FRANÇOIS DE LORRAINE

 

CHAPITRE DEUXIÈME.

 

 

Révolte dans la Guyenne. — Sévérité de Montmorency. — Clémence de Guise. — Mariage de François avec Anne d'Este. — Expédition d'Écosse. — Siège de Boulogne. — Paix conclue entre la France et l'Angleterre. — Voyage en France de Marie de Lorraine, reine d'Écosse. —Mort de Claude de Lorraine. — Portrait du cardinal Charles de Lorraine. — Sa conduite au conclave tenu à la mort de Paul III. — Élévation de Jules III au trône pontifical. — Hostilité entre la France et l'Espagne. — Intrigues de Charles de Lorraine. — Ambition des Guises. — Préparatifs de guerre. — Entrée en campagne. — Prise de Toul. —La duchesse douairière de Lorraine. — Prise de Metz. — Ruse du connétable. — Échec éprouvé par Henri II devant Strasbourg. — Charles-Quint dans le Tyrol. — Sa fuite nocturne. — Il traite avec les princes alliés, et se prépare à marcher sur Metz. — Le margrave de Brandebourg devant Metz. — Guise dans Metz. — Il déjoue les intrigues du margrave. — Préparatifs de défense. — Enthousiasme de la noblesse et des soldats qui servent sous ses ordres. — Le duc d'Aumale est battu et fait prisonnier par le margrave de Brandebourg. — Le margrave passe dans les rangs de l'armée de Charles-Quint.

 

Les habiles négociations du cardinal de Guise ne furent pas suivies des effets immédiats auxquels ce prélat s'attendait. Le roi ne fit que pénétrer en Italie. Mais une nouvelle révolte, qui éclata dans la Guyenne, l'Angoumois et la Saintonge, ayant, comme en 1542, la gabelle pour prétexte, l'obligea à envoyer ses troupes dans ces provinces. Les paysans insurgés venaient de massacrer, dans les conditions les plus barbares, le directeur général des gabelles et ses employés. Le lieutenant du roi de Navarre, appelé au secours des autorités françaises, après avoir été obligé de se renfermer dans le château de la Roche-Trompette, fut également massacré par la populace.

Montmorency, envoyé par le roi dans ces provinces soulevées pour réprimer l'insurrection, avait promis une répression aussi prompte qu'énergique. à ne tint que trop parole. Ce fut par une brèche qu'il pénétra dans la ville de Bordeaux, et après cette victoire morale, car la ville n'avait opposé aucune résistance, il ordonna des exécutions auxquelles s'était refusé le roi François Ier en 1642.

Cependant, un an après, le roi et son parlement reconnurent la nécessité de faire les concessions réclamées par les provinces insurgées, moyennant une compensation de deux cent mille écus d'or pour les frais de la guerre et pour le rachat des domaines aliénés.

Le prince lorrain avait suivi Montmorency dans les provinces révoltées. Sa présence fut saluée avec joie par les populations de ce pays, qu'il ne songea qu'à rassurer en leur faisant espérer le pardon. Partout sur son passage il était fêté presque comme un libérateur. Les habitants d'Angoulême lui offraient leur ville, leur vie et leurs biens pour le service du roi et le sien. Guise savait se faire aimer autant que Montmorency savait se faire haïr. Autant le connétable était dur et hautain, autant François était affable et miséricordieux. Le premier ne soumettait que par la terreur ; le second gagnait les cœurs et se faisait obéir avec docilité, par l'esprit de justice, et par l'inaltérable bonté dont il faisait toujours preuve envers le pauvre peuple. Aussi le parlement s'empressa-t-il de lui témoigner combien il était joyeux de ce que le roi avait daigné l'envoyer dans ce pays de l'Angoumois et de la Saintonge.

Ce fut à François de Lorraine, à sa haute protection, à son intervention incessante que les habitants de ces provinces durent de grands adoucissements aux peines prononcées par le connétable. D'Aubigny dit dans la Vie des hommes illustres que cette conduite commença dès lors à acquérir au jeune prince l'affection des peuples, qui s'augmenta tellement depuis, qu'on peut dire qu'elle a été jusqu'à l'excès, et jusqu'à leur faire oublier la fidélité due au roi.

Le roi était à Lyon, où eurent lieu, à propos de la pacification des provinces soulevées, de grandes fêtes qui furent continuées à Moulins à l'occasion des noces d'Antoine de Bourbon, duc de Vendôme, avec Jeanne d'Albret, fille et unique héritière de Henri, roi de Navarre. Le 18 octobre 1548, le roi écrivait à Guise : Les choses estant en l'estat que vous m'avez escrit, vous en pourrez en bref desloger, ce qui me donne espérance de vous voir plus tost que je n'espérois à Saint-Germain-en-Laye, où je pourray arriver environ le quinzième du mois prochain, et là ce sera à vous à courre et verra-on sy vous serez aussy gentil compaignon que mon cousin le duc de Vendosme, qui doit estre dimanche marié.

En même temps que le roi, le cardinal de Guise écrivait à son frère pour lui annoncer que sa future devait arriver à Grenoble six jours après : Elle est très désirée du roi et de toute la cour, ajoutait-il, et on voudroit qu'elle pust estre arrivée pour assister aux noces de M. de Vendosme et de la princesse de Navarre. Vous aviserez quand il vous semblera que les affaires du lieu où vous êtes pourront endurer que vous vous en reveniez, affin que le roi vous mande, qui trouvera très bon votre retour en poste.

Ce n'étaient pour François de Lorraine que présages de bonheur et félicitations qui lui arrivaient de toutes parts : Mon filz, lui mandait de Joinville, le 23 septembre, le duc de Guise, j'ai cogneu toutes les despesches que vous avez faites en toutes mes affaires dont vous avoys escript et donné charge, qui me faict bien cognoistre que estes bons enffans et dont j'ay grand contentement et plaisir.

Guise, après son habile et clémente conduite dans le Sud-Ouest, arriva à Grenoble, le 27 octobre, avec le cardinal Charles, son frère ; et le lendemain, sa fiancée arrivait dans la même ville.

Anne d'Este, comtesse de Gisors, dame de Montargis, fille d'Hercule II, duc de Ferrare, et de Renée de France, était une princesse austant belle que sage et vertueuse qu'il y en eussent au monde, dit Brantôme. Sigismond III, roi de Pologne, avait recherché sa main ; mais son amour pour la France et l'adresse du cardinal Charles firent préférer à Anne d'Este la couronne ducale du duc d'Aumale à la couronne royale de Sigismond. Si sa beauté fit une grande impression à la cour de France, cette princesse captiva surtout les esprits et gagna tous les cœurs par le charme de son caractère, sa vaste intelligence et son instruction aussi solide que brillante.

