolte imminente des barons, qui demandaient au roi d'Espagne de les soutenir dans leur entreprise contre le saint- siège. Le pape fit saisir les rebelles, les excommunia, et fit même arrêter un des attachés à l'ambassade d'Espagne.

Ne recevant aucune satisfaction du saint- siège, le duc d'Albe envahit les États de l'Église avec une armée de 15.000 hommes, et prit possession de plusieurs villes au nom du Saint-Siège et du pape futur.

Si une trêve avait été signée entre la France et l'Espagne, une ligue offensive et défensive[2] subsistait néanmoins entre le pape Paul IV et le roi Henri II.

Les armées espagnoles ayant envahi les domaines de l'Église, le roi de France ne pouvait plus hésiter à venir à son secours. Le connétable de Montmorency dut se résigner, cette fois, à accepter la guerre.

Voici le passage de la lettre de Henri II, où ce prince se déclare le protecteur du pape et du Saint-Siège apostolique, pour ne point dégénérer aux très vertueux et louables faictz de ses prédécesseurs : Pour ce est-il que nous, considérant la bonne, sincère et parfaite amytié que nous porte nostredict sainct père, et que, pour ne dégénérer aux très vertueulx et louables faicts et actes de nos prédécessurs roys, qui ont esté restaurateurs, protecteurs et deffenseurs des papes et du sainct-siège apostolique quand on les a voulu assaillir et opprimer, nous ne sçaurions faire de moins que d'envoyer visiter Sa Saincteté et lui offrir tout l'ayde et secours qui sera en nostre puissance et dont il aura besoing, attendu mesme qu'il a esté tenu quelques propos, entre ses ministres et les nostres, d'une ligue offensive et deffensive qui serait bien requise et nécessaire de faire pour la liberté de l'Italye que nous avons aultant recommandée que nul aultre prince de la chrestienté[3]...

Au lieu des armes de France, le roi d'armes et les trois trompettes du roi portaient en leurs cottes les clefs et armes du pape, entourées de cet écrit : Henricus Dei gracia Francorum rex ac protector sanctæ matris Ecclesiæ. La cornette du duc de Guise était de même.

L'armée française franchit les Alpes vers la fin du mois de novembre (1556) ; elle était composée d'excellentes troupes, il est vrai, et admirablement approvisionnée en vivres, munitions et artillerie, mais relativement peu nombreuse. Après s'être rallié à Brissac, qui commandait en Piémont, Guise se présenta devant Valenza, où il demanda à. pénétrer pour faire reposer son armée et y compléter ses approvisionnements. Il ajouta qu'en cas de refus il saurait bien se faire obéir. Le commandant de la garnison fit répondre qu'il ne songeait nullement à. inquiéter l'armée française, mais qu'il saurait se tenir sur ses gardes pour l'empêcher d'entrer de force dans la ville. Les batteries furent dressées, et après une vive canonnade, bien que la brèche ne fût pas trop raisonnable, l'assaut fut donné et les ennemis se retirèrent dans leur citadelle si prest talonnés des nostres qu'il en resta grand nombre passés par le tranchant de l'espée. La ville fut saccagée et pillée, sauf les monastères et les églises. Guise, à la tète de ses troupes, était entré à cheval par la brèche.

Le lendemain, ordonnance fut faite que tous les habitants pourraient retourner en leurs maisons sans courir le moindre danger, tout méfait exercé contre eux par les soldats devant être puni de mort.

L'assaut contre la ville avait été donné le lundi soir. Le vendredi, l'ennemi, qui s'était retiré dans la citadelle, capitulait. Guise lui permit de se retirer avec ses armes et bagues sauves' ; mais il garda ses enseignes pour les envoyer au roi. Quelques-unes des compagnies qui étaient à la solde de l'Empereur, humiliées d'avoir perdu leurs enseignes, demandèrent à Guise à être incorporées dans l'armée française : ce qui fait que ses troupes étaient plus nombreuses après la bataille qu'avant, car nos pertes furent insignifiantes.