Son aïeule, la célèbre Lucrèce Borgia, que plusieurs historiens, entre autres Guichardin, ont présentée comme un monstre de perversité, avait fait de la cour de Ferrare le centre et le foyer de la renaissance italienne. La fille d'Alexandre VI, à qui certains auteurs ont refusé jusqu'à l'honneur de la maternité, après l'avoir présentée tour à tour comme épouse adultère, comme empoisonneuse et incestueuse à tous les degrés, eut six enfants, qu'elle éleva elle-même avec la plus grande intelligence et la plus haute piété, et dont un mérita par ses vertus le titre de saint (saint François de Borgia). Il est peu de grandes dames et de princesses qui, de nôs jours, possèdent une instruction aussi solide que la plupart des grandes dames et des princesses de cette époque. Anne d'Este était versée, non seulement dans la connaissance de plusieurs langues vivantes, mais aussi dans celle du grec et du latin. Elle fut dans sa jeunesse l'amie intime d'une femme aussi célèbre par la pureté de ses mœurs que par son esprit et sa vaste érudition, Olympie-Fulvie Moratie. La future duchesse de Guise était donc, autant par sa naissance que par ses talents et la pénétration de son esprit, la digne compagne du grand capitaine et du grand politique auquel elle allait s'unir. Elle devait plus tard être son conseiller le plus intelligent et le plus sûr, son intermédiaire le plus habile pour les relations délicates qu'il devait avoir avec ses ennemis avoués ou cachés, comme sa constante affection devait le consoler et le soutenir dans les heures de vicissitudes qu'il aurait à traverser dans le cours de sa carrière si brillante et si glorieuse, mais toujours semée de périls et de déboires.

Dans l'oraison funèbre d'Anne d'Este, Séverin Bertrand dit qu'elle était excellente entre les autres de son rang ; c'est ce qui la fit choisir par honneur comme la plus méritante, pour estre dame d'honneur de la royne des lys. Ronsard, le gracieux poète du XVIe siècle, lui a consacré ce quatrain :

Vénus la sainte en ses grâces habite,

Tous les amours logent en ses regards ;

Pour ce à bon droit cette dame mérite

D'avoir été femme de notre Mars.

Le mariage eut lieu à Saint-Germain, le 4 décembre, après le retour de la cour. Il fut célébré avec grande pompe, et donna lieu à des joutes et des tournois, qui étaient encore en usage.

Par les divers contrats qui furent dressés par actes successifs, les 14 et 26 août et 28 septembre 1548, à Ferrare et à Paris, Anne d'Este apportait cent cinquante mille livres à. son époux, pour tout ce qui pouvait lui revenir de l'héritage paternel et maternel. De plus, pour l'acquit de la somme de cent cinquante mille livres tournois que la France devait encore au duc de Ferrare, à la suite d'un emprunt contracté par François Ter, après la bataille de Pavie, au feu duc Alphonse, Henri II aliénait du domaine dix mille livres tournois de rente au prouffit du duc d'Aumale, en faveur du mariage de luy et de la princesse Ferrare. Ce qui n'empêchait pas, paraît-il, le duc d'Aumale de se trouver fort gêné et d'être réduit à contracter des emprunts.

Dans les divers actes ou contrats dressés à l'occasion de son mariage, François de Lorraine continua de prendre le titre de duc d'Anjou, afin de maintenir toujours scrupuleusement les prétentions de sa famille sur ce duché, et d'affirmer qu'il descendait de la maison royale par Yolande, fille de René d'Anjou.

L'année suivante, de nouvelles fêtes eurent lieu à la cour de France, à l'occasion du couronnement de la reine.

Cette solennité, qui s'accomplit à Saint-Denis le 10 juin 1549, avait été précédée (19 mai) par celle du baptême du duc d'Orléans, second fils de France, tenu sur les fonts par Constantin de Bragance, au nom du roi Jean de Portugal ; par François de Lorraine, représentant le duc de Ferrare, et par Anne d'Este, pour sa belle-sœur, la reine douairière d'Écosse. A la cérémonie du couronnement, la queue du manteau de Catherine de Médicis fut portée par le duc de Guise et le duc de Nemours ; celles des duchesses de Guise et d'Aumale, par le comte de la Rochefoucauld et le comte de Turenne, et ces deux princesses présentèrent à l'offrande le pain doré et le vin. Peu de jours après, le 16 et le 18 juin, le roi et la reine firent successivement leur entrée à Paris, en grande pompe, entourés de tous les membres de la maison de Guise. au tournoi, qui commença le 23 juin et dura deux semaines, le duc d'Aumale figura magnifiquement comme un des douze tenants avec le roi, les princes du sang et les seigneurs les plus apparents de la cour. Puis de ces jeux guerriers, après lesquels, voulant donner des témoignages de sa piété, Henri II ordonna pour la conservation de l'ancienne croyance une procession publique qu'il suivit lui-même, et où le cardinal de Guise porta le Saint-Sacrement.

On s'attendait à passer promptement à une lutte plus sérieuse[1]. La guerre était dans l'air.

La mort de Paul III, à la suite de la rébellion de son petit-fils Ottavio Farnèse, avait mis de nouveau en présence les Français et les Espagnols en Italie.

A Boulogne, les Anglais construisaient de nouveaux travaux de fortifications, ce qui annonçait de leur part l'intention bien arrêtée de ne pas tenir les engagements qu'ils avaient contractés par le traité conclu entre Henri VIII et François Ier. Deux ans auparavant, Gaspard de Châtillon avait été chargé par le roi de défendre la ville d'Ardres et d'étendre ses forts jusqu'aux portes de Boulogne. C'est à cette même époque (1547) qu'une flotte faisait voile pour l'Écosse, ayant à bord l'élite de la noblesse française, qui, dans un élan chevaleresque, voulait aller défendre les droits de deux reines, l'une veuve, et l'autre jeune orpheline.

Sous la conduite de Montalembert, et plus tard de de Thermes, cette petite phalange de chevaliers français, aidés de montagnards écossais, tint tète à l'armée anglaise, quatre fois supérieure en nombre,' la délogea des points qu'elle occupait dans le royaume, et s'empara de presque tous les forts qui gardaient la frontière anglaise. Ce fut alors que la jeune reine d'Écosse, Marie Stuart, fut fiancée au Dauphin, et qu'elle fut conduite en France. Cette nouvelle répandit en Angleterre une véritable panique. Le duc de Somerset voyait déjà le royaume envahi.

Henri II, à la tête d'une armée plus enthousiaste que solide, voulut aller' en personne faire le siège de Boulogne pour donner satisfaction aux jeunes seigneurs de la cour, qui rougissaient, disaient-ils, de voir toujours la guerre contre les Anglais se terminer avec l'or de la France. Les premiers exploits de l'armée de Henri II furent brillants. Son impétuosité fut telle, que quatre forts, que les Anglais avaient construits autour de Boulogne, furent pris presque sans coup férir. Mais lorsqu'elle se trouva devant les remparts de la ville, il sembla qu'elle avait dépensé toute son énergie, et ce ne fut qu'avec une faiblesse inexcusable qu'elle entreprit les travaux du siège.

L'empereur Charles-Quint, qui était tuteur du roi Édouard envoya au roi de France un messager porteur d'une lettre par laquelle ce puissant monarque se plaignait à Henri II du siège qu'il entreprenait contre une ville de son pupille. Cette missive souleva de grandes colères dans le camp royal, et peu s'en fallut que le messager ne fût maltraité. Cependant, soit que les menaces de l'Empereur eussent produit leur effet, soit que le roi Henri II se déclarât satisfait de la prise des quatre forts qui étaient dans la ville, le siège fut levé à la suite d'un ouragan où des chevaux furent noyés, et où l'armée française perdit presque tous ses bagages.