Voici le dénombrement que François Rabutin fait de l'armée qui pénétrait en ce moment en Italie pour venir au secours du Saint-Père : M. de Guise, lieutenant général pour le roy en l'armée que le roy envoya en Italie pour secourir le pape, montant au nombre de douze ou quinze mille hommes de pied, de quatre à cinq cens hommes d'armes, et sept ou huit cens chevau-légers, avec MM. d'Aumalle et marquis d'Elbeuf, frères de ce prince, le duc de Nemours, comte d'Eu et vidame de Chartres, et plusieurs autres grands seigneurs et gentilshommes françois, partis de France au mois de décembre.

L'armée, après la prise de la ville et du château de Valenza, poussa droit son chemin par le Milanais, les États de Plaisance, de Parme, pour rejoindre le duc de Ferrare, qui était venu jusqu'à Règes (Reggio) à la rencontre du duc de Guise. Pour ne point blesser l'amour-propre des Italiens et encourager les princes à s'engager dans sa ligue, le roi avait fait le duc de Ferrare généralissime des armées de la ligue sainte. Guise avait consenti à être en apparence sous les ordres de son beau-père, sachant que ce dernier, ne voulant pas quitter ses États, lui laisserait, de fait, le commandement de l'armée.

Avant de prendre la route de Ferrare pour se diriger ensuite sur Rome, et de là vers le royaume de Naples, Guise rassembla un conseil de guerre, afin d'arrêter un plan de campagne avec ses lieutenants. L'avis du maréchal de Brissac était qu'il valait mieux se concentrer dans le Milanais, très faiblement défendu par le marquis de Pescaire, et forcer ainsi le duc d'Albe à déloger des États de l'Église pour venir au secours du duché. Si délivrer le pape était le véritable but de l'expédition, le moyen offert par le maréchal de Brissac l'atteignait pleinement et avait de plus l'avantage de ne rien sacrifier au hasard. Mais on sait que le roi, le duc de Guise et le Saint-Père ne voulaient pas seulement chasser les Impériaux des villes qu'ils avaient envahies et appartenant au Saint-Siège, mais de toute l'Italie et surtout de Naples et de Sicile. Le duc pouvait craindre de plus que son beau-père ne prît au sérieux son titre de généralissime, et ne gardât le commandement de l'armée, tant que celle-ci resterait dans les États proches de son duché. Des courriers furent dépêchés auprès du roi pour l'informer de la situation et lui demander ses ordres. Le connétable de Montmorency et le maréchal de Saint-André se rangèrent de l'avis de Bavin du Villars, secrétaire de Brissac ; mais le cardinal de Lorraine, fortement appuyé par la duchesse de Valentinois et par la reine, décida le roi à donner raison au duc de Guise, en lui commandant de marcher en avant quand même.

En brave et loyal soldat qu'il était, le maréchal de Brissac se soumit aux ordres du roi et concourut fidèlement à l'exécution d'un plan que sa prudence lui avait fait condamner.

Brissac était à Turin. Craignant que l'armée du duc de Guise ne fût empêchée dans sa marche, il quitta la capitale du Piémont, et fit, avec ses dix mille hommes, une démonstration contre Milan. Pour que cette ville ne tombât pas au pouvoir des Français, Pescaire se vit réduit à venir à son secours, laissant ainsi la route libre de Valenza jusqu'à Bologne. Des montagnes de Piémont, Brissac devait faire ainsi de fréquentes descentes dans les plaines de l'Italie pour empêcher l'ennemi, qui occupait des places importantes dans le Milanais, de se porter sur les derrières de l'armée française, ou de tenter une jonction avec le duc d'Albe, que Guise chassait devant lui.

Depuis le siège de Metz, qui avait eu en Europe un si grand retentissement, le nom du prince lorrain avait acquis une popularité immense, même à l'étranger. Les deux tiers de la noblesse française avaient sollicité l'honneur de combattre sous ses ordres. Seuls, les partisans de Coligny avaient manifesté leur mécontentement. Sa bravoure, sa prudence, sa générosité, son exquise urbanité envers tous, le faisaient aimer autant des soldats que des officiers. Les jeunes gentilshommes voulaient apprendre sous lui l'art de la guerre ; et les simples soldats vénéraient en lui le héros qui, tout en maintenant avec tant d'énergie la discipline dans leurs rangs, était toujours le premier à partager leurs périls et leurs fatigues. Guise savait rendre son nom cher, même aux populations au milieu desquelles il faisait passer son armée. Sa marche à travers l'Italie fut presque triomphale. Lorsque l'armée arriva devant Ferrare, le duc d'Este ne put retenir son admiration en la voyant si abondamment pourvue de vivres, si fraîche et en si bel ordre qu'elle semblait revenir d'une parade.