Le duc de Somerset, qui, ainsi que nous l'avons dit, avait ligué contre lui toute la noblesse anglaise, venait d'être renversé et livré aux bourreaux par des juges vindicatifs. Warwick, depuis comte de Northumberland, qui prit les rênes du pouvoir, vendit à la France la ville de Boulogne pour la somme de quatre cent mille écus. Le traité fut conclu le 24 mars 1550, et il y était stipulé en même temps que le roi d'Angleterre ne pourrait attaquer l'Écosse au sujet des précédents débats et sans cause nouvelle. i

Claude de Lorraine, marquis de Mayenne, fut désigné comme devant faire partie des six otages qui devaient être échangés des deux côtés, en garantie des engagements respectifs.

Ce traité souleva en France de vives oppositions, et ce fut sur le connétable qu'en rejaillit toute l'impopularité. Pour atténuer ce mauvais effet, on fit courir le bruit d'un mariage entre Élisabeth de France et le jeune Édouard VI. Un acte fut même rédigé ; mais la mort du jeune roi vint interrompre tous ces beaux projets.

La paix conclue entre la France, l'Angleterre et l'Écosse, permit enfin à la reine douairière, Marie de Lorraine, de mettre à exécution un projet cher à son cœur. Elle voulut revoir la France et sa famille. Tous les Guises, il faut bien le reconnaître, aimaient d'un amour ardent leur patrie d'adoption ; ils étaient plus Français que Lorrains ; ou, pour parler plus exactement, ils n'avaient jamais séparé dans leur cœur la Lorraine de la France. Pour la reine d'Écosse ; revoir la France c'était revoir leur patrie. Lorsqu'elle débarqua à Dieppe, où tous ses frères étaient venus à sa rencontre, à l'exception de d'Aumale et du marquis d'Elbeuf, elle fut reçue avec les honneurs souverains. A Rouen, où elle se rendit ensuite, Henri II et Catherine de Médicis l'accueillirent eux-mêmes avec les marques de la plus grande distinction et de la plus cordiale sympathie.

Un certain pressentiment lui avait fait hâter les préparatifs de son voyage. Au milieu des honneurs et des hommages dont elle était entourée, elle reçut une dépêche de son frère François de Lorraine, lui annonçant la mort de leur père le duc Claude de Guise.

Je ne vous dirai poinct, répondit Marie à son frère, quelle douleur je ressens, estant assurée que le sçavez par vous mesme, ayant perdu le meilleur père que jamais enfant perdit ; mais moy qui suis sans mari et sans père, n'ay plus recours, après Dieu, qu'à vous, messieurs mes frères, et principalement à vous qui estes notre chef, vous priant m'avoir en recommandation, non comme sœur, mais comme elle, et pareillement mes enfants.

À la mort de leur père, François de Lorraine prit le titre de duc de Guise, et Claude, marquis de Mayenne, celui de duc l'Aumale, comme, à la mort de son oncle, le cardinal duc Charles fut appelé le cardinal de Lorraine. Moins fastueux et moins libéral que le cardinal Jean, Charles a des mœurs plus douces et qui cadrent mieux avec le caractère sacerdotal. dont il est revêtu. Il a su acquérir une instruction solide et variée ; son éloquence est facile et sûre, entraînante même, grâce à sa belle physionomie et à la dignité de sa personne. Sa mémoire est prodigieuse, et il a la réplique prompte et l'esprit subtil.

Un célèbre protestant, Théodore de Bèze, disait, après avoir conféré avec lui : Si j'avois telle élégance que monsieur le cardinal de Lorraine, j'espérerois convertir et rendre moitié des personnes de la France à la religion de laquelle je fais profession.

Voici le portrait du cardinal tel que nous le trouvons dans la Conjonction des lettres et armes : Il avait le front largement développé, quoique son visage, assez brun et coloré, eût plutôt une forme allongée ; le regard tour à tour riant et pensif, la taille haute, droite et bien proportionnée ; la voix pleine et claire sortant d'une bouche garnie de dents courtes, unies et serrées ; tout révélait en lui la supériorité, et commandait l'action ou le respect.

Coligny, au moment de la bataille de Dreux, se trouvant en face des troupes royales prêtes à le combattre, disait : Je redoute moins toutes ces armes que le génie d'un seul prêtre.

Voilà donc les deux hommes qui allaient jouer un si grand rôle dans les destinées de leur pays à cette époque de troubles, de passions et de haines.

Toute part faite aux exagérations dont se sont souillés tous les partis pendant ces longues et terribles guerres de religion, il est impossible de ne pas reconnaître qu'au début la mission des Guises fut en quelque sorte providentielle. Si la France est restée le soldat de Dieu, comme devait l'appeler un peu plus tard Shakespeare, c'est à ces puissants et intrépides ligueurs qu'elle le doit.

C'est sans parti pris de louange ou de blâme que nous écrivons l'histoire de leur vie ; mais aussi, nous l'avouons en toute sincérité, c'est avec un sentiment mêlé d'admiration et de terreur que nous évoquons les souvenirs qu'ils ont laissés dans ce XVIe siècle, qui mériterait plus que tout autre le titre de grand, si, à côté des vives lumières qu'il a fait jaillir et des hommes illustres qu'il a vus naître, il n'eût aussi laissé les pages les plus horribles et les plus sanglantes que les peuples puissent lire dans leurs annales.

Comme le cardinal son oncle, Charles de Lorraine faisait aussi partie du conclave qui fut tenu après la mort de Paul III. Parmi les candidats agréables au roi de France se trouvaient en première ligne le cardinal Jean de Lorraine, ensuite les cardinaux de Ferrare et de Ridolfi ; en seconde ligne venaient les cardinaux de Salviati, del Monte et du Bellay. Ce fut le cardinal del Monte qui fut élu (Jules III).

Bien que le cardinal del Monte figurât sur la liste des candidats agréables au roi de France, Henri II ne reprocha pas moins cette élection au cardinal de Lorraine, qui, pour justifier sa conduite dans cette affaire, composa une apologie dans laquelle il expliqua ses actions depuis le jour de son entrée au conclave.

Lorsque Jules HI fut sur le trône pontifical, ses premiers actes furent une alliance avec Charles-Quint contre le prince de Farnèse, qui tenait de son frère, Paul III, les duchés de Parme et de Plaisance, appartenant au domaine de l'Église. Farnèse appela les Français à son secours, et une insurrection qui venait d'éclater à Naples contre le vice-roi, Pierre de Tolède, détermina la faction des Guises à pousser le roi à une nouvelle expédition en Italie.

Les hostilités entre les Espagnols, qui étaient les alliés du Saint-Père, et les Français, qui étaient les auxiliaires de Farnèse, éclatèrent devant Parme. Les Espagnols s'emparèrent de la ville de la Mirandole, qui était en séquestre entre les mains de Henri II, et Horace Farnèse fit une incursion à Bologne.