L'entrevue du duc d'Este et du duc de Guise, qui eut lieu à Reggio, fut des plus solennelles. Le duc de Ferrare, revêtu d'une magnifique cotte d'armes, coiffé d'un casque couvert de pierreries qu'on évaluait à un million d'écus d'or, avait fait ranger son armée, forte de six mille hommes d'infanterie et de huit cents hommes de cavalerie, sans compter un grand approvisionnement d'artillerie et de munitions, près de Ponte di Lenza. Guise fit ranger aussi son armée en bataille, et alors, en face de toutes les troupes réunies, il mit pied à terre, et vint, au nom du roi de France, offrir à Hercule d'Este, duc de Ferrare, le }Aton de commandant en chef de l'armée. Le duc de Ferrare passa ensuite la revue de l'armée française, qu'il trouva fort belle ; comme à la vérité, pour le chemin qu'elle avoit passé durant les plus maulvais jours de l'hiver, il estoit quasi incroyable qu'elle se fust peu conserver si fresche et gaillarde, tant d'hommes que de chevaulx[4].

L'armée prit sa marche vers Bologne, tandis que Guise, en compagnie de son beau-père, prenait la route de Ferrare. Là, magnifique réception lui fut faite ; mais le duc d'Este ne put lui accorder aucun des renforts qu'il devait fournir, se bornant à lui promettre un secours de six cent mille écus, dans le cours de cette campagne, si Guise en avait besoin. Guise arriva ensuite à Bologne, où il fut fort étonné de ne trouver ni les troupes ni les ressources promises par le pape. Le prince lorrain se plaignit amèrement au cardinal Caraffa de la négligence avec laquelle le pape tenait ses engagements. Le duc, en effet, avait le droit de se montrer étonné de ne trouver aucun préparatif terminé de la part d'un prélat aussi belliqueux, et qui avait poussé la France avec tant d'ardeur à s'engager dans cette guerre. Le cardinal-neveu, comprenant tout ce qu'il y avait de fondé dans les reproches que Guise lui adressa sur l'incurie où se trouvait l'armée papale, s'excusa en alléguant la nécessité où s'était trouvé le Saint-Père d'envoyer toutes ses troupes sur la frontière de Naples.

Ici, comme sur bien d'autres points, règnent des obscurités qu'il est d'une extrême difficulté de tirer au clair. L'historien de Thou croit que Guise, fasciné par les enchantements du cardinal de Lorraine, son frère, et les vaines promesses des Caraffa, n'écoutait personne et soutenait, avec Caraffa, qu'il fallait, sans perdre de temps, marcher droit à Naples.

D'après le manuscrit de Béthune, il semble, au contraire, que Guise, avec sa sûreté de coup d'œil et sa prudence ordinaire, se rendit compte immédiatement des difficultés que rencontrait l'entreprise, et des périls où il risquait d'engager son armée par une marche trop précipitée.

Le duc de Guise avait demandé une entrevue au cardinal de Tournon. Cette entrevue eut lieu à Fossombrone, et le cardinal Caraffa y assista. Devant les représentants du Saint-Père et du roi de France, le prince lorrain n'hésita pas à déclarer qu'avant de marcher sur Naples, il trouvait plus sage de commencer la guerre contre le duc de Florence, dans un moment où il se trouvait dépourvu de tout moyen de défense. Le cardinal-neveu comprit toute la sagesse de cette objection ; et, bien qu'il préférât la conquête immédiate de Naples, il fut convenu que, dans le doute où l'on était encore sur le résultat des négociations pendantes entre la cour de Rome et Cosme de Médicis, duc de Florence, Guise ferait marcher son armée si lentement qu'on sera toujours à temps de lui faire prendre tel chemin sans que le duc de Florence s'en puisse douter, d'autant que, le voyant traverser la Romagne, il se persuadera qu'elle doit s'avancer dans la Marche d'Ancône et de là dans l'Abrusse, comme le bruit s'en est déjà répandu, au lieu qu'il y a un endroit par où, s'il est ainsi avéré, on peut lui faire tourner court et entrer au cœur du pays de Florence par Castracare, qui est le chemin que tint le connétable de Bourbon quand il marcha contre Rome[5].

Des lignes ci-dessus extraites du rapport d'un homme tel que le cardinal de Tournon, dont la bonne foi et la fidélité ne sauraient faire doute, il résulte que Guise a bien pu un moment se laisser fasciner par les enchantements du cardinal de Lorraine, son frère, mais qu'une fois à la tête d'une armée française, il oublia tous ses rêves d'ambition pour ne plus se souvenir que de ses devoirs de général.

Ce fut le jour du mardi gras que Guise fit son entrée à Rome. Tout le peuple était debout pour le recevoir et l'acclamer. Le pape envoya sa noblesse au-devant du héros qui représentait le roi de France, et qui était. frère d'un des personnages les plus puissants du sacré collège. Le lendemain, le Saint-Père voulut le conduire lui-même à la basilique de Saint-Pierre, où il eut à recevoir les chevaliers et tous les grands dignitaires de la cour papale.

Si, pendant son séjour dans la ville éternelle, François eut l'occasion de témoigner de son zèle pour la religion et de son respect pour ses ministres, sa patience, d'autre part, fut mise à rude épreuve, quand il eut à constater la lenteur calculée qu'apportaient les ministres du Saint-Père dans leurs négociations avec le duc de Florence, et les tendances qu'ils avaient à éluder ou à faussement interpréter certains articles du traité conclu avec le roi de France.

Henri II avait promis aux Caraffa de leur céder la -cille de Sienne. Mais ces princes savaient que cette générosité coûtait peu au roi, qui n'avait avec cette ville des moyens de communication qu'à travers les États pontificaux. Si Guise s'emparait du duché florentin, le roi pourrait bien avoir la velléité de garder le duché et la ville. Tout en feignant de soutenir le projet exposé par Guise, le cardinal-neveu était bien résolu à l'entraver secrètement, et cela pour plusieurs raisons : d'abord, parce qu'il trouvait plus prudent de se ménager, en cas de revers, les bonnes grâces de Cosme de Médicis, gendre et ami du duc d'Albe ; en second lieu, parce qu'une fois le duché de Florence incorporé à la couronne de France (ce qui, ayant été bon à prendre, était bon à garder), le roi pourrait bien oublier ses promesses et ne rien donner aux Caraffa.

Les négociations qui avaient lieu à Rome devenaient chaque jour plus embrouillées. Le pape, après avoir beaucoup promis, ne paraissait pas soucieux d'accorder plus que des paroles. Cosme de Médicis, à qui les Caraffa avaient envoyé un ambassadeur afin de l'engager à s'allier au roi de France ou à céder quelques-unes des places fortes de son duché pour assurer un asile à l'armée de Guise, répondait par des protestations de dévouement envers le Saint-Père, et même envers le roi de France, alléguait les difficultés dans lesquelles il se débattait à cause des Espagnols qui occupaient ses forteresses, et dont il ne voulait se débarrasser qu'en les écartant sous différents prétextes, donnait enfin toutes sortes de bonnes raisons qui liaient les mains à Guise et ne lui accordaient aucune satisfaction.

Dès le début des hostilités, Henri à avait envoyé à Rome Strozzi et Montluc, avec quelques bandes gasconnes. Depuis la défense de Sienne, Montluc était très populaire en Italie. Son arrivée à Rome inspira grande confiance au Saint-Père, et grand enthousiasme parmi les Romains ; mais ce fut tout. Dans son libre langage, le spirituel et énergique Gascon manifesta son étonnement, et ensuite sa mauvaise humeur, en voyant l'état clans lequel se trouvait l'armée pontificale. Sa verve et son activité vinrent se briser contre l'incurie des chefs et l'apathie des soldats. Cependant, à la tête de ses Gascons et de quelques Italiens d'élite, il parvint à reprendre au duc d'Albe Tivoli et Ostie, et à forcer le général espagnol à se tenir sur la défensive. C'était, avec la prise de Valenza, le bénéfice le plus clair de l'entreprise.