Jules III, craignant les succès de Charles de Cossé, maréchal de Brissac, qui opérait en Piémont, écrivit directement au roi pour lui demander la paix. Le légat du pape et le cardinal de Tournon signèrent une trêve de deux ans, d'après laquelle Ottavio Farnèse restait en possession provisoire des provinces qu'il détenait encore.

Ce fut sur mer que commencèrent les hostilités directes entre l'Empereur et les Français. Un capitaine qui commandait les galères en l'absence du baron de Lagarde, attaqua et prit dans la Méditerranée quatre vaisseaux impériaux. En même temps le baron de Lagarde s'emparait, par un coup de ruse, de vingt-quatre vaisseaux flamands qui revenaient d'Espagne. Ces deux événements inspirèrent à l'Empereur la pensée de mettre les Pays-Bas sous la protection de l'empire germanique ; mais les princes allemands ne voulurent pas consentir à se déclarer les protecteurs d'un État qui les mettrait toujours dans la nécessité de prendre part à toutes les querelles qui s'élèveraient entre l'Empereur, leur maitre, et le roi de France. Du reste, après la victoire de Mülhberg, Charles-Quint vit de nouveau se dresser contre lui une alliance formée par les princes allemands qui avaient embrassé le protestantisme. A la tête de ceux-ci se trouvait l'électeur Maurice de Saxe, qui désirait délivrer ou venger de Hesse. Ces princes envoyèrent, au mois d'octobre 1551, une députation au roi de France pour le gagner à leur cause. C'est à Fontainebleau que fut reçue la députation. Le comte de Nassau y prit la parole et fut soutenu par le maréchal de Vieilleville. Au conseil du roi, qui eut lieu le lendemain, et auquel assistaient le connétable de Montmorency, le duc François de Guise, le duc Claude de Lorraine son frère, Vieilleville, Nemours et les cardinaux de Lorraine et de Guise, il fut décidé, malgré les oppositions du connétable, que l'armée se réunirait, le 10 mars (1552) à Châlons-sur-Marne, pour entrer immédiatement en campagne contre Charles-Quint.

Gentilshommes et paysans se levèrent avec enthousiasme à l'appel de leur roi. Guise et Coligny furent désignés comme les principaux chefs.

C'était, il faut bien le reconnaître, le cardinal Charles de Lorraine qui tenait d'une main ferme et sûre tous les fils de la politique française. Il y a sans doute dans cette politique bien des contradictions que nous serions les premiers à blâmer, si nous ne nous rendions un compte moins exact des difficultés auxquelles la France était aux prises à cette époque par l'attitude que conservaient à son égard l'empereur Charles-Quint et le souverain pontife.

La plus choquante de ces contradictions est la sévérité du cardinal de Lorraine envers les calvinistes français, par rapport à l'alliance qu'il ménageait à la France des empereurs de Constantinople et des luthériens allemands. Cette arme à deux tranchants préparait au cardinal la réalisation de projets enfantés par un génie plus vaste que scrupuleux. Richelieu, plus tard, devait, avec plus de génie encore et avec plus de ressources, tendre au même résultat en suivant la même politique.

En décidant Soliman à rompre la trêve qu'il avait conclue avec Charles-Quint et avec le roi des Romains, son frère, l'habile cardinal forçait ainsi l'Empereur à diviser ses forces, en tenant une armée continuellement prête contre toute invasion turque. Par l'appui que la France accordait aux luthériens allemands, le trône de Charles- Quint se trouvait ébranlé dans sa base, tandis que la France voyait en Europe s'agrandir sa toute-puissance. Par contre, en se montrant le légitime défenseur de la foi à l'intérieur, le cardinal de Lorraine préparait à sa famille cette souveraine autorité qu'elle devait exercer plus tard, aux dépens même de l'autorité royale.

Ce fut sous l'inspiration du cardinal de Lorraine que furent lancés, en septembre 1551, deux édits : l'un qui interdisait, sous peine de lèse-majesté, de porter, pour quelque raison que ce fût, aucun argent à Home ; l'autre célèbre sous le nom de l'édit de Châteaubriant[2].

L'empereur Charles-Quint se montra fort irrité de la neutralité dans laquelle le pape s'était engagé sans son consentement. Il eut de plus le regret d'apprendre que son plus fidèle général en Piémont, Gonzague, venait d'éprouver de nombreux échecs, et que le maréchal de Cossé-Brissac, auquel était venue se joindre une nombreuse cavalerie, sous les ordres du duc d'Aumale, du prince de Condé, du comte d'Enghien, du duc de Nemours et d'autres seigneurs, s'était emparé de toutes les villes et châteaux forts que possédaient les Impériaux en Italie.

La guerre allait changer de théâtre. Henri II tint un lit de justice, dans lequel il développa les motifs qui le forçaient à entreprendre cette campagne contre un ennemi envenimé, qu'il comptait poursuivre dans le centre de sa domination, à l'aide des plus puissants princes de la Germanie, nos anciens confédérés. Il laissa la régence à la reine, au Dauphin et à un conseil, et la lieutenance générale de la capitale et l'Île-de-France au cardinal de Bourbon. Après la recommandation sur le fait de la justice de l'enregistrement de l'édit, il exhorta son conseil à être soigneux et vigilant sur ce qui concerne Dieu et l'honneur de la religion. Ceci se rapportait à l'édit de Châteaubriant contre les hérétiques et les novateurs.

La guerre qu'il allait entreprendre mettait le roi dans la nécessité d'augmenter les impôts et d'en créer de nouveaux. Au reste, il avait donné lui-même le premier l'exemple en sacrifiant au trésor la plus grande partie de ses épargnes, exemple qui fut suivi avec un magnifique empressement par tous les princes de la maison de Guise et de Lorraine, qui portèrent leur vaisselle et leur argenterie à la monnaie.

Henri Il ordonna à son conseil qu'on eût les plus grands égards pour le pauvre peuple, déjà bien assez affligé par les circonstances, afin qu'il trouvât quelques soulagements dans la manière dont la justice serait rendue.

Les préparatifs de la guerre furent aussi complets qu'on pouvait le souhaiter à cette époque. Les étendards royaux portaient fastueusement cette devise : Henri, défenseur de la liberté germanique et protecteur des princes captifs. Elle débuta comme une expédition formidable pour ne se traduire en fin de compte qu'en une marche plus ou moins triomphale, qui se serait changée en une retraite presque piteuse, si elle n'avait dû être soutenue par le duc de Guise, qui arrêta Charles-Quint sous les murs de Metz.

Il faut reconnaître, toutefois, que le but de cette campagne ne manquait pas d'une certaine hauteur de vues. Il ne s'agissait de rien moins que de reformer l'ancien royaume d'Austrasie en s'emparant du pays Messin, en réduisant la Lorraine à l'état d'un grand fief de la France, en soumettant les villes et les forts du Luxembourg, en s'assurant une domination en Alsace, et enfin, en donnant au royaume la puissante frontière du Rhin.

En outre des troupes que commandaient Bourdillon dans le Luxembourg, et le duc de Vendôme dans le Hainaut et dans la Flandre, l'armée royale, qui devait se réunir à Vitry le 15 mars, était composée de quinze mille hommes de bandes françaises, neuf mille lansquenets, sept mille Suisses, quinze mille lances, la maison du roi, quatre cents archers de la garde, deux cents chevau-légers, douze cents arquebusiers à cheval, deux mille hommes des arrière-bans et cinq cents cavaliers anglais que le roi Édcivard envoyait au secours de son beau-frère[3].

Les fantassins allemands étaient au nombre de quinze mille. Le duc de Guise avait placé sa compagnie sous les ordres du maréchal de Vieilleville ; elle accompagnait la cornette du roi. Huit mille gentilshommes environ s'étaient placés volontairement dans les rangs de l'armée.

En passant par Joinville, qui était la résidence des princes de la maison de Guise, le roi voulut donner des marques de l'affection singulière qu'il portait à son cousin ; il érigea sa baronnie aux titre, rang et qualité de principauté, et y joignit à perpétuité le nom et ancien titre de sénéchal, héritier de la Champagne et des terres et seigneuries d'Écluson, Roches, Doulevant, Chatourupt, Rochecourt, la Neuville-à-Bayard, Chevillon, Gondrecourt, Ribeaucourt, Dommartin-le-Franc, Courcelles, Ambrières, Attencourt, Treffontaines, etc. ; statuant de plus que ladicte principauté et les terres unies à icelle feussent et seroient à toujours tenues et possédées par ung seul, assavoir par l'aîné fils du duc de Guise et en descendant de luy et de ladicte maison successivement. (Lettres patentes, avril 1552).

Presque toute la cour avait accompagné l'armée jusqu'à la frontière. La reine, les princesses, la duchesse de Valentinois se mirent en grands frais de coquetterie pour les capitaines et les seigneurs allemands qui étaient accourus dans l'armée royale. C'était un étrange spectacle que celui qu'offrait cette cour à la fois si catholique et si mondaine, si inflexible contre les calvinistes français et si tolérante envers les luthériens allemands. De Paris à la frontière, c'est-à-dire à l'extrême limite de la Champagne, ce ne furent donc tout le temps que bals, fêtes, tournois, comme au beau temps de la chevalerie. Le roi se fit précéder, dans les provinces qu'il allait envahir, par un manifeste traduit en allemand, qui fut répandu à profusion, et dans lequel il exposait tous les griefs qu'il avait contre Charles-Quint, et déclarait qu'il n'avait pris les armes que pour garantir la liberté des États germaniques, ses alliés.

Ce fut devant Toul que l'armée se présenta tout d'abord, sous le commandement du connétable, et la ville se rendit le 13 avril. Un lieutenant de la compagnie du duc de Guise, d'Esclarolles, y fut laissé avec le titre de gouverneur.

Tandis que le roi était à Joinville, la duchesse douairière de Lorraine vint devers lui, tant pour se mettre, elle et son fils et avec tout son peuple, sous sa protection, que pour se décharger des intelligences qu'on la soupçonnait d'avoir avec l'Empereur. Henri II l'accueillit avec bonté ; mais il n'en exigea pas moins que le jeune duc de Lorraine fût désormais envoyé à la cour de France, pour y être élevé avec le Dauphin.

Metz mit à se rendre plus de façon que Toul. Sa reddition fit plus d'honneur à la subtilité du connétable qu'à sa loyauté. Toutes ces principales villes de la Lorraine et de l'Alsace formaient autant de petites républiques ayant si souvent changé de maîtres, qu'elles finissaient par n'en plus reconnaître aucun.

Lorsque l'armée du connétable se présenta devant Metz, le sénat refusa d'ouvrir les portes de la ville, et songea même à armer les citoyens. Mais, à l'approche de l'armée française, des rivalités éclatèrent dans la cité. Le cardinal de Lelongcourt accusait, d'une part, le sénat d'avoir usurpé le pouvoir aux dépens de la souveraineté du siège épiscopal. D'autre part, le peuple accusait ses magistrats d'avoir porté atteinte aux franchises qu'il tenait des rois de France. Le rusé connétable profita de ces divisions pour menacer la ville de ses canons, si elle ne se rendait de gré. En vain les ambassadeurs messins objectèrent-ils que l'Empereur lui-même n'avait fait qu'y pénétrer de sa personne et sans escorte. Il fut convenu cependant que le connétable, les princes, quelques gentilshommes avec deux enseignes de gens de pied entreraient seuls. Mais, au lieu de six cents hommes, il en pénétra plus de quinze cents, et, quand on voulut fermer les portes de la ville, ceux qui venaient d'y pénétrer repoussèrent les gardiens, et le gros de l'armée entra à la suite (10 avril 1552).

Pour la première fois peut-être, depuis bien des siècles, un ferment de discorde se glissait entre les membres de la maison de Lorraine. La femme du dernier duc régnant, Christine, fille du cruel Christian III de Danemark, tenait de son père une indomptable fierté. Elle n'aimait pas la France, et en vain la politique et les intérêts de son fils lui ordonnaient de chercher son appui dans les princes de la branche cadette de sa famille ; elle ne cherchait, au contraire, que l'alliance de Charles-Quint, et ne témoignait aux Guises que froideur et dédain. Lorsque les armes royales se furent emparées de Metz, de Toul, de Verdun et de Nancy, les Guises auraient pu facilement déposséder leur neveu. La régente n'était point aimée, tandis que leur nom était resté populaire dans leur ancienne patrie. Maîtres de la France par l'ancienne autorité dont ils jouissaient à la cour, maîtres de l'Écosse par leur sœur la reine Marie, ils se donnèrent le double bénéfice de se montrer les généreux protecteurs de la branche aînée de leur famille, et de prouver à la France que c'était sans arrière-pensée aucune qu'ils servaient leur nouvelle patrie. Les états lorrains, après une délibération solennelle, déchurent la régente de ses droits, et les Guises, à qui il convenait dans leurs vastes projets d'affecter jusqu'au bout le plus grand désintéressement, firent nommer régent du jeune duc le comte de Vaudemont, prince de la troisième branche de la maison de Lorraine.

Ce fut le 18 avril 1552 que le roi Henri II fit à Metz son entrée solennelle.

Les gentilshommes lorrains qui avaient pris parti pour la régente sollicitèrent tous l'appui des Guises pour rentrer en grâce auprès du roi, et vinrent les premiers lui prêter le serment de fidélité.

Après une délibération tenue entre le duc de Guise, le cardinal de Lorraine, le duc de Vendôme et le connétable, Artus de Cossé, seigneur de Gournacre, frère du maréchal de Brissac, fut nommé gouverneur de la ville de Metz.

L'armée prit ensuite la route de Strasbourg ; mais les Strasbourgeois, craignant pour leur liberté, avaient enfermé dans leur ville une forte garnison, et résistèrent également aux flatteries et aux menaces du maréchal.

Ce fut sans difficulté, apparente du moins, que le roi délogea de devant Strasbourg. Henri n'avait ni la ténacité ni la vaste imagination de son père. Il aimait la guerre comme un passe-temps, parce qu'il était très courageux par nature ; mais il ne connaissait ni les devoirs qu'elle impose, ni les résultats politiques qu'elle peut procurer. La résistance qu'il rencontra devant Strasbourg commença à lui faire regretter son expédition, et dès lors il ne songea plus qu'à retourner dans ses États. Cette promenade triomphale à travers des provinces déjà gagnées à sa cause suffisait à sa gloire. Avec un peu plus d'énergie et de persévérance, il pouvait cependant renverser le trône impérial de Charles-Quint. C'était la seule occasion sérieuse qui se fût présentée pour la France d'abattre cet orgueilleux et dangereux rival ; Henri II la laissa échapper.