Guise, comprenant qu'il ne viendrait à bout de rien par les négociations, et craignant de n'être resté que trop longtemps à Rome, résolut de continuer sa marche contre Naples ; mais auparavant il voulut passer en revue les troupes pontificales et les magasins de vivres et de munitions. Troupes, vivres et munitions n'existaient que dans l'imagination du cardinal Caraffa. Cependant le prince ne se découragea point. Il tira le meilleur parti possible des maigres ressources qu'on lui offrait, et, après avoir ordonné à son frère d'Aumale de se porter en avant avec l'armée, il vint lui-même la rejoindre à Notre-Dame-de-Lorette.

Il était temps qu'il sortît de son inaction, et, que, selon l'avis de Narillac, ambassadeur de France à Florence, il ne prolongeât pas davantage dans Rome un séjour préjudiciable au roi et aux affaires. Le prélat lui écrivait de ne prendre conseil que de lui-même, sous peine de mettre en danger sa réputation et les affaires du roi.

Le 17 avril, l'armée arriva devant Campli, qui était la première place de guerre napolitaine sur la frontière. Guise, après avoir sommé le gouverneur de lui ouvrir les portes de la ville, annonça aux habitants qu'il venait au nom du roi de France leur rendre la liberté en chassant l'étranger du pays napolitain. Au lieu de lui ouvrir les portes de leur ville, les habitants furent les premiers à commencer les hostilités.

Sans plus de retard, les soldats eurent ordre de se munir d'échelles, et l'assaut fut ordonné. Mais, si l'attaque fut soudaine et bien commandée, la résistance fut si opiniâtre que les assaillants se virent repoussés de tous les côtés. Guise les ramena au combat, et à la voix de leur chef aimé ils retournent à l'assaut avec une telle vigueur, que les murs furent franchis et la citadelle envahie sans que tette fois la garnison eût pu faire une résistance sérieuse. La ville fut brûlée et saccagée ; un immense butin, évalué à plus de deux cent mille écus d'or, tomba au pouvoir de l'armée française.

Quelques places de peu d'importance, telles que Teramo, Colonella, Contraguerra, Corripoli et Giulia-Nuova, tombèrent encore à son pouvoir ; puis la fortune de la France pâlit de nouveau sur cette terre où la fatalité a poussé plus d'une fois les rois et les empereurs de notre race à aller chercher les palmes de la victoire, pour n'y recueillir trop souvent que défaites, trahisons ou ingratitude.

Lorsque Guise eut franchi les frontières papales et se fut engagé sur le territoire qu'il devait conquérir, plusieurs seigneurs napolitains vinrent, assure-t-on, lui déclarer qu'ils étaient prêts à le reconnaitre pour le descendant et le successeur légitime des rois de la maison d'Anjou. Ils voulaient qu'il se fiât à eux et qu'il abandonnât la cause du roi de France. Mais il faut croire que depuis qu'il avait mis le pied dans les plaines de la Lombardie, et depuis :surtout qu'il avait pu apprécier à sa juste valeur la politique italienne, si astucieuse et si changeante, Guise avait compris combien son ambition était chimérique ; et, autant par prudence que par devoir, il ne voulut point se départir du rôle que le roi lui avait confié. Cette attitude loyale eut pour effet de blesser les seigneurs napolitains, et il ne trouva plus en eux que des ennemis.

Une fois engagé dans le pays, le héros de Metz était résolu à frapper un coup d'audace en poussant droit devant lui jusqu'aux portes de Naples. Malheureusement, au lieu de ne s'inspirer que de son génie, il commit encore une fois la faute d'écouter le cardinal Caraffa, qui lui avait présenté la ville forte de Civitella comme facile à réduire. Cette place, au contraire, était bien fortifiée et défendue par une puissante garnison commandée par Santa-Fiore et Charles Loffuli. Notre artillerie, par contre, avait mille peines à se frayer un chemin à travers ce pays de montagnes, et c'est en vain que Guise attendait de Rome les secours promis.

Après avoir reconnu la ville, il dut attendre que ses pièces de siège fussent arrivées, afin de faire brèche. Le ter mai, il put enfin commencer à battre, avec ses canons de gros calibre, les murs de la citadelle et commencer l'assaut.