L'Empereur se trouvait aux prises avec les plus cruelles vicissitudes. Le puissant dominateur de l'Europe pouvait craindre de voir se réaliser la prophétie dont il avait été menacé à Venise par le cardinal Jean de Lorraine. Privé d'hommes :et d'argent, il se voyait de toutes parts en butte aux ennemis que lui avait suscités sa politique astucieuse et dominatrice.

En Italie, il n'avait point assez de troupes pour soumettre Parme et la Mirandole. Le roi de France s'était avancé à plus de quarante lieues au delà de ses frontières, sans avoir rencontré l'ennemi[4]. La plus grande partie de son armée était eu Hongrie. Son manque de parole envers Soliman l'avait mis en présence d'une nouvelle invasion turque. C'est de ce côté surtout que se faisait sentir la politique du cardinal de Lorraine.

Il n'était pas jusqu'aux trésors du nouveau monde qui ne fissent défaut à l'Empereur, à cause des retards qu'éprouvèrent, dans l'année 1551, les vaisseaux qui devaient lui apporter l'or dont il avait besoin, sur le continent, pour soutenir ses guerres[5]. Traqué de toutes parts, le puissant triomphateur était en quelque sorte réduit à chercher un refuge dans les montagnes du Tyrol. L'électeur Maurice de Saxe feignit de ne marcher qu'à regret contre celui qu'il avait si souvent nommé son bienfaiteur et son père.

Charles-Quint se trouvait alors dans les montagnes du Tyrol, en complète déroute. A un certain moment, il était traqué de si près par Maurice et par le margrave de Brandebourg, qu'il se crut à la veille de tomber en leur pouvoir. Le château d'Ehremberg venait d'être pris par les princes confédérés, dont la cavalerie marchait sur Inspruck. Averti au milieu de la nuit du péril qu'il courait, il ne put pas monter à cheval à cause des souffrances que lui faisait éprouver la goutte, et il fut obligé (le fuir en litière. Tout à coup il apprend qu'il a devant lui un corps d'armée qui lui coupe la retraite. Il attendait des secours de toute part, et il n'a, pour soutenir la lutte, que quelques valets porteurs de torches, et une faible escorte qui ne songe qu'à fuir. Dans cette nuit terrible, pleine d'angoisses et de périls, il lui sembla entendre les ricanements de l'Europe se réjouissant de sa chute. Les troupes qui lui barraient le chemin étaient une armée vénitienne que la sérénissime république envoyait à son secours.

Le propre des hommes de génie est de se relever avec autant d'éclat que de promptitude dans les moments où ils semblent écrasés sous les rigueurs de l'infortune. Charles-Quint tira immédiatement parti des secours inespérés qu'il regardait comme lui étant envoyés par la Providence. Il négocia immédiatement avec les princes confédérés, et signa la paix de Passau, qui fut nommée la Paix de la religion.

Débarrassé des controverses théologiques, il tourna toutes ses forces contre le pape, qu'il accusait d'être le principal auteur de ses revers, et contre Henri II, qu'il jura de réduire à merci comme il avait réduit François Ier.

Le roi de France aurait pu espérer quelques compensations, ou tout au moins quelques paroles d'excuses, de la part des princes du saint-empire, à l'appel desquels il avait répondu avec tant d'empressement. Dans le traité de paix que ces princes signèrent avec l'Empereur, il ne fut pas plus question de Henri II que si la France n'existait pas. Dans les derniers articles seulement il y fut fait allusion ; mais cela ressemblait trop à une réminiscence insultante. Lorsque Henri II voulut se plaindre de ce manque d'égards, l'Empereur lui fit répondre que la France n'avait pas à s'immiscer dans les affaires du saint- empire, et que, s'il avait des réclamations à élever, il eût à les adresser à l'électeur Maurice.

Les princes s'excusèrent comme ils purent d'avoir rédigé ce traité sans le consentement du roi de France, et le roi Henri à fit preuve à leur égard de plus de générosité qu'ils n'en méritaient, en leur rendant les otages qu'il détenait en garantie de leur alliance, et en leur donnant même l'assurance de sa sincère amitié.

Seul, le margrave de Brandebourg ne signa point le traité de Passau. Ce ne fut pas, ainsi que le font remarquer les historiens, par attachement pour la France, mais par suite d'une entente secrète entre lui et l'Empereur, qu'il continuait de se poser en unique défenseur des protestants d'Allemagne.

Pendant ce temps, l'Empereur, ayant sur le cœur sa défaite et sa fuite d'Inspruck, ramassait toutes ses forces pour relever avec éclat le prestige de ses armes. Le premier corps ennemi qui se présenta devant Metz, où Guise s'était déjà renfermé, fut celui que commandait le marquis de Brandebourg. Il n'avait pas voulu signer, nous l'avons dit, le traité de Passau. En arrivant à Metz, il demanda au duc de Guise à entrer dans la ville ; Guise s'y refusa. Ensuite il exigea des munitions de bouche pour ses hommes. Guise lui ordonna de se tenir à trois lieues de la ville ; mais, bien que soupçonnant une trahison, il n'osa point lui refuser les provisions qu'il réclamait en sa qualité d'allié du roi de France. Les soudards du marquis, ne se tenant pas pour satisfaits, pillaient la campagne et détroussaient les habitants en véritables bandits. Guise présenta au marquis ses observations ; mais le luthérien lui répondit qu'il ne faisait qu'user de son droit, et que c'était bien le moins que ses troupes, qui n'étaient pas encore soldées, vécussent aux dépens du roi de France. Il revint vers Metz, usant de toutes les ruses qu'il pouvait imaginer pour se montrer bon serviteur du roi et du duc de Guise ; il comptait surprendre ce dernier, et il eût mis ses opérations en danger, si la prudence de ce prince n'avait su prévoir les desseins de ce faux allié. (Commentaires de Rabutin.)

Voyant tous ses projets déjoués, le marquis manifesta à Guise l'intention de se diriger vers la Franche-Comté. Heureux de débarrasser la Lorraine d'un ennemi aussi dangereux, Guise dépêcha auprès d'Albert un de ses gentilshommes, Gaspard de Haz, pour lui servir d'escorte. Mais à peine les luthériens étaient-ils en marche vers leur nouvelle destination, que le marquis leur fit de nouveau rebrousser chemin, dans la crainte, disait-il, de se voir enveloppé par les ennemis, et fit derechef parvenir à Guise les demandes les plus ridicules. Tout en feignant de satisfaire aux exigences de ce déloyal auxiliaire, Guise restait sur une défensive si clairvoyante, que le marquis vit chaque fois toutes ses ruses déjouées. Comprenant qu'il ne pouvait, sans se trahir, continuer plus longtemps cette comédie, il redemanda son artillerie, qu'il avait laissée près de Metz, et vint camper à Pont-à-Mousson, c'est-à-dire entre Guise et l'armée du connétable, et cela dans le but de pouvoir, au besoin, entraver les renforts qui seraient envoyés du camp royal à la ville que Charles-Quint se préparait à assiéger. Ce fut :alors que divers ambassadeurs, entre autres l'évêque de Bayonne, Laussac, la Chapelle, Biron et même Coligny, furent dépêchés vers lui pour traiter de la solde de ses hommes, et obtenir de franches et loyales explications. Les envoyés du roi en furent pour leurs frais de négociations ; le marquis était bien décidé à continuer jusqu'au bout le rôle que lui avait appris Charles-Quint.

La défense de la ville de Metz, qui revint tout entière à la gloire du duc de Guise, est une des plus belles pages de l'histoire militaire de la France.

Lorsque les projets de l'Empereur furent connus, lorsque, après la paix de Passau, il fut à peu près certain que l'armée que levait Charles-Quint en Allemagne, dans les Pays-Bas et en Espagne, n'était pas destinée à marcher contre les Turcs, mais à opérer dans la Lorraine, François de Guise, qui s'était jusqu'alors effacé volontairement devant le connétable de Montmorency, revendiqua hautement l'honneur de combattre « à la barbe » de l'Empereur dans ce noble pays de Lorraine, qui était la patrie de ses ancêtres.

Revenons en arrière, afin de trouver l'Empereur à Inspruck, où, après avoir négocié avec les princes du saint-empire, il lève cette formidable armée qui semblait destinée à opérer contre les Turcs, tandis qu'il ne la concentrait que pour tenter une nouvelle invasion en France. Les renseignements qui suivent, nous les puisons presque tous dans les mémoires et journaux des ducs de Guise.

Ce fut le 8 août 1552 que l'Empereur quitta Inspruck pour aller à Hille et ensuite à Munich, qui était le lieu assigné pour la concentration de l'armée. En chemin il fut rejoint par le prince de Piémont, qui emmenait avec lui force grands chevaux, mulets, chariots avec tentes et pavillons. Les principaux seigneurs et capitaines qui devaient faire campagne avec l'Empereur étaient le duc Maurice de Saxe, le duc d'Albe, un des plus grands capitaines de l'époque ; monsieur d'Arras, monsieur de Roye, domp Ferrand de la Nogia, domp Alme d'Avila, monsieur de Carmene, le comte de la Mega, domp Jean Manriquez, chef et général de l'artillerie ; domp Francisque Guessara, commissaire des vivres ; le duc de Brunswick, le bâtard de Bavière, le prince d'Ascoly, le comte Francisque Darie, le comte Maximilien de Grimbara, le comte Hannibal Visconti, le comte Albegne de Lodion, le comte Caries de Gonzaga, le sieur Scipion Venura, Napolitain ; le sieur Darbez, de la Chambre de l'Empereur.

Ce fut le 17 août que Guise, instruit, par les ambassadeurs du roi et par ses émissaires particuliers, de tous les projets de l'Empereur, fit son entrée dans Metz. Il arriva accompagné du marquis d'Elbeuf et du grand prieur, ses frères, du comte de la Rochefoucauld des deux Randan, de Biron et de plusieurs autres seigneurs. Le gouverneur de Metz, seigneur de Gounar, le duc de Nemours, le vidame de Chartres sortirent de la ville pour aller à sa rencontre, et l'accueillirent comme le libérateur attendu de tous.

Il est impossible, du reste de se faire une idée exacte aujourd'hui de l'enthousiasme que souleva par toute la France cette guerre nationale. Les princes du sang, comme de simples soldats, tenaient à honneur de combattre contre Charles-Quint, sous les ordres du vaillant due de Guise. Les mémoires du temps nous apprennent que jamais général ne se vit à la tête de tant de princes et de tant de gentilshommes de la plus haute distinction. C'était à qui obtiendrait la faveur d'aller rejoindre le prince lorrain, et l'on vit Jean de Bourbon, comte d'Enghien, le prince de Condé son frère, le prince de la Roche-sur-Yon, le duc de Nemours, Horace Farnèse, le duc de Castro, servir dans son armée comme simples volontaires. Les gentilshommes qui, pour leur bon plaisir, vinrent défendre Metz, étaient si nombreux, qu'ils purent former plusieurs compagnies d'élite, dont chacune fit choix de son capitaine.

Parmi eux se trouvaient le prince de Condé, alors, comme Coligny, grand admirateur de Guise, et, plus tard, un de ses plus terribles adversaires.

Il y avait entre François et le connétable grande rivalité. Le prince lorrain savait bien qu'il n'avait pas de secours à attendre de l'irascible et orgueilleux Montmorency ; mais cette difficulté de plus était un nouvel aiguillon qui piquait son amour-propre. Il était sûr d'avance que, devant la postérité, il aurait seul la gloire d'avoir arrêté l'armée de Charles-Quint, n'ayant à attendre de ressources que de son propre génie.

La ville de Metz était démantelée et sans défense. Les Messins avaient si souvent changé de maîtres qu'ils n'en reconnaissaient plus aucun, et leur attachement pour leur ancienne patrie avait depuis longtemps disparu de leur cœur. L% premier acte de Guise fut donc de réveiller en eux leur ancien amour pour la France.

Prenez votre rang, leur dit-il, dans une nation dont vous faisiez autrefois partie. Quand on a eu le bonheur d'être Français, peut-on cesser de l'être ? Le roi veut vous traiter en père, l'Empereur veut vous traiter en maître ; soyez l'honneur de la France et non la proie de l'Allemagne[6].

La Moselle et la Seille, qui entourent en partie la ville, étaient les fortifications les plus naturelles contre l'assiégeant. Les remparts de Metz consistaient en une simple muraille et en un maigre bastion ; les fossés étaient comblés ou occupés par des constructions particulières. Dans les magasins, point de poudre en état de servir, point de vivres, et une artillerie incomplète et hors de service ; hors la ville, d'immenses faubourgs dont l'ennemi pouvait s'emparer et faire des camps retranchés. Tout autre que Guise aurait désespéré de la défense d'une ville aussi dépourvue de ressources. Le prince lorrain se mit immédiatement à l'œuvre. Il fit raser quatre faubourgs où s'élevaient de magnifiques monuments, presque tous ayant servi de palais aux rois de la première race et aux descendants de Charlemagne.

Dans l'un de ces monuments, l'église Saint-Arnoul, reposaient les corps d'Hildegarde, épouse de Charlemagne ; de Louis le Débonnaire, son fils, et dix ou douze autres princes du sang royal que les ducs de Lorraine se plaisaient à compter parmi leurs aïeux. Force lui fut de faire démolir également plusieurs monastères et maisons religieuses en grande vénération dans tout le pays. Pour prouver au peuple tous les regrets qu'il éprouvait le premier à détruire ces antiques et pieux monuments, il ordonna non seulement que les pierres ne fussent enlevées qu'une à une, afin de les conserver intactes pour des jours plus heureux, mais il se fit encore un devoir d'assister processionnellement, un cierge à la main, au transport de ces saintes reliques et des vases sacrés, qui furent déposés dans la cathédrale.