L'assaut fut donné ; mais si héroïques que fussent les efforts de ses soldats, il se vit dans la nécessité d'ordonner la retraite (16 mai) pour ne pas compromettre toute son armée. Guise se voyait abandonné, sinon trahi, de tous côtés. Les Caraffa non seulement ne lui apportaient aucun des secours promis en hommes et en munitions, mais encore refusaient de compter au roi les sommes qui lui étaient dues, ainsi qu'en témoignait notre ambassadeur. En revanche, ils continuaient leurs intrigues avec le duc de Plaisance, auquel ils soutiraient quatre mille écus d'or. C'était à peu près là qu'avait abouti toute leur habileté.

La flotte ottomane qui devait ravager le littoral napolitain ne quittait pas le Bosphore, et nos galères, sous les ordres du baron de la Garde, limitaient leurs exploits dans la Méditerranée à quelques démonstrations qui restèrent sans effet.

Ce fut alors que le duc d'Albe sortit de son apparente inaction, et fit mine de prendre l'offensive. Mais ce ne fut de la part du prudent général espagnol qu'une démonstration. Guise, croyant que d'Albe allait tomber sur son arrière-garde en choisissant le moment où l'armée serait en pleine retraite, lui fit faire volte-face et la renforça même de quelques troupes qui étaient dans Tortorelle. Son frère, le duc d'Aumale, à la tête des chevau-légers, poussa une attaque jusqu'au camp retranché du duc d'Albe, tandis que Guise arrivait de sa personne avec six canons, six moyennes[6], les Suisses, les Français, la gendarmerie et sa cornette.

Les sieurs de Tavannes et de la Brosse, qui étaient à l'avant- garde pour faire nostre logis, retournèrent en poste auprès du duc de Guise ; mais le duc de Palanie et le maréchal Strozzi, qui y estoient aussi allez, ne se voulurent point donner ceste peine, se doutant bien, comme ils dirent, que nous ne combattrions point.

Pendant la retraite du duc de Guise, d'Albe, qui possédait des forces supérieures aux nôtres, ne voulut jamais consentir à courir les chances d'une bataille en règle. Cette bataille, Guise la lui offrit vingt fois ; les officiers et les gentilshommes espagnols, humiliés de régler sans cesse leur marche sur celle de l'ennemi, insultaient leur général pour le forcer à se battre, sans que celui-ci se départit une seule minute de sa tactique à l'égard de l'armée française. Plus tard tous les historiens ont admiré la fermeté de caractère dont le duc d'Albe fit preuve dans cette campagne d'Italie, en résistant à la fois aux injures de ses officiers et aux bravades de Guise.

Lorsque le prince lorrain revint à Rome, il eut avec le pape et avec le cardinal Caraffa de vives altercations. Paul IV, dont on connaît le caractère violent, se livra lui-même en sa présence à de regrettables excès de langage. Mais Guise, malgré son respect pour le chef de la chrétienté, sut défendre jusqu'au bout, avec une indomptable énergie, les intérêts du roi son maitre. Les Caraffa, qui n'avaient pu obtenir encore des Espagnols, avec lesquels ils négociaient. sous main, un arrangement favorable à leur ambition, et craignaient que Guise ne mit ses projets de départ à exécution, se virent contraints à subir sa volonté. Des levées furent faites ; des fonds suffisants, des vivres et des munitions furent envoyés à l'armée française, et des otages furent conduits par le maréchal Strozzi à la cour de Henri II.

Guise put-alors renforcer quelques-unes des places du territoire pontifical que d'Albe menaçait.

Tant de fatigues et tant d'émotions avaient fini par avoir raison de la robuste constitution du duc, qui tomba malade à Macerata. C'est de cette ville, sans cloute, qu'il écrivait à sa mère cette lettre si souvent exploitée contre lui, et dans laquelle il regrettait ses belles chasses de Joinville. Ses ennemis prétendirent qu'il ne pouvait supporter les ennuis d'une campagne sérieuse, et qu'il ne demandait qu'à rentrer en France pour reprendre le cours de sa vie de plaisirs.

Tout souffrant qu'il était, il se fit transporter en litière à la tète d'une partie de son armée, renforcée de mille Suisses et de mille Gascons, pour prévenir la prise de Leyna, qu'assiégeait Antoine Colonne. Mais, si grande que tût sa diligence, il ne put arriver à- temps pour défendre cette ville, qui venait d'être prise d'assaut et livrée au pillage et à l'incendie. Ce fut sur cette entrefaite que Guise reçut du roi l'ordre de rentrer en France et de ramener l'armée avec lui.

De graves et tristes événements venaient de s'accomplir sur notre frontière du Nord. Philippe II et la reine d'Angleterre avaient déclaré la guerre à Henri II, et le connétable de Montmorency avait perdu la bataille de Saint-Quentin. L'étranger nous envahissait encore une fois, et à l'heure du péril tous les regards se tournaient vers le seul héros qui pût sauver la patrie eu danger : le roi et l'armée réclamaient le duc de Guise.

Le Saint-Père et les Caraffa insistèrent vivement pour que le duc ne les abandonnât point ; mais l'ordre de Henri II était formel ; le baron de la Garde, avec ses galères, avait quitté Marseille et faisait voile vers l'Italie. L'armée s'embarqua à Civita-Vecchia et se dirigea vers l'île de Corse. Le duc de Guise débarqua à Ajaccio, et s'empara, presque sans coup férir, des forts de l'Estang et de Bollégador, qui assurèrent à la France la possession de cette île.

Pendant le court séjour qu'il fit à Ajaccio, Guise eut encore une fois l'occasion de faire acte de bonté envers les soldats de la garnison. Ceux-ci ayant souffert toutes sortes de mauvais traitements, Guise apporta à leur sort tous les soulagements que son cœur lui inspira, et les gratifia généreusement d'une somme de trente-six mille écus.

Ainsi se termina, sans gloire et sans profit ni pour la France ni pour les princes lorrains, cette expédition sur laquelle le cardinal Charles avait fondé de si brillantes espérances. Que d'intrigues pour arriver à la conclusion de cette ligue sainte ! Que de projets d'ambition cette ligue avait fait naître ! Le cardinal de Lorraine voulait la tiare pour lui, les royaumes de Naples et de Sicile pour son frère. Les Caraffa espéraient se tailler des duchés dans les domaines des princes qu'ils voulaient spolier. Le roi croyait obtenir enfin l'héritage tant convoité, et pour lequel Louis XII et François Ier avaient dépensé tant d'or et fait verser tant de sang. Catherine de Médicis et la duchesse de Valentinois voyaient dans les futures conquêtes de Guise le moyen de récompenser leurs fidèles amis, ou d'agrandir les domaines de leurs familles.

Sans la prudence de Guise, qui sut retirer presque s aine et sauve son armée d'un pays où tout. n'était qu'embûches et trahisons, cette expédition se fût changée en une honteuse déroute.

Il semble que chaque fois que la France a tiré son épée pour la défendre d'une cause juste et grande ou pour maintenir l'intégrité de son territoire, Dieu lui a assuré la victoire d'avance. Mais, lorsqu'elle n'a agi que par ambition ou dans l'intérêt de ceux qui la gouvernaient, l'habileté de ses généraux et la bravoure de ses soldats l'ont conduite de défaite en défaite.

Lorsqu'on apprit à la cour de France la retraite que Guise était obligé d'opérer dans les Abruzzes, ses ennemis s'en réjouirent hautement. Les événements lui préparaient la plus noble vengeance qu'un grand cœur pût désirer. Ceux mêmes qui l'avaient le plus raillé invoquaient son nom et imploraient son retour. Son frère le cardinal de Lorraine comprit que la gloire de sauver le royaume de France était plus grande encore que la gloire de conquérir le royaume de Naples.

Guise venait de quitter l'Italie en vaincu, il rentrait en France en triomphateur ; le roi, la noblesse et le peuple n'avaient plus de confiance que dans le héros de Metz.

 

 

 



[1] Histoire de France, par Lacretelle, livre IV, page 223.

[2] Mémoires-journaux des ducs de Guise, par Michaud et Poujoulat, p. 257.

[3] Mémoires-journaux des ducs de Guise, par Michaud et Poujoulat, p. 257.

[4] M. Dupuy, V, 86.

[5] Lettre du cardinal de Tournon au roi. (Fossombrone, 27e de février 1557).

[6] Sorte de petits canons qu'on plaçait ordinairement sur le pont des galères.