La ville n'avait pour défenseurs que douze enseignes d'infanterie nouvellement levée. Guise n'hésita pas. Il se fit sergent instructeur de ces nouvelles recrues. Ce ne fut qu'au commencement de septembre que la place fut renforcée par sa propre compagnie, par celle du duc de Lorraine, du prince de la Roche-sur-Yon, et par sept autres enseignes et par trois compagnies de chevau-légers.

Le 23 août, le roi lui écrivait pour lui manifester le contentement qu'il éprouvait. Guise s'était vu dans la nécessité d'avancer pour le roi une somme de cinq mille livres, afin d'obtenir des marchands mille pièces de vin et certaine quantité d'autres vivres et munitions ; de plus, une somme de trois mille neuf cents livres pour achat de bœufs ; enfin il engagea pour plusieurs mois son traitement de lieutenant général des Trois-Évêchés à divers fournisseurs. Il fallait relever les bastions et les remparts, déblayer les fossés, mettre enfin la ville en état de défense. A ce rude labeur de pionnier, il est encore le premier à se dévouer ; dans son infatigable ardeur, on le voit sans cesse aux travaux de terrassement, donnant ordre à ses secrétaires de porter la hotte et de charrier les sacs de terre.

Il fit ensuite sortir de la ville toutes les bouches inutiles ; mais, avant de forcer les habitants de quitter leur logis, il eut soin de faire dresser devant eux l'inventaire des objets qu'ils ne pouvaient emporter, afin qu'ils les trouvassent au retour dans le même état. Il garda avec lui soixante- dix prêtres et douze cents ouvriers de divers états pour pourvoir aux besoins de la ville. A tous les seigneurs il régla le nombre de valets et de chevaux dont ils avaient besoin. Une discipline des plus sévères fut mise en vigueur pour garantir les habitants qui restaient contre toute agression de la part des soldats. Défense fut faite, sous peine d'avoir le poing coupé, de mettre l'épée à la main pour querelle particulière. Toutes ces précautions, enfin, prises par le duc de Guise, tant au point de vue de la stratégie militaire que sous le rapport de la discipline des troupes, seraient dignes d'être conservées de nos jours, comme des exemples à suivre par les commandants des places assiégées.

Une triste et douloureuse nouvelle vint le frapper tandis qu'il était tout entier à ses préparatifs de défense.

Son frère le duc d'Aumale avait reçu ordre du roi et du connétable de surveiller le marquis de Brandebourg. Ce dernier se sachant désormais hors d'atteinte de l'armée française, qui était à Reims, et reconnaissant l'impossibilité de pénétrer dans Metz ou d'entraver les projets du duc de Guise, allait opérer sa jonction avec l'armée de Charles-Quint, dont l'avant-garde était commandée par le duc d'Albe. D'Aumale devina ce projet, et il écrivit au roi pour lui demander un renfort de deux cents hommes d'armes. Quand il eut reçu ce renfort, que commandait de Bordillon, le duc d'Aumale envoya un trompette au marquis de Brandebourg, qui était au bourg Saint-Nicolas, près de Neufchâteau ; mais le marquis, au lieu de faire la réponse qui lui était demandée, retint pendant deux jours auprès de lui le trompette prisonnier, afin qu'il ne pût rendre compte de ce qu'il avait vu dans le camp, et se prépara ouvertement à passer à l'ennemi. D'Aumale voulut alors lui barrer le chemin.

Le 28 octobre, le duc d'Aumale vint mettre sa cavalerie en ligne de bataille sur le haut de la petite montagne appelée la Croix-du-Moustier. Le marquis, voyant ses projets déjoués et dans l'impossibilité matérielle de fuir sans livrer combat, adressa une harangue à ses soudards pour les engager à passer sur le corps de la cavalerie française. La bataille eut lieu le lendemain, 29 octobre.

Mes compagnons et mes amis, bataille ! bataille ! s'écria d'Aumale en voyant les soudards allemands fondre sur sa cavalerie ; et à la tête de ses gens d'armes et de ses gentilshommes, sans respect de sa vie, et l'épée au poing, il donna dans cette mêlée[7]. Mais ses troupes étaient insuffisantes et mal armées. D'Aumale, ayant eu un cheval tué sous lui, fut fait prisonnier. Sa compagnie fut faite également presque toute prisonnière, et un grand nombre de gentilshommes et d'enseignes furent tués dans cette affaire.

Dès lors la trahison du marquis de Brandebourg devint chose connue de tous, et ses troupes renforcèrent l'un des camps impériaux qui devaient investir Metz. Guise aimait profondément son frère, et la nouvelle de cette défaite lui causa une grande douleur ; mais son courage n'en fut point ébranlé, et il n'en mit que plus de persévérance et de ténacité à défendre la ville dont le commandement lui était confié. Voici en quels termes le cardinal Charles de Lorraine annonçait au duc la nouvelle de la défaite de d'Aumale. Cette lettre est datée de Reims, du 8 novembre 1552. Monsieur mon frère, vous verrez ce que monsieur le connétable vous escrit présentement, en chiffres, à quoi je ne vous diray autre chose sinon que, puisqu'il a pieu à Dieu envoyer cet inconvénient à notre frère, il le fault prendre en patience, vous assurant qu'il a faict sy grand devoir et acte d'homme de bien, qu'on ne luy sçauroit imputer qu'il y ayt eu de sa faulte ; mais il y a esté mal servy.

Le connétable de Montmorency écrivit à Guise (Reims, 8 novembre 1552) une lettre pour lui raconter en détail la défaite de d'Aumale, et lui annoncer que le marquis Albert de Brandebourg avait rejoint l'Empereur le lendemain de cette bataille.

Guise était tenu au courant, presque au jour le jour, de tous les mouvements de Charles-Quint. Il savait que l'Empereur avait quitté Augsbourg le 30 août pour se rendre à Ulm, où il n'avait fait que passer deux à trois jours, et qu'ensuite il était allé à Spire, où il devait, avec les ducs de Saxe, d'Albe, de Nassau, et les princes et seigneurs allemands, se mettre en personne à la tête de l'armée qui devait assiéger Metz, envahir la Lorraine et ensuite la France.

 

 

 



[1] Histoire des ducs de Guise, par René de Bouillé.

[2] L'édit de Châteaubriant, tour à tour confirmé et annulé, mais dont les catholiques demandaient sans cesse l'exécution, est le plus sévère qui ait été lancé contre les calvinistes.

[3] Histoire de France, par Lacretelle.

[4] Histoire de France, par Lacretelle.

[5] Tout occupé, du reste, à la politique de l'Empire, Charles-Quint avait négligé longtemps de songer au profit que l'Espagne pouvait retirer des conquêtes faites en Amérique par Fernand Cortez, Almagro et Pizarre. Ce fut son fils Philippe II qui comprit toutes les ressources qu'il pouvait tirer de ce pays. Il est vrai que cette immense fortune devait être plus tard la cause de la ruine de l'Espagne. Tant il vrai qu'il en est des nations comme des individus, et que la véritable prospérité ne s'acquiert que par le travail et de sages économies !

[6] Lacretelle.

[7] Aubertin.